Souvenirs politiques, Vol 1/Chapitre septième

Dussault & Proulx, Imprimeurs (1p. 263-290).


CHAPITRE SEPTIÈME

1887

Les élections fédérales — Ma candidature à Montmorency — Première session de M. Mercier — Les better-terms — Opposition de la presse conservatrice — Les Jésuites obtiennent la personnalité civile — Les citoyens de Québec donnent un banquet à M. Mercier — Ses sentiments à l’égard des Anglais — Les Jésuites présentent une adresse à M. Mercier à Montréal — M. Blake abandonne le poste de chef de l’opposition à Ottawa — M. Laurier est appelé à lui succéder — Opinion de la presse — L’hon. M. R. Masson abandonne le poste de lieutenant-gouverneur — L’hon. M. Angers lui succède — Ouverture de la conférence inter-provinciale — Discours de M. Mercier — Aperçu rapide des différents projets de Confédération.

Les événements politiques se succédaient avec rapidité ; M. Mercier venait à peine de prendre le pouvoir à Québec quand le parlement fédéral fut dissout. La mise en nomination des candidats était fixée au 15 février et la votation au 22. Notre province était encore en ébullition ; la victoire de Mercier, la campagne vraiment merveilleuse qu’il venait de faire, avait singulièrement préparé le terrain pour la nouvelle lutte qui allait s’engager. Le parti libéral si longtemps et si souvent défait dans notre province pouvait maintenant marcher le front haut et faire face à ses adversaires. M. Mercier avait à cœur que M. Laurier sortit victorieux de cette bataille ; il y employa toute l’influence dont il disposait ; il ajourna même la date de son départ pour un voyage en Europe afin de lui prêter main forte. Cette conduite de M. Mercier avait un double but : le premier, c’était de donner la victoire à son ami Laurier : le second c’était de s’assurer le concours de celui-ci pour le moment où il demanderait l’augmentation du subside fédéral qu’il avait en vue.

Dans cette campagne électorale le hasard me jeta comme candidat dans Montmorency contre feu M. P. V. Valin. Je n’avais jamais songé à entrer dans l’arène fédérale, si bien que j’étais à faire la bataille pour feu M. Henri Duchesnay dans le comté de Dorchester quand un télégramme me rappela soudainement à Québec. M. Laurier me pria de me porter candidat contre M. Valin. J’hésitai un peu vu qu’il restait peu de temps pour préparer l’élection ; mais, je finis par céder au désir de mon chef, sans toutefois conserver un grand espoir de succès. Je fus élu par une voix ! Ce n’était pas ce que l’on peut appeler une majorité écrasante : elle me permit cependant de siéger pendant toute la durée du parlement. Ma victoire fut pour moi une surprise aussi grande qu’elle le fut pour mes amis politiques. J’avais vaincu M. Valin, l’ami de Sir Hector Langevin, le protégé de l’hon. Thos McGreevy qui à ce moment disposait d’une immense influence à Québec. On hésita fort à croire à ma victoire. Le soir de l’élection je fus compté au nombre des morts ! J’étais ce soir là à St-Joachim chez M. Alfred Fillion, entouré de tous mes amis les plus dévoués qui avaient accompli un travail énorme pour assurer le succès. Quand les résultats des différents polls nous furent connus ; quand il fut bien constaté que j’étais battu, le père Fillion se mit à pleurer et son exemple fut contagieux. J’ai rarement assisté à une scène plus émouvante : je me demandais comment j’avais pu être vaincu avec des partisans aussi dévoués. Je me sentais ému non pas tant de ma défaite — hélas ! ce n’était pas la première — comme du chagrin qu’elle causait à toutes ces braves gens.

C’est un pur hasard qui m’apprit le lendemain matin que j’avais gagné l’élection. Un électeur de la paroisse de St-François de l’Ile d’Orléans, un de mes partisans, se rendant à la Baie St-Paul avait pris le déjeuner chez M. Fillion et la conversation roula, bien entendu, sur l’élection. On lui montra le chiffre de la votation qui accusait un partage égal de votes à St-François. « C’est une erreur, dit-il, M. Langelier a obtenu une voix de majorité, et j’en suis bien sûr puisque j’étais son représentant dans le bureau de votation. » Cette nouvelle causa un vif émoi parmi les amis qui se trouvaient chez Fillion ; ils sortirent de la maison en poussant des hourrahs formidables. Quelques minutes après le pavillon bleu qui avait été hissé chez le chef des conservateurs descendait piteusement, ce qui augmenta l’espoir de mes amis. Au bout d’une demie heure, voilà les voitures qui arrivent à la porte de ma demeure, les chevaux sont couverts de rubans rouges et nous voilà partis triomphalement pour Québec. Le long de la route, la procession grossit toujours. Mes adversaires qui avaient célébré leur victoire la veille au soir étaient tout ahuris de notre triomphe qui gâtait joliment leur joie du jour précédent. En arrivant à Québec, cette bonne population de St-Roch me fit une de ces ovations si chaudes, si sympathiques dont elle a seule le secret. J’arrivais après les autres comme ces soldats de Napoléon au retour de la campagne de Russie, qui avaient survécu au froid et aux misères de toutes sortes. Je venais de conquérir de nouveau ce comté de Montmorency auquel j’avais appris l’évangile libéral en 1878.

Nous avions été vaincus dans le pays, mais la province de Québec avait donné une belle majorité à M. Laurier.

Mon élection avait été une surprise générale pour tout le monde ; mes amis n’avaient guère compté sur Montmorency et mes adversaires étaient sûrs que M. Valin serait élu. Je me trouvai dans un grand embarras. Tous ceux qui avaient voté pour moi s’empressaient de me féliciter en me disant d’un petit air protecteur : « Vous savez que c’est à moi que vous devez votre élection. » Fort bien pour ceux qui avaient réellement voté pour moi, mais la chose la plus renversante, c’est que j’en ai rencontré un — un adversaire politique — qui prétendit que c’était lui qui m’avait donné la majorité.

— « Comment cela, lui demandai-je ?

— « C’est tout simple, j’ai été empêché d’aller enregistrer mon vote contre vous ;

— « Allons donc ! lui repondis-je, il y en a au moins cent cinquante dans votre cas. J’ai assez à remercier ceux qui m’ont donné leurs suffrages sans être tenu d’avoir de la reconnaissance à ceux qui n’ont pas pu me faire battre.

L’hon. M. Blake qui était alors le chef du parti m’envoya un télégramme conçu en ces termes : « I congratulate you upon your unique majority. » On m’a beaucoup plaisanté au sujet de cette élection. M. Mercier, au banquet qui lui fut donné par les citoyens de Québec le 14 mai avait dit : « Je regrette d’avoir à vous prier de constater que j’aurais besoin de la voix unique de mon ami M. Chs Langelier, etc., etc. »

La première session sous le gouvernement Mercier fut ouverte le 16 mars. Dès son premier discours devant la Chambre, M. Mercier aborda la question des better terms. Il demanda la révision de la constitution de façon à obtenir pour les provinces un octroi plus considérable ; il alléguait en faveur de sa présentation les changements qui étaient survenus depuis la Confédération.

Les journaux conservateurs combattirent vivement ce projet ; ils le dénoncèrent comme un crime politique. Leur contradiction était évidente puisque auparavant ils avaient élevé le Dr Ross aux nues parce qu’il avait, lui aussi, demandé la même chose. En quoi alors M. Mercier se montrait-il si criminel de venir à son tour demander une révision des arrangements financiers de la Confédération ? On voit combien le cardinal de Retz avait raison de dire « qu’il faut souvent changer d’opinion pour rester de son parti. »

Cette question avait préoccupé tour à tour les deux partis. Dès 1879, en effet, l’hon. F. Langelier, trésorier du gouvernement Joly, avait dénoncé ces arrangements financiers dans son exposé budgétaire ; il prétendait que cet octroi devait augmenter en proportion de la population. « La vérité est, disait-il, que si nous ne devons envisager l’immigration et l’augmentation naturelle de la population qu’à ce seul point de vue, loin d’être un bienfait pour la province, elle ne serait qu’une source de dépenses sans profit pour nous. »

Le 13 avril M. Mercier annonça à la Chambre son projet de réunir les ministres des différentes provinces en conférence à Québec. M. L. G. Desjardins, l’un des membres les plus importants de l’opposition s’y objecta ; il signala tous les dangers qu’il y voyait pour l’avenir. « Il faut du calme et du sang froid, lui répliqua M. Mercier, pour traiter cette question. M. Desjardins a peur de cette conférence, et pourquoi ? L’hon. M. Mowat premier ministre d’Ontario, ancien chancelier, ancien juge n’offre-t-il pas des garanties suffisantes de ses intentions pacifiques ?

Les événements sont donc bien changés depuis 1883 ? En ce temps là le gouvernement Mousseau posait absolument la même base d’opération que le gouvernement Mercier pour obtenir une augmentation du subside fédéral. Aujourd’hui la grande accusation que portent mes adversaires est que j’ai l’audace de toucher à l’arche sainte de la Confédération ! Et cependant, le même M. Desjardins ne disait-il pas alors : « Il faut amender la charte constitutionnelle de manière à augmenter le subside fédéral. »

La guerre que l’on faisait à ce projet n’était pas sérieuse ; l’opposition manquait tout à fait de sincérité.

Pendant cette session M. Mercier proposa une loi ayant pour objet de donner l’existence légale à la Compagnie de Jésus. Cet événement prit des proportions considérables. Il provoqua une correspondance aigre douce entre Son Éminence le Cardinal Taschereau et M. Mercier. Le premier voulait que cette loi fut ajournée à une autre session, afin de lui permettre de consulter l’épiscopat. On craignait dans certains quartiers que les Jésuites voulussent se faire donner des pouvoirs extraordinaires. M. Mercier refusa d’obtempérer à cette demande vu que la mesure projetée était d’un caractère purement civil et que les Jésuites souffriraient du retard demandé. La loi fut votée avec cette restriction que les Jésuites n’auraient pas le droit d’établir de maisons d’éducation dans un diocèse sans le consentement préalable de l’évêque.

Cette loi n’avait pas d’autre objet que de donner aux Jésuites un état civil. M. Mercier, dès ce temps là avait songé au règlement de la question des biens des Jésuites.

Les citoyens de Québec voulurent donner à M. Mercier un témoignage éclatant de leur estime et de leur admiration. Il lui offrirent un banquet qui fut présidé par le maire de la ville, l’hon. F. Langelier.

Certes, c’est toujours un beau spectacle que les honneurs rendus à un homme public de son vivant ; mais la chose est plus flatteuse encore quand on peut dire que cette apothéose est méritée. Peu d’hommes pouvaient se vanter d’avoir acquis en aussi peu de temps une popularité comparable à celle que possédait M. Mercier : Il était au pouvoir depuis trois mois à peine, et, déjà, il semblait avoir fasciné la province. Autant il avait déployé de talent dans son rôle de chef d’opposition, autant il avait brillé par sa fière éloquence tant dans l’ancien parlement qu’à la tribune populaire, autant il s’était révélé homme d’État dans son nouveau rôle de chef de gouvernement.

Cet hommage était bien mérité car, depuis des années M. Mercier avait lutté avec intrépidité contre de formidables obstacles. Il avait pris la direction d’une cause que l’on croyait perdue, sans jamais se désespérer ; il avait toujours combattu comme si la victoire n’eut pas été douteuse, convaincu que les principes qu’il défendait finiraient par triompher. La perspective s’était faite bien sombre par moments ; le rayon consolateur s’était fait longtemps attendre. M. Mercier n’avait jamais douté de sa cause ni de la victoire si celle-ci avait fini par sourire aux libéraux, il pouvait s’en féliciter puisque c’était lui qui avait maintenu le courage de son parti, galvanisé des forces épuisées et qui lui avait donné le nerf nécessaire pour la bataille définitive. Le plan de campagne, la vigueur de l’assaut, l’ardeur du combat, tout avait été son œuvre ; si ses partisans, depuis trois ans surtout avaient fait leur possible, ils étaient unanimes à rendre à leur vaillant chef la gloire d’avoir terrassé le Goliath conservateur dans la province. Aussi, en proposant sa santé, M. Langelier pouvait-il dire avec raison :

… « Il fallait une voix éloquente comme celle du chef national pour faire valoir notre excellente cause. Partout où elle s’est fait entendre, nous avons remporté une victoire. C’est grâce à cette voix si les préjugés habilement exploités par nos adversaires sont maintenant dissipés ; aujourd’hui, le pays a repris une confiance qu’il avait presque perdue dans nos institutions provinciales. On sent qu’un bras robuste et adroit est à la direction des affaires, et que tous les intérêts ceux des protestants comme ceux des catholiques, ceux de toutes les races qui se coudoient ici, sont entre bonnes mains. Mais quel travail gigantesque il a fallu pour en arriver là ! »

M. Mercier répondit à cette santé d’une façon fort spirituelle. Il eut de beaux mouvements oratoires ; j’en cite quelques uns : En faisant allusion aux hommes distingués des autres provinces qui étaient venus prendre part au banquet il dit :

… « Ils sont les bienvenus dans la vieille cité de Champlain, Ils représentent la majorité dans la Puissance du Canada ; mais ils représentent la minorité dans la province de Québec : nous les saluons avec plaisir, malgré qu’ils ne parlent pas notre langue, malgré qu’ils ne professent pas notre religion, ils sont nos frères, car ils sont Canadiens comme nous. Les circonstances ont placé la province de Québec dans une situation toute spéciale. On dirait que la Providence à toujours voulu nous donner, à nous Français, un rôle particulier. Elle nous a placés au milieu de la Confédération comme si elle avait désiré que nous fussions le trait d’union entre les Anglais des provinces maritimes et ceux des provinces supérieures. Aussi, ce soir, nous leur tendons cordialement la main et nous leur disons : quelque soit votre race, votre religion, quelque soient vos idées, vos aspirations, aidez-nous à bâtir dans le Canada une nation forte et puissante, la nation canadienne qui a devant elle un si brillant avenir. »

Puis, la voix encore brisée par la campagne qu’il venait de faire à travers la province, il termina par ces paroles :

… « Le rôle de notre gouvernement est modeste, c’est vrai, mais nous désirons l’élever autant que possible en cultivant dans cette province le sentiment national, un sentiment véritablement canadien. Nous ne sommes pas appelés à entretenir ces luttes de races et de religions qui malheureusement ont existé dans le passé. Nous sommes appelés au contraire à fortifier le véritable sentiment national, à rappeler aux représentants de toutes les croyances qu’ils sont des frères de par la loi et la constitution, qu’ils doivent oublier les vieilles divisions du passé et les haines qui ont empêché le peuple canadien de marcher dans la voie du progrès et de la prospérité. Rappelons-nous que si nous sommes divisés par l’origine, par la race, par la langue, nous sommes unis par le même patriotisme, par le même désir de voir les Canadiens devenir un grand peuple, et que, tout en nous félicitant, tout en nous réjouissant d’être Français, Anglais, Écossais ou Irlandais, nous devons nous réjouir autant d’être Canadiens et d’appartenir à l’une des plus grandes nations qui existera plus tard, la nation canadienne.»

C’était bien là le sentiment intime de Mercier : je le lui ai souvent entendu exprimer dans des conversations intimes. Comme la presse anglaise a été injuste de le représenter comme un homme hostile aux Anglais ! Rien n’était plus faux ; il admirait ceux-ci et il était disposé à les traiter libéralement. Ne l’a-t-il pas démontré en faisant voter une somme de $10,000 pour la reconstruction de l’Université de Toronto ? Ne l’a-t-il pas prouvé encore en attribuant pour les écoles protestantes une somme de $60,000 à même les deniers provenant du règlement des biens des Jésuites ? Quelles injustices la politique n’a-t-elle pas fait commettre !

M. Mercier marchait de triomphe en triomphe. Quelques jours après le banquet des citoyens de Québec, le 25 mai, les Jésuites donnaient une grande fête à leurs anciens élèves dans la grande salle du Gésu à Montréal, et le Père Turgeon en présentant une adresse à M. Mercier s’exprimait comme suit :

… « L’hon. Premier Ministre a fait de notre cause une cause personnelle ; il a défendu les Pères comme s’ils eussent été de sa propre famille, et à l’en croire, la joie d’avoir triomphé n’est pas moins grande pour lui que pour nous. Après avoir partagé nos inquiétudes dans la lutte, il vient ce soir partager notre bonheur dans la victoire. Eh bien ! oui, la victoire est à vous, car sans vous, elle n’eut jamais été à nous. Vos amis, vos condisciples d’autrefois vous ont aidé, vous ont encouragé, c’est vrai, mais tous le diront avec moi, sans votre dévouement filial, jamais peut-être les Jésuites ne seraient devenus des citoyens canadiens. Le coup eut été bien cruel à nos cœurs ! Après plus d’un siècle de travaux incessants, de courses apostoliques, de fatigues accablantes, de privations de tous genres ; après de nombreux combats livrés à des adversaires du nom chrétien pour conserver la foi dans le cœur de nos pères ; après avoir donné à notre colonie naissante le bienfait de l’éducation, après avoir vu mourir plusieurs frères sur les bûchers ou sous la hache du sauvage, les Jésuites n’auraient pas encore mérité le nom de citoyens ! »

M. Mercier répondit à cette adresse avec une rare éloquence.

Quel changement hélas ! Cette démonstration comportait un grand enseignement : en effet, il ne faut pas se reporter bien loin en arrière pour retrouver le groupe libéral bas-canadien sous le coup d’un ostracisme injuste dénoncé au nom des principes les plus sacrés, voué à l’exécration d’une population très sincèrement catholique pour ne pas entendre sans être ému des appels qui s’adressaient à ses sentiments les plus chers. Quel travail herculéen n’avait-il pas fallu accomplir pour faire disparaître les malentendus et faire comprendre une bonne fois que l’on peut être bon libéral et excellent catholique ! M. Mercier — il faut bien le reconnaître — a contribué pour une large part à cette œuvre de paix et d’apaisement.

Au moment où M. Mercier venait d’arriver à la tête du gouvernement dans notre province. M. Laurier devenait chef du parti libéral à Ottawa, honneur qu’il n’avait ni sollicité, ni recherché. M. Edward Blake avait déployé comme chef de l’opposition un talent supérieur et des qualités admirables, mais ce travail avait ébranlé sa santé à un tel point qu’il fut obligé d’abandonner son poste. Il s’était, d’abord ouvert de son projet confidentiellement à Sir Richard Carthright et à l’hon. M. Jones de Halifax ; à part la question de santé, il s’imaginait aussi qu’un autre que lui aurait plus de chance de conduire le parti à la victoire. J’étais à ce moment député à la Chambre des Communes. On nous convoqua en caucus et nous ne soupçonnions pas quel pouvait bien en être l’objet. M. Blake prit la parole et nous fit part de sa détermination qui nous jeta dans l’étonnement ; il termina en suggérant M. Laurier comme son successeur. Celui-ci qui ne paraissait pas en savoir plus long que nous sur le sujet déclara que la tâche était trop lourde pour lui et demanda que le choix tombât sur un autre. Pressé d’accepter par toute la députation libérale, il demanda quelques jours pour y songer. C’était un bel hommage rendu à son talent à a sa popularité car pas un autre nom que le sien fut mentionné ; c’était en même temps pour nous de la province de Québec un motif de légitime orgueil de voir l’un des nôtres choisi pour diriger les destinées du parti libéral ; c’était, enfin, une preuve éclatante de la magnanimité, de la tolérance de nos alliés des autres provinces.

La presse fut à peu près unanime à applaudir à ce choix. Le Mail lui-même, le principal organe conservateur ne pouvait s’empêcher de dire :

“Puissant orateur au parlement comme aux tribunes, nature affable et engageante, citoyen intègre et sans tache, tous admettent qu’il est tout cela. Il n’y a pas dans toute l’opposition, même en comptant M. Blake, d’hommes beaucoup plus qualifiés que lui pour le commandement sous ses importants rapports.”

Assurément, c’était un événement de haute portée pour notre province ; il en faisait le centre d’action, la source inspirative de l’un des deux grands partis qui se disputent la prédominance au Canada. Nous voyions dans l’élévation de M. Laurier au commandement suprême autre chose que la partie politique ; à nos yeux, c’était une sorte de glorification nationale, un hommage rendu à notre race dans une de ses manifestations les plus remarquables.

M. Laurier avait mis dans son acceptation une condition toute chevaleresque ; il avait accepté à la condition de céder le pas à M. Blake dès que sa santé lui permettrait de reprendre le poste qu’il avait occupé avec tant d’honneur pour lui et pour son parti. En cela, il donnait une preuve de dévouement à ses associés politiques en même temps que d’une modestie bien faite pour lui concilier le parti tout entier. M. Laurier, à l’instar de M. Blake donna raison au vieux proverbe qui dit que « l’homme que l’honneur recherche est digne de l’honneur. » Nous verrons qu’il se montrera un chef remarquable et qu’il conduira son pays et son parti à de grandes destinées.

C’est aussi vers ce temps là que l’hon. M. Rodrigue Masson, lieutenant-gouverneur de la province, abandonna sa position pour des raisons de santé. Cette succession fit naître de nombreuses convoitises. On mentionna d’abord les noms de Sir Hector Langevin et de l’hon. M. Chapleau comme devant succéder à M. Masson. Ces deux hommes représentaient chacun une faction opposée dans le parti conservateur, et, ni l’un ni ! l’autre ne pouvait abandonner son poste. Le choix tomba en dernier ressort sur l’hon. A. R. Angers, juge des districts de Montmagny et Beauce.

Les adversaires du gouvernement Mercier se réjouirent de cette nomination d’une façon provoquante. Les politiciens conservateurs ne se gênaient pas de proclamer avec des airs triomphants que M. Angers avait été nommé expressément pour susciter des misères et des ennuis à M. Mercier. Ces vantardises eurent pour effet de jeter du discrédit sur cette nomination qui, autrement aurait été accueillie avec faveur. Car on pensait alors que M. Angers, monté sur le banc, éloigné de la politique, avait oublié 1878 ! Et puis, il avait à cette époque soutenue avec tant de vigueur que le chef de l’exécutif n’a de volonté que par ses ministres, qu’il n’est que l’instrument de ses aviseurs, pour croire qu’il n’avait pas oublié en si peu d’années ces principes constitutionnels pour lesquels il avait si vivement combattu M. Letellier en 1878.

Le Herald de Montréal vit d’un très mauvais œil la nomination de M. Angers. Le Canadien se hâta de le rassurer dans les termes suivants :

… « Ceux au nom desquels parle le Herald sont les mêmes qui en 1878 ont applaudi à l’acte de M. Letellier renvoyant d’office un gouvernement qui possédait dans les deux Chambres de la législature la plus solide majorité à laquelle des ministres aient jamais commandé dans cette province. Coupables d’avoir méprisé, prostitué la constitution pour des fins de parti, ils nous pensent capables de renouveller au profil de notre parti leur tentative criminelle : qu’ils se détrompent. Personne occupant une position, responsable dans nos rangs ne songe à rompre avec des principes d’ordre et de respect aux lois qui sont dans les traditions conservatrices.

… M. Angers est venu à Spencer-Wood pour y agir, nous en avons l’absolue certitude, conformément à la constitution. »

Tout cela était bel et bon pour le public, mais en réalité, M. Angers fut nommé pour créer des embarras à M. Mercier, et les événements ont prouvé que les espérances que ses amis avaient reposées en lui n’avaient pas été vaines ! Du reste, l’hon. M. Tarte m’a avoué un jour bien candidement que M. Angers avait été choisi pour déloger M. Mercier du pouvoir à la première occasion favorable ; la chose a-t-il ajouté, avait été décidée à un lunch donné à Sir John au Club de la Garnison auquel, lui M. Tarte était présent. Ce qui s’est passé plus tard a démontré que M. Angers, en renvoyant M. Mercier et ses collègues avait plutôt pensé aux intérêts de ses amis politiques qu’aux principes constitutionnels dont il s’était jadis constitué le champion ! Ah ! pauvre politique, que d’injustices ont été commises en ton nom !

L’hon. M. Angers prêta le serment d’office devant le juge en chef Sir L. N. Casault le 31 octobre. On avait donné à cette cérémonie toute la solennité possible, M. Mercier lui fit cadeau d’une superbe plume d’or au moment où il allait signer la formule de son serment, et il lui dit en riant : « J’espère que vous ne vous en servirez pas pour signer ma démission ! » C’était une fine allusion à toutes les vantardises des conservateurs.

Le soir M. Angers donna un grand diner dans la salle de l’Assemblée législative. Tous les membres de la législature, les sénateurs et députés fédéraux qui résidaient à Québec furent invités à ce banquet de joyeux avénement. M. Angers ne fit qu’une seule exception, ce fut pour moi. J’étais alors député aux Communes pour le comté de Montmorency. M. Angers avait encore sur le cœur sa défaite de 1878 et ma présence au diner aurait pu gâter son appétit, je présume. C’était, un petit incident sans doute, mais qui démontrait bien que M. Angers n’avait pas oublié le passé. Du reste, il l’a bien prouvé plus tard.

La nomination de M. Angers coïncida avec l’ouverture de la conférence inter-provinciale. Toutes les provinces, à part la Colombie britannique et l’Ile du Prince-Edouard avaient accepté l’invitation de M. Mercier. L’ouverture de la conférence eut lieu le 21 octobre, au Palais Législatif.

M. Mercier, après avoir souhaité la bienvenue aux délégués, s’exprima comme suit :

… « Vous avez compris comme nous qu’il n’est ni hors de propos, ni contre les intérêts généraux du Canada, encore moins contre les intérêts particuliers des provinces, de réunir après vingt ans des représentants des gouvernements des différentes parties de la Confédération, dans le but d’étudier certaines questions, lesquelles, à raison de l’expérience de ces dernières années, requièrent une solution pacifique.

Le gouvernement qui a pris l’initiative de la convocation qui nous réunit en ce moment, croit qu’il est de son devoir de déclarer, dès le début, que l’objet de cette réunion ne doit pas être regardé comme hostile ou antipathique aux autorités fédérales ; cette conférence est exclusivement destiné à rechercher et à résoudre, dans l’intérêt général de tout le Canada, les difficultés que l’expérience a pu constater dans les relations entre le gouvernement fédéral et ceux des provinces.

Le gouvernement de Québec tient aux institutions fédérales ; il désire assurer leur existence comme leur bon fonctionnement et c’est pour cette raison, qu’il vous demande de l’aider à faire disparaître tout danger de conflit entre le gouvernement du Canada et les gouvernements provinciaux.

En nous réunissant aujourd’hui pour discuter les intérêts généraux de la Confédération et des provinces, pour constater les lacunes et les défectuosités qu’il y a dans le fonctionnement de notre constitution, nous ne faisons, il faut bien l’admettre, qu’imiter l’exemple des hommes publics les plus distingués des pays confédérés, où, à différentes époques, on a cru nécessaire de faire ce que nous faisons en ce moment. Je ne puis mieux vous prouver l’absence, dans l’idée qui a présidée à la convocation de cette conférence de tout sentiment d’hostilité à l’égard du pouvoir fédéral, qu’en vous rappelant, que suivant à la lettre la déclaration du chef de l’exécutif de cette province, nous avons invité spécialement les autorités fédérales à prendre part à nos délibérations pour y apporter le concours de leur expérience comme de leur bonne volonté. Cette invitation toute amicale n’a pas été acceptée. Et c’est avec un bien sincère regret que je me vois obligé de vous informer de ce refus.

Je puis affirmer sans crainte que les résultats de cette conférence prouveront la sincérité de cette déclaration, et que votre travail inspiré par le patriotisme le plus éclairé, guidé par l’expérience des hommes distingués qui m’entourent sera favorable aux intérêts généraux du Canada et spécialement avantageux à ceux des différentes provinces que nous représentons.

Si le gouvernement de Québec a pris l’initiative de cette conférence, je puis vous affirmer, et je m’empresse de le déclarer, qu’il n’a pas l’intention de vous imposer les sujets qui devront être discutés ; il doit seulement vous signaler les principaux points qui ont attiré son attention et qui pourraient peut-être avec ceux que vous êtes appelés à proposer, faire l’objet de nos délibérations. »

Ce discours était d’une grande habileté : il eut pour effet de rassurer les ministres conservateurs qui assistaient à cette conférence. Sir John avait fait tout son possible pour empêcher celle-ci de se réunir ; c’est lui qui avait arrêté à Ottawa le premier ministre de la Colombie et l’avait persuadé qu’il faisait mieux de ne pas se rendre à Québec.

Mercier possédait un esprit d’une vaste envergure, capable de concevoir et d’accomplir de grandes choses. Nature large, sympathique, vigoureux à l’action, jamais à bout de ressources, il était plus qu’un chef ordinaire de parti. Il avait pu pendant un temps, avoir des ennemis acharnés, sa supériorité a fini par les subjuguer peu à peu et les haines se sont changés en amitiés. Il avait d’étonnantes aptitudes pour le commandement et il savait se créer des alliances dans les quartiers les plus inattendus. Après la conférence, M. Mowatt a déclaré que c’était M. Mercier qui l’avait dirigé que c’était son œuvre, puis, il ajouta : « He was head and shoulder above every one of us ». C’était un témoignage flatteur quand il tombait des lèvres d’un homme comme le premier ministre d’Ontario.

On peut donc dire que c’est à M. Mercier que revient l’honneur d’avoir préparé la voie pour le remaniement du subside fédéral.

Il n’est peut-être pas hors de propos de donner ici un historique rapide de l’origine et des développements de la Confédération dont M. Mercier voulait amender les dispositions.

C’est à la Nouvelle Écosse, en 1808, que la question de l’Union des provinces de l’Amérique Britannique du Nord fut pour la première fois amenée devant l’Assemblée législative par Richard J. Uniaske. Plus tard en 1814 l’ancien juge en chef Sewell soumit le projet à Lord Bathurst comme un système propre à amener la solution des difficultés administratives qui existaient alors.

John Beverly Robinson, Procureur-Général pour le Haut Canada prépara en 1822 un projet de Confédération. En 1825 M. McCollagh, rédacteur du Montréal Free Press publia de nombreux articles en faveur d’une union fédérale, puis dix ans plus tard, M. Robert Gourlay publiait à Londres un projet sur la même question.

Un an après les troubles de 1837-38, Lord Durham, dans un rapport adressé au gouvernement impérial recommande la Confédération des provinces.

En 1854, l’hon. J. W. Johnston présente à l’assemblée législative de la Nouvelle Écosse une résolution en faveur du même système politique adopté aux provinces et en 1857 le même M. Johnston est envoyé en Angleterre avec l’hon. M. A. G. Archibald, par le parlement de la Nouvelle Écosse, comme délégués, pour traiter cette question. La même année, l’hon. A. T. Galt parle en faveur de la Confédération dans le parlement du Canada. Lorsqu’il accompagne l’hon. G. E. Cartier et John Rose à propos du projet d’un chemin de fer Intercolonial, il appuie ceux-ci dans la discussion de la confédération avec le secrétaire des colonies, Sir Bulwer Sytton, qui demande que l’on consulte au préalable l’opinion des Canadiens.

C’est le parlement de la Nouvelle Écosse qui fit le premier pas vers l’union fédérale en adoptant unanimement une résolution favorable au projet en 1861. Le secrétaire pour les Colonies accueillit ce vote avec faveur, dans une dépêche en date du 6 juillet 1862.

Le 14 juin 1864, l’hon. Geo. Brown, en sa qualité de président d’un comité spécial de l’assemblée législative du Canada, se prononça en faveur d’un système fédératif, applicable soit au Canada seulement, soit à toutes les provinces de l’Amérique Britannique du Nord.

Trois mois après, le 1er septembre, des délégués de la Nouvelle Écosse, du Nouveau Brunswick, de l’Ile du Prince-Edouard, se réunissaient à Charlottetown pour discuter l’union maritime. Des délégués du Canada furent admis à conférer avec eux, et une union plus large que celle d’abord discutée fut proposée le 12 du même mois.

Le 10 octobre 1864, les délégués du Canada, de la Nouvelle Écosse, du Nouveau Brunswick, de l’Ile du Prince-Edouard et de Terreneuve, dans une conférence qui dura dix-sept jours à Québec, jetèrent les bases de la Confédération dans une série de résolutions.

Le parlement du Canada se réunit à Québec le 3 février de l’année suivante pour discuter les résolutions de la conférence de Québec ; elles furent soumises au conseil législatif par l’hon. E. P. Taché et à la Chambre d’assemblée par l’hon. John A. McDonald. Ces résolutions furent adoptées par un vote de 91 contre 33.

Le 24 avril 1865 le Nouveau Brunswick ayant élu une Chambre hostile à la Confédération, l’hon. Chs Tupper proposa à la Chambre de la Nouvelle Écosse que l’union de cette province avec le Nouveau Brunswick et l’Île du Prince Édouard fut de nouveau négociée et sa motion fut adoptée.

Des délégations du Canada, du Nouveau Brunswick et de la Nouvelle Écosse furent envoyées à Londres ; elles avaient à leur tête l’hon. J. A. McDonald. Elles commencèrent leurs entrevues avec les officiers en loi de Sa Majesté le 24 janvier 1867. L’Acte d’Union fut définitivement arrêté par le parlement impérial le 29 mars 1867. Le premier juillet de la même année l’Union était proclamée dans les quatre provinces qui constituèrent la Puissance du Canada.

Le 23 juin 1870 les Territoires de Rupert et du Nord Ouest furent annexées au Dominion par un arrêté en Conseil Impérial, passé sur une adresse des Chambres canadiennes, le montant d’argent payable à la compagnie de la Baie d’Hudson en compensation étant de £300, 000.

Le 15 juillet de la même année Manitoba entra à son tour dans la Confédération ; la Colombie Anglaise en fit autant le 20 juillet 1871, et, l’Île du Prince Édouard imita leur exemple le 1er juillet 1872.

Telles furent les différentes phases qu’il fallut traverser avant d’arriver à l’union des provinces qui constitue aujourd’hui la Confédération canadienne.