Souvenirs politiques, Vol 1/Chapitre sixième

Dussault & Proulx, Imprimeurs (1p. 229-262).


CHAPITRE SIXIÈME

1884-85-86

Le cabinet Ross — M. Flynn à Gaspé — Je vas lui faire la lutte avec M. Achille Carrier — Enquête sur la vente du chemin de fer du Nord — Le juge Routhier nommé commissaire — Admirable tactique de M. Mercier — M. F. Langelier est élu à Mégantic — Insurrection des Métis — Procès de Riel — Son exécution — Grande agitation dans la province — Assemblée sur le Champ de Mars à Montréal — Laurier et Mercier — Fondation du parti National — Attitude de MM. Joly et Watts — Fiasco des pendards à Sillery — Ré-ajustement du subside fédéral — Mgr Taschereau nommé cardinal — Élections générales au N. B. et à la N. E. — Défaite du parti conservateur — Le gouvernement Ross dissout les Chambres — Belle campagne de M. Mercier — Victoire des nationaux — Ouverture de la session — Défaite du cabinet Ross — M. Mercier forme son gouvernement — Les nouveaux ministres — L’hon. M. Marchand orateur de l’Assemblée.

La victoire de M. F. X. Lemieux à Lévis avait été une défaite désastreuse pour le gouvernement Mousseau. Plusieurs journaux conservateurs, notamment la Gazette, déclarèrent qu’il devait se retirer puisqu’il n’avait pas la force nécessaire pour gouverner. M. Mousseau ne se fit pas illusion sur la situation ; il abandonna les rênes du pouvoir le 12 janvier 1884 pour occuper la position de juge à Rimouski devenue vacante par la mort soudaine du juge Alleyn.

Il fallait former un nouveau cabinet, et, dans les circonstances ce n’était pas chose facile, grâce à la division qui avait été créée dans le parti conservateur par la vente du Chemin de fer du Nord. L’élément Castor était alors à l’apogée de sa puissance ; c’était un facteur qui n’était pas à dédaigner. Quel était l’homme capable de concilier les deux factions ? L’hon. Rodrigue Masson, qui par son honorabilité, son expérience, sa fortune, jouissait d’un grand prestige, fut invité à former un gouvernement, mais il refusa cette tâche si difficile. Après bien des tâtonnements, le Lieutenant-Gouverneur Robitaille s’adressa au Dr Ross qui entreprit de former un ministère. L’opposition qu’il avait faite à la vente du chemin de fer lui assurait le bon vouloir des Castors. Pour se les concilier tout-à-fait, il s’engagea à faire une enquête sur la vente du chemin de fer et sur les circonstances qui l’avaient entourée. Cependant, il était incapable de se maintenir sans l’appui du parti Chapleau-Senécal, qui détestait cordialement les Castors. Il n’y eut que la crainte de perdre le pouvoir qui put faire taire toutes ces divergences, tous ces tiraillements. Après plusieurs jours d’incubation le nouveau cabinet sortit de l’écaille. Au dernier moment M. Flynn, député de Gaspé reçut un portefeuille ; le Dr Ross avait peur des élections partielles, et il s’était imaginé que personne n’oserait faire opposition à M. Flynn, vu les difficultés de communiquer avec un comté si éloigné. Il ne conserva pas longtemps cette illusion.

M. Tarte n’aimait pas les Castors : il trouvait que le Dr Ross leur avait fait la part trop large dans son gouvernement. Un jour, quand il commença à être connu que M. Flynn serait ministre, M. Tarte arriva à mon bureau et me fit la proposition suivante : « Il est bien probable que Flynn va entrer dans le cabinet Ross ; dans cette éventualité, seriez-vous disposé à aller lui préparer de l’opposition si je vous procure les moyens nécessaires ? » Comme j’étais jeune, plein d’ardeur et que je conservais encore tout chaud, le souvenir de la défection de M. Flynn, je pris cet engagement sans trop me rendre compte de la tâche ardue que j’entreprenais. Quelques jours plus tard, M. Tarte revint me voir et me mit en face de ma promesse. Il n’y avait pas une minute à perdre afin d’arriver à temps pour la mise en nomination, des candidats. Il fallait partir dès le lendemain. J’étais pris, mais je ne reculai point. Je me mis sur le chemin pour me trouver un compagnon de voyage, car il ne me souriait guère d’entreprendre seul une campagne aussi lointaine. La première personne que je rencontrai, ce fut mon ami M. Achille Carrier que j’invitai à venir partager ma « gloire » ! Il accepta de suite mon invitation et le lendemain matin nous prîmes le train de l’Intercolonial en route pour Gaspé. Arrivés à Dalhousie, il n’y avait pas alors de chemin de fer, nous dûmes parcourir en voiture la grande distance qui nous séparait de Percé l’endroit de notre destination. Nous marchâmes sans arrêt, jour et nuit, changeant de chevaux de temps en temps pour aller plus vite. Pendant que nous cheminions ainsi des télégrammes partis de Québec faisaient signer un bulletin de présentation en faveur du Major Slous qui avait été désigné comme candidat. Le voyage fut pénible, mais nous arrivâmes à temps pour accomplir notre mission.

M. Flynn avait convoqué pour le jour de la nomination, dans le palais de justice de Percé, une grande assemblée à laquelle nous, nous rendîmes. On ne voulut pas nous laisser parler, tant M. Flynn avait ameuté ses partisans contre nous. Il est même certain que l’on nous aurait fait un mauvais parti sans la bienveillante intervention de feu le shérif Joncas et celle de M. J. Lavoie, le protonotaire. La violence ne conduit à rien : si M. Flynn nous eut traité mieux, une fois notre candidat mis en nomination nous serions revenus tout de suite. Exaspérés par ses mauvais procédés, nous nous jetâmes dans la lutte et nous nous rendîmes jusqu’à l’Anse au Griffon. En revenant nous adressâmes la parole dans la plupart des paroisses du comté. Cette élection se termina par la victoire de M. Flynn ; toutefois, nous avions jeté le grain de senevé libéral qui germa et prépara pour plus tard l’élection de M. Carrier et celles de ceux qui sont venus après lui ! À notre retour nos amis de Québec nous offrirent un lunch au Club de la Garnison, le 11 avril. Le banquet était présidé par M. Mercier qui nous félicita chaudement de la courageuse campagne que nous venions de faire.

Le cabinet Ross avait dû, pour s’assurer la majorité, flatter les Castors et satisfaire le parti Chapleau. Pour s’assurer ces deux éléments qui étaient comme le feu et l’eau, le Dr Ross avait promis aux premiers l’enquête tant désirée et il avait assuré l’autre que cette enquête ne serait qu’une moquerie. Nous verrons plus tard qu’il respecta ses engagements. M. le juge Routhier fut choisi pour faire cette enquête et on lui adjoignit M. H. A. Turcotte comme secrétaire. Mais le gouvernement avait tellement paralysé l’action du commissaire, en limitant l’enquête, que celle-ci se termina sans avoir rien éclairci.

À la session de 1885 le gouvernement présenta un bill pour autoriser les dépenses qui seraient encourues par cette commission. Quand cette mesure ministérielle fut discutée devant la Chambre, M. Mercier se montra tacticien-parlementaire de premier ordre. Il savait très bien que l’enquête n’était pas sérieuse qu’elle n’aboutirait à rien, aussi décida-t-il de la combattre en mettant les députés ministériels dans un grand embarras. Après la lecture de la première clause un député de l’opposition proposa une motion à l’effet que la Chambre était prête à voter l’argent demandé, à la condition que le commissaire reçoive instruction de s’enquérir de telle accusation qui avait été portée au sujet de cette transaction. Les députés ministériels, qui ne soupçonnaient pas ce qui allait se passer, rejetèrent cette motion. Et, à chaque clause l’opposition continua à demander que l’enquête portât sur les faits graves qui avaient été signalés au public. Or, une fois pris dans cet engrainage il n’y avait plus moyen d’en sortir et la phalange ministérielle repoussa les quinze amendements sans trop se rendre compte du dénoncement qui allait se produire. C’est M. Mercier qui se chargea de faire le dernier tour de la corde autour du cou des députés amis du gouvernement. Il proposa un dernier amendement qui se terminait comme suit :

« Cette Chambre est d’opinion que vu ce refus, et dans telles circonstances, l’enquête proposée serait illusoire et inutile, elle ne croit pas opportun d’autoriser les dépenses considérables qu’elle devra nécessairement entraîner. »

Cette motion eut le même sort que les autres, mais tous ces votes produisirent un grand effet dans le public.

Le parti libéral faisait de grands progrès dans l’opinion. M. Frs Langelier se faisait élire aux Communes dans le comté de Mégantic le 11 juillet 1884 après une lutte formidable ; cette victoire causa une immense joie aux libéraux qui regrettaient de le voir éloigné de l’arène parlementaire. Vers le même temps sur quatre élections locales qui eurent lieu, l’opposition en gagna trois, Jacques-Cartier, Trois-Rivières et Chateauguay. Ce dernier comté envoya en Chambre M. J.-E. Robidoux qui devait dans la suite jouer un rôle si brillant.

C’est pendant l’année 1885 qu’éclata l’insurrection des Métis du Nord-Ouest. Ceux-ci, exaspérés des injustices commises à leur détriment, dépouillés de leurs terres, incapables d’obtenir du gouvernement fédéral le redressement de leurs griefs, prirent les armes pour défendre leurs propriétés contre la rapacité des spéculateurs que les ministres laissaient faire. Riel qu’ils étaient allés chercher au Montana se mit à leur tête. Il fut fait prisonnier et le gouvernement lui fit un procès dans les conditions les plus injustes et les plus défavorables. Cette parodie judiciaire se termina par un verdict contre le chef des Métis et sa condamnation à mort. Malgré l’agitation qui se fit dans le pays, dans notre province surtout, le malheureux Riel fut exécuté le 16 novembre, après avoir été habilement défendu par MM. Lemieux, Fitzpatrick et Greenshields. De quel crime s’était-il rendu coupable ? D’une offense purement politique, à la suite, d’une série de provocations plus criantes les unes que les autres. Les fanatiques élévèrent la voix pour demander sa tête et elle fut entendue de préférence aux cris de miséricorde qui s’élèvèrent de toutes parts dans la province de Québec, et, j’oserais dire dans le monde entier. Est-ce que jamais le gouvernement américain a songé à pendre Jefferson Davis parce qu’il avait pris les armes contre le Nord ?

L’exécution de Riel créa une profonde indignation chez la grande majorité des Canadiens-français. De toutes parts ils accouraient aux assemblées de protestations qui furent tenues dans tous les coins de la province. Conservateurs comme libéraux, adversaires de la veille, s’unirent pour formuler un solennel et patriotique protêt contre ce que l’on appelait le meurtre de Régina !

Ce 22 novembre une immense assemblée fut tenue sur le Champ de Mars à Montréal : on y avait érigé trois tribunes pour permettre à trente-trois orateurs de se faire entendre ; cinquante mille personnes se pressaient sur l’immense place pour applaudir ces orateurs. C’est dans cette circonstance que M. Laurier s’écria :

« Le drame de Régina efface les partis. La cause née sur la tombe de Riel est sacrée. Les révoltes ne sont pas nouvelles, et presque toutes elles ont reçu la consécration de l’histoire. À la place des Métis nous aurions tous pris les armes. »

Mercier termina une brillante harangue par cet éloquent appel qui est resté célèbre.

… « Cessons nos luttes fratricides : unissons-nous. »

Pour permettre à tous les Canadiens-français de s’unir sans froisser leurs susceptibilités politiques, on fonda un nouveau parti qu’on appela le parti « National. »

Mercier, avec un patriotisme, un désintéressement qui l’honorent, offrit de s’effacer en faveur de Chapleau auquel il voulait confier la direction de ce grand mouvement. Il l’implora au nom de tout son parti : « Tentez, lui avait-il dit, un effort suprême pour sauver Riel ; si vous ne réussissez pas, vous sauverez au moins l’honneur des nôtres ; faites le sacrifice de votre portefeuille et en retour j’oublierai tout le passé ; je ferai taire toute rancune, je combattrai pour vous et sous vous. »

Nobles paroles qui malheureusement ne furent pas entendues ! Chapleau manqua cette occasion de devenir l’homme le plus populaire parmi les Canadiens-français. Mercier se mit à la tête de ses compatriotes et il s’y est acquis une popularité qui restera à jamais gravée dans le souvenir de ceux-ci.

M. Joly désapprouva cette agitation, et comme il se trouvait en désaccord avec ses électeurs, il leur remit son mandat. Il s’était certainement mépris sur la nature du mouvement qui agitait alors le pays, car il possédait trop de sens politique, il avait un cœur trop noble, trop généreux pour ne pas condamner l’action des ministres qui, après avoir opprimé, tyrannisé, persécuté un sujet britannique, le trainaient ensuite au gibet parce qu’il avait osé résister à ses tyrans !

M. Watts, député des comtés de Drummond et Arthabaska imita M. Joly et remit lui aussi son mandat.

Un certain nombre de Canadiens-français conservateurs restèrent fidèles au gouvernement ; on les désigna sous le nom de pendards parce qu’ils approuvaient la pendaison de Riel. Ce parti, un moment écrasé sous l’opinion publique voulut relever la tête. M. Tarte qui avait été un des premiers à condamner les ministres, retourna avec M. Chapleau d’après le principe, je suppose, qu’un homme a le droit de changer d’idée, s’il n’a pas le pouvoir d’Apollon qui détournait les fleuves de la Troade ! Il fit convoquer pour le 18 février une assemblée à Sillery à laquelle Sir Adolphe Caron, Sir John Thompson, M. T. Chase Casgrain et M. Tarte lui-même devaient prendre part. C’était une réponse au défi porté aux pendards par l’Électeur, d’essayer de tenir une assemblée dans notre district. Il fallait à tout prix l’empêcher d’avoir lieu. Dès que la chose fut connue, Sir Alphonse Pelletier, MM. Frs Langelier, Ernest Pacaud, F. X. Lemieux et moi-même, nous nous réunîmes pour décider quel parti prendre. Après délibérations je fus délégué avec Lemieux auprès de notre vieil ami M. Georges Lemelin, un libéral ardent de St-Roch, afin d’aviser aux moyens à prendre pour briser cette réunion. Ses calculs faits M. Lemelin nous dit qu’il fallait une somme qu’il indiqua pour payer les hommes et les voitures qui les conduiraient à Sillery : cette somme devait lui être versée pas plus tard qu’à trois heures de l’après-midi ; elle le fut effectivement. « La sainte, dit-il en recevant l’argent, je vous promets que les pendards ne parleront point. » Il tint parole : l’assemblée fut un fiasco monumental qui ota aux pendards l’idée de répéter l’aventure.

La manière dont Lemelin s’y prit pour briser cette assemblée est trop amusante pour ne pas être racontée.

Sir Adolphe Caron et ses partisans avait choisi pour le théâtre de leur exploit, la maison d’école, une bâtisse avec des châssis très hauts dont les carreaux étaient tout petits. Il va sans dire que les amis de Sir Adolphe s’attendaient à du bisbille et qu’ils s’étaient préparés en conséquence. Les nôtres n’étaient pas très pressés de pénétrer dans cette salle, sachant bien l’accueil qui leur serait fait. Soudain, le père Lemelin eut une idée lumineuse qui décida de la victoire. Le long de l’école se trouvait une cordée de bois de poêle, débité en petits quartiers ; il en distribua deux ou trois à chacun de ses hommes avec instructions de les jeter dans les fenêtres dès qu’il en donnerait le signal. Tous ces quartiers de bois lancés ensemble produisirent un effet merveilleux, les vitres se cassèrent avec fracas on aurait dit que la bâtisse elle-même allait s’écrouler. Bref, la panique fut telle que chacun se sauva à qui mieux mieux, les gens de Lemelin se joignant aux autres dans le sauve qui peut pour arriver jusqu’à leurs carrioles qui avaient été laissés à distance. Le « général » Lemelin avait pris d’assaut la forteresse bleue à coups de… quartiers de bois et sans effusion de sang ! M. Tarte et ses amis revinrent de cette aventure tout penauds, ayant l’air de renards qu’une poule aurait pris. Cette petite mésaventure eut pour résultat d’empêcher les amis du gouvernement de tenir d’autres assemblées dans notre district dans le but de faire approuver la conduit des ministres.

On commença dès 1884 à agiter une autre question moins brûlante que celle de Riel, mais tout de même d’une très haute importance : je veux parler du réajustement du subside fédéral en faveur des provinces, les better terms comme l’on appelait alors la chose. C’est M. Aldéric Ouimet, député aux Communes qui amena l’affaire sur le tapis en demandant la production de la correspondance échangée à ce sujet entre le gouvernement et les provinces. M. Mousseau avait adressé au gouvernement fédéral un mémoire sur ce sujet : plus tard le Dr Ross reprit la chose en sous ordre, mais sans succès dans les deux cas.

Le Mail de Toronto fit une guerre à mort à la demande des provinces ; cependant, ses attaques étaient surtout dirigées contre la province de Québec. Je cite un exemple de ses aménités à notre endroit :

« L’une des tentatives les plus basses de corruption dont les annales parlementaires fassent mention vient d’être faite sans succès à Ottawa par M. Blake. Il ne s’agit rien moins que de l’achat en bloc du parti conservateur dans la province de Québec… Les réclamations des ministres de Québec ne peuvent pas être admises par Sir John. »

M. Ouimet protesta en Chambre contre cet écrit si injurieux à notre adresse, et ce fut tout. La question des better terms fut abandonnée.

Ce problème fut sérieusement posé et étudié pour la première fois par l’hon. M. Mercier. Il convoqua à Québec en 1888 une conférence interprovinciale ayant pour objet de discuter le remaniement du subside fédéral ; cette conférence à laquelle prirent part tous les premiers ministres, sauf celui de la Colombie Britannique, fut présidée par l’hon. Oliver Mowat. Des résolutions préparées avec un grand soin furent adoptées et transmises à Ottawa ; tous ces efforts allèrent se heurter au mauvais vouloir de Sir John Macdonald. Toutefois, le coup était porté, l’affaire avait été si bien exposée et si bien mise devant le public, que celui-ci commença à comprendre l’immense portée de ce projet.

L’hon. M. Parent, alors qu’il était premier ministre fit à son tour une tentative dans le même sens, sans plus de succès que ses prédécesseurs. Il reçut de Sir Wilfrid Laurier un bon accueil, mais l’affaire traina et il abandonna le pouvoir avant d’avoir réussi.

Ce devait être la bonne fortune de l’hon. M. Gouin, le gendre de M. Mercier, de mener cette entreprise à bonne fin. Bien familier lui-même avec la question, il ne manqua jamais une occasion, surtout après être devenu premier ministre, soit dans les banquets, soit dans les assemblées publiques, même à la barbe de Sir Wilfrid Laurier, d’affirmer les droits des provinces et de déplorer l’insuffisance de leurs revenus ce qui avait pour effet de paralyser leur développement. Il réussit à enrégimenter dans cette campagne tous les journaux sur lesquels il avait du contrôle. On le plaisanta dans certains quartiers ; les prophètes politiques lui prédirent qu’il ne réussirait point, qu’il perdait son temps. Rien ne le découragea ; il continua sa propagande avec une persévérance qui lui fait le plus grand honneur. Quand l’opinion publique fut bien saisie du projet, il se rendit en personne, sans bruit, auprès des différents gouvernements provinciaux, pour les engager à joindre leurs efforts aux siens dans le but de revendiquer les droits des provinces. Un mémoire conjoint fut préparé et adressé au gouvernement fédéral. Celui-ci comprit qu’il fallait tenir compte de cette demande, et il invita leurs représentants à se rendre à Ottawa pour discuter leurs prétentions. La réunion eut lieu le 8 octobre 1906 ; après quelques jours de délibérations, M. Gouin, que les ministres des autres provinces avaient nommé leur président, fut chargé avec M. Whitney de présenter à Sir Wilfrid Laurier les résolutions adoptées par la conférence. Quelques jours plus tard la requête des premiers ministres était accordée et notre province recevait pour sa part un octroi additionnel de $600,000 par an. C’était pour M. Gouin une victoire éclatante ; il avait obtenu la réalisation de l’un des événements les plus importants depuis la Confédération ; c’était une affaire d’or pour nous : M. Gouin avait conduit à bonne fin ce grand projet dont son beau-père M. Mercier avait été le principal initiateur.

Au mois de mars 1884 on apprit une nouvelle qui jeta la joie dans tous les cœurs : le Pape venait de décider de créer cardinal notre vénérable archevêque Mgr Taschereau. Cet événement provoqua de grandes réjouissances dans tout le pays, car c’était le premier cardinal canadien que Rome nous donnait. En élévant ainsi Mgr Taschereau à cette haute dignité, le Pape avait voulu reconnaître les qualités supérieures qui le distinguait, comme les services signalés qu’il avait rendus à l’Église canadienne. Bref, en le revêtant de la pourpre romaine, le Saint-Siège affirmait d’une façon solennelle la confiance qu’il avait toujours reposée en lui.

Le choix des cardinaux appartient au Souverain Pontife sans doute ; mais, généralement il n’élève personne à ce poste élevé sans s’être assuré au préalable que la chose sera agréable aux autorités et surtout au gouvernement du pays auquel appartient le futur cardinal.

Celui à qui revient le mérite d’avoir le premier pensé à faire élever Mgr Taschereau au rang des princes de l’Église est feu Mgr Cyr. E. Legaré, l’ancien Vicaire Général du diocèse. Il aimait beaucoup l’archevêque qui, de son côté, avait la plus grande confiance en lui. Dès son ascension sur le trône archiépiscopal de Québec, Mgr Taschereau l’avait appelé auprès de lui comme son Vicaire Général. Or Mgr Légaré avait à Rome un ami, un prêtre, le secrétaire de l’Aumônerie pontificale, qui logeait avec Mgr Mocenni, sous-secrétaire d’État et aujourd’hui cardinal. Ce prêtre tenait Mgr Legaré au courant de tout ce qui se passait au Vatican ; il le fit même nommer Vicaire-Général de l’Archevêque de Vérone, un honneur très prisé et très élevé dans le monde écclésiastique. Mgr Légaré lui demanda s’il ne serait pas possible de faire conférer à Mgr Taschereau les honneurs cardinalices et quels moyens il fallait prendre pour y arriver. Son correspondant lui répondit qu’après avoir sondé le terrain, il avait appris que Mgr Taschereau jouissait à Rome d’un immense crédit, puis il ajoutait que sa nomination était très possible. Mais, disait-il, il faut que cette faveur soit sollicitée par le maire de votre ville et aussi par le gouvernement de votre pays. À ce moment, l’hon. Frs Langelier, le beau-frère de Mgr Légaré, était le maire de Québec. Il se fit un plaisir d’obtempérer à la demande de Mgr Légaré ; il adressa au cardinal Jacobini une lettre dans laquelle il exposait les raisons qui militaient en faveur de Québec ; il représentait que notre siège épiscopal était le plus ancien du pays, et qu’enfin Mgr Taschereau était, et par sa science et par ses vertus digne de recevoir le chapeau de cardinal.

Bien qu’adversaire politique de l’hon. M. Chapleau, M. Langelier, son ancien compagnon de classe, était toujours resté avec lui dans les termes de la meilleure amitié. Il s’adressa donc à lui, et le pria en sa qualité de Secrétaire d’État, d’écrire à Rome au nom du gouvernement. M. Chapleau consulta Sir John Macdonald qui accueillit le projet de la manière la plus favorable, M. Chapleau écrivit à Rome et quelques mois après la bonne nouvelle nous arrivait que Mgr Taschereau avait été nommé cardinal.[1]

Voilà l’histoire vraie de cet événement qui jeta tant de lustre sur notre pays.

C’est le 2 juin qu’une dépêche officielle de Rome, annonça la nomination de Son Éminence le Cardinal Taschereau qui avait été faite dans un Consistoire tenu la veille. Sur réception de ce câblogramme M. le Grand-Vicaire Légaré se rendit officiellement chez Son Excellence le Gouverneur-Général et chez Son Honneur le Lieutenant-Gouverneur, chez les Orateurs des deux Chambres et chez Son Honneur le Maire pour leur communiquer officiellement le grand événement. À trois heures on tira un salut de dix-neuf coups de canon, sur la Terrasse, et à l’instant toutes les cloches des églises catholiques de la ville se mirent en branle et annoncèrent la grande nouvelle à la population. Un peu plus tard Mgr O’Brien, accompagné du garde-noble, le comte Gazzoli, arrivèrent à Québec porteurs de la barrette cardinalice.

La cérémonie de la remise de la barrette, ou l’investiture de Mgr Taschereau comme cardinal donnèrent lieu à de grandes fêtes à Québec.

Dans l’été de 1886 des élections générales eurent lieu au Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse. Ces deux provinces qui était depuis longtemps gouvernées par les conservateurs changèrent leur allégeance et se rangèrent du côté libéral. Après les élections de Lotbinière et de Drummond et Arthabaska, cet événement jeta la jubilation dans le camp des libéraux. Peu de temps après le gouvernement fédéral subissait deux défaites, l’une à Chambly et l’autre dans le comté de Haldimand.

C’est à la suite de ces triomphes libéraux que le Dr Ross fit émaner, le 11 septembre, une proclamation qui mettait fin au parlement et renvoyait les députés devant leurs électeurs. Jamais peut-être dans le pays, des élections avaient été attendues avec autant d’impatience et d’anxiété. L’affaire Riel était encore toute chaude, le gouvernement Ross, assailli avec vigueur par M. Mercier avait beaucoup de plomb dans l’aile ; aussi, l’animation était-elle extraordinaire. Les paisibles campagnes ou généralement le contre-coup des événements politiques met du temps à se faire sentir, étaient en ébullition ; il se faisait un travail de fermentation plus accentué qu’auparavant ; à l’apathie que les libéraux avait si souvent déplorée dans le passé avait succédé un vif intérêt pour la chose publique. Cet état d’âme était dû aux assemblées qui avaient eu lieu, aux polémiques des journaux, et disons-le, au patriotisme des Canadiens-français que l’exécution de Riel avait exaspérés.

M. Mercier parcourut toute la province de Québec qu’il enflamma au souffle de sa parole si chaude, si patriotique, si éloquente ; il prit part à une centaine d’assemblées convoquées sur tous les points de la province. Et partout, sa parole vibrante provoqua un immense enthousiasme. On se serait cru reporté aux jours où Papineau, revendiquant nos libertés attirait au pied des tribunes populaires tous les vrais patriotes. Le parti National avait fait des efforts surhumains pour remporter la victoire ; le 14 octobre son travail, ses efforts étaient récompensés par un succès immense. La province avait donné la majorité aux patriotes qui avaient dénoncé avec tant d’éloquence l’exécution de Riel.

Le gouvernement Ross se cramponna au pouvoir pendant de longues semaines ; il espérait toujours détacher quelques députés, mais la phalange nationale resta intacte, solide, jusqu’à la fin. Les journaux favorables au gouvernement criaient sur tous les tons que celui-ci était sorti victorieux de la bataille pour le justifier aux yeux du Lieutenant-Gouverneur, de persister à garder le pouvoir. D’un autre côté, les amis de M. Mercier avaient signé un « round robin » qui établissait qu’ils étaient en majorité et qu’ils voteraient la déchéance du cabinet conservateur. Ce document, ne pouvait pas, malheureusement, être montré au chef de l’exécutif ; il fallait attendre la rentrée des Chambres pour établir constitutionnellement à quel parti appartenait le pouvoir.

Le parlement fut enfin convoqué pour le 27 janvier 1887, afin de faire cesser le malaise, l’agitation et l’anxieté qui existaient dans la province. Le 19 janvier, trois mois après les élections, le Dr Ross sachant bien qu’il était en minorité remit sa résignation entre les mains de M. Masson et lui conseilla d’appeler l’hon. M. Taillon. C’était un dernier subterfuge pour prolonger de quelques jours la vie d’un parti à l’agonie ! M. Taillon fit semblant de former un ministère ; il se savait si bien en minorité qu’il n’avait rien préparé pour la session, pas même un discours du trône. Des farceurs avaient fait courir les bruits que MM. Jules Tessier et C.-A.-E. Gagnon s’étaient rallié à M. Taillon : aussitôt ces deux députés s’empressèrent de contredire dans les journaux cette folle rumeur.

L’hon. M. Mercier arriva à Québec le 26 au soir. Les libéraux et les nationaux, lui avaient préparé une démonstration grandiose. Une foule énorme s’était portée à la gare du Palais pour le recevoir, et dès qu’il eut descendu du convoi, ce fut des hourrahs étourdissants, des cris de joie indescriptibles. On aurait dit un libérateur qui arrivait, au milieu de ceux qu’il aurait rendus à la liberté. La foule se rendit en procession jusqu’à l’hotel Clarendon, sur la rue Desjardins, où M. le Maire Langelier présenta une adresse au triomphateur. Dans cette adresse il disait entr’autres choses :

… « Grâce à la confiance que votre habileté, votre persévérance et votre indomptable énergie ont inspiré au parti libéral, vous avez réussi à en faire une armée parfaitement disciplinée, prête à tous les sacrifices et à tous les dévouements. Grâce au patriotisme et à l’abnégation de tout ce qui, dans le parti conservateur était prêt à sacrifier au salut du pays, non seulement ses intérêts, mais ce qui est plus difficile encore, les vieux liens de parti si difficiles à briser, vous avez réussi à faire des alliances honorables et à former un grand parti vraiment national, etc., etc. »

M. Mercier, profondément ému de cette démonstration prononça cette fière improvisation :

« Vous avez bien voulu me dire tout à l’heure, M. le maire et vous avez eu raison, que jamais dans aucune circonstance, je n’avais désespéré de l’avenir du Canada-Français.

« Non, je n’en ai jamais désespéré parce que je connaissais notre peuple.

« Aux heures des défaites les plus dures, les plus inattendues, je me suis toujours dit, — cela a été ma force, ma consolation et mon espérance — que le peuple canadien-français était essentiellement composé de braves gens et d’honnêtes gens : ils peuvent être trompés par de fallacieuses promesses, la tourbe des politiciens qui vit autour du pouvoir peut les égarer par des menteuses démonstrations, mais le cœur du peuple est sain.

« La bonne cause, c’est la cause de la patrie, c’est la cause de l’autonomie provinciale, c’est la cause pour laquelle nos pères ont combattu, la cause des patriotes de tous les temps, la cause de ceux qui veulent que la province de Québec ne soit pas une province serve, qu’elle se gouverne elle-même, d’après la volonté de ses habitants.

… « Il y a une question qui domine toutes les autres : nous voulons tous que notre province soit respectée ; nous voulons que tous ses droits civils et religieux soient maintenus ; nous ne voulons pas être la risée de la Confédération. Il y a trois jours, le Mail parlant de je ne sais quel projet de ministère confié à M. Taillon, disait dédaigneusement : « Rien ne saurait être plus inconstitutionnel, mais nous savons que dans la province de Québec on ne se gêne pas pour si peu de chose. » Nous ne voulons pas que l’on continue ce langage méprisant sur la province de Québec ; nous entendons pratiquer comme nos concitoyens anglais des autres provinces le self government et quand nous représentons ici la majorité de l’électorat, nous prétendons être maîtres de nos destinées ; nous voulons que la voix de cette majorité soit entendue et respectée par tous, par les ministres et même par les gouverneurs.

… « À quel spectacle assistez-vous depuis trois mois ? Vous êtes en face d’un gouvernement à l’agonie qui n’a pas lui-même ni force d’action, ni possibilité de résistance. Comment ce gouvernement s’est-il soutenu malgré la volonté du peuple ? Par cette seule raison que les ministres avaient besoin de son concours pour perpétuer dans la Confédération un régime réprouvé par toutes les provinces. Voilà la vérité. La province est devenue une carte dans le jeu de Sir John Macdonald et tous les principes constitutionnels sont violés pour lui permettre de continuer à nous soumettre à un régime de fraude, de corruption, d’illégalités et d’usurpations.

« Lorsque le meurtre de Louis Riel a été consommé, lorsqu’on a suspendu au gibet la tête de ce malheureux halluciné, on s’est figuré que par là toute la question était résolue. On s’est étrangement trompé. Le peuple Canadien-Français a senti qu’une atteinte profonde venait d’être portée à sa nationalité. C’est de ce meurtre que la question nationale est née. Nous avons épousé cette question dès la première heure et nous ne la renierons jamais. Nous ne l’avons pas épousé seulement parce qu’il s’agissait d’une question politique ou judiciaire, mais parce que nous sentions que le meurtre de Riel était une déclaration de guerre à l’influence canadienne française dans la Confédération, une violation du droit et de la justice.

« Voilà pourquoi la question est nationale ; c’est parce que, si Riel a été pendu au gibet de Régina, c’est parce qu’il était un des nôtres.

« Et que l’on ne nous dise pas qu’en protestant contre cette exécution nous nous exposons à nous trouver en conflit avec nos concitoyens de race anglaise.

« Sans doute, la question du meurtre de Riel a été une question qui nous a touché plus profondément que toutes les autres provinces. Nous ne pouvons pas demander à nos concitoyens anglais de partager là dessus nos sentiments d’une manière complète. Mais dans tout le Canada, il n’est pas un homme libre et sincère qui ne soit prêt à s’associer à nous pour condamner les abominations de la politique du Nord-Ouest.

« Quand on parle des dangers de la politique nationale, il faut bien que nous répondions que toutes les provinces du Dominion, la Nouvelle-Écosse qui en est rendue au point de demander la sécession, le Nouveau-Brunswick, l’Île du Prince-Édouard, la province d’Ontario qui vient de donner une éclatante majorité au gouvernement de M. Mowat ; il faut bien que nous nous rendions compte que toutes les provinces ont comme nous leur mouvement national et que toutes sont d’accord avec nous pour protester contre le régime centralisateur qui menace de conduire la Confédération à sa perte.

« Le moment est venu de demander à tous nos concitoyens, aux gouvernements de toutes les provinces qu’une convention détermine leurs griefs, les moyens de les satisfaire, comme le moyen de placer le Canada sous un gouvernement uni.

« Puisque le gouvernement fédéral s’est montré jusqu’à présent impropre à cette tâche et puisque nos divisions ne permettent pas d’attendre qu’il la réalise, peut-être y aurait-il lieu d’assembler à bref délai une réunion libre de tous les Canadiens qui veulent défendre à la fois leurs libertés locales et l’existence de la Confédération.

« Ce jour-là, la province de Québec qui a été le germe de la Confédération sera tout naturellement désignée pour convoquer les provinces sœurs et peut-être nous sera-t-il réservé de sauvegarder par notre initiative le régime politique sous lequel nous vivons.

« On a pu croire un moment que la question était de savoir qui gouvernerait à Québec, de ceux qui se disent conservateurs ou de ceux qui sont reconnus comme patriotes.

« Aujourd’hui la question s’est transformée : on a oublié les vieilles querelles. Le problème qui se pose est tout autre. Tous les patriotes sont maintenant unis pour la défense de la cause nationale. Ce n’est plus une considération de parti : la question est de savoir qui triomphera de la volonté de tout un peuple manifestée par des élections libres, ou de la volonté des ministres d’Ottawa qui entendent nous imposer à Québec un gouvernement dont nous ne voulons pas. »

Le lendemain la population de Québec était dans une grande agitation : c’était l’ouverture du parlement, c’était la date fixée pour la première rencontre des deux partis sur le parquet de la Chambre. La foule avait envahi les couloirs de la Chambre et les galeries ; les députés avaient peine à se frayer un passage à travers cette cohue humaine. Enfin, l’heure décisive est arrivée : le gouvernement nomma M. Faucher de St-Maurice comme son candidat à la position d’Orateur de la Chambre, et M. Mercier soumit en amendement le nom de l’hon. F. G. Marchand, un vétéran de nos luttes parlementaires. Il règne un parfait silence dans la Chambre jusqu’au moment où le résultat du vote est proclamé, déclarant M. Marchand, élu. Des applaudissements éclatent dans les galeries, la foule est au comble de l’enthousiasme.

Aussitôt M. Mercier demande s’il y a un gouvernement ? M. Taillon cherche à éluder la question en disant que les explications ministérielles ne se donnent qu’après que l’adresse est votée. M. Mercier insiste, il désire savoir ce qui est advenu du cabinet Ross qui a convoqué les Chambres et qui n’est plus à son poste.

M. Taillon, visiblement embarrassé, propose l’ajournement de la Chambre sans dire ce qu’il entend faire. C’est là où M. Mercier l’attendait, car il savait qu’un vote hostile sur une motion d’ajournement était un vote direct de non confiance dans le gouvernement. Il demande donc à la majorité de repousser la proposition de M. Taillon « pour bien faire voir, dit-il, à ceux qui ne veulent pas le comprendre que l’on n’usurpe pas impunément le pouvoir pendant des mois, dans la province de Québec. » Puis, s’adressant aux ministres, il leur dit : « Vous ne sortirez d’ici que lorsque je le voudrai : je suis le maître de la Chambre. » Un cri de triomphe s’échappa de l’opposition auquel les galeries font écho. Pendant une heure les deux partis restent en face l’un de l’autre : le camp ministériel est dans un désarroi complet. Soudain, voici qu’un loustic perché dans la galerie entonne le Libera, ce qui provoque un immense éclat de rire. Finalement, à six heures, M. Taillon demande l’ajournement de la Chambre pour communiquer avec le chef de l’exécutif. Le ministère Taillon avait vécu !

Le même soir au diner officiel donné à Spencer Wood, M. Mercier fut appelé à former un gouvernement et deux jours après son cabinet était au complet.

Voici le personnel de la nouvelle administration : L’hon. M. Mercier, Premier et Procureur-Général.
L’hon. Jos. Shehyn, Trésorier ;
xxx"xxJos. Duhamel, Solliciteur-Général ;
xxx"xxP. Garneau, Ministre des Terres ;
xxx"xxC. A. E. Gagnon, Sec. de la Province ;
xxx"xxJames McShane, Travaux Publics ;
xxx"xxD. A. Ross, Ministre sans portefeuille ;
xxx"xxA. Turcotte, ministre sans portefeuille.

L’hon. Ed. Rémillard membre du Conseil Législatif avait envoyé généreusement sa résignation à M. Mercier pour lui faciliter la formation de son cabinet. La place fut donnée à l’hon. M. Garneau. Un peu plus tard, M. Mercier récompensa M. Rémillard en le nommant Régistrateur à Québec.

M. Mercier avait eu la main heureuse dans le choix de ses collègues. Il était impossible, en effet, de concilier d’une manière plus heureuse des intérêts aussi multiples de religions, de partis, de nationalités et de faire une combinaison plus puissante que celle-là. L’accomplissement de cette tâche, dans l’espace de deux jours dénotait chez M. Mercier l’art du véritable homme d’État.

Appelé à gouverner sa province à l’âge où beaucoup d’hommes publics entrent à peine dans la politique, M. Mercier arrivait avec un prestige extraordinaire acquis à force de travail et de talent. Ses adversaires eux-mêmes rendaient hommage à son incontestable valeur.

La jeune génération voyait avec orgueil le nom de M. Georges Duhamel figurer sur la liste des nouveaux ministres. Arrivé à ce poste à 32 ans, il était un exemple de ce que peut la force intellectuelle alliée au patriotisme. Il retrouvait dans la députation l’un de ses premiers patrons, M. L. O. David.

Le nouveau solliciteur général devait son rapide avancement à son beau talent pour la parole, et surtout à la part dirigeante qu’il avait prise à l’agitation nationale, à la tête des conservateurs du district de Montréal. Il apporta au ministère le double prestige d’une rare précocité et d’une fermeté de caractère bien au-dessus de son âge.

Depuis longtemps l’opinion publique désirait Thon. Joseph Shehyn pour le poste que M. Mercier lui avait confié. Appartenant au monde de la haute finance, à la tête d’une belle fortune, président de la Chambre de Commerce, il avait joué un rôle proéminent dans la lutte inégale que notre district avait eu à soutenir contre le gouvernement fédéral. Le nouveau trésorier n’était pas seulement un financier d’une grande expérience ; c’était aussi un homme dont ses adversaires eux-mêmes n’ont jamais mis en doute l’intégrité.

L’hon. Pierre Garneau reprenait le même ministère qu’il avait occupé dans le gouvernement De Boucherville ; le département des Terres de la Couronne.

Son entrée dans le cabinet Mercier apportait à celui-ci un prestige considérable. M. Garneau, comme son collègue M. Shehyn, était à la tête du commerce et son influence dans le district était considérable.

Le secrétariat provincial fut confié à l’hon. C. A. E. Gagnon, bien connu par les luttes vives qu’il avait faites dans le comté de Kamouraska. Le nouveau ministre était président de la Chambre des Notaires et c’était rendre un grand hommage à cette profession. Bon debater, connaissant bien la procédure parlementaire, c’était un homme précieux pour le parti au pouvoir comme il l’avait été lorsqu’il combattait dans l’opposition.

L’élément irlandais était représenté par l’hon. James McShane, un fidèle ami de la cause libérale et qui dans les mauvais jours avait payé et de sa personne et de sa bourse. C’était un citoyen droit, honorable qui lui, n’avait jamais trahi, Dieu merci ! Pour faciliter la tâche de M. Mercier il lui remit son portefeuille afin de lui permettre de l’offrir à un anglais. C’était Un beau désintéressement, mais M. Mercier avait trop de cœur pour écarter ainsi son vieil ami McShane.

Pour donner plus de force et de prestige à son ministère, M. Mercier s’associat deux ministres sans portefeuille, les hons. D. A. Ross et Arthur Turcotte. Le premier avait été procureur-général et le second Orateur sous le gouvernement Joly. Ils étaient deux lutteurs bien connus : M. Ross avait enlevé aux ennemis une de leurs forteresses et M. Turcotte avait obtenu de grands succès dans le district des Trois-Rivières. Ces deux nominations furent accueillies avec grande faveur par le public, M. Ross était un libéral de l’école de M. Blake. Franchement patriote, l’hon. Arthur Turcotte fut le premier à élever la voix dans l’Assemblée Législative en faveur des Métis, au moment même où les ministres fédéraux envoyaient des troupes pour les exterminer. M. Turcotte était un orateur de premier ordre et c’était une précieuse acquisition pour le ministère.

Tels sont les hommes que M. Mercier s’étaient associés pour l’aider à accomplir la grande œuvre qu’il avait entreprise.

Avant même la formation du nouveau cabinet l’hon. M. Marchand avait été élu Orateur de l’Assemblée. Ce choix avait réjoui tous les vrais libéraux, car c’était un vétéran de nos luttes qui’occupait un siège dans la Chambre depuis 1867 et qui depuis plus de vingt ans avait toujours été solide au poste, combattant de sa plume et de sa parole, dans l’arène publique, à la Chambre et dans la presse. Comme tous les hommes publics il avait été le point de mire de la calomnie, mais ses adversaires n’ont jamais réussi à souiller son nom qui est resté sans tache. M. Mercier avait agi généreusement en donnant ce poste d’honneur à cet ami d’enfance, à ce vieux compagnon d’armes à ce champion si zélé de la cause libérale.

  1. Voir lettres à l’appendice.