Souvenirs poétiques de l’école romantique/À monsieur de Lamartine

À monsieur de LamartineLaplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs (p. 38-40).

À MONSIEUR DE LAMARTINE


Je me disais : donnons quelques larmes amères
Au poète qui suit de sublimes chimères,
Fuit les cités, s’assied au bord des vieilles tours,
Sous les vieux aqueducs prolongés en arcades,
Dans l’humide brouillard des sonores cascades,
Et dort sur l’aile des vautours.

Hélas ! toujours au bord des lacs, des précipices,
Toujours comme on le peint devant ses frontispices,
Drapant d’un manteau brun ses membres amaigris,
Suivant de l’œil, baigné par les feux de la lune,
Les vagues à ses pieds mourant l’une après l’une,
Et les aigles dans les cieux gris.

Quelle vie ! et toujours poète suicide
Boire, et boire à longs flots une existence acide ;
Ne donner qu’à la mort un sourire fané ;
Se bannir en pleurant loin des cités riantes,
Et dire comme Job en mille variantes :
 « O mon Dieu, pourquoi suis-je né ? »

Oh ! que je le plaignais ! ma douleur inquiète
Demandait aux passants : « Où donc est le poète ? »
« Que ne puis-je donner une obole à sa faim ? »
Et lui dire : Suis-moi sous mes pins d’Ionie,
Là tu t’abreuveras d’amour et d’harmonie,
Tu vivras comme un Séraphin.

Mais j’étouffai bientôt ma plainte ridicule :
Je te vis une fois, sous les formes d’Hercule,

Courant en tilbury, sans regarder le ciel ;
Et l’on disait : demain il part pour la Toscane,
De la diplomatie il va sonder l’arcane,
Avec un titre officiel.

Alors je dis : heureux le géant romantique
Qui mêle Ézéchiel avec l’arithmétique !
De Sion à la Banque il passe tour à tour :
Pour encaisser les fruits de la littérature,
Ses traites à la main il s’élance, en voiture,
En descendant de son vautour.

D’en haut tu fais tomber sur nous, petits atomes,
Tes Gloria Patri délayés en des tomes,
Tes psaumes de David imprimés sur vélin :
Mais quand de tes billets l’échéance est venue,
Poète financier tu descends de la nue,
Pour traiter avec Gosselin.

Un trône est-il vacant dans notre académie ?
À l’instant sans regret tu quittes Jérémie
Et le char d’Élisée aux rapides essieux ;
Tu daignes ramasser, avec ta main d’Archange,
Des titres, des rubans, joyaux pétris de fange,
Et tu remontes dans les cieux.

On dit même aujourd’hui, poète taciturne,
Que tu viens méditer sur les chances de l’urne ;
Que le front couronné d’ache et de nénuphar,
Appendant à ton mur la cithare hébraïque,
Tu viens solliciter l’électeur prosaïque,
Sur l’Océan et sur le Var.

Ô frère ! cette fois j’admire ton envie,
Et tu pousses trop loin le dégoût de la vie :
Nous avons bien permis à ton modeste orgueil

D’échanger en cinq ans les bibliques paroles
Contre la Croix d’honneur, l’amitié de Vitrolles,
Et l’académique fauteuil ;

Mais qu’aujourd’hui, pour prix de tes hymnes dévotes,
Aux hommes de Juillet tu demandes leurs votes,
C’en est trop ! L’Esprit-Saint égare ta fierté ;
Sais-tu qu’avant d’entrer dans l’arène publique,
Il faut que devant nous tout citoyen explique
Ce qu’il fit pour la liberté ?

On n’a point oublié les œuvres trop récentes,
Tes hymnes à Bonald en strophes caressantes,
Et sur l’autel Rémois ton vol de séraphin ;
Ni les vers courtisans pour tes rois légitimes,
Pour les calamités des augustes victimes,
Et pour ton seigneur le Dauphin.

Va, les temps sont passés des sublimes extases,
Des harpes de Sion, des saintes paraphrases,
Aujourd’hui tous ces chants expirent sans écho :
Va donc, selon tes vœux, gémir en Palestine,
Et présenter, sans peur, le nom de Lamartine
Aux électeurs de Jéricho.