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le château vert

plus du tout l’eau perfide, dont il respirait pourtant l’âcre émanation.

Tout à coup il heurta de l’épaule un bouquet de roseaux. Sous le choc la bouteille lui échappa, bouteille de vin précieux, qu’il voulut aussitôt rattraper. Mais, dans la violence de son élan maladroit, il s’écroula d’une masse dans l’eau profonde. Éperdu de colère, il se débattit désespérément, appela au secours. Hélas ! personne ne pouvait percevoir son appel. N’ayant guère de raison, presque pas de force, les ajoncs et les nénuphars entravèrent ses bras et ses jambes, bientôt le ligotèrent. Et l’étang de Luno, comme cela chaque année lui arrive deux ou trois fois, garda sa proie…

Là-haut, Julia, sa femme, veilla tard pour l’attendre dans la désolation. Elle tenait à Micquemic, non peut-être par affection pure, mais par accoutumance, parce qu’un lien de misères et d’humiliations les attachait l’un à l’autre. Humiliations, d’ailleurs, dont ils ne souffraient plus depuis longtemps, depuis qu’ils s’étaient résignés à vivre au jour le jour, au gré des aumônes. Si jamais Julia se trouvait seule sur la terre, comment s’arrangerait-elle, à son âge, pour ramasser les ressources les plus indispensables, parler aux gens de la ville le doux langage du cœur ? Jamais elle n’avait envisagé la possibilité horrible de son isolement dans la vie. Certes elle pâtissait de l’inconduite de son homme, paresseux, menteur, ivrogne. Mais il peuplait sa solitude, il lui donnait du pain. Il avait le génie quelquefois de lui apporter du poisson, plus rarement un morceau de viande. Et si quelquefois aussi il la battait, c’est qu’il était son maître. Que deviendrait-elle seule sur la terre ?…

La première clarté du soleil éveilla Julia sur la chaise, où, auprès de l’âtre froid, elle s’était endormie. Micquemic, son homme, n’avait pas reparu. Reparaîtrait-il jamais ? Elle pressentit le malheur, la méchanceté du sort qui s’acharnait sur elle infatigablement après tant de calamités, elle qui jadis, dans sa jeunesse, avait joui de la bonté des gens et des choses et à qui la vie avait offert ses charmes, comme un jardin ses gentillesses souriantes, au printemps.

Lasse, les reins meurtris, elle voulut néanmoins avoir du courage. Elle mangea du pain, du fromage, but un verre de vin, ce vin délicieux et maudit que son homme aimait