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en moi d'émouvants souvenirs en même temps qu'ils m'apportent une grande espérance. Partout dans la campagne traversée comme dans la grande cité lyonnaise, sous la protection d'une jeunesse armée et disciplinée, malgré la gêne duc à d'impressionnantes destructions, la vie active a repris. Puisant des forces nouvelles dans la volonté de se montrer digne de ses héros et de ses martyrs et de maintenir l'union scellée dans la souffrance, un peuple fort et recueilli se sent en marche vers un nouvel et grand avenir. Il sait que son devoir envers ceux qui se sont sacrifiés comme à l'égard des générations futures est de ne rien laisser perdre des possibilités actuelles, si chèrement achetées, pour réaliser par de profondes réformes de structure, plus de justice sociale et plus de liberté. Tout en continuant, aux côtés de ses alliés, la lutte contre le barbare ennemi du dehors, qui s'est laissé conduire par des guides déments hors de l'humanité, il doit, pour ce qui concerne le passé, faire justice de l'ennemi du dedans en poursuivant sans faiblesse ceux qui, par leurs actes, se sont placés hors de la nation. Puis, ce sera la grande tâche de la reconstruction où, sans laisser aux forces hostiles le temps de se ressaisir et de reprendre leur ancienne domination, noua devons réaliser, maintenant que la libération du pays est faite, celle de chacun de ses enfants : libération matérielle par une transformation profonde du régime économique et des conditions du travail, libération
 
 
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spirituelle par une organisation de l'enseignement qui permette à chacun le complet développement de ses aptitudes pour le plus grand profit de la collectivité et ceci sous une forme qui maintienne et assure l'union de tous au profit de chacun. Je quitte aujourd'hui Lyon pour aller à Paris où je porterai l'impression très profonde que j'ai reçue hier de sentir la volonté lyonnaise pour l'union de tous dans un vaste Front National."
 
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(1) Loc. cit., p. 78.
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Ce titre de camarade qu'il revendiquait si justement de la part de ces F.T.P. trop respectueux à son gré, il va le consacrer dès son arrivée à Paris, en adhérant au parti qui incarne tous les espoirs de la France laborieuse et patriote, au Parti Communiste. Le mercredi 27 septembre 1944, l'Humanité publiait l'article suivant :
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Paul Langevin, le grand savant à l'autorité mondiale, qu'aucune cause juste n'a jamais laissé indifférent, le grand patriote que la Gestapo jeta à la Santé avant de le placer en résidence surveillée à Troyes — d'où il ne s'est échappé qu'en mai dernier — a accompli hier un acte qui exprime les sentiments profonds de milliers d'intellectuels français. Après avoir rendu visite à Marcel Cachin à l'Humanité où les deux hommes s'étreignirent en frères heureux de leur accord sur tous les problèmes de la pensée et de l'action, Paul Langevin s'est rendu au secrétariat du Parti communiste où il a été reçu par Jacques Duclos qui s'entretenait précisément avec le poète de la patrie, notre camarade Louis Aragon dont les chants et les ballades publiés dans la clandestinité, ont si puissamment contribué à maintenir son énergie l'âme française. Au secrétaire du Parti, Paul Langevin a déclaré qu'il entrait dans nos rangs pour y prendre la place de son gendre, le physicien Jacques Solomon, tombé avec Georges Politzer, soue les balles du peloton d'exécution hitlérien. Avec l'adhésion apportée au Parti communiste par Paul Langevin, peu de jours après la bienvenue publique que le Comité central du Parti souhaitait au meilleur disciple du grand savant, Frédéric Joliot-Curie — courageusement affilié au Parti dans les jours sombres de 1942 — s'accomplit le couronnement historique de longs siècles de pensée française. De Montaigne et de Rabelais à Descartes, de Descartes à Diderot et autres Encyclopédistes, des Encyclopédistes à Marcelin Berthelot, de Marcelin Berthelot à Paul Langevin et à Joliot-Curie, la tradition est ininterrompue.
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La doctrine du communisme scientifique qui a armé pour la lutte nationale tant de dizaines, de milliers de héros a été représentée par ses initiateurs eux-mêmes comme reposant pour une part importante sur des fondements français. L'adhésion des meilleurs représentants de la Pensée française, qu'il s'agisse des savants nu des poètes. des ingénieurs ou des artistes, démontre avec éclat la justesse de cette affirmation. Le Parti communiste fait appel à tous les intellectuels français pour entrer dans ses rangs afin d'y travailler plus efficacement à la rénovation et à la renaissance de notre pays.
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(1) Hommage à Paul Langevin, Union Française Universitaire, Paris, 1945, pp. 48-49.
"La conviction profonde qu'il est à la fois possible et nécessaire de mettre la vraie Science et la haute culture à la disposition de tous les
"La conviction profonde qu'il est à la fois possible et nécessaire de mettre la vraie Science et la haute culture à la disposition de tous les hommes m'a depuis longtemps porté vers les difficiles problèmes de l'enseignement et m'a valu l'honneur de participer aujourd'hui, aussi activement que me le permet mon état de santé, à la grande tâche de fonder notre éducation nationale sur une base vraiment démocratique et humaine. La justice à l'école, condition nécessaire de la justice sociale, représente un des liens étroits qui doivent unir la justice et la science. Les Grecs qui avaient fait de Minerve la déesse commune à ces deux aspects de l'effort humain, voulaient sans doute signifier par là que l'un ne va pas sans l'autre et que l'humanité souffre dès que les moyens d'action créés par la Science ne sont pas exclusivement mis au service de la Justice. La Science a évolué si rapidement depuis bientôt deux siècles que la Justice, toujours un peu boiteuse, n'a pu suivre au même pas, et que nos organisations sociales ou internationales ne correspondent plus à nos moyens d'action. Pour établir l'harmonie, il est nécessaire que la Science tende la main à la Justice, par l'application des méthodes scientifiques à l'étude des problèmes humains, et par un développement de la conscience civique chez ceux qui contribuent au développement de la science. A l'exemple des intellectuels qui, au temps de l'affaire Dreyfus, mirent leur force d'esprit au service de la justice individuelle, c'est aujourd'hui un devoir, pour ceux qui créent la science, de veiller à l'usage qu'en font les hommes. Cette conviction m'a conduit, depuis plus de vingt ans, aux côtés de bons camarades de combat, à consacrer une partie de mes forces à la défense de la justice sociale ou internationale, principalement au sein de la Ligue des Droits de l'Homme, avec des guides tels que Ferdinand Buisson et Victor Basch. J'ai suivi depuis son début, avec un intérêt passionné, l'immense expérience soviétique parce que je l'ai sentie en marche vers la justice en s'appuyant sur la science. A mesure que je les ai mieux connues, j'ai donné à ses idées directrices une adhésion de plus en plus complète confirmée par mon inscription récente au Parti communiste français. Ces idées prolongent, dans la grande ligne du progrès humain, en l'adaptant aux conditions nouvelles, le mouvement de pensée de notre XVIIIème siècle. Je leur sais gré de m'avoir aidé mieux comprendre l'évolution de ma propre science et de m'avoir confirmé dans ma confiance en l'avenir de l'effort humain. J'ai conservé cette confiance intacte au cours des années de lutte que nous venons de traverser et que j'ai revécues avec émotion en écoutant le Dr Sicard de Plauzoles, Georges Cogniot et Jacques Debû-Bridel. Elle m'a constamment soutenu dans l'épreuve. Comment ne s'augmenterait-elle pas encore à nous sentir ce soir si fortement unis dans un espoir commun ? Elle doit inspirer et soutenir notre volonté de défendre contre toute agression le trésor de culture et de civilisation lentement, douloureusement accumulé par nos ancêtres au cours de siècles sans nombre, et de le transmettre à nos enfants, en y ajoutant toujours un peu plus de science, un peu plus de justice et un peu plus d'amour. Merci à vous tous du plus profond de mon coeur."
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"La conviction profonde qu'il est à la fois possible et nécessaire de mettre la vraie Science et la haute culture à la disposition de tous les hommes m'a depuis longtemps porté vers les difficiles problèmes de l'enseignement et m'a valu l'honneur de participer aujourd'hui, aussi activement que me le permet mon état de santé, à la grande tâche de fonder notre éducation nationale sur une base vraiment démocratique et humaine. La justice à l'école, condition nécessaire de la justice sociale, représente un des liens étroits qui doivent unir la justice et la science. Les Grecs qui avaient fait de Minerve la déesse commune à ces deux aspects de l'effort humain, voulaient sans doute signifier par là que l'un ne va pas sans l'autre et que l'humanité souffre dès que les moyens d'action créés par la Science ne sont pas exclusivement mis au service de la Justice. La Science a évolué si rapidement depuis bientôt deux siècles que la Justice, toujours un peu boiteuse, n'a pu suivre au même pas, et que nos organisations sociales ou internationales ne correspondent plus à nos moyens d'action. Pour établir l'harmonie, il est nécessaire que la Science tende la main à la Justice, par l'application des méthodes scientifiques à l'étude des problèmes humains, et par un développement de la conscience civique chez ceux qui contribuent au développement de la science. A l'exemple des intellectuels qui, au temps de l'affaire Dreyfus, mirent leur force d'esprit au service de la justice individuelle, c'est aujourd'hui un devoir, pour ceux qui créent la science, de veiller à l'usage qu'en font les hommes. Cette conviction m'a conduit, depuis plus de vingt ans, aux côtés de bons camarades de combat, à consacrer une partie de mes forces à la défense de la justice sociale ou internationale, principalement au sein de la Ligue des Droits de l'Homme, avec des guides tels que Ferdinand Buisson et Victor Basch. J'ai suivi depuis son début, avec un intérêt passionné, l'immense expérience soviétique parce que je l'ai sentie en marche vers la justice en s'appuyant sur la science. A mesure que je les ai mieux connues, j'ai donné à ses idées directrices une adhésion de plus en plus complète confirmée par mon inscription récente au Parti communiste français. Ces idées prolongent, dans la grande ligne du progrès humain, en l'adaptant aux conditions nouvelles, le mouvement de pensée de notre XVIIIème siècle. Je leur sais gré de m'avoir aidé mieux comprendre l'évolution de ma propre science et de m'avoir confirmé dans ma confiance en l'avenir de l'effort humain. J'ai conservé cette confiance intacte au cours des années de lutte que nous venons de traverser et que j'ai revécues avec émotion en écoutant le Dr Sicard de Plauzoles, Georges Cogniot et Jacques Debû-Bridel. Elle m'a constamment soutenu dans l'épreuve. Comment ne s'augmenterait-elle pas encore à nous sentir ce soir si fortement unis dans un espoir commun ? Elle doit inspirer et soutenir notre volonté de défendre contre toute agression le trésor de culture et de civilisation lentement, douloureusement accumulé par nos ancêtres au cours de siècles sans nombre, et de le transmettre à nos enfants, en y ajoutant toujours un peu plus de science, un peu plus de justice et un peu plus d'amour. Merci à vous tous du plus profond de mon coeur."
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vingt ans, aux côtés de bons camarades de combat, à consacrer une partie de mes forces à la défense de la justice sociale ou internationale, principalement au sein de la Ligue des Droits de l'Homme, avec des guides tels que Ferdinand Buisson et Victor Basch. J'ai suivi depuis son début, avec un intérêt passionné, l'immense expérience soviétique parce que je l'ai sentie en marche vers la justice en s'appuyant sur la science. A mesure que je les ai mieux connues, j'ai donné à ses idées directrices une adhésion de plus en plus complète confirmée par mon inscription récente au Parti communiste français. Ces idées prolongent, dans la grande ligne du progrès humain, en l'adaptant aux conditions nouvelles, le mouvement de pensée de notre XVIIIème siècle. Je leur sais gré de m'avoir aidé mieux comprendre l'évolution de ma propre science et de m'avoir confirmé dans ma confiance en l'avenir de l'effort humain. J'ai conservé cette confiance intacte au cours des années de lutte que nous venons de traverser et que j'ai revécues avec émotion en écoutant le Dr Sicard de Plauzoles, Georges Cogniot et Jacques Debû-Bridel. Elle m'a constamment soutenu dans l'épreuve. Comment ne s'augmenterait-elle pas encore à nous sentir ce soir si fortement unis dans un espoir commun ? Elle doit inspirer et soutenir notre volonté de défendre contre toute agression le trésor de culture et de civilisation lentement, douloureusement accumulé par nos ancêtres au cours de siècles
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sans nombre, et de le transmettre à nos enfants, en y ajoutant toujours un peu plus de science, un peu plus de justice et un peu plus d'amour. Merci à vous tous du plus profond de mon coeur."
 
 
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Pour compléter cette émouvante allocution de Paul Langevin, nous avons tenu à y adjoindre le très bel hommage qu'il devait rendre, deux ans plus tard, à la mémoire de son gendre, Jacques Solomon auquel l'attachaient si profondément des liens intellectuels aussi bien que des liens familiaux.
 
"Quatre années déjà se sont écoulées depuis que nous avons perdu en Jacques Solomon un des jeunes hommes sur qui nous pouvions le mieux compter pour la pensée et pour l'action. Commencée sous le signe de l'intelligence, sa trop brève existence s'est achevée sous celui du courage civique. Savant de grande classe avant vingt-cinq ans, il est mort en héros à trente-quatre; il laisse un exemple dont beaucoup de jeunes se réclament aujourd'hui et qui restera un des plus purs. Des liens, intellectuels d'abord, puis d'autres plus humains, se sont établis entre lui et moi;
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nous avons, pendant dix ans, vécu très près l'un de l'autre. Bien des images de lui me sont restées présentes que je voudrais évoquer ici en les rattachant aux moments essentiels de sa courte et lumineuse carrière. Je situe mon premier souvenir de lui dans le cadre pittoresque du Congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences à Constantine où il avait accompagné son père, l'éminent docteur Iser Solomon, médecin, radiologiste et physicien. L'insatiable curiosité d'esprit de Jacques m'avait frappé. Son visage attentif que dominait un front puissamment modelé annonçait l'intelligence claire, profonde et souple que j'appris bien vite à aimer et qui se manifesta dès ses premiers travaux. Les problèmes les plus difficiles attiraient son esprit, comme les plus hautes cimes attiraient son corps, de Petite taille, mais rendu robuste par l'alpinisme auquel il consacrait toutes ses périodes de liberté, entretenant ainsi le bel équilibre que j'ai toujours admiré en lui. Les guides de Chamonix aimaient l'accompagner et je les ai vus souvent venir le tenter, dès que le moment leur semblait propice à quelque course nouvelle. J'aime à croire que ce goût pour la fréquentation des régions élevées, pour la sérénité des grandes idées et des vastes étendues, que le double entraînement de l'esprit et du corps ne sont pas étrangers à la force d'âme dont il a su raire preuve aux heures douloureuses. Jacques, que l'exemple de son père et le milieu dans lequel il vivait, avaient orienté vers
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la médecine, et qui était externe des hôpitaux au moment de son mariage, vint habiter chez moi et commença la préparation de l'internat. Son goût pour la réflexion abstraite et la séduction des idées nouvelles lui firent abandonner bientôt pour la physique théorique la carrière médicale qu'il savait plus facile pour lui qui lui semblait moins belle. Mais moins de deux ans après, Jacques était docteur ès science avec une thèse remarquable dans laquelle il résolvait un des problèmes les plus difficiles de la théorie quantique des champs. Puis ce fut, en sept ou huit ans, une succession continue de travaux, plus de quarante notes ou mémoires, couronnés en 1939 par la publication dans un important volume, du cours Peccot dont il avait été chargé l'année précédente au Collège de France. Pendant cette période, il participa de la manière la plus active à la vie scientifique si intense, soit ici, soit à l'étranger, passant successivement, pour étudier ou pour enseigner, à Copenhague, à Zurich, à Berlin, à Londres, à Cambridge, à Kharkow, à Moscou, entraînant Hélène avec lui et nouant des relations de travail ou d'amitié avec les représentants les plus éminents de la physique théorique en Europe, Niels Bohr, Wolfgang Pauli, Léon Rosenfeld, Moeller, Félix Bloch, Klein, Fowler, Mott, Peierls, Plessett, Guido Beck, et bien d'autres dont je revois les visages près du sien. La guerre interrompit cette activité féconde, mais Jacques la reprit dès sa démobilisation en
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1940 et la continua même au cours de sa vie clandestine. Ce sont les problèmes du rayonne-ment stellaire qui l'occupent alors et je me rappelle lui avoir envoyé de Troyes, peu de temps avant son arrestation, un volume du récent Congrès d'Astrophysique sur les supernovae. Le devoir qu'il avait reconnu au savant, et qu'il a su remplir jusqu'au sacrifice, de s'intéresser aux problèmes humains, politiques et sociaux, l'avait conduit, suivant d'abord son goût pour la pensée abstraite, vers la philosophie. Avec son exceptionnelle facilité de travail, il avait lu et assimilé les oeuvres des grands tuteurs, depuis Descartes jusqu'à Hegel, Marx, Engels et Lénine. J'ai souvenir d'avoir, au cours de longues soirées, bénéficié de l'effort qu'il avait ainsi fourni et avoir mieux compris, grâce au matérialisme dialectique dont il était maître, l'évolution de la science que nous aimions tous deux. Je le revois aussi, à la veille de Munich, pendant les vacances de 1938, dans le châlet où, au pied du glacier des Bossons, entre deux courses de montagne, il travaillait à la traduction d'un livre d'Engels avec Georges Politzer qui fut, dans la pensée et dans l'action, son compagnon jusqu'à la mort (1)."
 
(1) II s'agit de la Dialectique de la nature. La traduction ne fut pas achevée.
"Sur le plan de la pensée, ce travail commun les conduisit à s'occuper d'économie politique et d'
"Sur le plan de la pensée, ce travail commun les conduisit à s'occuper d'économie politique et d'autres questions d'importance sociale que Jacques, sans que son travail personnel parût en souffrir, consacra beaucoup de temps à présenter dans des articles accessibles au grand public. En même temps, depuis son retour de Berlin, où il avait, en 1933, assisté à la tragique prise de possession du pouvoir par les nazis, il participa de manière active à l'action politique et à la lutte contre le fascisme, voyant avec lucidité venir la catastrophe et s'efforçant avec nous de la conjurer. Après avoir éprouvé ensemble les émotions de ces années dramatiques, la surprise du 6 février, les espoirs du Front populaire, les hontes de la non-intervention en Espagne et de la trahison de Munich, nous fûmes séparés par la mobilisation de 1939 qui incorpora Jacques, en souvenir de ses études de médecine interrompues, dans le service de santé militaire, comme gestionnaire d'un hôpital de Rouen, replié successivement à Chères, à Arromanches, puis à Agen (d'où je vis arriver successivement Hélène et lui à Toulouse où m'avait amené l'exode de mes laboratoires parisiens). Démobilisé à Agen à la fin de juillet 1940, il doit attendre un mois pour pouvoir remonter à Paris où j'étais rentré moi-même quelques semaines auparavant. Mon arrestation, le 30 octobre 1940, décida de son sort. C'est, en grande partie, pour protester contre elle qu'il entreprit avec ses compagnons de lutte et de sacrifice la publication de l'Université Libre et commença avec Hélène, la vie clandestine qui devait durer plus d'un an et les conduire, lui à la torture et à la mort, elle à plus de trois années d'emprisonnement et de déportation. Il y a aujourd'hui quatre ans que Jacques est mort, un an qu'Hélène est de retour. L'émotion que j'éprouve en évoquant ces souvenirs resterait trop personnelle si elle ne s'élargissait à la pensée de tant de martyrs, aux sacrifices desquels chaque jour apporte ses anniversaires. En pensant à ceux qui le touchent de plus près, le vieil homme que je suis pense à ceux des autres. Puisse l'évocation de la vie si pure et si bien remplie de Jacques Solomon rappeler à tous ceux qui ont souffert dans leur chair ou dans leurs affections combien nous sommes proches les uns des autres et ce que représente pour nous tous le commun sacrifice de tous nos héros."
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"Sur le plan de la pensée, ce travail commun les conduisit à s'occuper d'économie politique et d'autres questions d'importance sociale que Jacques, sans que son travail personnel parût en souffrir, consacra beaucoup de temps à présenter dans des articles accessibles au grand public. En même temps, depuis son retour de Berlin, où il avait, en 1933, assisté à la tragique prise de possession du pouvoir par les nazis, il participa de manière active à l'action politique et à la lutte contre le fascisme, voyant avec lucidité venir la catastrophe et s'efforçant avec nous de la conjurer. Après avoir éprouvé ensemble les émotions de ces années dramatiques, la surprise du 6 février, les espoirs du Front populaire, les hontes de la non-intervention en Espagne et de la trahison de Munich, nous fûmes séparés par la mobilisation de 1939 qui incorpora Jacques, en souvenir de ses études de médecine interrompues, dans le service de santé militaire, comme gestionnaire d'un hôpital de Rouen, replié successivement à Chères, à Arromanches, puis à Agen (d'où je vis arriver successivement Hélène et lui à Toulouse où m'avait amené l'exode de mes laboratoires parisiens). Démobilisé à Agen à la fin de juillet 1940, il doit attendre un mois pour pouvoir remonter à Paris où j'étais rentré moi-même quelques semaines auparavant. Mon arrestation, le 30 octobre 1940, décida de son sort. C'est, en grande partie, pour protester contre elle qu'il entreprit avec ses compagnons de lutte et de sacrifice la publication de l'Université Libre et commença avec Hélène, la vie clandestine qui devait durer plus d'un an et les conduire, lui à la torture et à la mort, elle à plus de trois années d'emprisonnement et de déportation. Il y a aujourd'hui quatre ans que Jacques est mort, un an qu'Hélène est de retour. L'émotion que j'éprouve en évoquant ces souvenirs resterait trop personnelle si elle ne s'élargissait à la pensée de tant de martyrs, aux sacrifices desquels chaque jour apporte ses anniversaires. En pensant à ceux qui le touchent de plus près, le vieil homme que je suis pense à ceux des autres. Puisse l'évocation de la vie si pure et si bien remplie de Jacques Solomon rappeler à tous ceux qui ont souffert dans leur chair ou dans leurs affections combien nous sommes proches les uns des autres et ce que représente pour nous tous le commun sacrifice de tous nos héros."
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Libre et commença avec Hélène, la vie clandestine qui devait durer plus d'un an et les conduire, lui à la torture et à la mort, elle à plus de trois années d'emprisonnement et de déportation. Il y a aujourd'hui quatre ans que Jacques est mort, un an qu'Hélène est de retour. L'émotion que j'éprouve en évoquant ces souvenirs resterait trop personnelle si elle ne s'élargissait à la pensée de tant de martyrs, aux sacrifices desquels chaque jour apporte ses anniversaires. En pensant à ceux qui le touchent de plus près, le vieil homme que je suis pense à ceux des autres. Puisse l'évocation de la vie si pure et si bien remplie de Jacques Solomon rappeler à tous ceux qui ont souffert dans leur chair ou dans leurs affections combien nous sommes proches les uns des autres et ce que représente pour nous tous le commun sacrifice de tous nos héros."
 
 
Les dernières années
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Paul Langevin a cependant repris son activité d'avant-guerre. Il a même accepté de nouvelles tâches et malgré les années, malgré sa santé affaiblie, il se donne, sans compter, sans prendre en considération les avis des médecins ou l'affectueuse insistance de ses proches. Il a repris la présidence de l'Union Rationaliste et de diverses sociétés pédagogiques. Il préside France-U.R.S.S. Il a remplacé à la tête de la Ligue des droits de l'Homme, Victor Basch, sauvagement assassiné par les miliciens. Il a été élu conseiller municipal de Paris et pour la première et la dernière fois, représente ses concitoyens dans une assemblée élective... Et il continue à diriger l'École de Physique et Chimie, trouve encore le temps d'avoir une activité intellectuelle intense : préparation de ses cours au Collège de France; rédaction d'un très important travail scientifique non encore publié sur le ralentissement des neutrons rapides, direction de la Pensée, qui, clandestine pendant l'occupation sous le nom de la Pensée libre, a repris sa publication au grand Jour dès la fin de 1944; interventions à l'Union Nationale des Intellectuels pour défendre la paix à nouveau menacée; et enfin, pour nous en tenir à l'essentiel, présidence et direction effective, avec l'aide du docteur Henri Wallon, de la Commission de réforme de l'enseignement.
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De cette extraordinaire activité des dernières années de Paul Langevin, les textes publiés dans les autres parties de ce recueil, sur l'ère des transmutations ou sur les rapports entre culture et société, ont déjà donné une faible idée. Ceux que nous avons groupés dans cette dernière partie et qui se rapportent davantage aux problèmes politiques et sociaux, peuvent par leur hauteur de vues, être considérés comme de suprêmes messages. On y retrouve les thèmes généraux chers à l'illustre physicien, mais exprimés souvent avec une gravité boute particulière. Les douloureuses épreuves de la guerre, l'adhésion consciente et réfléchie au parti communiste français, l'approche de la mort aussi, peut-être, semblent avoir donné à la pensée de Paul Langevin une force nouvelle et une orientation plus marquée vers les actes réalisateurs. Paul Langevin, en effet, a définitivement résolu en ce qui le concerne, le grand problème qui tourmente tant d'intellectuels honnêtes, celui de l'union de la pensée et de l'action. Il y a là pour lui une expérience suprême dont il veut faire profiter ceux qui le prennent pour guide spirituel, et ce n'est certes pas par hasard que la dernière conférence qu'il fit en public, alors que son état de santé était déjà très mauvais, ait été intitulée "la Pensée et l'Action", titre qui nous a paru également le seul qui puisse convenir pour ce recueil. Ce souci d'aboutir à l'action doit être rattaché au désir — déjà si net dans "La Valeur humaine de la Science", de fonder sur des bases strictement scientifiques une éthique nouvelle qui lierait le comportement individuel aux besoins et aux aspirations véritables de l'espèce, tels que les grands penseurs progressistes l'ont peu à peu dégagés des enseignements de l'histoire. La grandeur du communisme apparaît ici en ce qu'il libère l'humanité et la met sur le chemin du bonheur grâce à la science et à l'asservissement qu'elle permet des forces naturelles. Ces idées qui rejoignent et illustrent certaines des thèses essentielles de Marx sur la libération de l'homme, étaient très chères à Paul Langevin et il songeait au moment de sa mort à les développer dans un livre qui, en un certain sens, aurait été une sorte de testament spirituel.
 
 
Message de Noël (Allocution radiodiffusée, 1945)
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Allocution radiodiffusée, 1945)
 
 
"Une tradition très anciennement humaine nous fait, dans la saison d'hiver propice aux réunions de famille et d'amis, ou de groupes plus larges encore, autour d'un symbole de naissance ou à propos du retour de l'année nouvelle, resserrer et rendre plus conscients les liens qui nous unissent à ceux que nous aimons à des titres divers. Nous y cherchons et nous y trouvons de nouvelles raisons d'espérer et de vivre. Ce besoin de rapprochement traduit sans aucun doute le sentiment très profond chez nous que la véritable espérance prend tout son sens et s'épanouit seulement en fonction de l'étroite solidarité qui unit les hommes et les générations. L'individu conscient d'être périssable ne peut s'isoler sans être conduit à désespérer. Je pense depuis longtemps qu'il existe un lien étroit entre le vice d'égoïsme, dont notre espèce a tant de peine à se délivrer, et l'illusion tenace d'une vie future, illusion soigneusement entretenue par les heureux de ce monde chez les déshérités, pour leur faire accepter un passage résigné dans une vallée de larmes. Nos raisons d'espérer et d'agir ne peuvent se développer vraiment que sur une large base de solidarité humaine, tout d'abord au sein de groupes différents allant de la famille jusqu'à la nation, puis entre ces groupes eux-mêmes.
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Ainsi chaque être humain, consciemment inséré dans la vie de l'espèce, se sent dépositaire d'un trésor de culture issu de l'effort de ses ancêtres, et qu'il a le devoir de transmettre à ses descendants, en l'enrichissant dans la mesure de ses forces. Nos ancêtres ayant, à travers maintes épreuves, réussi à vivre puisque nous sommes présents, ont dû nécessairement, avant de la transmettre, faire confiance à la vie, c'est-à-dire espérer. Cette confiance, héréditairement transmise depuis les origines les plus lointaines, est la base profonde de notre espérance, et nous fait un devoir de prolonger cette vie individuelle ou collective. Le groupe que constitue notre France vient, par sa résistance à l'oppression pendant les années peut-être les plus sombres de son histoire et par son grand effort de libération, de donner une preuve nouvelle de sa vitalité. La claire conscience des causes de son malheur, sa volonté nettement exprimée d'y remédier dans la justice sociale et dans la paix nous permettent d'espérer qu'elle aura raison des égoïsmes encore déchaînés. Mettant en valeur mieux qu'autrefois, les richesses matérielles et humaines dont elle est si largement pourvue, elle saura reprendre sa place parmi les nations et, fidèle à son passé, jouer le rôle essentiel qui lui revient dans la nécessaire organisation du monde en face des dangers, anciens et nouveaux, qui nous menacent tous. J'ajouterai enfin, puisque jeunesse est synonyme
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d'espoir, qu'une raison profonde d'optimisme est pour moi la jeunesse de l'espèce humaine, dont le passé, d'à peine un million d'années depuis la découverte du feu, est insignifiant par rapport aux milliards d'années que notre science actuelle lui accorde pour donner naissance sur la terre à. des formes de vie dont notre imagination est impuissante à prévoir la richesse et la beauté."
 
 
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(1) Ces fragments datent de 1945. Ils doivent correspondre à la préparation d'une conférence ou d'une causerie dont nous n'avons pu retrouver trace. Toute la partie concernant l'égalité manque, ainsi que la conclusion.
Liberté. — "Au moment où, après six années de guerre ou d'esclavage, la nation tout entière va être appelée à fixer pour longtemps son destin en se donnant une Constitution nouvelle qui lui permettra de se montrer à la fois fidèle à son passé et consciente de ses riches possibilités d'avenir, au moment où, après le cauchemar de l'occupation et la honte de Vichy, un jour nouveau se lève sur notre République et fait briller d'un éclat plus vif que jamais sa devise retrouvée, 'il peut être utile de méditer un moment sur le sens profond des trois mots sacrés qui composent celle-ci, sur l'enrichissement que lui ont apporté l'expérience des vivants et le sacrifice des morts.
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Du politique au philosophique, du concret à l'abstrait, je ne connais pas de mot ayant un sens plus riche et plus varié que celui de liberté, pas de notion ayant donné lieu à plus (le controverses, ayant plus évolué au cours des siècles. Liberté d'action, d'opinion, d'expression, autant d'aspects divers et de conquêtes non encore terminées sur un terrain où s'opposent tant d'intérêts individuels ou collectifs et où l'humanité s'efforce de trouver une synthèse harmonieuse, favorable au développement de la vie. Depuis les sociétés primitives où l'individu, étroitement lié au groupe, n'était libre, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot, ni à aucun moment de sa vie, ni dans aucun de ses actes ou de ses pensées, de cette situation vers laquelle voudrait nous ramener la régression fasciste, à travers une série de crises dont la plus récente n'est pas la moins tragique ni la moins douloureuse, s'est progressivement dégagée la notion de la personne humaine et de ses droits. Entre l'esclavage antique, dont il subsiste encore des traces dans le monde et où l'homme pouvait être la propriété de l'homme, à la lutte actuelle contre l'exploitation de l'homme par l'homme, se sont placées, pour ne parler que de notre pays, toute une série de conquêtes : abolition du servage et déclaration des droits de l'homme par notre grande Révolution, liberté de la presse en 1830, suffrage universel en 1848, libertés syndicales et sociales sous la Troisième République.
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Ce qui nous importe aujourd'hui, c'est de voir clairement comment notre quatrième République doit prolonger cette oeuvre en réalisant certaines conditions sans lesquelles les résultats acquis perdent la plus grande partie de leur efficacité. On a souligné depuis longtemps le fait que, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, il n'y a pas de liberté politique sans liberté économique. L'ouvrier ou le paysan dont la vie matérielle dépend du bon plaisir d'un patron ou d'un gros propriétaire ne peuvent en général être considérés comme libres, même dans l'exercice de leurs droits politiques. De même une nation n'est pas libre dont les ressources sont détenues par une minorité d'individus isolés ou groupés en trusts. C'est avant tout le souci de défendre de tels intérêts particuliers qui a donné naissance au fascisme, ennemi de toutes les libertés, manifestant ainsi jusqu'à l'évidence l'étroite solidarité du politique et de l'économique. L'inconcevable faiblesse de tous les gouvernements devant les puissances d'argent est à l'origine de la terrible crise dont nous ne sommes pas encore sortis, et c'est seulement lorsqu'elles auront été mises hors d'état de nuire que nous aurons vraiment extirpé les racines du fascisme et que pourra enfin s'ouvrir pour notre espèce une ère de justice et de vraie liberté. Un autre aspect essentiel de la notion de liberté est qu'elle ne peut se concevoir au point de vue strictement individuel. La liberté de chacun est étroitement liée à celle de tous; l'homme seul, écrasé par la nécessité de pourvoir
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à ses besoins matériels, et par les forces de la nature ne saurait être vraiment libre. Après que le Moyen âge eut réalisé des libérations et franchises collectives, communales, corporatives et autres, le grand mouvement de la Réforme, prolongé par celui du XVIIIème siècle et de la Révolution, achevant de dégager la notion de la personne humaine, limitée d'abord aux cas exceptionnels du chef, du héros et du saint, puis étendue successivement à tous pour aboutir à notre Déclaration des droits de l'homme, s'est orientée nettement dans le sens individualiste et romantique, bien que soient encore trop souvent employés les termes déplaisants et d'élites et de masses. Les formules de la Déclaration des Droits : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels de chacun n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » et l'adage « La liberté de chacun finit où commence celle d'autrui », sont insuffisants : elles donnent l'impression que l'organisation de la liberté dans une société humaine consiste dans l'ajustement, la juxtaposition de libertés individuelles qui se limitent réciproquement au lieu de s'exalter, comme elles le font réellement; elles semblent impliquer que seul l'homme isolé serait complètement libre. S'il est vrai que le développement, l'enrichissement de la vie, depuis les formes les plus primitives jusqu'à nos sociétés humaines les plus évoluées, va dans le sens d'une différenciation
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et d'une solidarité croissantes entre individus dont chacun a le double devoir de développer sa personnalité et de la mettre au service de l'être collectif, le plus libre est celui qui met le mieux en valeur ses possibilités, qui se développe dans le sens le plus conforme à sa nature et à ses aptitudes, et cela n'est possible qu'au prix d'une solidarité, d'une entraide croissante au sein d'un groupe de plus en plus vaste et de plus en plus différencié. La liberté s'accroit donc pour chacun lorsque l'union devient plus grande entre nous, à tous les degrés de l'organisation humaine, depuis l'individu jusqu'à la nation. Solidarité dans la diversité, ni égoïsme, ni conformisme, voilà une des formules de la vraie liberté. Autre formule essentielle : pas de liberté dans le désordre et dans l'ignorance. L'individu le plus libre n'est-il pas celui qui sait le mieux prévoir les conséquences de ses actes, qui a le plus clairement conscience des lois naturelles et humaines ? Celui qui, pour affirmer sa liberté, se mettrait en opposition avec ces lois, s'exposerait ou exposerait les autres à d'inutiles souffrances qui le rappelleraient bientôt à l'ordre. A ce point de vue, les lois humaines ont pour but essentiel de mettre les hommes en garde contre les conséquences de leurs actes, de les obliger à réfléchir avant d'agir. Elles doivent être, et sont effectivement, d'autant plus strictes, d'autant plus dures, que l'ignorance générale est plus grande. La science est donc facteur essentiel de libération parce qu'elle permet de
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prévoir et d'alléger la peine des hommes, de dominer les forces naturelles en se conformant à leurs lois. La liberté de chacun conditionnant celle des autres, une société est donc d'autant plus libre que chacun de ses membres est plus conscient, plus cultivé et plus instruit. Nous rejoignons ici l'aspect philosophique du problème de la liberté. Mon but, aujourd'hui, n'est pas d'y insister. Je veux seulement rap-peler qu'à travers la croyance grecque à l'inéluctable destin, en passant par les idées des stoïciens, de Baruch Spinoza, par le déterminisme absolu de notre XVIIIème siècle, s'est dégagée la formule : « La liberté augmente avec la conscience de la nécessité. » Bien qu'elle souligne la liaison étroite et profonde entre la science et la liberté, et traduise cette grande leçon que, dans le monde matériel comme dans le monde moral, on ne peut dominer la nature qu'en se conformant à ses lois, cette formule implique la contradiction entre liberté et nécessité, autour de laquelle tourne depuis des millénaires le vieux problème de la liberté. D'un côté l'existence des lois naturelles et la doctrine du déterminisme absolu qu'elles ont suggéré avec pour conséquence, le fatalisme d'un destin préétabli, de l'autre les évidentes possibilités de l'action qui permettent à l'homme de transformer le monde et de se modifier lui-même. Je dirai seulement que la synthèse nécessaire pour surmonter cette contradiction nous apparaît plus proche depuis que la physique moderne a pénétré dans le monde atomique et y a été
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conduite à remanier profondément la vieille notion du déterminisme absolu. La science ici encore, non seulement préparera, mais justifiera les possibilités de l'action, et rendra constamment celle-ci plus humaine, plus juste et plus libre."
 
Fraternité. - "Dans le recueillement qui convient au culte des morts, après les années douloureuses pendant lesquelles tant de sacrifices ont été consentis pour rendre possible la réalisation d'un monde plus juste et meilleur, comment ne pas voir que nos héros et nos martyrs nous ont donné le plus bel exemple de cette fraternité qui figure dans la devise enfin retrouvée de notre république. Quoi de plus fraternel que d'accepter la mort dans l'espoir de servir la grande cause humaine, ou de supporter la torture sans livrer les compagnons de lutte dont le sort dépend de votre courage. Ce sont là les plus sublimes aspects de l'affectueuse solidarité qui doit servir de lien à toute collectivité humaine et sans laquelle le groupe n'est que poussière. Une loi de notre conscience veut qu'à l'accomplissement de tout acte utile à la vie s'associe moralement un élément affectif qui en facilite ou en assure l'exécution. La nature ne veut ni travail sans joie, ni maternité sans amour, ni solidarité sans fraternité. En sens inverse, chez les êtres sains, pas de fautes sans regrets ni de crime sans remords.
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Selon notre morale humaine, l'acte utile à la vie est celui qui va dans le sens d'un enrichisse-ment de celle-ci par différenciation toujours plus marquée des individus et liaison toujours plus étroite, plus consciente et plus nécessaire entre eux. D'où le double devoir de personnalité et de solidarité, la personnalité se développant par le travail dans la joie d'agir et de créer, la solidarité s'affirmant en fraternité par l'amour des hommes et l'effort de compréhension réciproque. Du fait même que depuis l'origine de la vie, nos ancêtres ont dû suivre ces règles pour survivre, se sont développées dans notre conscience, étroitement liées l'une à l'autre, la raison qui comprend et l'affectivité qui stimule. A mesure que progressait la civilisation, que s'élargissaient les groupes humains, que se multipliaient les liens entre eux, malgré les aberrations individuelles ou collectives dont nous venons d'avoir de si monstrueux exemples, la fraternité d'abord familiale comme l'indique son nom s'est étendue à la cité, à la nation et doit maintenant devenir internationale si notre espèce veut continuer à vivre. Nous y sommes aidés par le fait que la conscience profonde d'une destinée commune et de sensibilités très voisines établit, dans des conditions normales, un courant de sympathie entre deux êtres, quelles que soient leurs origines. Depuis des millénaires, toutes les fois que des intérêts ou des passions artificiellement entretenues ne les ont pas jetés les uns contre les autres, les meilleurs des hommes se sont
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reconnus comme frères. A eux d'imposer aujourd'hui leur foi conforme aux nécessités profondes de la vie."