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L’Évolution de l’espace et du temps
 
 
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Relativité et matérialisme
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(1) On trouvera dans une autre partie de ce recueil des détails sur les réactions politiques que suscita la venue d'Einstein à Paris.
(2) Paul Langevin, Le principe de relativité, Chiron éditions Paris, 1922, pp. 31, 32.
De même encore que la géométrie affirme l'existence d'un espace indépendant des systèmes
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particuliers de coordonnées qui servent à en repérer les points, et permet d'en énoncer les lois sous la forme intrinsèque grâce à l'introduction d'éléments invariants (distances, angles, surfaces, volumes, etc), la physique, par l'intermédiaire du principe de relativité, affirme l'existence d'un Univers indépendant du système de référence qui sert à repérer les événements (1). Le principe de relativité, sous la forme restreinte comme sous la forme plus générale que nous examinerons tout à l'heure, n'est donc, au fond, que l'affirmation de l'existence d'une réalité indépendante des systèmes de référence en mouvement tes uns par rapport aux autres à partir desquels nous en observons des perspectives changeantes.
 
(1) Souligné par Paul Langevin.
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Un autre texte fondamental de Paul Langevin, relatif aux théories d'Einstein est la conclusion générale qu'il donna sous forme de conférence aux exposés et aux discussions qui furent consacrés à ce sujet lors de la deuxième semaine organisée par le Centre international de Synthèse en 1932. Nous connaissons déjà par un article de 1911 sur "l'Évolution de l'Espace et du Temps" sa profonde analyse de la relativité restreinte. Voici maintenant la manière extrêmement pénétrante et, cette fois,
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nettement dialectique dont il expose la relativité généralisée et sa conséquence philosophique essentielle: la valeur physique de la géométrie, ce qu'on pourrait encore appeler l'absorption de la géométrie par la physique (1) :
 
"La relativité généralisée a effectué pour l'espace la même transformation que la relativité restreinte pour le temps. Dans la géométrie naturelle d'Einstein, qui régit effectivement les propriétés spatiales de la matière, les lois géométriques dépendent de toute la matière présente dans l'univers. Le déplacement vers le rouge des raies émises au voisinage d'une grosse masse attirante (le soleil par exemple) traduit expérimentalement la dilatation du temps en présence de la matière. La crise actuelle des quanta est intimement liée, sous un autre aspect, à un découpage trop absolu de ce qui nous entoure. C'est la conception de l'individualité des corpuscules qui est à la base des difficultés que nous rencontrons. Nous
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avons voulu introduire dans la dynamique intra-atomique la notion assez superficielle d' « individu » et nous nous apercevons aujourd'hui qu'il n'est pas légitime de parler des mouvements de corpuscules individuels à une échelle aussi fine. Il semble bien que la solidarité qui existe entre tous les éléments de l'Univers doive se répercuter dans la structure même de la science. Le processus de pensée que met en évidence le développement de la relativité est essentiellement un processus évolutif, qui consiste à créer des notions nouvelles, en n'attachant pas une valeur absolue aux notions issues d'un contact initial et superficiel avec la nature. En relativité restreinte, les constatations faites par des observateurs en mouvement pouvaient sembler contradictoires. Par exemple, des règles identiques semblaient différentes à différents groupes d'observateurs en mouvement relatif. Par une surie de dialectique hégélienne, la relativité restreinte a levé ces contradictions en construisant une synthèse clans laquelle chacun des faits, en apparence opposés, ne représente qu'un des aspects de l'ensemble. Il est intéressant de remarquer que cette méthode de travail n'est pas nouvelle. La notion même « d'objet » est en réalité très complexe, elle représente la synthèse d'un ensemble de sensations tactiles et visuelles en apparence contradictoires. Et, quand nous « pensons un objet », nous réalisons une synthèse de toutes nos sensations possibles par rapport à cet objet.
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La relativité de la notion d'objet est à la base de tout notre langage et de notre possibilité de communiquer les uns avec les autres. Il en est de même pour la théorie de la relativité en physique. L'Univers vu par les uns, ou par les autres, paraissait très différent; les contradictions ont disparu grâce à la création d'un objet nouveau. Notre physique est devenue une géométrie de l'Univers. De même que la géométrie pure est la science des figures, la physique est la science de l'ensemble des enchaînements d'événements. Ce processus, qui prolonge celui des diverses branches de la connaissance, n'est qu'un des aspects de l'effort nécessaire d'adaptation de la pensée aux faits, effort commencé depuis que la vie est apparue dans le monde. L'effort scientifique n'est ni arbitraire ni isolé, la science elle-même n'étant qu'un sens commun un peu plus avancé. Le travail scientifique procède comme tout travail humain, il ne peut être poursuivi qu'en gardant le contact avec toutes les ressources de la collectivité humaine. Il en résulte nécessairement que nous ne devons pus laisser limiter à un petit nombre de cerveaux le résultat de nos efforts. Ce que la plupart des hommes connaissent aujourd'hui était, il y a cinquante ans, l'apanage d'un petit nombre d'esprits, et cette progression se poursuivra sans cesse, car les connaissances scientifiques sont un des moments de l'adaptation collective de la pensée aux faits."
 
(1) La relativité, conclusion générale, Actualités scientifiques et industrielles, n° XLV, Hermann, édit., Paris, 1932. Le jugement d'ensemble que Langevin porte ici sur la relativité rejoint celui des plus grands savants soviétiques, Cf. par exemple, l'article de Serguei Ivanovitch Vavilov, président de l'Académie des Sciences de l' U.R.S.S. : "Lénine et la physique moderne", la Pensée, n° 23 et, en particulier, la page 31: "Voilà qu'à la place d'un espace vide, de l'espace absolu de Newton..., soudain surgit le monde unifié d'Einstein, dans lequel. les antithèses d'autrefois, masse et espace, sont unies en un tout indivisible, dans lequel les propriétés géométriques sont déterminées par les masses." II est bon de rappeler à ce propos que si certains développements cosmologiques ou cosmogoniques particuliers et purement formels d'Einstein et surtout de ses disciples sont vivement critiqués en U.R.S.S. l'essentiel des thèses relativistes est toujours considéré comme une acquisition positive de la science moderne.
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Du rationalisme traditionnel au matérialisme dialectique
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(1) L'adjonction du mot « hégélien » au mot « dialectique » ne doit pas être considéré comme une prise de position idéaliste, absolument incompatible avec le matérialisme conscient de Langevin. Il s'agissait bien plutôt, pour lui, de faire admettre l'idée d'évolution dialectique à des savants qui avaient bien entendu parler de Hegel, mais qui ignoraient tout, à cette époque, de l'oeuvre philosophique de Karl Marx et Friedrich Engels.
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Jacques Solomon n'avait pas encore vingt ans. Remarquablement doué au point de vue intellectuel, il joignait à un esprit curieux aux tendances encyclopédiques la scrupuleuse honnêteté des hommes de science. Sous l'influence de Paul Langevin, il abandonne ses études de médecine pour passer, peu après, une thèse très brillante qui le classa immédiatement parmi les meilleurs physiciens contemporains. Ainsi s'établit entre le gendre et le beau-père une véritable communauté de pensée qui s'étendit bien vite au delà des horizons propres de la science. Ce fut encore Paul Langevin qui éveilla chez le jeune homme l'intérêt pour les grands problèmes politiques et sociaux. Mais alors que l'illustre physicien, qui avait dû subir tour à tour dans sa jeunesse, le sectarisme puéril des positivistes et l'idéalisme confus et verbeux des bergsoniens, éprouvait une grande défiance à l'égard de tout système philosophique, Jacques Solomon s'attaquait à la lecture des classiques du marxisme et découvrait bientôt la valeur révolutionnaire de l'apport du matérialisme dialectique dans les sciences de la nature... Et le marxisme devint ainsi l'un des thèmes principaux des discussions passionnées des deux hommes de science. Jacques Solomon se rapprochait en même temps du parti communiste auquel il devait adhérer en 1934, au retour d'un voyage en Allemagne où il avait pu prendre connaissance de la riche littérature théorique du parti communiste allemand, et où il avait, peu après, assisté à la prise du pouvoir par Hitler. Quelques temps plus tard, sa femme et l'une de ses belles-soeurs, Mme Luce Langevin, entraient à leur tour au parti. Ainsi se nouaient entre l'illustre savant et le grand parti marxiste français des liens à la fois intellectuels et sentimentaux qui se resserrèrent davantage, dans les années qui suivirent, par l'amitié de nombreux militants, comme Georges Cogniot ou Georges Politzer, et plus encore par des contacts personnels avec Maurice Thorez et d'autres dirigeants. C'est donc sous une influence croissante du marxisme que se placeront désormais les travaux de philosophie scientifique de Paul Langevin, et aussi, comme nous le verrons plus loin, toute son activité politique.
 
 
Le développement des sciences physiques par contradictions et synthèses successives
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(1) Ces pages sont extraites de L'orientation actuelle de la physique, dans l'Orientation actuelle dans les Sciences, par Jean Perrin, Paul Langevin, Georges Urbain, Louis Lapicque, Charles Pérez et Lucien Plantefol, Paris, Alcan, 1930, pp. 29 à 62. Cet ouvrage contient un recueil de conférences organisées à l'École Normale Supérieure pendant l'année scolaire 1929-19301 pour les candidats à l'agrégation de philosophie.
"Plus peut-être que tout autre science, la physique se montre en ce moment particulièrement vivante. Elle présente, de ce fait des caractères assez complexes. On y rencontre des formes d'activité diverses, expérimentales et théoriques; des tendances différentes ou même divergentes s'y manifestent et donnent lieu à
"Plus peut-être que tout autre science, la physique se montre en ce moment particulièrement vivante. Elle présente, de ce fait des caractères assez complexes. On y rencontre des formes d'activité diverses, expérimentales et théoriques; des tendances différentes ou même divergentes s'y manifestent et donnent lieu à des oppositions de divers ordres allant parfois jusqu'à la contradiction. Et cependant, à travers des remaniements constants et de plus en plus profonds, nous voyons augmenter sans cesse la somme des résultats acquis, des relations établies entre des phénomènes en apparence indépendants, des synthèses partielles préparant la synthèse plus haute vers laquelle tend notre effort. La plus fondamentale de ces oppositions est celle qui existe entre l'expérience et la théorie. C'est à travers elle que se développent les progrès de la Physique. Le but du physicien est en effet de construire une représentation adéquate de la réalité à partir de notions et d'hypothèses suggérées par l'expérience et développées déductivement sous forme de théories. Les conséquences de celles-ci doivent, d'autre part, se poursuivre d'accord avec les faits sous le contrôle incessant des vérifications expérimentales. Le désaccord fréquent entre les prévisions de la théorie et les résultats expérimentaux exige des modifications souvent très profondes de la représentation théorique et même un complet bouleversement de celle-ci; nous en trouverons des exemples dans le développement de la théorie de la relativité et, à un degré peut-être encore plus élevé, dans la crise actuelle des quanta qui se traduira par une transformation très profonde des idées en apparence les mieux établies sur la structure de la matière et du rayonnement, ainsi que sur les relations entre les deux constituants essentiels de l'univers physique. C'est à travers une série continue de contradictions et d'oppositions entre l'expérience et la théorie que celle-ci trouve les conditions nécessaires à son développement. Un caractère essentiel de la période actuelle est que les conflits de ce genre deviennent plus aigus et les progrès plus rapides à mesure que les ressources dont disposent l'expérience et la théorie deviennent de plus en plus puissantes, en raison même des progrès accomplis. Les méthodes expérimentales qui nous permettent d'interroger la nature ont acquis et acquièrent constamment une délicatesse et une précision dépassant de beaucoup les moyens dont disposaient les physiciens à une époque relativement récente. En moins de quarante ans, les mesures ont atteint une précision extraordinaire en électromagnétisme et en optique. Dans ce dernier domaine, qui se confond d'ailleurs aujourd'hui avec le premier, les méthodes interférentielles permettent de constater l'égalité de deux longueurs de l'ordre du mètre avec une précision supérieure au dix-milliardième, surpassant la précision des mesures de temps en astronomie. La mesure des masses par la balance atteint une précision moins grande mais encore très considérable, puisqu'on va presque au milliardième sur une masse d'un kilogramme. Comme l'a montré, en particulier, la fameuse expérience de Michelson, ces très hautes précisions se sont montrées nécessaires pour permettre à l'expérience de répondre aux questions de plus en plus précises posées par la théorie. Le développement de la théorie fondé sur l'expérience, nous permet à son tour de mieux comprendre les conditions de celle-ci et d'en augmenter constamment la précision en perfectionnant les instruments et en prenant de mieux en mieux les précautions nécessaires. L'histoire récente de la Physique fournit de continuels exemples de cette fécondation réciproque, de la théorie par l'expérience et de l'expérience par la théorie. Indépendamment de leurs actions et réactions mutuelles, l'expérience et la théorie trouvent extérieurement des appuis et des ressources, la première du côté de la technique, issue de notre science qu'elle féconde à son tour, et la seconde du côté des mathématiques auxquelles elle apporte aussi un stimulant précieux. Il est cependant juste et remarquable que parmi les constructions abstraites réalisées par les mathématiciens en prenant pour guide exclusif leur besoin de perfection logique et de généralité croissante, aucune ne semble devoir rester inutile au physicien. Par une harmonie singulière, les besoins de l'esprit, soucieux de construire une représentation adéquate du réel, semblent avoir été prévus et devancés par l'analyse logique et l'esthétique abstraite du mathématicien (1). Le souci de rigueur et de généralité sans lequel ne se seraient développés ni les géométries non euclidiennes ni l'instrument analytique parallèle du calcul différentiel absolu, a préparé, sans l'avoir prévu, le langage dont avaient besoin, pour s'exprimer et entrer en contact avec l'expérience les idées nouvelles de la relativité généralisée. Il a fallu, pour résoudre le mystère de la gravitation, faire appel à ces constructions abstraites, si éloignées en apparence de toute application. S'il nous est possible aujourd'hui d'entrevoir avec Einstein la réalisation d'une théorie physique et unitaire cohérente, comprenant dans une même synthèse l'électromagnétisme et la gravitation, c'est grâce au développement préalable de géométries encore plus générales que celles, imaginées par Riemann, qui avaient suffi pour rendre compte de la gravitation dans la première période de la relativité généralisée. (...) Ainsi se constitue une mécanique ondulatoire, dans laquelle disparaît, à l'échelle corpusculaire, la notion de trajectoire individuelle ou d'orbite, exactement comme en optique disparaît la notion de rayon quand les dimensions des appareils cessent d'être grandes par rapport à la longueur d'onde. De même que l'optique ondulatoire a permis d'aller au delà de l'optique des rayons ou optique géométrique dont elle rend compte comme première approximation, la mécanique ondulatoire complète la mécanique des trajectoires ou mécanique géométrique, lorsque celle-ci cesse de s'appliquer, à l'échelle corpusculaire. L'opposition entre rayonnement et matière cesse ainsi de se confondre avec l'opposition entre le continu et le discontinu. Du côté du rayonnement, comme du côté de la matière, il est nécessaire, au moins pour l'instant, d'associer un élément continu, ondulatoire, à un élément discontinu, corpusculaire. D'un côté comme de l'autre une synthèse est nécessaire et s'élabore actuellement pour préciser le lien entre l'onde et le corpuscule, lien que nous exprimons provisoirement sous une forme statistique où l'onde, pour la lumière comme pour la matière, détermine la probabilité de présence du corpuscule associé. C'est la tâche principale vers laquelle est orienté aujourd'hui l'effort des physiciens. Je me suis efforcé de mettre en évidence le rôle considérable joué, dans le développement récent de la physique, par l'analyse critique des notions anciennes et par la construction de notions fondamentales nouvelles mieux adaptées à la représentation de la réalité. Une évolution rapide, exigée par la précision croissante et par l'accumulation des données expérimentales, a renouvelé dans l'espace de trente ans les idées en apparence les mieux établies et les a libérées d'une grande partie de l'a priori qu'elles contenaient. Loin d'être achevée, cette action se poursuit. La critique de la notion d'observation par Heisenberg pose en ce moment la question des limites du déterminisme et atteint les bases mêmes sur lesquelles nous croyons possible de construire une science du réel. Le fait rappelé plus haut comme conséquence de l'existence des quanta, qu'il est impossible de suivre le mouvement individuel d'un corpuscule sans le troubler profondément, a conduit Werner Heisenberg à énoncer un principe dit d'indétermination, d'où résulterait l'impossibilité expérimentale d'atteindre autre chose que des lois statistiques. Le comportement individuel des corpuscules de matière ou de lumière échapperait à toute possibilité de prévision et par conséquent à tout déterminisme. En physique, comme en démographie, des lois de moyennes d'autant plus précises qu'elles concerneraient un nombre plus grand de cas individuels, recouvriraient une indétermination fondamentale de chaque cas particulier. Il convient d'attendre, pour se prononcer sur un si grave sujet, et de faire confiance, ici encore, à la réflexion critique sur la signification exacte des mots et des idées. La recherche d'un déterminisme est à tel point le mobile essentiel de tout effort de construction scientifique, qu'on doit se demander, lorsque la nature laisse une question sans réponse, s'il n'y a pas lieu de considérer la question comme mal posée et d'abandonner la représentation qui l'a provoquée."
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des oppositions de divers ordres allant parfois jusqu'à la contradiction. Et cependant, à travers des remaniements constants et de plus en plus profonds, nous voyons augmenter sans cesse la somme des résultats acquis, des relations établies entre des phénomènes en apparence indépendants, des synthèses partielles préparant la synthèse plus haute vers laquelle tend notre effort. La plus fondamentale de ces oppositions est celle qui existe entre l'expérience et la théorie. C'est à travers elle que se développent les progrès de la Physique. Le but du physicien est en effet de construire une représentation adéquate de la réalité à partir de notions et d'hypothèses suggérées par l'expérience et développées déductivement sous forme de théories. Les conséquences de celles-ci doivent, d'autre part, se poursuivre d'accord avec les faits sous le contrôle incessant des vérifications expérimentales. Le désaccord fréquent entre les prévisions de la théorie et les résultats expérimentaux exige des modifications souvent très profondes de la représentation théorique et même un complet bouleversement de celle-ci; nous en trouverons des exemples dans le développement de la théorie de la relativité et, à un degré peut-être
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encore plus élevé, dans la crise actuelle des quanta qui se traduira par une transformation très profonde des idées en apparence les mieux établies sur la structure de la matière et du rayonnement, ainsi que sur les relations entre les deux constituants essentiels de l'univers physique. C'est à travers une série continue de contradictions et d'oppositions entre l'expérience et la théorie que celle-ci trouve les conditions nécessaires à son développement. Un caractère essentiel de la période actuelle est que les conflits de ce genre deviennent plus aigus et les progrès plus rapides à mesure que les ressources dont disposent l'expérience et la théorie deviennent de plus en plus puissantes, en raison même des progrès accomplis. Les méthodes expérimentales qui nous permettent d'interroger la nature ont acquis et acquièrent constamment une délicatesse et une précision dépassant de beaucoup les moyens dont disposaient les physiciens à une époque relativement récente. En moins de quarante ans, les mesures ont atteint une précision extraordinaire en électromagnétisme et en optique. Dans ce dernier domaine, qui se confond d'ailleurs aujourd'hui avec le premier, les méthodes interférentielles permettent de constater l'égalité de deux longueurs de l'ordre du mètre avec une précision supérieure au dix-milliardième, surpassant la précision des mesures de temps en astronomie. La mesure des masses par la balance atteint une précision moins grande mais encore très considérable, puisqu'on va presque au
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milliardième sur une masse d'un kilogramme. Comme l'a montré, en particulier, la fameuse expérience de Michelson, ces très hautes précisions se sont montrées nécessaires pour permettre à l'expérience de répondre aux questions de plus en plus précises posées par la théorie. Le développement de la théorie fondé sur l'expérience, nous permet à son tour de mieux comprendre les conditions de celle-ci et d'en augmenter constamment la précision en perfectionnant les instruments et en prenant de mieux en mieux les précautions nécessaires. L'histoire récente de la Physique fournit de continuels exemples de cette fécondation réciproque, de la théorie par l'expérience et de l'expérience par la théorie. Indépendamment de leurs actions et réactions mutuelles, l'expérience et la théorie trouvent extérieurement des appuis et des ressources, la première du côté de la technique, issue de notre science qu'elle féconde à son tour, et la seconde du côté des mathématiques auxquelles elle apporte aussi un stimulant précieux. Il est cependant juste et remarquable que parmi les constructions abstraites réalisées par les mathématiciens en prenant pour guide exclusif leur besoin de perfection logique et de généralité croissante, aucune ne semble devoir rester inutile au physicien. Par une harmonie singulière, les besoins de l'esprit, soucieux de construire une représentation adéquate du réel, semblent avoir été prévus et devancés par l'analyse logique et l'esthétique abstraite du mathématicien (
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"Plus peut-être que tout autre science, la physique se montre en ce moment particulièrement vivante. Elle présente, de ce fait des caractères assez complexes. On y rencontre des formes d'activité diverses, expérimentales et théoriques; des tendances différentes ou même divergentes s'y manifestent et donnent lieu à des oppositions de divers ordres allant parfois jusqu'à la contradiction. Et cependant, à travers des remaniements constants et de plus en plus profonds, nous voyons augmenter sans cesse la somme des résultats acquis, des relations établies entre des phénomènes en apparence indépendants, des synthèses partielles préparant la synthèse plus haute vers laquelle tend notre effort. La plus fondamentale de ces oppositions est celle qui existe entre l'expérience et la théorie. C'est à travers elle que se développent les progrès de la Physique. Le but du physicien est en effet de construire une représentation adéquate de la réalité à partir de notions et d'hypothèses suggérées par l'expérience et développées déductivement sous forme de théories. Les conséquences de celles-ci doivent, d'autre part, se poursuivre d'accord avec les faits sous le contrôle incessant des vérifications expérimentales. Le désaccord fréquent entre les prévisions de la théorie et les résultats expérimentaux exige des modifications souvent très profondes de la représentation théorique et même un complet bouleversement de celle-ci; nous en trouverons des exemples dans le développement de la théorie de la relativité et, à un degré peut-être encore plus élevé, dans la crise actuelle des quanta qui se traduira par une transformation très profonde des idées en apparence les mieux établies sur la structure de la matière et du rayonnement, ainsi que sur les relations entre les deux constituants essentiels de l'univers physique. C'est à travers une série continue de contradictions et d'oppositions entre l'expérience et la théorie que celle-ci trouve les conditions nécessaires à son développement. Un caractère essentiel de la période actuelle est que les conflits de ce genre deviennent plus aigus et les progrès plus rapides à mesure que les ressources dont disposent l'expérience et la théorie deviennent de plus en plus puissantes, en raison même des progrès accomplis. Les méthodes expérimentales qui nous permettent d'interroger la nature ont acquis et acquièrent constamment une délicatesse et une précision dépassant de beaucoup les moyens dont disposaient les physiciens à une époque relativement récente. En moins de quarante ans, les mesures ont atteint une précision extraordinaire en électromagnétisme et en optique. Dans ce dernier domaine, qui se confond d'ailleurs aujourd'hui avec le premier, les méthodes interférentielles permettent de constater l'égalité de deux longueurs de l'ordre du mètre avec une précision supérieure au dix-milliardième, surpassant la précision des mesures de temps en astronomie. La mesure des masses par la balance atteint une précision moins grande mais encore très considérable, puisqu'on va presque au milliardième sur une masse d'un kilogramme. Comme l'a montré, en particulier, la fameuse expérience de Michelson, ces très hautes précisions se sont montrées nécessaires pour permettre à l'expérience de répondre aux questions de plus en plus précises posées par la théorie. Le développement de la théorie fondé sur l'expérience, nous permet à son tour de mieux comprendre les conditions de celle-ci et d'en augmenter constamment la précision en perfectionnant les instruments et en prenant de mieux en mieux les précautions nécessaires. L'histoire récente de la Physique fournit de continuels exemples de cette fécondation réciproque, de la théorie par l'expérience et de l'expérience par la théorie. Indépendamment de leurs actions et réactions mutuelles, l'expérience et la théorie trouvent extérieurement des appuis et des ressources, la première du côté de la technique, issue de notre science qu'elle féconde à son tour, et la seconde du côté des mathématiques auxquelles elle apporte aussi un stimulant précieux. Il est cependant juste et remarquable que parmi les constructions abstraites réalisées par les mathématiciens en prenant pour guide exclusif leur besoin de perfection logique et de généralité croissante, aucune ne semble devoir rester inutile au physicien. Par une harmonie singulière, les besoins de l'esprit, soucieux de construire une représentation adéquate du réel, semblent avoir été prévus et devancés par l'analyse logique et l'esthétique abstraite du mathématicien (1). Le souci de rigueur et de généralité sans lequel ne se seraient développés ni les géométries non euclidiennes ni l'instrument analytique parallèle du calcul différentiel absolu, a préparé, sans l'avoir prévu, le langage dont avaient besoin, pour s'exprimer et entrer en contact avec l'expérience les idées nouvelles de la relativité généralisée. Il a fallu, pour résoudre le mystère de la gravitation, faire appel à ces constructions abstraites, si éloignées en apparence de toute application. S'il nous est possible aujourd'hui d'entrevoir avec Einstein la réalisation d'une théorie physique et unitaire cohérente, comprenant dans une même synthèse l'électromagnétisme et la gravitation, c'est grâce au développement préalable de géométries encore plus générales que celles, imaginées par Riemann, qui avaient suffi pour rendre compte de la gravitation dans la première période de la relativité généralisée. (...) Ainsi se constitue une mécanique ondulatoire, dans laquelle disparaît, à l'échelle corpusculaire, la notion de trajectoire individuelle ou d'orbite, exactement comme en optique disparaît la notion de rayon quand les dimensions des appareils cessent d'être grandes par rapport à la longueur d'onde. De même que l'optique ondulatoire a permis d'aller au delà de l'optique des rayons ou optique géométrique dont elle rend compte comme première approximation, la mécanique ondulatoire complète la mécanique des trajectoires ou mécanique géométrique, lorsque celle-ci cesse de s'appliquer, à l'échelle corpusculaire. L'opposition entre rayonnement et matière cesse ainsi de se confondre avec l'opposition entre le continu et le discontinu. Du côté du rayonnement, comme du côté de la matière, il est nécessaire, au moins pour l'instant, d'associer un élément continu, ondulatoire, à un élément discontinu, corpusculaire. D'un côté comme de l'autre une synthèse est nécessaire et s'élabore actuellement pour préciser le lien entre l'onde et le corpuscule, lien que nous exprimons provisoirement sous une forme statistique où l'onde, pour la lumière comme pour la matière, détermine la probabilité de présence du corpuscule associé. C'est la tâche principale vers laquelle est orienté aujourd'hui l'effort des physiciens. Je me suis efforcé de mettre en évidence le rôle considérable joué, dans le développement récent de la physique, par l'analyse critique des notions anciennes et par la construction de notions fondamentales nouvelles mieux adaptées à la représentation de la réalité. Une évolution rapide, exigée par la précision croissante et par l'accumulation des données expérimentales, a renouvelé dans l'espace de trente ans les idées en apparence les mieux établies et les a libérées d'une grande partie de l'a priori qu'elles contenaient. Loin d'être achevée, cette action se poursuit. La critique de la notion d'observation par Heisenberg pose en ce moment la question des limites du déterminisme et atteint les bases mêmes sur lesquelles nous croyons possible de construire une science du réel. Le fait rappelé plus haut comme conséquence de l'existence des quanta, qu'il est impossible de suivre le mouvement individuel d'un corpuscule sans le troubler profondément, a conduit Werner Heisenberg à énoncer un principe dit d'indétermination, d'où résulterait l'impossibilité expérimentale d'atteindre autre chose que des lois statistiques. Le comportement individuel des corpuscules de matière ou de lumière échapperait à toute possibilité de prévision et par conséquent à tout déterminisme. En physique, comme en démographie, des lois de moyennes d'autant plus précises qu'elles concerneraient un nombre plus grand de cas individuels, recouvriraient une indétermination fondamentale de chaque cas particulier. Il convient d'attendre, pour se prononcer sur un si grave sujet, et de faire confiance, ici encore, à la réflexion critique sur la signification exacte des mots et des idées. La recherche d'un déterminisme est à tel point le mobile essentiel de tout effort de construction scientifique, qu'on doit se demander, lorsque la nature laisse une question sans réponse, s'il n'y a pas lieu de considérer la question comme mal posée et d'abandonner la représentation qui l'a provoquée."
 
Langevin étudie ensuite les oppositions entre rayonnement et matière et entre continu et discontinu. Comme ces idées se trouveront exprimées dans des conférences ultérieures, nous nanti contenterons de donner la conclusion relative la mécanique ondulatoire dont Louis de Broglie venait de poser les fondements.
 
(1) Cette applicabilité des théories mathématiques les plus abstraites à l'étude de phénomènes physiques auxquels ne songeaient nullement leurs promoteurs, avait beaucoup frappé Paul Langevin qui y revient souvent dans ses écrits. Cette correspondance, au premier aspect un peu mystérieuse, entre les produits de notre cerveau et les phénomènes naturels, lui paraissait,
==[[Page:Langevin - La Pensée et l'action, 1950.djvu/101]]==
comme à beaucoup de rationalistes, un motif de plus pour avoir confiance en la raison de l'homme et en sa capacité d'expliquer l'univers. Engels a donné l'explication matérialiste dialectique de cette correspondance indéniable, en faisant remarquer ("Anti-Dühring", Éditions Sociales, Paris, 1950, p. 71) que la mathématique, issue des besoins des hommes, peut ensuite être opposée au monde réel comme quelque chose d'autonome, et il ajoute : « C'est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu'elle en soit précisément tirée et ne représente qu'une partie des formes qui le composent — ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable. »
 
La physique nouvelle de l'atome
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Extrait d'une conférence fait le 15 octobre 1933, à la séance inaugurale de la réunion internationale de Chimie physique, conférence publiée dans les Actualités scientifiques,
=== no match ===
sous le titre La notion de corpuscules et d’atomes, Hermann, Paris, 1934, pp. 44-46.
 
"La notion d'un objet isolable, c'est quelque chose qui, au fond, est singulièrement abstrait; c'est une synthèse accomplie depuis long-temps par nos ancêtres contre un grand nombre d'apparences et de sensations, diverses et même parfois contradictoires, les unes tactiles, les autres visuelles, les unes individuelles, les autres collectives; grâce à cette notion de l'objet, non seulement nous groupons, nous synthétisons nos expériences individuelles, mais encore nous pouvons communiquer les uns avec les autres et confronter, humaniser nos représentations. Quand je regarde cet objet, son idée évoque en moi l'aspect qu'il peut avoir pour Perrin qui est en face de moi, et qui ne sera pas le même que pour moi. Il y a là une véritable construction qui a été abstraite au début, et qui s'est colorée de concret à mesure que nous nous en servions. Le concret c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage. La notion d'objet, abstraite à l'origine, arbitrairement découpée dans l'univers, nous est devenue familière à tel point que certains d'entre nous pensent que nous ne pouvions pas utiliser autre chose comme base pour construire notre représentation du monde. Ils croient que le corpuscule, extrapolation poussée à la limite de la notion d'objet, est et sera toujours indispensable à notre esprit pour interpréter le réel. J'ai pour ma part, plus de confiance dans les possibilités de notre évolution mentale. Ce n'est pas seulement la notion d'objet qui, primitivement abstraite, nous est devenue familière par l'usage depuis un passé lointain; nous voyons, dans notre expérience récente, des notions très abstraites et difficilement assimilables au début, se colorer de concret à mesure que se formait l'habitude, qu'elles s'enrichissaient de souvenirs et d'associations d'idées. Je citerai des notions comme celle du potentiel, par exemple. Dans ma jeunesse, il n'en était d'abord pas question; puis on a commencé d'en parler avec beaucoup de prudence. Le premier qui l'a introduite ici dans son enseignement était mon prédécesseur Eleuthère Mascart au Collège de France; il s'est fait railler, en particulier, par l'abbé Moigno qui rédigeait un journal scientifique, Le Cosmos, où Mascart était traité de « Don Quichotte » et de « Chevalier du potentiel ». Aujourd'hui nous avons reçu la culture nécessaire et nous sommes habitués. Quand on parle de la différence de potentiel entre deux bornes électriques, nous sentons de quoi il s'agit; nous avons associé cette idée à un nombre suffisant d'expériences intellectuelles ou physiologiques pour avoir coloré de concret ce qui était primitivement défini de manière abstraite... L'ouvrier électricien sait très bien que cette notion d'une grandeur qui se mesure en volts, correspond au fait qu'il peut être secoué s'il se trouve toucher les bornes dans des conditions favorables, ou bien au fait qu'une lampe luise entre les deux bornes rougira ou sautera et qu'un voltmètre placé dans les mêmes conditions déviera. Il est tellement familier avec les manifestations concrètes de la différence de potentiel qu'il désigne celle-ci du nom familier de «jus». Cela prouve que la notion a cessé d'être abstraite pour lui. Tout en faisant l'usage le meilleur possible de notre outillage intellectuel héréditaire, nous devons être convaincus qu'une confrontation prolongée avec l'expérience nous permettra de colorer et de rendre concrètes les notions qui sont contenues en puissance dans les équations de la nouvelle dynamique et que nous avons le devoir d'en dégager, ou les notions entièrement nouvelles qu'il pourra être nécessaire d'introduire."