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C’est ainsi qu’avec quatre, cinq et jusqu’à sept éléphants, je traversai toute cette mer de montagnes qu’à partir de mon entrée dans le Laos, jusqu’à Luang-Prabang, je ne cessai de monter et descendre, c’est-à-dire sur un espace de près de cinq cents milles.

Tout ce versant oriental, à l’exception de quelques villages de sauvages à ventre noir[1] enclavés dans cet État, est habité parle même peuple, les Laos ou Laotiens à ventre blanc, qui s’appellent eux-mêmes Lao, et que les Siamois, les Chinois et tous les autres peuples environnants ne connaissent que sous ce nom.

Les Laotiens à ventre noir, ou occidentaux, sont appelés par leurs frères de l’est du nom qu’à Siam et au Cambodge on donne aux Annamites : Zuène, Lao-Zuène. La seule chose qui les distingue, c’est qu’ils se tatouent la partie inférieure du corps, principalement les cuisses, et portent souvent les cheveux longs noués en torchon au sommet de la tête. Leur langue est la même quant au fond, et ne diffère guère du siamois et du lao oriental que par la prononciation et l’acception de certaines expressions qui ne sont plus en usage chez le premier de ces peuples.

Je ne tardai pas à être convaincu que sans la chaude lettre du gouverneur de Kôrat j’aurais eu partout des chefs le même accueil qu’à Tchaïapoune ; mais celle-ci est très-explicite : n’importe où je passerais on devait me fournir des éléphants et m’apporter toutes les provisions nécessaires comme si j’étais un envoyé du roi. Aussi je me réjouissais grandement à voir ces petits chefs de provinces marchant aux ordres de mes domestiques et craignant à chaque instant que, suivant l’usage siamois, je n’usasse du rotin. Un de mes hommes, pour se donner un certain relief de dignité et de pouvoir, avait attaché un de ces épouvantails aux armes dont il était porteur, et cette vue seule suffisait, avec le son du tam-tam, pour inspirer la crainte, tandis que de petits présents distribués à propos et de bons pourboires aux cornacs m’attiraient la sympathie du peuple.

La plupart des villages se trouvent situés à une journée de distance les uns des autres ; cependant il faut quelquefois marcher trois ou quatre journées avant de rencontrer une seule habitation ; on est alors forcé de coucher dans le jungle. Dans la bonne saison, je le trouverais peut-être agréable ; mais dans celle des pluies, rien ne peut donner une idée des souffrances que les voyageurs éprouvent la nuit sous un mauvais abri de feuilles élevé à la hâte au-dessus d’un lit de branchages, assaillis qu’ils sont par des myriades de moustiques attirés par la lumière des torches et des feux, des légions de taons qui, à la tombée du jour aussi bien que lorsqu’on met le pied à l’étrier, s’attaquent à l’homme autant qu’à sa monture, des pucerons presque imperceptibles qui vous entourent par essaims et dont la piqûre, excessivement douloureuse, vous cause d’énormes ampoules ; je ne parle pas des sangsues qui, à la moindre pluie, sortent de terre, sentent l’homme à plus de vingt pas, et de tous les côtés viennent avec une vitesse incroyable lui sucer le sang. Se couvrir les jambes de l’épaisseur d’une ligne de chaux est le seul moyen de les empêcher d’envahir tout le corps pendant la marche.

Le 12 avril, j’avais quitté Bangkok ; le 16 mai, j’arrivai à Leuye, chef-lieu d’un district relevant tout à la fois de deux provinces, de Phetchaboume et de Lôme, et situé dans une vallée étroite comme tous les villages et villes que j’ai rencontrés depuis Tchaïapoune jusqu’ici. C’est le district de Siam, le plus riche en minerai. Un de ses monts renferme des gîtes immenses d’un fer magnétique d’une qualité remarquable ; d’autres de l’antimoine, du cuivre argentifère et de l’étain.

Le fer seul est exploité, et cette population, moitié agricole, moitié industrielle, fournit d’instruments de labour et de coutelas toutes les provinces qui l’entourent jusqu’au delà de Kôrat. Cependant il n’y a ni usines ni machines à vapeur, et il est vraiment curieux de voir combien peu il en coûte à un forgeron pour son installation : dans un trou d’un mètre et demi carré creusé à proximité de la montagne, il entasse et fond le minerai avec du charbon ; le fer, liquéfié, se dépose dans le fond de la cavité et s’y creuse un lit d’où on le retire, lorsque l’opération est achevée, pour le transporter à la forge.

Là, dans une nouvelle cavité en terre, on établit un feu qu’un enfant avive au moyen de deux soufflets qui sont simplement deux troncs d’arbre creux enfoncés en terre et dans lesquels jouent alternativement deux tampons entourés de coton, fixés à une planchette et emmanchés à de longs bâtons, tandis qu’à la base des troncs d’arbre sont adaptés deux tubes de bambou qui conduisent l’air sur le foyer enflammé.

Dans plusieurs localités, je découvris des sables aurifères, mais aucun gîte abondant ; dans quelques villages, les habitants font à temps perdu le métier d’orpailleurs, mais ils gagnent à peine à cette besogne, disent-ils, le riz qu’ils mangent. J’ai traversé, dans ce voyage, plus de soixante villages comptant de vingt à cinquante feux, et six bourgades appelées villes et ayant une population de quatre cents à six cents habitants.

J’ai fait une carte de toute cette contrée. Depuis Körat j’ai traversé cinq rivières considérables qui se jettent dans le Mékong, et dont le lit est plus ou moins rempli, selon les saisons. La première a trente-cinq mètres de largeur, c’est le Menam-Tchie, latitude 15° 45’; la seconde, le Menam-Leuye, quatre-vingt-dix mètres, latitude 18° 3’. Le Menam-Ouan, à Kenne-Tao, cent mètres, latitude 18° 35’; le Nam-Pouye, soixante mètres, latitude 19° ; le Nam-Houn, 20° de latitude, de quatre-vingts à cent mètres de largeur.

Le Tchie est navigable depuis la latitude de Kôrat jusqu’à son embouchure, du mois de mai au mois de décembre. Le Leuye, le Ouan et le Houn, ne le sont que sur une étendue restreinte à cause de leurs nombreux rapides, et, malgré nos vieilles géographies, il n’existe pas de communication par eau entre le Ménam et le Mékong ; les hauteurs considérables qui séparent ces

  1. Ainsi appelés à cause du tatouage qu’ils se font à la partie supérieure des cuisses.