Souvenirs poétiques de l’école romantique/Venise

VeniseLaplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs (p. 33-35).


VENISE


Ah ! quand l’été jadis florissait dans les âmes,
Quand l’amour, cet oiseau qui chante au cœur des femmes,
Sur terre s’abattait de tous les coins du ciel ;
Que le vent parfumé portait l’odeur du miel ;
Au beau règne des fleurs, quand toute créature
Maniait noblement sa divine nature,
Venise, il était doux, sous les cieux étouffants,
D’aspirer ton air pur comme un de les enfants ;

Il était doux de vivre aux chansons des guitares,
Car, ainsi qu’aujourd’hui, les chants n’étaient pas rares.

Les chants suivaient partout les plaisirs sur les eaux,
Les courses à la rame, à travers les canaux,
Et les beaux jeunes gens, guidant les demoiselles,
Alertes et gaiement, sur les gondoles frôles.
Alors, après la table, une main dans la main,
On dansait au Lido jusques au lendemain ;
Ou bien vers la Brenta, sur de fraîches prairies,
On allait deux à deux faire ses rêveries,
Et sur l’herbe écouter l’oiseau chanter des vers
En l’honneur des zéphirs qui chassaient les hivers
Alors jeunes et vieux avaient la joie en tête ;
Toute la vie était une ivresse parfaite,
Une longue folie, un long rêve d’amour,
Que la nuit en mourant léguait encore au jour.
On ne finissait pas de voir les belles Heures
Danser d’un pied léger sur toutes les demeures ;
Car Venise était riche, et les vagues alors,
Comme au grand Salomon lui roulant des trésors,
Sous son manteau doré, sa pourpre orientale,
Le visage inondé de la senteur natale,
Elle voyait ses fils, épris de sa beauté,
Dans ses bras délicats mourir de volupté.
Mais le bonheur suprême en l’univers ne dure ;
C’est une loi qu’il faut que tout le monde endure,
Et l’on peut comparer les forêts aux cités,
En fait de changements et de caducités.
Comme le tronc noirci, comme la feuille morte
Que l’hiver a frappés de son haleine forte.
Le peuple de Venise est tout dénaturé.
C’est un arbre abattu sur un sol délabré ;
Et l’on sent, à le voir ainsi, que la misère
Est le seul vent qui souffle aujourd’hui sur sa terre.
Il n’est sous les manteaux que membres appauvris,

La failli maigre apparaît sur tous les corps flétris.
Partout le bras s’allonge et demande l’aumône,
La fièvre à tous les fronts étend sa couleur jaune ;
Puis partout le silence ; et l’onde vainement
Bat, dans le port, le dos de quelque bâtiment.
On n’entend plus gémir, sous leurs longues antennes,
Les galères partant pour les îles lointaines,
La voix des grands chantiers n’éveille plus d’échos,
Et le désert lui-même est au fond des cachots.
Voilà pour le dehors ; au dedans la tristesse
A tous les seuils branlants s’assied comme une hôtesse ;
Les palais démolis pleurent leurs habitants,
La famille s’écroule, et, comme au mauvais temps,
Les oiseaux du bon Dieu, manquant de nourriture,
Volent aux cieux lointains chercher de la pâture ;
Les jeunes gens ne font usage de leurs pieds
Que pour abandonner leurs parents oubliés.
Alors tout ce qui touche à la décrépitude
S’éteint dans l’abandon et dans la solitude ;
Et la vieillesse pauvre, ici comme partout,
N’inspire à l’être humain que mépris et dégoût.
Enfin Venise, au sein de son Adriatique,
Expire tous les jours comme une pulmonique ;
Elle est frappée au cœur et ne peut revenir :
Les guerres ont tué son royal avenir,
Et pour toujours sevré sa lèvre enchanteresse
Du vase d’Orient que lui tendait la Grèce.
Alors, bien qu’il lui reste une rougeur au front
Dans ses flancs épuisés nulle voix ne répond.
Pour dominer les flots et commander le monde.
Sa poitrine n’est plus assez large et profonde ;
C’en est fait de Venise, elle manque de voix :
L’homme et les éléments l’accablent à la fois.