Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 721-754).
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TREIZIÈME PARTIE.


XXV. — LUI ET ELLE.

Je n’ai vu Alfred de Musset que deux fois. De tous les hommes célèbres dont j’ai été le contemporain, c’est celui que j’aurais le plus aimé à connaître ; mais le hasard ne nous mit pas en rapport et je n’eus avec lui que deux contacts qui sont restés présens à ma mémoire. La première fois que je l’aperçus, c’était dans une réunion provoquée en son honneur dans une maison où le monde officiel, les artistes et les écrivains se rencontraient. Alfred de Musset y était patronné, si je ne me trompe, par Hippolyte Fortoul, alors ministre de l’instruction publique. On avait donné quelque solennité à cette soirée. Musset y devait lire le Songe d’Auguste, pendant que Gounod, assis au piano, jouerait une symphonie destinée à accompagner les vers du poète. Ce fut assez triste ; on entendait une poésie de commande, et les « murmures approbateurs » étaient de ceux que les gens bien élevés ne refusent pas. Les vers étaient d’Alfred de Musset, nous le savions ; ils eussent été de Ponsard, on n’en aurait pas été surpris. Il reçut les complimens d’un air contraint ; il était mal à l’aise et en méfiance. Le milieu le troublait ; à côté de quelques-uns de ses confrères de l’Académie française, il y avait trop de personnages qui lui étaient inconnus ; sa voix était faible, sa diction molle et contrastait avec la vigueur du jeu de Gounod. En somme, les applaudissemens furent pour le poète et les éloges pour le compositeur. Musset parut s’en apercevoir ; il fut assez rogue et peu causeur tant que dura la soirée, qui se prolongea après la lecture. Dans une de ses lettres à Mlle Jaubert, il parle de « son extérieur raide, grognon et impertinent, peu sympathique ; » ce soir-là, le portrait fut ressemblant.

La seconde fois que je le vis, c’était dans une maison où j’étais en visite après le dîner. Un grand feu flambait dans l’âtre ; un lustre chargé de bougies, plusieurs lampes éclairaient le salon, où quelques jeunes femmes s’amusaient d’une discussion ouverte entre Victor Cousin et Charles de Rémusat. Alfred de Musset entra et s’assit près de la cheminée avec la figure ennuyée d’un homme qui accomplit une corvée. Il regardait les femmes comme s’il eût cherché à les comparer entre elles. Je pus le contempler à mon aise. Il avait alors quarante-quatre ans ; de sa jeunesse, de sa beauté passée, il n’avait conservé qu’une admirable chevelure blonde que dorait le reflet des lumières ; le visage allongé était maigri ; des rides précoces accusaient les traits, le front avait de la grandeur, mais la lèvre inférieure trop amollie donnait à l’ensemble une expression d’hébétude ; la main, belle et soignée, rassurait parfois les boucles de cheveux. Le costume et surtout la façon de le porter avait quelque chose de suranné qui sentait le vieux dandy ne pouvant se décider à renoncer aux modes de son bon temps. Il consulta la pendule, tira sa montre, la mit contre son oreille, et hocha la tête. Cinq minutes après, il recommença et parut contrarié de reconnaître qu’elle était arrêtée. Je le regardais avec un intérêt poignant et je me demandais si le génie n’est pas une force extérieure dont l’homme est irresponsable et peut être inconscient. C’est à peine s’il échangea quelques paroles banales, questions et réponses d’usage avec la maîtresse de la maison. Au bout d’une demi-heure, il se leva tout d’une pièce, resta un instant immobile et traversa le salon d’un pas posé, la taille raide, la tête droite, marchant du talon et les yeux fixés devant lui. Dès qu’il fut parti, une femme qui l’avait attentivement suivi du regard dans une glace dit : « Pauvre garçon ! » Victor Cousin eut un mot méchant qu’il aurait mieux fait de retenir, mais il n’était ni bon chrétien ni bon confrère, et quand une médisance le tourmentait, il en faisait volontiers part aux autres. L’état de Musset n’était point douteux, et lorsqu’il s’était retiré, chacun avait feint d’être occupé pour ne pas le gêner :

: Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice,
: Laissez tomber plutôt quelque pleur de pitié ?

Qu’il est difficile de parler d’Alfred de Musset ! Je ne sais pourquoi on l’a surnommé le poète de la jeunesse, car ce sont les lamentations qui dominent dans son œuvre, et le sanglot que lui a arraché sa douleur éclatera toujours au milieu de ses chants. Il eut plus que du talent, il eut du génie, et son génie s’est éveillé dans la souffrance. Qu’est-ce que les rodomontades de l’Andalouse et de Don Paez, — poèmes de la jeunesse, — si on les compare aux Nuits, au Souvenir, à la Lettre à Lamartine, lettre à laquelle « l’amant d’Elvire » fit la plus sotte des réponses ? Qu’est-ce que son rire, sa raillerie, ses bravades en regard de ses pleurs ? C’était un malade, on n’en peut douter. « Il fallait que tu fusses poète, tu l’as été en dépit de toi-même ; Dieu condamne certains hommes de génie à errer dans la tempête et à créer dans la douleur, » lui écrivait George Sand. L’impulsion irrésistible qui l’emportait, le cri qui échappait comme malgré lui à ses lèvres, les sensations où il cherchait un assouvissement à des désirs d’autant plus violens qu’ils étaient indéterminés, l’ivresse à laquelle il demandait l’oubli à défaut d’apaisement, l’impossibilité de jouir d’un bien possédé, le désespoir de ne plus posséder ce bien perdu, les séparations brutales, les retours impétueux, les reproches, les injustices, les violences sont le fait d’une nature mal équilibrée qui s’appartient peu, obéit à des appels instinctifs et ne se commande pas. Le génie est une névrose : n’est-ce pas Broussais qui l’a dit ? Chateaubriand, Byron, Alfred de Musset n’ont été si grands que pour avoir supporté des vibrations cérébrales dont l’intensité était un supplice. La souffrance était en eux, tout choc extérieur l’a fait résonner ; la mélodie fut la voix de leur mal, et cette mélodie, qui était le cri de leur désespoir, retentira d’un immortel écho parmi les hommes. Leur voyage a été agité ; il n’est pas un coin de la route où ils ne soient tombés, pas une pierre contre laquelle ils ne se soient blessés ; qu’ils reposent en paix ! leur plainte n’est pas près de s’éteindre ; le tombeau des grands poètes est le cœur même de l’humanité.

Pour commenter Alfred de Musset, pour expliquer son existence faite de travail et de plaisirs qui parfois dégénéraient en excès, il faudrait le prendre aux premières années de son adolescence, alors qu’il était beau comme le Chérubin de Beaumarchais, avec l’éclair du génie futur ; il faudrait raconter à quelles obsessions, à quels ordres il a obéi et mettre à nu des mystères qu’il vaut mieux ne pas dévoiler. S’il a aimé l’air vicié, c’est qu’on l’avait accoutumé, qu’on l’avait forcé à le respirer de bonne heure ; il le savait et il en a crié de détresse. En 1832, à l’âge de vingt-deux ans, lorsqu’il n’avait pas encore fait la rencontre qui devait exercer tant d’influence sur sa vie et sur son talent, il publia le Spectacle dans un fauteuil. Qui ne se rappelle la Coupe et les Lèvres ? qui ne sait l’imprécation de Frank ?

: Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
: Planter le premier clou sous sa mamelle gauche !
: Le cœur d’un homme vierge est un vase profond,
: Lorsque la première eau qu’on y verse est impure,
: La mer y passerait sans laver la souillure,
: Car l’abîme est immense et la tache est au fond.


C’est l’explosion d’un regret : la première eau versée avait été impure. Comme au montagnard du Tyrol, une Monna Belcolor lui avait dit : « Monte à cheval et viens souper chez moi. » Je l’ai connue, celle-là, déjà vieillie, toujours belle, fière de son titre et de ses grands laquais, blanche, onduleuse malgré sa taille épaissie, contemplant sa petite main dont elle était amoureuse, divinité déchue comme une Cybèle dévergondée ; son rire s’épanouissait sur ses lèvres rouges, et il était difficile de supporter la hardiesse de son expression lorsqu’elle vous regardait

: Avec ses deux grands yeux qui sont d’un noir d’enfer.


Gustave Flaubert l’aperçut une fois et ne voulut jamais la revoir ; il en avait peur.

Alfred de Musset était pauvre ; entraîné par les plaisirs dans un monde où les prodigalités n’arrêtaient pas des gens riches, il joua pour gagner un argent que ses œuvres ne suffisaient guère à lui rapporter. Le duc d’Orléans, qui avait été son camarade au collège Henri IV, voulut lui obtenir les faveurs du roi ; mais Louis-Philippe fut choqué d’avoir été tutoyé en vers par le poète ; Louis XIV était moins susceptible :

: Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire !


François Buloz, auquel on avait offert le poste de bibliothécaire au ministère de l’intérieur, le fit attribuer, non sans peine, à Alfred de Musset ; sa Ballade à la lune lui nuisait dans l’esprit des chefs de bureau. Après la révolution de 1848, Ledru-Rollin, lettré comme un saumon, s’empressa de mettre Alfred de Musset à la porte. Lamartine, chef réel du gouvernement provisoire, laissa accomplir cet acte d’imbécillité et n’eut même pas la pudeur de protester. Il fallut attendre l’empire et l’entrée aux affaires d’Hippolyte Fortoul, qui, sans en être sollicité, nomma Alfred de Musset bibliothécaire au ministère de l’instruction publique. C’était une sinécure, et le poète eut quelques inquiétudes matérielles de moins. Les hommes de la génération actuelle, qui, tous, savent les poésies d’Alfred de Musset, les citent et les répètent, croiront-ils qu’il était inconnu au temps de ma jeunesse ? Inconnu, je m’explique. Il était célèbre parmi les jeunes gens des lettres et des arts, dans quelques salons féminins, mais sa réputation flottait au milieu de groupes privilégiés et n’en débordait pas. Lui qui sera peut-être le grand poète de notre époque, — car le cri qu’il a poussé est plus humain que les clameurs des autres, — n’avait point dépassé les zones d’indifférence au-delà desquelles se rencontre la gloire. Un hasard le mit en lumière et découvrit l’auréole dont il était éclairé. Une actrice de goût, Mme Allan, fut engagée à la Comédie-Française ; elle arrivait de Saint-Pétersbourg, où elle avait souvent joué le Caprice sans que personne s’en doutât en France. Elle désira le faire donner sur la scène des Français. Par bonheur, le commissaire royal près de la Comédie-Française était François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, il avait été un des premiers à reconnaître le talent d’Alfred de Musset, avait publié ses poèmes, ses proverbes et professait pour lui une admiration sans réserve. Le Caprice fut mis en répétition, au grand scandale d’un acteur nasillard de ce temps-là, oublié aujourd’hui, auquel la prose de Musset ne semblait pas suffisante. La représentation eut lieu le 27 novembre 1847. Ce fut un succès éclatant ; ce petit acte à deux personnages révélait des qualités de langue si parfaites que l’on fut charmé. On commença dès lors à s’apercevoir qu’Alfred de Musset était un poète et qu’il y avait en lui mieux qu’un faiseur de « romances à mettre en musique. » En moins d’une semaine, il fut connu, et ce que n’avaient fait ni les Contes d’Espagne et d’Italie, ni le Spectacle dans un fauteuil, ni Rolla, ni tous ses chefs-d’œuvre, un badinage agréable le fit en une seule soirée. « Tout vient à point à qui sait attendre, » je le sais ; mais il eût été plus équitable de faire attendre Alfred de Musset moins longtemps. C’est de ce jour que ses œuvres, tirées à milliers d’exemplaires, sont dans toutes les mains et que ses vers sont dans toutes les mémoires.

Sa liaison avec George Sand a fait trop de bruit pour qu’une fausse discrétion m’empêche d’en parler. La destinée a rarement, je crois, réuni deux êtres plus disparates et plus dissemblables ; instinctivement ils devaient se repousser et ils se sont accrochés par leurs contrastes. Ces deux forçats de l’amour rivés à la même chaîne n’avaient entre eux aucun point de rapport, ni dans les habitudes de travail, ni dans les tendances intellectuelles, ni dans les aptitudes, ni dans les sentimens ; seules, les sensations ont pu les rapprocher. L’association ne pouvait durer, car elle était un contresens ; les rôles étaient intervertis ; George Sand, âgée alors de trente ans, était l’homme, et Musset, âgé de vingt-trois ans, était la femme : et quelle femme ! nerveuse, volontaire, capricieuse, suivant ses fantaisies, abusant de chaque chose et surtout de la patience d’autrui. Il regimbait contre la domination quasi-maternelle que Sand exerçait sur lui, il s’en échappait, faisait mille sottises comme pour la mettre au défi et revenait harassé, démoralisé, demander secours à la main qu’il maudissait et qu’il adorait. Il l’a dit lui-même : « Je ne suis pas tendre, je suis excessif. » Un mot peindra leur dissemblance. Musset disait : « J’ai travaillé toute la journée ; le soir, j’ai fait dix vers et bu une bouteille d’eau-de-vie ; elle, elle a bu deux litres de lait et écrit un demi-volume. » En effet, George Sand était un écrivain calme, laborieux, déterminant sa tâche et l’accomplissant ; Musset attendait la muse, la cherchait parfois au fond d’un verre, ne l’y trouvait pas, s’impatientait et partait en aventures. Sand avait la sérénité de ces animaux ruminans dont les yeux pacifiques semblent refléter l’immensité ; Musset était un oiseau qui donnait des coups d’aile et cherchait un nouvel essor. Un seul point les rapprochait : une curiosité insatiable. Tandis que l’un s’éprenait d’un chignon ébouriffé et courait derrière jusqu’à perdre haleine, l’autre s’engouait d’une barbe noire qui débitait des théories palingénésiaques. De là beaucoup de fantaisies et néanmoins peu d’indulgence. Une telle union était fragile et fut brisée. Ils se quittèrent, respirant à l’aise comme des gens délivrés d’un supplice. Le supplice leur manqua et ils coururent l’un vers l’autre, se reprirent, s’abandonnèrent de nouveau, se ressaisirent ; ils épuisèrent toutes les douleurs, toutes les frénésies, toutes les violences. Un jour, leur exaltation fut telle et l’accès si aigu que l’on soupçonna Sand d’avoir avalé une fiole de laudanum ; Musset la tint renversée et la força de boire le contenu d’un pot à eau. Il y avait là un témoin qui m’a raconté la scène plus de vingt ans après ; il en était encore troublé.

Lorsque, déjà stérile, Alfred de Musset mourut, le 1er mai 1857, à l’âge de quarante-six ans et demi, son frère Paul se hâta d’aller à Nohant, où habitait George Sand, afin d’obtenir d’elle la restitution ou la destruction des lettres qu’elle conservait. Il était, en effet, d’un haut intérêt que ces lettres fussent anéanties. On a raconté bien des historiettes à ce sujet, il m’est facile de faire connaître la vérité, car je la sais. George Sand, avant de brûler cette correspondance, qui sous plus d’un rapport eût été sa justification, la donna à lire à une de ses amies. L’amie copia cinq lettres, pas plus. Ces lettres, dont j’ai lu la copie, pourraient être publiées sans inconvénient. Il en est une qui contient deux strophes que voici :

: Te voilà revenu dans mes nuits étoilées,
: Bel ange aux yeux d’azur, aux paupières voilées,  : : Amour, mon bien suprême et que j’avais perdu !

J’ai cru pendant trois ans te vaincre et te maudire,
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
Au chevet de mon lit te voilà revenu.

Eh bien ! deux mots de toi m’ont fait le roi du monde
Mets ta main sur mon cœur, sa blessure est profonde ;
Élargis-la, bel ange, et qu’il en soit brisé.
Jamais amant aimé mourant pour sa maîtresse
N’a dans des yeux plus noirs bu la céleste ivresse,
Nul sur un plus beau front ne t’a jamais baisé[1].

George Sand avait promis de détruire les lettres et elle les a détruites, car c’était un honnête homme ; elle a toujours gardé une invincible discrétion sur certains faits relatifs à ses liaisons et jamais elle n’aurait manqué à cette discrétion à l’égard de Musset, pour lequel elle avait conservé une tendresse émue. Lorsqu’elle lui écrit, elle l’appelle : « Mon pauvre enfant, » et lorsqu’il lui répond, il lui dit : « O mon grand George ! » La nuance est remarquable ; je la constate dans les lettres dont je viens de parler et qui ont été écrites après la rupture, l’horrible rupture, à Venise :

Là mon pauvre cœur est resté ;
S’il doit m’en être rapporté,
Dieu le conduise !

Dans la première des Lettres d’un voyageur, George Sand a fait son propre portrait en deux lignes : « Une âme irritée, sombre et hautaine, avec un caractère indolent, silencieux et calme. » C’est pourquoi elle n’a jamais procédé que par coup de tête, avec une résolution qui semblait subite, mais qui était le résultat de la victoire de l’âme sur le caractère. Je l’ai connue. Lorsque je la vis pour la première fois, elle était bien près d’avoir soixante ans. C’était dans un petit appartement de la rue Racine ; il fallait montrer patte blanche et dire : « Shiboleth ! » avant d’être introduit. L’entrée du salon où elle se tenait était gardée par un homme d’assez fâcheuse apparence, de visage maigre, de regard mobile, de mains douteuses. C’était un graveur délabré qu’elle traînait alors à sa suite et qui semblait exercer autour d’elle une surveillance inquiète. Elle roula une cigarette qu’elle m’offrit, parla fort peu, et me voyant surpris de son silence, elle me dit : « Je ne dis rien parce que je suis bête. » Ceci était excessif ; elle n’était que timide et, comme les gens qui écrivent beaucoup, elle éprouvait quelque charme à se taire. Dans sa robe de « petite soie » puce et ses brodequins faits pour la marche, elle avait l’air d’une bonne bourgeoise apte aux choses du ménage, et ne représentait en rien l’image que l’on pouvait se créer de Lélia. Encoqueluchonnée d’une perruque noire habilement posée, le teint mat, les joues aplaties et les dents trop longues, elle eût paru laide si le regard de ses yeux profonds n’avait rappelé sa beauté d’autrefois. Je cherchais à retrouver les lignes du portrait que Champmartin a fait d’elle et les délicatesses qu’Eugène Delacroix a mises dans l’esquisse où elle est représentée en homme avec un visage de travers, qui est le fait du peintre et non pas du modèle. Il ne restait plus rien ; tout s’était évanoui au souffle de l’âge ; « le pauvre enfant » n’aurait pas reconnu son « grand George ; » elle avait quelque chose d’immobile, comme si elle eût baigné dans une placidité pénétrante qui ne permettait plus aux émotions de la frôler. Il y eut toujours en elle, je crois, une dissonance singulière. Elle avait l’apparence calme, le geste lent, le regard doux, la voix un peu faible ; son aspect était d’un être reposé, pondéré et dont la sérénité est imperturbable ; au dedans d’elle, il y avait des intempérances, des conceptions extraordinaires, le dégoût de l’habitude, la recherche de l’inconnu, la révolte contre l’uniformité de la loi et des usages, l’indignation contre l’infériorité matérielle de son sexe et une absence de scrupules qui livrait carrière aux fantaisies. On a dû bien souvent se tromper sur son compte et, néanmoins, elle s’est montrée supérieure à presque tous les hommes dont elle a subi l’influence. L’histoire de sa vie serait celle de ses romans ; ses transformations furent nombreuses ; derrière chacune d’elles il y a un inspirateur ; chacune de ses religions fut le culte d’un dieu nouveau ; son olympe fut peuplé ; les divinités qui s’y sont pressées à tour de rôle ou en même temps ont été de si pauvres idoles que, sauf deux ou trois exceptions, on ne pourrait les nommer. Ces ombres, que ses illusions avaient animées, sont retournées au néant, d’où elle n’aurait pas dû les tirer.

En 1868, — elle avait alors soixante-quatre ans, — je dînai avec elle en tête-à-tête. Elle avait désiré m’interroger sur un fait qui l’intéressait et nous passâmes la soirée dans le salon d’un restaurant où elle prenait ses repas lorsqu’elle était à Paris. Elle fut très causeuse et plus d’une fois se laissa aller à des confidences que je ne sollicitais pas, car, près d’elle, j’étais respectueux, comme il convient avec les maîtres. Au cours de la conversation, elle me dit : « Toute mon ambition est de posséder 3,000 livres de rente. » Je fis un bond : « Comment ! vous, George Sand, vous ne les avez pas ! » Elle répondit : « Non ; j’ai gagné beaucoup, beaucoup d’argent, je l’ai dépensé ; j’en aurais gagné davantage, je l’aurais dépensé de même. » Elle eut alors un sourire mâle, où l’orgueil de la domination exercée, le sentiment d’une supériorité acceptée, se mêlaient à une expression de mépris, dont la cause n’était pas difficile à deviner ; elle ajouta : « Je ne regrette rien. » Ce fut un éclair ; mais je compris que, dans certaines occurrences, cette « bonne bourgeoise » devait être terrible. Ses idées morales étaient en contradiction avec ses idées littéraires. On se rappelle ses romans, ses thèses acerbes contre le mariage et même contre la famille. Parmi les lettres qu’elle m’a écrites j’en retrouve une dont je dois citer un passage. La lettre est du 21 juin 1868. «… Il y a beaucoup de nous tous, de ceux de cette époque, dans l’histoire de ces deux amans. C’était le temps où, à force de vivre, le cœur s’épuisait. On a trouvé maintenant plus profitable et plus commode de le supprimer en attendant une réaction qui amènera une inconnue quelconque dans les destinées humaines. Mariez-vous ; je vous crie que la famille est le port. On vous l’a dit trop tôt, je ne vous le dis pas trop tard. On a l’âge que l’on paraît avoir. Faites un mariage d’amitié pour avoir des enfans. L’amour ne procrée guère. Quand vous verrez devant vous un être que vous aimerez plus que vous-même, vous serez heureux. Mais ce n’est pas la femme que l’on peut aimer plus que soi-même, c’est l’enfant ; c’est l’être innocent, c’est le type divin qui disparaît plus ou moins en grandissant, mais qui, durant quelques années, nous ramène à la possession d’un idéal sur la terre. — Où êtes-vous par ce bon soleil ? A la campagne, je pense, dans votre chère Forêt-Noire. Je n’ai rien à vous dire de moi, aucun malheur, aucun chagrin à raconter. Dire que l’on a conquis l’état le plus doux auquel on ait aspiré, c’est invraisemblable et bête. Pourtant c’est comme cela, mais si romanesque, que tout autre que moi n’y peut croire. Pardonnez-moi l’optimisme de la vieillesse, c’est une sorte d’enfance. Adieu, ayez un peu d’amitié pour moi. »

Elle était de bonne foi en écrivant cette lettre, elle était de bonne foi en écrivant Lélia, elle était toujours de bonne foi. Saisie par l’impression du moment, cherchant le bien, faisant le mal et prêchant la vertu, elle n’était point hypocrite, comme on l’a dit. Elle était mobile, et dans chacune des étapes de sa vie, elle crut apercevoir le lieu du repos définitif. Quand les peuples soulevés par Pierre l’Ermite partirent pour la terre-sainte, à toute ville que les petits enfans voyaient, ils disaient : « Est-ce là Jérusalem ? » Il en fut ainsi de George Sand, dans la croisade de sa vie ; le moindre clocheton qu’elle apercevait lui semblait le saint-sépulcre, la place où gisait son dieu ; elle a visité bien des chapelles, et ne l’a point trouvé. « Se conformer, » disent les Espagnols ; « s’améliorer, » disait Goethe ; celui qui s’appuie sur ces deux préceptes pour conduire son existence peut marcher droit ; faute de les connaître ou de se les approprier, George Sand a décrit bien des zigzags et traversé plus d’un fossé. D’autres y auraient péri ; elle s’est sauvée par l’amour du travail ; jamais manœuvre n’a plus besogné, et ne serait-ce que par cela, elle est respectable ; elle fut un homme de lettres que nul repos ne tenta, que nulle fatigue n’a découragé. Chaque soir, lorsque les comptes étaient en règle, les bas ravaudés, les ordres donnés pour le lendemain, elle prenait la plume et de sa grosse écriture elle écrivait un nombre de pages déterminé. A l’heure de son labeur, il se développait en elle une force de production dont elle n’avait pas tout à fait conscience ; on eût dit qu’un autre être apparaissait en elle, travaillait et disparaissait dès que la tâche était finie. Elle m’a dit : « Quand je commence un roman, je n’ai aucun plan ; ça s’arrange tout seul pendant que je griffonne et ça devient ce que ça peut. » L’aveu m’a paru sincère et dénote une fécondité prodigieuse. A la mort d’Alfred de Musset, George Sand, qui n’ignorait pas qu’on l’accusait d’avoir tué son génie et martyrisé son cœur, crut que le moment était venu de protester et de raconter le drame à deux personnages où elle avait tenu le principal rôle. Musset ne l’avait point ménagée :

: Honte à toi, qui, la première,
: M’as appris la trahison,
: Et de honte et de colère
: M’as fait perdre la raison !


Sous le titre d’Elle et Lui, elle écrivit le récit de son aventure avec Musset. François Buloz m’a dit avoir gardé le manuscrit pendant près d’un an sans pouvoir se décider à le publier. Lorsque ce procès-verbal de nécropsie parut dans la Revue des Deux Mondes (du 15 janvier au 1er mars 1859), la curiosité fut vive ; on s’aperçut que tous les torts étaient du côté d’Alfred de Musset, mais l’on estima que certains épisodes dont on n’ignorait pas les détails avaient échappé au souvenir de l’auteur. Paul de Musset riposta et tenta de prouver, dans Lui et Elle, que tous les torts appartenaient à George Sand. Ni l’un ni l’autre n’a dit la vérité sans restriction ; en contrôlant les deux volumes et en les complétant, on parviendrait à raconter exactement la passion de ces deux malheureux. Dans le livre de George Sand, il y a une scène qui est décrite avec une réalité irréprochable. Tous deux, — Elle et Lui, — sont un soir dans la forêt de Fontainebleau ; Musset veut y passer la nuit ; l’exaltation l’envahit et il a un accès de délire : visions, cris de désespoir, chants d’ivresse, bonheur extatique et terreur nerveuse. Dans l’espace de cinq ou six heures, il traverse toutes les phases de la folie. Pendant un des instans où la sensation d’une ineffable félicité l’emportait, il voulut mettre un signe dans ce lieu que l’exacerbation de son cerveau changeait en paradis. Sous un rocher il enfouit une pièce de cinq francs. Huit années plus tard, se promenant dans la même forêt, à cheval, avec son ami Tattet et deux ou trois autres personnes, il se rendit à l’endroit où cette nuit tragique et heureuse s’était écoulée ; malgré les observations de ses amis, il mit pied à terre, s’orienta, découvrit le rocher, fouilla le soi et retrouva la pièce d’argent verdie par l’humidité. Il la porta à ses lèvres et pleura. L’émotion avait été vive ; il en résulta le Souvenir, une des plus belles inspirations de poète, une des œuvres qui subsisteront :

: O puissance du temps ! ô légères années !
: Vous emportez nos cœurs, nos cris et nos regrets !
: Mais la pitié vous prend et sur nos fleurs fanées,
: Vous ne marchez jamais !


Certes, chacun, est libre d’écrire sa propre histoire ; mais je crois que George Sand et Paul de Musset auraient été plus sages de garder le silence. Ces aventures ne sont pas très propres et quoiqu’elles soient humaines, on eût mieux fait de les cacher ; ni Fantasio, ni Lélia n’ont gagné à des révélations que la diversité des alcôves fréquentées de part et d’autre rend assez déplaisantes. Cependant il faut admettre que George Sand en se défendant elle-même, Paul de Musset en défendant son frère, tous deux en prononçant un plaidoyer pro domo sua n’ont pas outre-passé leur droit ; mais que penser de Louise Colet, qui intervient, qui joue des coudes, qui se pousse entre l’auteur de Rolla et l’auteur de Consuelo et qui s’écrie d’un air triomphant : « Me voila ! » Il fallait absolument que le monde sût qu’Alfred de Musset avait eu un caprice pour une femme de lettres sans talent : Louise Colet se chargea de le lui apprendre. Après Elle et Lui, après Lui et Elle, Louise Colet publia Lui. Lui, c’est Alfred de Musset, auquel on résiste, parce que l’on veut rester fidèle à un Léonce adoré, — Léonce, c’est Gustave Flaubert. — Ah ! je connais l’histoire, j’en ai été saturé jusqu’à la nausée. J’ai là plus de trois cents lettres que Louise Colet m’a écrites parce qu’elle m’avait pris, malgré moi, pour confident des tendresses dont elle persécutait Flaubert, qui n’en pouvait mais.

Son livre Lui est pis qu’une invention mensongère ; c’est l’altération systématique de la vérité. Le masque qui cache les personnages est si léger qu’on les reconnaît ; tous ceux qu’elle a frôlés dans la vie, tous ceux qui n’avaient point gardé d’armes contre elle, elle les a noyés dans sa prose peu véridique. Il est un fait que je dois rétablir, car elle l’a dénaturé. Un personnage qui fut considérable en son temps, qu’elle appelle Duchemin, dont je ne prononcerai pas le véritable nom, devint amoureux d’elle et le lui déclara. Dans Lui, elle se complaît aux détails de cette aventure et je Lui laisse la parole : « Le vieux fou, en prononçant ces mots, se précipita à mes pieds ; il saisit les pus flottants de ma robe entre ses deux genoux comme dans un étau, et, prenant dans la poche intérieure de son habit un portefeuille crasseux, il l’ouvrit et en tira à demi plusieurs billets de banque : « Laissez donc faire à un ami, me dit-il, en le tendant vers moi, et aimez un peu celui qui sent tant de flammes pour vous ! » Il avait les allures d’un Tartufe grotesque. Un moment, je crus que l’hilarité l’emportait en moi sur le mépris ; mais mon indignation fut la plus forte ; du revers de ma main gauche je souffletai le portefeuille, qui alla tomber au bord du feu, et de l’autre je poussai si rudement le vieux cuistre vacillant sur ses genoux qu’il roula à la renverse sur le tapis. Son premier soin ne fut pas de se relever, mais d’étendre précipitamment sa main osseuse vers le portefeuille béant, qui touchait aux cendres chaudes et qui pouvait s’enflammer. J’avoue que j’aurais été ravie de voir flamber ces insolens billets de banque. Je n’invente rien dans la scène que je raconte[2]. » En effet, elle n’invente rien ; mais elle omet de dire que deux de ses amis cachés par elle derrière une porte vitrée garnie de rideaux assistaient invisiblement à l’entrevue et que leur présence ne fut peut-être pas sans déterminer le geste superbe qui repoussa les billets de banque, dont le nombre s’élevait à un billet de 500 francs. L’un des témoins m’a raconté l’anecdote et était assez penaud du rôle qu’on lui avait fait jouer.

Dans ce pamphlet, où la haine, l’envie contre George Sand éclatent à chaque ligne, Louise Colet n’est autre qu’une marquise descendant des anciens preux, ruinée par un procès injuste et réduite à tirer profit des dons poétiques que la nature ne lui a pas ménagés ; elle est tellement et si naturellement inspirée que, dans ses promenades avec Alfred de Musset, ils se jouent ensemble sur l’herbette de l’Hélicon et ne parlent qu’en vers. Nous sommes loin de compte. Elle était née à Aix en 1815 ; son père avait été professeur de dessin à l’école de Lyon ; elle en était fière et elle a signé Louise Colet, née Revoil, jusqu’au moment où ce nom fut compromis dans une aventure peu littéraire. Son mari, dont elle a toujours médit et dont elle a parlé en termes immérités dans Lui, était un excellent homme, passionné de musique, professeur au Conservatoire, doux et pourvu d’une longanimité qui parvint à ne se point démentir. Il y a des gens qui cherchent à faire parler d’eux d’une certaine manière, il y en a qui veulent faire parler d’eux n’importe comment : les uns aiment la célébrité, les autres aiment le bruit. Louise Colet était de cette dernière catégorie : elle avait la réclame ingénieuse et ne reculait devant rien pour éveiller l’attention Dans les Belles Femmes de Paris, elle fit publier son portrait entre celui d’une chanteuse et celui d’une chapelière. Elle était jolie, du reste, assez forte, avec un singulier contraste entre ses traits, qui étaient fins, et sa démarche qui était hommasse. Les extrémités lourdes, la voix éraillée, décelaient un fond de vulgarité que ses œuvres accusaient encore plus. L’opinion qu’elle avait de sa beauté finissait par l’enlaidir ; elle s’admirait assez pour en être déplaisante. Les yeux baissés, la bouche en cœur, elle prenait un air candide pour dire : « Vous savez que l’on a retrouvé les bras de la Vénus de Milo. — Où donc ? — Dans les manches de ma robe. » Louis Bouilhet disait : « Elle manque naturellement de naturel. »

Elle a raconté, — en prose et en vers, — son histoire avec Gustave Flaubert, qu’elle a injurié et calomnié à plume que veux-tu. Jamais je n’ai pu comprendre que Flaubert, un lettré de race, un travailleur solitaire, un chaste, ne se soit pas détourné de cet androgyne de lettres. La rencontre se fit au mois d’août 1846, dans l’atelier de Pradier, pendant que j’étais à Vichy. Pradier, qui n’y entendait pas malice, avait dit à Louise Colet : « Vous voyez bien ce grand garçon-là, il veut faire de la littérature, vous devriez lui donner des conseils. » Ceux qui ont connu Flaubert peuvent s’imaginer de quelle oreille il écouta l’apostrophe. Un tel élève, très beau, très grand, très vigoureux, ne devait point déplaire à celle que nous appelions la Muse. Elle disait à Pradier : « Mon cher Phidias, » Pradier répondait : « Ma chère Sapho, » et sans rire on avait ces façons olympiennes de se traiter en demi-dieu. Flaubert en souriait, mais Sapho fut habile, et « le grand garçon qui voulait faire de la littérature » ne fut pas assez maître de lui pour se défendre ; il manqua de résolution et n’eut pas à s’en louer. Il avait compté que ce serait une équipée sans conséquence, un de ces accidens agréables et vulgaires qui n’ont point d’avenir, parce que rien ne les a préparés ; il avait pensé que Paris et Croisset étaient assez loin l’un de l’autre pour que la distance lui assurât quelque repos. Il s’était trompé. Impérieuse, sans respect pour le travail, insatiable et le disant, elle persécuta Flaubert. Il en avait quelque crainte ; quand il venait à Paris, il se cachait et baissait les stores de sa voiture. Parfois il en a ri, le plus souvent il en était irrité. Elle le guettait, le suivait, l’attendait devant la porte des maisons où il était en visite. Un soir, elle força l’entrée d’un cabinet particulier des Trois Frères provençaux, furieuse, prête à tuer sa rivale. Elle fut accueillie par un éclat de rire ; Louis de Cormenin, Bouilhet, Flaubert et moi, nous dînions ensemble et nous avions fui la salle commune afin de pouvoir causer plus librement. Un jour que Flaubert repartait pour Rouen, elle pénétra dans les salles d’attente et joua une telle scène de tragédie que les employés eurent à intervenir. Flaubert était embarassé et demandait grâce ; il ne l’obtint jamais. Dans ses papiers, on a dû trouver un calepin rempli de vers, écrits d’une petite écriture obscure, bouclée et mal formée. C’est un poème que la Muse composa, d’une façon foudroyante, sur un séjour de vingt-quatre heures qu’elle avait fait à Mantes avec Flaubert qu’elle compare à « un buffle indompté des déserts d’Amérique, » pendant qu’elle s’assimile à La Vallière et à Fontanges. Flaubert souriait de cette poésie saugrenue, où les images transparentes s’efforçaient de devoiler ce qu’elles auraient dû cacher, mais au fond il en était flatté, il redoutait cependant les railleries et ne montrait pas volontiers cet épithalame à Louis Bouilhet.

Il y a des femmes qui sont comme les nèfles et qui deviennent bonnes en vieillissant ; ce ne fut pas le cas de Louise Colet : elle ne chôma jamais de médisance. Lorsque le succès de Madame Bovary fit éclater le talent et la réputation de Gustave Flaubert, de celui auquel Pradier l’avait engagé à donner des conseils, elle fut exaspérée. Elle publia un sonnet pour proclamer que le livre était écrit en style de commis voyageur ; elle traitait Flaubert de Normand madré et déclara que son triomphe était le résultat des réclames qu’il s’était fait fabriquer dans les journaux. Mieux que personne cependant elle aurait dû savoir que « les articles de complaisance » sont insuffisans à établir une réputation et ne donnent pas de talent aux gens qui en manquent. Son ressentiment dépassa la mesure ; dans son roman de Lui, elle reproche sournoisement à Léonce, — à Flaubert, — de ne pas lui avoir envoyé 10,000 francs en échange d’un album que j’ai feuilleté et qui valait bien 50 écus. Elle avait souvent besoin d’argent, car ses œuvres étaient peu recherchées ; elle n’était pas riche : son mari était mort en 1851 et ses revenus n’avaient point augmenté. Un philosophe qui fut ministre de l’instruction publique n’eut pas à lui refuser une pension de 2,400 francs ; mais cette pension fut réduite à une indemnité annuelle de 1,500 livres, à la suite d’une petite aventure qui eut des coquelicots pour témoin et un garde champêtre pour rapporteur.

Je ne sais comment elle était parvenue à s’emparer des lettres de Benjamin Constant à Juliette Récamier, lettres passionnées qu’elle montrait à qui désirait les voir et qu’elle avait même commencé à imprimer en feuilletons, lorsque les héritiers légitimes chargèrent un huissier d’interrompre la publication. La prose rendait peu, la poésie ne rendait rien ; elle prit sa meilleure plume et rédigea des articles de mode ; elle vanta des couturières, des cordonnières, des corsetières et des gantières ; elle célébra des cold-cream, exalta des eaux de toilette et chanta le velouté des nitrates de bismuth que l’on déguise en poudre de riz. Il était loin le temps où « un amateur » enthousiaste faisait imprimer ses œuvres complètes en un volume grand in-quarto, tiré à vingt-cinq exemplaires. Avoir été Penserosa, avoir reçu des lettres de Victor Hugo qui disaient : « O ma sœur ! » avoir senti sur son front les couronnes académiques et en être réduite à parler de bavolets, de vertugadins et de jarretières hygiéniques, c’est pénible. Mais le plus pénible, c’est que l’on payait cette malheureuse en nature. C’est là un vilain métier : j’en sais qui l’ont fait et qu’à cause de cela je na citerai pas, quoique je les aie connus et que leur nom ait eu de la notoriété. Parfois la Muse était encombrée de chiffons et de falbalas qu’elle ne parvenait pas à vendre. Un jour, elle vint me raconter qu’elle avait un stock de quatorze chapeaux, — tout neufs, — dont elle voudrait bien se défaire, et me pria de les « placer » chez les femmes que je voyais. Je déclinai la mission, et elle parut étonnée.

En 1860, elle était en Italie ; je l’aperçus à Naples et je me détournai. Il me serait facile de la suivre dans ses dernières étapes ; à quoi bon ? Flaubert, qu’elle alla relancer à Croisset, jusque dans le salon de sa mère, Flaubert à la tête duquel elle lança une bûche enflammée, avait fini par s’en débarrasser. Elle vint mourir à Paris en 1875. Esprit fort, niant tout, parce qu’elle n’était qu’une négation, voulant faire autour de son cercueil un bruit qu’elle n’avait pas obtenu de son vivant, elle écrivit ses dispositions dernières et exigea un enterrement civil. Elle fut obéie. On fit transporter le corps dans je ne sais plus quel village des environs de Paris et, à sept heures du matin, on le déposa dans un coin du cimetière ; personne ne s’en aperçut. C’est à peine si les journaux parlèrent d’elle ; depuis bien longtemps, elle était rentrée dans l’obscurité, dont, à proprement parler, elle n’était jamais sortie, quoiqu’elle regardât avec complaisance du côté de la postérité. Son épitaphe ne serait pas longue : Ici gît celle qui a compromis Victor Cousin, ridiculisé Alfred de Musset, vilipendé Gustave Flaubert et tenté d’assassiner Alphonse Karr : Requiescat in pace !

En 1863, après la publication de Salammbô, un tel applaudissement retentit autour de Flaubert, qu’elle essaya de le ressaisir et de s’en parer ; il résista et pour toujours lui tint sa porte close. Cette œuvre nouvelle dénonçait chez Flaubert des aptitudes que les lecteurs superficiels de Madame Bovary ne soupçonnaient pas. Je le répète, c’est sur ce roman qu’il doit être jugé comme écrivain, c’est là qu’il s’est abandonné sans contrainte ; il n’a rien réservé et s’y est mis tout entier. C’est de ce livre qu’il a toujours parlé avec le plus de tendresse ; il s’irritait quand on l’appelait l’auteur de Madame Bovary et, au fond de son âme où il me laissait lire, il était humilié des œuvres nées de la sienne et qu’on lui comparait. Ernest Feydeau, après avoir fait Fanny, qui eut un grand succès, s’imagina que tout le génie littéraire du XIXe siècle s’était concrète en lui. Mérimée l’a crayonné de main de maître : « J’ai reçu il y a trois jours la visite de M. Feydeau, qui est un fort beau garçon, mais qui m’a semblé d’une vanité par trop naïve. Il va en Espagne pour y faire le complément de ce que Cervantes et Le Sage ont ébauché ! Il a encore une trentaine de romans à faire, dont il mettra la scène dans trente pays différens ; c’est pourquoi il voyage[3]. » La vanité de Feydeau était en effet d’une telle qualité qu’elle en était inoffensive. Il disait « Nous sommes trois : Hugo, Flaubert et moi. » Un jour qu’il causait avec Flaubert, Bouilhet entra. Feydeau le regarda, le reconnut et lui dit : « Ah ! c’est vous, mon bon Bouilhet ; asseyez-vous ; vous êtes digne de nous entendre. » Je ne sais si Bouilhet « entendit », mais je sais ce qu’il riposta.

La publication de Salammbô marque le point culminant de l’existence de Flaubert ; une longue rémittence de sa maladie nerveuse lui fit espérer qu’il en était délivré ; il avait mis fin à sa claustration, il se répandait, cherchait le monde et y était bien accueilli. Il était de bonne foi et riait de ses petites déconvenues. Il avait été attiré dans une maison princière, où il a trouvé une amitié durable qui lui fut chère. Les femmes l’entourèrent, le choyèrent, le prirent à part et l’une après l’autre, lui dirent : « Dessinez-moi le costume de Salammbô pour le prochain bal des Tuileries. » Il s’en tira bien et désigna Bida. Il m’en parla gaîment et me dit : « J’ai eu un succès de bal costumé. » Les dessinateurs se mirent à la torture pour reconstituer, d’après la description de Flaubert, le vêtement et la coiffure de Salammbô. Le résultat fut d’un bouffon dont ils ne se. doutèrent pas. Le costume de Salammbô est celui que Cléopâtre-Isis porte sur la façade occidentale du temple de Kalabscheh. En 1866, il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur ; un double sentiment l’émut, il fut satisfait d’avoir la croix et humilié de la recevoir le même jour que Ponson du Terrail. Il me confia sa peine et je l’engageai à se consoler, l’assurant que de son côté Ponson du Terrail était probablement choqué d’être décoré en même temps que lui. Il reconnut que j’avais raison.

Ce fut alors qu’il eut des recherches de toilette et d’élégance ; nous lui disions qu’il ressemblait à un vieil Almanzor et il en plaisantait avec nous. On s’amusait à lui envoyer toutes sortes de drogues parfumées dont on se frotte le visage et il en avait de bons accès de gaîté retentissante qui le détendaient et remettaient d’aplomb son esprit toujours tourmenté des choses littéraires. Dans aucun des salons qu’il fréquenta il ne passa inaperçu. Quel que fût le sentiment qu’il inspirait, on ne pouvait pas n’être pas frappé de sa force, de son ampleur, de sa bonne foi éclatante que, trop souvent, l’on a prise pour un besoin de contradiction systématique ; aimant à plaire et plaisant, il avait quelque coquetterie avec les femmes, que son étrangeté intéressait, et une sorte de paternité douce pour les jeunes hommes qui s’essayaient aux lettres. Sa renommée le soulevait et il s’y trouvait à l’aise comme dans un élément naturel. Il en était heureux et nous en étions heureux avec lui, car malgré ses bizarreries il fut toujours très aimé de ceux qui l’approchèrent ; on eût dit qu’il saisissait les âmes et s’en emparait. Il était joyeux et, sans le dire, fréquentait les coulisses des petits théâtres, causait avec les acteurs, les étudiait, prenait des notes, recueillait les confidences de deux ou trois actrices peu discrètes, car il voulait faire un roman sur ces existences peu connues. Il me disait : « Le Sage seul, dans Gil Blas, a effleuré la vérité : cette vérité, je l’exposerai toute nue, car elle est d’un comique que l’on ne peut se figurer. » À cette époque, il fut invité à Compiègne. On avait oublié que l’ordre de poursuivre l’auteur de Madame Bovary pour outrage à la morale publique et religieuse était parti du cabinet de l’empereur ; Flaubert l’oublia aussi et fit bien ; du reste, les grandeurs ne lui déplaisaient pas, et quand il était à sa place, il ne se sentait pas déplacé. Dans ce monde soumis et rectiligne, il porta l’esprit d’indépendance littéraire qui était en lui plus qu’en tout autre. Un soir, au cercle particulier de l’impératrice, quelqu’un parla de Victor Hugo avec irrévérence. Je ne sais si les paroles exprimaient une conviction sincère, ou si elles n’étaient qu’une tentative de flatterie. Gustave Flaubert intervint et ne se modéra pas : « Halte-là ! celui-là est notre maître à tous, et il ne faut le nommer que chapeau bas. » L’interlocuteur insista : « Mais cependant vous conviendrez, monsieur, que l’homme qui a écrit les Châtimens… » Flaubert, roulant des yeux terribles, s’écria : « Les Châtimens ! il y a des vers magnifiques ; je vais vous les réciter si vous voulez. » On ne jugea pas à propos de pousser l’expérience jusqu’au bout : la discussion fut interrompue, et un des assistans se hâta de donner un autre cours à la conversation. Ce n’est point par esprit d’opposition, comme on pourrait le croire, que Flaubert se jetait ainsi dans la dispute, c’était par devoir professionnel, pour ainsi dire, et par respect pour la poésie. Sur de tels sujets il était intraitable, au risque de ce qui pouvait advenir, et savait que c’est se diminuer que de cacher son opinion.


XXVI. — INTÉRIEUR DE JOURNAL.

Lorsque la Revue de Paris fut supprimée, je frappai aux portes de la Revue des Deux Mondes, qui s’ouvrirent avec une courtoisie dont j’ai conservé gratitude. Les bureaux de la Revue étaient alors installés rue Saint-Benoît, dans une vieille maison qui avait un jardin, au premier étage ; un robinier, quelques lilas, une petite plaque de gazon donnaient un peu de gaîté aux chambres où se tenait le personnel de la direction, chambres tristes, meublées d’une bibliothèque garnie de dictionnaires et de tables sur lesquelles on entassait les paquets d’épreuves d’imprimerie. La maison était silencieuse et recueillie ; on y travaillait sans relâche. L’exemple était donné par le directeur, François Buloz, qui fut le plus laborieux des hommes. Il était né en Savoie sur les confins de la Suisse ; lorsque j’entrai en relations avec lui, en 1858, il avait cinquante-cinq ans et une vigueur montagnarde faite pour défier le temps. Les fortes qualités du pays natal, les qualités de race, semblaient être concrétées en lui : l’énergie, la persévérance, mieux encore, la ténacité vers un but déterminé. Il fut un créateur, au sens originel du mot ; il força le public français à accepter, à rechercher la Revue qu’il avait fondée et qui, — n’en déplaise aux revues anglaises, — est le premier recueil littéraire du monde. Il eut à lutter contre la frivolité, la nonchalance des lecteurs que satisfaisaient les bons mots et les faits divers du journal ; pendant dix-neuf ans, il combattit pied à pied, gagnant chaque jour un peu de terrain, se désespérant quelquefois, ne désespérant jamais, déployant une patience indomptable et finissant par triompher des obstacles devant lesquels tout autre que lui aurait reculé. Ce fut au commencement de 1831 qu’il prit la direction d’un recueil mourant, la Revue des Deux Mondes, Journal des voyages, qu’il résolut de ressusciter. Il était jeune, l’école romantique affirmait sa vitalité ; loin de repousser les débutans, il les attira ; tout ce qui eut du talent dans les lettres fut son auxiliaire. La table des matières de la Revue est le livre d’or de la littérature moderne. Sauf de très rares exceptions, tous les noms illustres, célèbres ou connus, y sont inscrits. La diversité des sujets traités est prodigieuse. Buloz avait élevé une tribune, chacun put venir y parler. Sous ce rapport, il était très libéral ; jamais il ne se cantonna ni dans une coterie ni dans une faction ; il s’adressait à un public multiple, le savait et acceptait la multiplicité, c’est-à-dire la divergence des idées exprimées. Il avait une sorte de don de double vue qui, bien souvent, m’a surpris ; il découvrait, il devinait l’erreur, même dans des études dont le sujet était nouveau pour lui ; plusieurs fois j’en ai fait l’expérience personnelle. Il ne rectifiait pas, il signalait ; on regimbait, on se récriait ; de guerre lasse, on consentait à vérifier ; neuf fois sur dix, c’est lui qui avait raison. Une simple faute d’impression le bouleversait ; jamais pareil correcteur d’épreuves n’exista ; jusqu’à la dernière minute, jusque sous la presse, il pourchassait « les coquilles » avec une perspicacité que rien ne déroutait. J’ai fait le calcul qu’un article de la Revue des Deux Mondes est lu et corrigé une quinzaine de fois avant de paraître. Buloz était fier de la correction des textes de la Revue et ne ménageait point ses peines pour parvenir à la perfection. Maître du seul recueil périodique qui ouvrît d’emblée l’accès du grand public, François Buloz eut bien des ennemis parmi ceux dont il refusa les œuvres et dont la vanité blessée ne lui pardonna guère. Peu d’hommes lurent plus insensibles aux influences et aux recommandations. Il ne considérait que l’intérêt de la Revue, y conformait ses appréciations et rejetait tout ce qui pouvait s’en écarter. On peut dire, à cet égard, qu’il eut une idée fixe, et c’est à elle qu’il a dû son succès. Jamais je ne lui ai entendu adresser un compliment à un écrivain, et un jour, — à propos de Mérimée, — il me disait : « Pas un seul d’entre vous ne sait bien la grammaire, » ce qui, après tout, n’est pas impossible. Son tempérament naturellement ferme s’était durci au contact des prétentions qu’il fallait refréner, des sollicitations que l’on avait à repousser, des refus qu’on avait le devoir de maintenir. A cela venait s’ajouter la concentration d’une pensée qui était toujours la même ; le caractère s’en ressentait, et les rapports avec lui n’étaient pas toujours amènes. On bataillait, on s’emportait, mais, lorsque l’on était de bonne foi, on finissait par reconnaître que ses observations étaient justes et que le plus sage était de s’y soumettre. Cette nature, résistante parfois jusqu’à la dureté, avait des détentes subites. Un jour que nous causions ensemble des premiers temps de la Revue et des difficultés contre lesquelles il avait lutté, il s’attendrit et, les yeux trempés de larmes, il me dit : « Quand j’avais des auteurs, je n’avais pas d’abonnés, et maintenant que j’ai des abonnés, je n’ai plus d’auteurs. » Plusieurs fois j’ai surpris chez lui des accès de sensibilité qu’il ne parvenait pas à dominer et que souvent il masquait derrière des brusqueries qui n’avaient rien de spontané. Singulier homme, mal apprécié parce qu’on le jugeait sur des torts de forme qu’il ne cherchait pas à dissimuler, mais plein de qualités sérieuses, dévoué à son œuvre, qui passait avant toute autre préoccupation, de conception très intelligente et d’expression souvent confuse, comme si la fatigue de son perpétuel labeur eût obscurci sa parole ; il ne se reposa jamais, et, malgré sa vigueur, il a dû parfois fléchir sous la lassitude. A la fin de sa vie, épuisé, se raidissant contre le mal avec une énergie invincible, sourd, presque aveugle, il se soulevait encore pour tâcher de surveiller la Revue. Jusqu’à la fin, il en parla, il y pensa. Les écrivains ont fait la fortune de son recueil ; en échange, il leur a donné la notoriété et les a fait connaître partout où notre langue est comprise ; la meilleure part est pour eux. Il a plus fait en faveur de la propagande des idées françaises que tous les gouvernemens sous lesquels il a vécu. Lorsque, plus tard, on voudra écrire l’histoire de notre littérature depuis la révolution de juillet, le meilleur, le plus riche document à consulter sera la collection de la Revue des Deux Mondes.

En même temps que j’étais un des collaborateurs de la Revue, je donnais parfois des articles variétés au Journal des Débats, qui habitait et qui habite encore la vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, où il est né aux premières heures de la révolution. Son directeur, — par droit d’héritage, — était Edouard Bertin, que son talent de peintre ne semblait pas prédisposer à diriger un grand journal quotidien et qui cependant y excellait. Ne pouvant marcher qu’à l’aide d’une canne, les épaules engoncées, la physionomie un peu revêche, il avait l’extérieur trompeur, car il était d’une grande mansuétude et d’un commerce sûr. Assis dans son large fauteuil près de la cheminée que décoraient une carafe et un verre, passant souvent la main dans ses cheveux grisonnans, fumant un affreux cigare d’un sou qu’il trouvait exquis, souriant des balivernes que nous ne nous épargnions pas, racontant quelquefois des anecdotes un peu vives, il était ouvert à tous, bienveillant et empressé à rendre service. C’était un infatigable liseur ; aussi son instruction était profonde et sa conversation était nourrie. Sceptique, intelligent, laissant à chacun la liberté de ses opinions, il semblait plutôt présider un cénacle où chacun prenait la parole à tour de rôle que diriger un journal politique et lui donner l’unité d’impulsion. Souvent, au cours de la même semaine, — surtout lors des disputes sur la question romaine, — le pour et le contre ont été plaides dans le Journal des Débats. Comme chaque article était signé, on n’engageait qu’une opinion individuelle. Edouard Bertin, — s’il eut une opinion politique, ce dont on peut douter, — avait quelque tendance pour le gouvernement parlementaire ; il semblait garder bon souvenir du règne de Louis-Philippe et trouvait que le cens électoral n’était pas mauvais. Il haïssait l’empire, ou plutôt il haïssait l’empereur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Chaque jour, au moment où cinq heures sonnaient à Saint-Germain l’Auxerrois, on entendait son pas irrégulier retentir dans l’escalier. Il sortait de son atelier du quai Voltaire, où il se plaisait devant ses tableaux et au milieu de ses livres. Il fut un des maîtres du paysage historique, et quelques-unes de ses compositions sont fort belles, un peu froides, mais conçues dans un respect de la ligne et dans une recherche de grandeur qui ne sont plus de mode aujourd’hui. Il était d’une indulgence rare, et plus d’une fois, en visitant avec lui les expositions annuelles, j’ai été frappé de son ingéniosité à faire ressortir les qualités des tableaux les plus médiocres. II n’avait point de parti-pris d’école et je l’ai vu rester en admiration devant la Remise aux chevreuils de Courbet. S’il eût fait de la critique d’art, il eût poussé la camaraderie trop loin et la sincérité de ses opinions s’en serait ressentie. Il était aimé au Journal des Débats, où la loyauté de son caractère était appréciée ; sa parole était d’or, et un signe de tête fait par lui équivalait à un acte notarié. Je l’aimais beaucoup ; sa rudesse apparente ne m’avait point trompé, et j’ai passé près de lui, dans son atelier, des heures dont je me souviens avec émotion.

Il témoignait de la déférence à un des copropriétaires du journal, auquel appartenait l’outillage de l’imprimerie et que nous appelions le père Normant. Tous les jours aussi, comme Edouard Bertin, il arrivait à la même heure, courbé, la tête penchée, marchant péniblement ainsi que marche un octogénaire. Après un salut échangé, il se laissait tomber dans un fauteuil, tirait de sa poche une énorme loupe raccommodée avec de la cire à cacheter et lisait le journal. Ce vieillard alourdi, qui parfois entamait une histoire et ne la terminait pas toujours, avait été un fringant royaliste et avait, un des premiers, arboré la cocarde blanche lors de l’entrée des alliés à Paris. En 1815, après le retour de l’île d’Elbe, il ne suivit pas Louis XVIII sur la route de Lille, il ne le rejoignit pas à Gand, mais il se mit résolument à conspirer et chercha à organiser un complot monarchique qui devait éclater aussitôt que Napoléon partirait pour prendre le commandement de l’armée. Il y eut de faux frères, comme toujours ; Normant fut dénoncé et arrêté. L’empereur était furieux et recommanda au ministre de la justice de « faire un exemple qui servirait de leçon aux incorrigibles. » L’instruction du procès fut heureusement assez longue et compliquée ; Normant comparut en cour d’assises le 21 juin 1815. Ainsi qu’il le racontait lui-même, « son affaire n’était pas bonne, » et il y allait de la tête. La condamnation était certaine ; pendant le résumé du président, la nouvelle se répandit qu’une bataille avait été perdue, que l’empereur était en fuite et l’armée anéantie. Le jury délibéra pour la forme ; à l’unanimité, Normant fut acquitté. La ténacité de Wellington et l’arrivée de Blücher lui sauvaient la vie. Il parlait volontiers de cet épisode, mais il, en avait gardé rancune à Napoléon, qu’il n’aimait guère ; en revanche, il estimait que Louis XVIII avait été un grand roi.

Le rédacteur en chef des Débats, celui qui présidait à la publication des articles, à la confection du journal, n’était ni un sceptique comme Edouard Bertin, ni un royaliste comme Normant, c’était un janséniste : Samuel-Ustazade-Silvestre de Sacy, très doux, très gai et d’une bonhomie charmante. Il avait une placidité qui, parfois, ressemblait un peu à de l’indifférence ; on ne le faisait sortir de son câline habituel qu’en parlant irrévérencieusement de Mme de Sévigné, dont il était amoureux ; aussi avait-il quelque commisération pour Victor Cousin, qui s’était déclaré le champion de Mme de Longueville. Sacy levait les épaules et disait : « Ce pauvre Cousin ! il ne sait même pas que Tallemant des Réaux raconte que sa Dulcinée, — qui ne fut qu’une coureuse, — avait les mains sales ! » Des choses de notre temps, la politique seule l’intéressait ; à part les débats législatifs, les révélations diplomatiques et les modifications ministérielles sur lesquels il écrivait des articles vifs et très sensés, il vivait dans le siècle de Louis XIV avec sa chère marquise, La Bruyère et Racine. Je gagerais qu’il n’a jamais lu un vers de Musset, ni une page de George Sand. Un jour que je lui parlais de l’Histoire romaine de Mommsen, il me répondit : « En fait d’histoire romaine, je m’en tiens à Rollin. » Le vieux sang janséniste qui coulait dans ses veines n’avait point perdu toute chaleur ; la promulgation du dogme de l’immaculée conception le blessa ; lorsque Ernest Renan publia sa Vie de Jésus, il lui dit : « A quoi bon ce cinquième évangile ? Les quatre autres suffisaient. » Il était ferme et, malgré sa grande douceur, ne cachait point son opinion. Lorsque la commission du budget, voulant punir Camille Rousset d’avoir substitué la vérité à la légende des volontaires de 1792, supprima le poste d’archiviste du ministère de la guerre[4], Sacy alla trouver le ministre et lui dit : « Monsieur, de tous les attentats contre la liberté, le plus coupable est celui qui touche à la liberté de l’histoire, et cet attentat vous l’avez laissé commettre. »

Eugène Labiche, qui lui a succédé à l’Académie française, a fait de lui un portrait exquis et ressemblant. Ce nom de Sacy, illustré par une traduction de la Bible, cette qualité de janséniste, qui implique une idée de raideur et de sécheresse, le faisaient imaginer tout autre qu’il n’était. En lui rien de rogue, rien de pédant, rien même de trop réservé. Il aimait la plaisanterie et quand elle était trop salée, au lieu de se renfrogner, il riait aux éclats. Les mots de Molière lui étaient familiers et il les employait, sans doute pour rendre hommage à la littérature du siècle de Louis XIV. Alerte et frétillant, la tête couverte d’un bonnet de velours noir, les pieds dans des chaussons de drap, il allait et venait dans le bureau de rédaction en fredonnant les airs du Devin de village : « Non, Colette n’est pas trompeuse, » C’est là que s’était arrêtée son éducation musicale ; les sonorités d’aujourd’hui auraient blessé la délicatesse de ses oreilles. Il était fin en toutes choses ; en peinture, les coloristes devaient l’effaroucher et je m’imagine que Giotto, tendre, effacé, rêveur, eût été son peintre de prédilection. C’était un gourmet d’esprit, et il se délectait à certaines phrases dont le tour, un peu vieilli, avait pour lui le charme que l’aspect des feuilles mortes a pour quelques paysagistes. En dehors du journalisme, il a peu écrit, mais les préfaces dont il a fait précéder les différentes réimpressions qui forment sa Bibliothèque spirituelle sont des merveilles de grâce et des chefs-d’œuvre de goût. Je le comparerais volontiers à ces vins dépouillés dont la robe est un peu pâle, mais dont le bouquet est délicieux. Quel type de lettré et quelle simplicité dans la quintessence même où il se plaisait ! C’est lui plus que nul autre qui avait donné au Journal des Débats cette attitude littéraire où, pendant la durée du (second empire, il a trouvé son meilleur succès. Entre les feuilles quotidiennes et les revues, les Débats formaient une sorte d’intermédiaire où la politique et la littérature se côtoyaient en se faisant valoir ; les variétés d’Ernest Renan étaient une bonne fortune pour les lecteurs, comme les articles de Prévost-Paradol. Pendant la période où la polémique fut interdite, Silvestre de Sacy fut l’âme du journal et cette âme ne manqua ni d’ardeur, ni de délicatesse.

L’existence de Silvestre de Sacy était simple ; elle s’écoulait dans son appartement du palais de l’Institut, où il était logé près de la bibliothèque Mazarine, dont il était le conservateur depuis 1848. Dans sa famille, à laquelle il était profondément dévoué, près de ses livres qu’il aimait avec passion, il vivait paisiblement, frugalement, comme un sage. Une invitation, qui devait alors être considérée comme un ordre, l’appela au château de Compiègne. Il y subit l’enivrement des lumières, des diamans et des parfums. En pénétrant dans cette féerie réelle, le cénobite fut ébloui et le cœur du janséniste ne résista pas aux vanités de ce bas monde ; il n’eut pas la force de dire : Vade retro ! et il fut charmé. Il en parlait avec extase, il agitait ses petites mains et poussait des exclamations comme au souvenir d’une vision surhumaine. Il en revint troublé. Qui aimait-il ? Il ne le savait plus guère. Qui ? Mme de Sévigné ou l’impératrice ? L’une avait un sr beau style ! l’autre était si blanche ! la marquise avait tant d’esprit ! la souveraine avait tant de grâce ! Dans l’intimité, on le plaisantait ; il souriait de bon cœur, mais avec un soupir. Sa lampe lui semblait terne quand il se rappelait les lustres de cristal étincelans de clarté. Son enthousiasme était sincère, si sincère qu’il en fut nommé sénateur. Edouard Bertin lui signifia son congé de rédacteur en chef dans une lettre qui fut publiée en tête du Journal des Débats[5]. Sacy était rejeté dans la rédaction littéraire et devait s’y confiner. On jour, un homme de lettres lui demanda des notes pour rédiger sa biographie ; il ne refusa pas et écrivit : « Le même travail a rempli toute ma vie : j’ai fait des articles de journaux, je n’ai pas fait autre chose, encore n’ai-je travaillé qu’à un seul journal, le Journal, des Débats. J’y travaille depuis trente ans ; en quatre mots, voilà toute mon histoire. » Cette histoire est des plus honorables et elle conduisit Silvestre de Sacy au sénat. A l’heure du désastre, il eut la révolte des cœurs honnêtes contre le débordement d’injures sans péril qui furent répandues sur Napoléon III tombé à Sedan ; il se renferma en lui-même, pleura la France vaincue et resta fidèle au serment qu’il avait prêté.

Le souvenir de Silvestre de Sacy évoque en moi celui de Patin, — du père Patin, comme l’ont appelé les innombrables candidats dont il a fait des bacheliers. — Il pouvait, comme de Sacy, aimer Mme de Sévigné, Pascal et Bossuet, mais il s’était tellement voué aux lettres latines qu’il se sentait coupable de trahison lorsqu’il les quittait pour les lettres françaises. Comme un jaloux qui fuit les importuns et recherche le tête-à-tête, il s’enfermait pour lire Horace et se croyait en bonne fortune. Quelquefois il apparaissait dans les bureaux du Journal des Débats, timide, ayant toujours l’air étonné et rassurant de la main ses fortes lunettes cerclées de fer. Son expression bienveillante affaiblissait sa laideur. Hors des humanités point de salut ! Il détaillait avec ivresse les jouissances du discours latin et les voluptés du thème grec. Sur cette question il se passionnait et volontiers devenait agressif. Il n’avait pas le calme de Guizot, qui a écrit : « La Grèce et Rome sont la bonne compagnie de l’esprit humain, et au milieu de la chute de toutes les aristocraties, il faut tâcher que celle-là demeure debout. » Patin eut sacrifié toutes les langues modernes pour faire revivre les langues mortes et peut-être, comme le vieil helléniste Hase, écrivait-il en grec les comptes de sa blanchisseuse. Un jour, à la descente du Pont-Neuf, Adrien de Longpérier aperçoit un attroupement, il s’approche et voit le père Hase tout sanglant. « Eh ! mon cher maître, que vous est-il arrivé ? — Un bige, mon ami ! un bige ! » Le bige était un fiacre qui avait renversé le bonhomme. Patin eût été de cette force, et je me doute que pour lui les bas étaient des cnémides. J’eus occasion de le voir au moment où une circulaire de Jules Simon, ministre de l’instruction publique, venait judicieusement de supprimer la confection des vers latins ; il était désespéré, se lamentait, croisait les mains et les agitait au-dessus de sa tête, comme s’il eût voulu prendre les dieux à témoin de ce désastre : O filles de Mnémosyne, vous dormiez donc ! Il me disait : « Et quelle heure choisit-on pour ce guet-apens ? L’heure où nos écoliers prennent goût à la poésie latine ; le dernier concours de vers latins a été fort remarquable dans les classes de seconde. » Il secoua la tête et s’écria : « Hélas ! c’était le chant du cygne ! » Il présidait souvent, en qualité de doyen de la faculté des lettres de Paris, aux examens pour le baccalauréat ès-lettres. Il y faisait preuve d’une indulgence de nourrice. Un jour, pendant que j’assistais près de lui à un de ces examens, il avait fait expliquer une dizaine de vers d’Ovide à un jeune candidat de figure satisfaite et de science douteuse. Il était question de Jason. Le père Patin dit : « Est-ce que Jason, lors de la conquête de la toison d’or, ne fut pas aidé, — vous m’entendez bien, — aidé par une femme ? » L’écolier répondit : « Oui, monsieur ; oui, monsieur. — Eh bien ! dites-moi le nom de la femme qui l’a aidé. » Le candidat n’hésita plus et lâcha : « Andromède. » Patin répliqua : « Non, monsieur, c’était Médée ; je vous l’avais dit. » Il donna la note passable. Je me mis à rire ; alors il me dit : « Ce pauvre diable m’a cité un nom de l’antiquité, je dois en tenir compte ; rien ne l’empêchait de répondre : Mme de Maintenon. » J’avais été très frappé de la faiblesse des examens auxquels j’assistais ; j’en parlai à Patin et lui demandai si de mon temps nous étions ignorans à ce point. Sa réponse est précieuse : « Vous êtes de la fournée de 1841 ; à cette époque, vous valiez mieux et vous aviez tous quelque teinture littéraire ; vous la deviez au romantisme, que nous avons eu tort de combattre et de proscrire, car vous y aviez puisé le goût de la poésie : vous connaissiez Ronsard et Marot, quelques-uns d’entre vous avaient lu Garnier, Moncrestien et Maynard. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi ; le fond est immuable : Corneille, Racine, La Fontaine et Molière. En deçà et au-delà, il n’y a plus rien. Après la révolution de 1848, le niveau scolaire a subitement baissé et ne s’est plus relevé. À cette heure, dans les collèges, la littérature, c’est la belle au bois dormant : béni soit le filleul des fées qui la réveillera ! » — « L’avantage de la littérature, c’est de donner des goûts nobles, » écrivait Mérimée à Panizzi, et il n’avait pas tort. On le savait au Journal des Débats, où les conversations sur les beaux-arts, sur les éditions recherchées, sur les reliures de Pasdeloup, de Derôme, de Capé, de Bauzonnet, étaient de monnaie courante. Le frère d’Édouard Bertin, Armand Bertin, celui dont Ingres a fait un si admirable portrait, était un bibliophile ; sa marque est restée célèbre. Silvestre de Sacy aimait les beaux livres et Jules Janin ne reculait ni devant les grandes marges ni devant les maroquins du Levant frappés par les fers de Marius Michel. Il venait peu aux Débats ; sa goutte et sa ventripotence lui rendaient trop pénible l’ascension des escaliers. Lorsque par hasard il avait pu se hisser jusqu’à la salle de rédaction, c’était fête, car sa large face, son gros lire et son esprit mettaient tout le monde en belle humeur. À la fois savantasse et précieux, abusant de la citation latine, il avait un style biscornu et émietté qui avait fait sensation au début, mais qui avait promptement vieilli et dont la sénilité ne se dissimulait plus assez. On l’avait surnommé « le prince des critiques, » et cela ne lui déplaisait pas. Croyait-il à sa couronne ? Sans aucun doute, et on était mal venu de ne pas l’acclamer.

J’avais fait dans le Journal des Débats un article pour signaler la publication du Capitaine Fracasse, et j’avais naturellement profité de l’occasion pour rendre à Théophile Gautier ce qui lui était dû en qualité de poète et de critique dramatique. Cela ne fut pas du goût de Janin, qui m’interpella et me demanda pourquoi je l’avais « éreinté. » La question me parut si étrange que j’y répondis par une autre question : « Où donc vous ai-je éreinté ? — Dans le Journal des Débats, dans mon propre journal, en faisant l’éloge de Gautier. » Je restai stupéfait et ne répliquai point. Il avait toute liberté d’appréciation dans son feuilleton du lundi ; il en usa. Sans que l’on sût pourquoi, il modifiait son opinion lors même que le talent des acteurs dont il parlait ne s’était point modifié. Après avoir « inventé » Rachel, il ne la ménagea guère et un beau jour chanta de nouveau ses louanges. Il se faisait aider parfois et acceptait des collaborations anonymes ; dans son roman de Barnave, l’épisode des filles de Séjan a été écrit tout entier par Félix Pyat, les pages sur Mirabeau sont d’Auguste Barbier, différens chapitres ont été faits par Edgar Quinet, par Théodose Burette, et la préface est d’Etienne Béquet. Je lui ai entendu raconter que lorsqu’il avait commencé l’Ane mort et la Femme guillotinée, il n’avait eu d’autre intention que de ridiculiser les lugubres inventions du romantisme, puis que, peu à peu, le sujet l’avait saisi et qu’il avait terminé d’une façon sérieuse un livre dont le début visait à la parodie. Lui aussi, comme le père Patin, mais moins heureusement, il avait la monomanie d’Horace, il aimait à réciter ses vers et je crois même qu’il essaya de le traduire, ce qui est une faiblesse pour un homme d’esprit. Sa personnalité se répandait jusque dans ses feuilletons ; il y parlait de son bonnet de coton, il y célébrait son perroquet ; il fit plus, il y raconta son mariage, ce qui fut trouvé d’une délicatesse discutable. C’était un gros enfant, que le public avait gâté, qui souvent dépassa la mesure et ne s’en aperçut pas. Il avait le travail d’une extrême facilité et a beaucoup produit. La quantité de préfaces et d’avant-propos qu’il a écrits est extraordinaire. Il n’est pas un recueil, un almanach, une publication de son temps où le fameux J. J. ne se rencontre. Son feuilleton hebdomadaire des Débats ne lui suffisait pas, il envoyait des Courriers de Paris à des journaux étrangers ; la plume ne quittait pas ses doigts et son écriture était telle qu’il ne parvenait pas à se relire. Il faisait le désespoir des typographes et déroutait les protes les plus exercés. Dans les dernières années de sa vie, — il est mort en 1875, âgé de soixante et onze ans, — la goutte et l’obésité étaient devenues d’incurables infirmités qui le retenaient au logis, dans le petit chalet qu’il s’était fait construire à Passy et dans le tympan duquel on avait inscrit ce vers de Boileau, que l’on ne s’attendait guère à lire sur la demeure de Janin :


: Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire !


Se traînant à peine, respirant mal, étouffé par la graisse, il ne pouvait plus aller au théâtre ; on lui racontait les pièces après la première représentation, il dictait son feuilleton sur le sujet indiqué ou à côté. Son œuvre est considérable ; outre les articles qu’il avait répandus partout, il a publié près de soixante volumes ; il me semble que tout cela sera bien léger dans la balance où l’on pèsera la littérature de notre époque ; le Mouchoir bleu, d’Etienne Béquet, qui fut aussi rédacteur au Journal des Débats, n’a que six pages et, me parait d’un poids plus sérieux. Malgré ses défauts, Jules Janin fat bon, mais, comme beaucoup de gens de lettres, il était meilleur dans la causerie que la plume à la main.

Un autre écrivain du Journal des Débats fut, comme Janin, un producteur infatigable, mais avec une supériorité qui exclut toute comparaison, c’est Philarète Chasles, auquel il n’a manqué que plus de tenue dans le mode de vivre pour prendre rang. Il était fils d’un piètre défroqué, qui fut conventionnel et mourut aux Invalides. De cette origine il avait conservé quelque chose d’inquiet qui se reflétait dans sa personne. L’existence ne lui avait pas été clémente. Au début, il avait commencé par être ouvrier typographe à Paris et à Londres. Son talent était de bon aloi ; sa critique fine et profonde justifiait son titre de professeur au Collège de France. Il savait très bien l’italien, l’anglais et l’allemand, ce fut là le point de départ de sa carrière littéraire. Les classiques et les romantiques se battaient ; les uns disaient : Homère et Sophocle ; les autres répondaient : les Nibelungen et Shakspeare. Philarète Chasles se tint entre les deux camps ennemis et il résolut de faire connaître en France les littératures étrangères, dont on parlait beaucoup sans les avoir étudiées. Sous ce rapport, il a rendu aux lettres françaises un sérieux service. C’est par lui plus que par tout autre que les œuvres de l’Allemagne et de l’Angleterre modernes ont été révélées à notre pays ; seule, sa traduction du Titan de Jean-Paul Richter constituer mit un titre à la gratitude des lettrés. Il a touché à tout sujet non-seulement avec la verve qui lui était naturelle, mais avec la perspicacité que donne la connaissance approfondie des choses, il était habile dans l’arrangement, il prenait cinq ou six ouvrages étrangers, savait en extraire la substance même et en composait un volume très instructif et très amusant, car l’espèce de diable au corps qui était en lui passait dans ses œuvres. Je me rappelle des récits de la guerre de Hongrie, 1848-1849, qui sont d’un entrain, d’une saveur, d’une vivacité extraordinaires. Il a été la ressource de tous les recueils littéraires qui débutaient ou qui, comme l’on dit dans l’intimité des bureaux de rédaction, étaient à court de copie. Il avait toujours un travail commencé qu’il envoyait, qu’on insérait, et dont la suite parfois faisait défaut. Je me souviens qu’à la Revue de Paris, nous avons publié les premiers chapitres de la traduction des Mémoires de Lorenzo d’Aponte, dont nous n’avons jamais pu lui arracher la suite. Il avait le travail intermittent, la fantaisie l’emmenait et on courait après lui sans pouvoir le retrouver. Impatient, supportant mal les reproches, il avait de la colère et finissait par pleurer en s’écriant : « Le ciel n’aura donc jamais pitié de moi ? » Son existence avait été difficile ; il avait des dettes, jouait à cache-cache avec ses créanciers et faisait le saut périlleux par-dessus les gardes du commerce. Quelques billets de mille francs l’auraient sauvé, il ne les trouva jamais. Quand il venait au Journal des Débats, il était froidement accueilli par les maîtres du lieu ; on sentait qu’entre eux et lui, il y avait eu des difficultés où la littérature n’était pour rien. Il glissait comme une ombre, ne faisait illusion à personne sur son âge, malgré sa perruque, sa moustache teinte et sa badine. Il avait gardé l’habitude de se vêtir comme vers 1835, avec des redingotes sanglées à la taille et de hautes cravates qui rejetaient la tête en arrière. C’était un revenant, il en avait l’allure et le mystère ; il disparaissait sans qu’on l’eût vu ou entendu sortir. Il attribuait les malheurs ou plutôt les tracasseries dont sa vie était tourmentée à sa qualité d’homme de lettres ; il disait : « Nous sommes comme les çoudras de l’Hindoustan, nous sommes la caste maudite. » Il m’écrivait : « Cher ami, mon coparia ! » Il obéissait à une manie qui n’est pas près de prendre fin, car l’homme y trouve son excuse, et qui consiste à rendre la fonction que l’on exerce responsable des mésaventures que l’on ne doit qu’à soi-même.

Les rédacteurs du Journal des Débats étaient divisés en deux escouades distinctes ; l’une, que l’on nommait les vieux Débats, comprenait Edouard Bertin, Normant, Silvestre de Sacy, Saint-Marc Girardin, Jules Janin, Philarète Chasles, Alloury, Fr. Barrière, Delescluze, qui sont morts ; l’autre, les jeunes Débats, était composé de recrues nouvelles, dont quelques-unes avaient déjà rang de capitaine ; le plus brillant de cette petite troupe était Prévost-Paradol, qui a précédé ses aînés. Peu d’hommes ont été plus ambitieux que lui et ont plus difficilement supporté la discipline que lui imposait le parti d’opposition auquel il était affilié. Il avait la phrase facile, de beau langage, l’épigramme savamment enveloppée et une grande habileté à se maintenir dans une mesure irréprochable. Il était ou paraissait toujours affairé ; il arrivait au bureau des Débats, échangeait un bonjour avec les uns et les autres, s’asseyait et écrivait deux ou trois billets de cette longue écriture qu’il s’efforçait de faire ressembler à celle du temps de Louis XIV. Volontiers il eût repris la vieille orthographe ; il s’y essaya, ses amis le raillèrent et il y renonça. Né en 1829, il était alors un des plus jeunes écrivains des Débats. Il avait été un des bons élèves de l’École normale, assidu et de forme classique, avec une pointe d’ironie qui parfois perçait malgré lui. Quoiqu’il eût obtenu, en 1849, le prix d’honneur de philosophie, c’est vers les lettres qu’il se sentait entraîné. Il n’a point été démissionnaire pour refus de serment à la suite du coup d’état du 2 décembre, comme on l’a dit, car, après s’être fait recevoir docteur ès-lettres, il fut, en 1855, nommé professeur de littérature française à la faculté d’Aix, en Provence. Il n’y resta pas ; Aix était trop loin de Paris, trop loin de ce centre où se font les réputations, où la notoriété s’acquiert, où les portes s’ouvrent sur les chemins qui mènent aux grandes situations politiques. Il donna sa démission, que l’on accepta, car on n’avait su reconnaître, ni sa valeur, ni l’ambition secrète qui le tourmentait. C’est alors, en 1856, qu’il entra au Journal des Débats, dont, par ses allures hardies et sa phrase pétulante, il réveilla la prose un peu somnolente. De ce jour, l’empire autoritaire compta un ennemi de plus, expert en escarmouches et sachant apaiser son feu lorsque le péril semblait se rapprocher. Il ne manquait pas d’entregent, avait de la souplesse, beaucoup d’esprit de conversation et possédait à fond l’art d’écouter, ce qui est un excellent moyen de parvenir. Il fut attiré et bien accueilli dans le monde qui représentait l’opposition parlementaire. Il en devint l’enfant chéri et l’on vit en lui un Martignac futur. Il y trouvait son compte : le luxe lui plaisait, il se façonnait de son mieux aux bonnes manières, singeait certaines attitudes que l’on reconnaissait facilement et regardait avec confiance vers l’avenir. Où ne pouvait-il pas arriver ? n’avait-il pas été de l’École normale comme Villemain, comme Victor Cousin ? n’avait-il pas été professeur, comme Royer-Collard ? L’extérieur était de mince apparence : la tête trop longue, le buste trop long, les jambes trop courtes, petit et de démarche saccadée. La voix, un peu sourde dans les notes basses, avait du charme et éclatait parfois comme si elle eût voulu réveiller l’attention. C’est là un précepte de Quintilien ; il s’y conformait. La politique s’était emparée de lui : les humanités où l’on avait brillé jadis, les lettres françaises qui réclament toujours des partisans de bonne volonté, l’histoire où l’on aurait pu devenir un maître, tout s’évanouissait devant le rêve poursuivi, et un grand talent était dépensé à écrire des « premiers Paris » qui n’avaient pas vingt-quatre heures à vivre. J’ai toujours été surpris de la voie que Prévost-Paradol avait choisie, mais l’homme obéit à son tempérament aussi fatalement que l’animal obéit à son instinct. On eût dit qu’il voulait s’exercer à ses grandeurs futures et faire l’apprentissage des élégances que le sort lui réservait. Il aimait à montera cheval, on lui prêtait des chevaux ; il aimait la bonne chère, on l’invitait à dîner ; il aimait l’opéra, on lui réservait sa place dans des loges ; mais il aimait à fréquenter certains petits théâtres et il y allait seul. Souvent je l’ai regardé curieusement, lorsqu’il se rencontrait avec d’anciens camarades de l’École normale ; il était fort aimable, mais d’une certaine condescendance nonchalante qui ne se livrait pas ; il semblait dire : « Nous avons été sur les mêmes bancs, soit, mais nous ne fréquentons pas les mêmes salons. » Le « bon élève » n’avait cependant pas tout à fait disparu en lui. Un jour, aux Débats, que nous discutions sur le fameux distique d’Achelladas, il fut surpris d’entendre citer du grec par des écrivains « qui manquaient de bases, » c’est-à-dire qui n’avaient point étudié pour être professeurs, et sa surprise fut d’autant plus vive qu’il ne connaissait pas les deux vers dont nous parlions. Il avait de ces petites faiblesses : les meilleurs esprits n’en sont pas exempts. Aurait-il réussi dans la littérature d’imagination ? J’en doute ; une nouvelle qu’il ne signa pas et que la Revue des Deux Mondes publia, démontre des maladresses d’exécution que l’on ne retrouve pas dans ses œuvres de polémique. Cette nouvelle, lorsqu’elle parut, fit du bruit dans quelques salons ; on cria même au scandale ; le fond de l’historiette était connu et les masques avaient une telle transparence que, malgré un dénoûment de fantaisie, on les pouvait nommer. On accusa de ce léger méfait quelques gens de lettres qui en étaient innocens. Le véritable auteur se dissimula, il s’indigna plus que nul autre et s’indigna si bruyamment qu’il se dévoila. Huit jours après que la nouvelle eut été insérée dans la Revue, Prévost-Paradol écrivait et signait dans le Journal des Débats (8 février 1860) un article dans lequel il déclarait Madame de Marçay[6] « une œuvre médiocre et d’une lecture pénible ; » de plus, il conseillait à l’auteur anonyme « d’en rester là. » Le conseil était bon, mais Paradol eût mieux fait de se taire, car on ne fut pas dupe du stratagème, qui était un peu naïf pour un homme d’esprit.

En 1866, au moment de la guerre de Bohème, il eut une vision de l’avenir, une vision nette qui avait, hélas ! et qui eut la précision de la réalité. On se rappelle l’émotion que produisit cette rapide campagne terminée à Sadowa par l’écrasement de l’Autriche. Tous les hommes sérieux furent préoccupés et l’on regarda avec inquiétude du côté de la Prusse, qui venait de révéler subitement des qualités agressives que l’on croyait éteintes depuis la mort de Frédéric II. On sentait instinctivement que les conditions vitales de la France étaient modifiées et l’on comprenait que nos frontières de l’est se trouvaient dorénavant en contact avec une puissance très homogène et ambitieuse. L’axe de l’Europe se déplaçait et l’équilibre allait osciller jusqu’à ce qu’il eût trouvé un point d’appui nouveau. Tout cela était confus, mais perceptible. ; au-delà des brouillards qui voilaient l’Allemagne en travail de cohésion, on ne voyait pas très clair, mais il y avait de l’anxiété dans les cœurs comme à l’approche d’un péril inconnu. Un seul homme, parmi mes amis, échappait au trouble vague dont chacun de nous avait été saisi, c’était Gustave Flaubert, qui s’irritait lorsque l’on agitait cette question d’où notre existence même pouvait dépendre. Flaubert appartenait à un groupe de penseurs, d’écrivains, d’hommes politiques, tous éminens à divers titres, qui, deux fois par mois, se réunissaient autour de la même table pour causer : à ces deipnosophistes il a manqué un Athénée, Un lundi soir, Flaubert arriva chez moi, furieux et rugissant. Il me raconta qu’il venait de quitter le dîner où ses amis étaient rassemblés, parce que l’on y parlait politique et que c’était indécent pour des gens d’esprit. « La Prusse, disait-il, l’Autriche, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Ces hommes-là ont des prétentions à être des philosophes, et ils s’occupent de savoir si les habits bleus ont battu les habits blancs ; ce ne sont que des bourgeois et ça me fait pitié de voir X et Y et Z perdre leur temps à discuter des annexions, des rectifications de frontières, des dislocations, des reconstitutions de pays, comme s’il n’y avait rien de mieux à faire, comme s’il n’y avait plus de beaux vers à réciter et de prose sonore à écrire ! » J’essayai de le calmer et n’y réussis pas ; il répétait : « Ce ne sont que des bourgeois ! » Il disait : « Nous ne sommes ni Français, ni Algonquins ; nous sommes artistes, l’art est notre patrie : maudits soient ceux qui en ont une autre ! » Parole emportée qui n’impliquait rien contre le patriotisme, car Flaubert a souffert jusqu’aux larmes, jusqu’à la maladie, lorsque la France recula devant l’Allemagne.

Prévost-Paradol ne pensa guère à l’art dans ces momens ; il comprit que tôt ou tard la lutte éclaterait entre deux nations Voisines qui se croyaient de force égale et voudraient se disputer le droit à l’influence. Sous cette impression, il écrivit son livre de la France nouvelle dont bien des propositions peuvent paraître discutables, mais où la prophétie devient poignante, car elle a été accomplie. En termes qui n’ont rien de nuageux, il annonça la guerre et prédit la défaite. S’il eût vécu, il aurait pu s’écrier comme Chateaubriand après la révolution de Juillet : « Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué la monarchie de mes avertissemens ! » Les avertissemens de Prévost-Paradol et de bien d’autres ne furent point entendus. La loi militaire que proposait le maréchal Niel et qui pouvait nous sauver subit des modifications équivalant à un rejet ; on sait ce qu’il en advint. Prévost-Paradol fut traité de « mauvaise langue » et l’on attendit que notre désastre fût complet pour le louer de l’avoir prévu. Lors de la formation du ministère du 2 janvier 1870, dont l’avènement assurait les institutions libérales, Prévost-Paradol qui, deux fois candidat à la députation, avait échoué devant les électeurs, ne se réserva plus et se déclara prêt à servir le nouvel ordre de choses. En réalité, il n’avait jamais demandé que la liberté ; il l’avait, il l’accepta, s’y rallia et fut conséquent à lui-même. On ne lui ménagea pas les reproches et on cria à la trahison. Les hommes qui l’avaient attiré pour servir leur passion et non pour aider à sa fortune s’éloignèrent de lui, lui battirent froid et semblèrent se demander s’ils n’avaient point réchauffé la vipère. Prévost-Paradol en fut plus affecté que de raison ; il ignorait que le besoin d’insulter les vaincus et de dénigrer les victorieux est d’essence humaine. Pendant que ses anciens amis ne parlaient de lui qu’avec réticence, les hommes rattachés à l’empire libéral, Odilon Barrot, Freycinet, Dupont-White et bien d’autres redoublaient de prévenance à son égard et, dans la commission de décentralisation dont il faisait partie, semblaient attendre qu’une parole tombât de ses lèvres pour déterminer une résolution et clore un débat. Tandis que les orateurs parlaient de leur siège, on lui improvisait une tribune, on faisait silence pour l’entendre, et on l’applaudissait. Je l’ai écouté pendant ces discussions auxquelles j’assistai ; il m’a été facile de reconnaître qu’il ne comprenait rien au mouvement démocratique qui soulève les nations et dont le suffrage universel est l’instrument d’indécision ! il croyait encore pouvoir sauver la prépotence de la bourgeoisie, des « classes éclairées, » comme il répétait après tant d’autres ; il s’imaginait que les réformes politiques peuvent apaiser l’appétit social et que les saccageurs de société s’arrêtent d’eux-mêmes à l’aspect d’un mécanisme libéral. Il répétait en 1870 ce que l’on avait dit en 1830, semblable à un jeune Épiménide doctrinaire qui se serait réveillé tout à coup après un somme de quarante ans.

Les séances se tenaient dans les salles du conseil d’état, et j’avoue à ma honte que j’étais souvent plus occupé à regarder les tableaux d’Eugène Delacroix, de Flandrin, de Chassérian qu’à écouter des discussions au cours desquelles le président Odilon Barrot nous disait : « Voilà cinquante années que j’étudie cette question et je suis encore loin de l’avoir résolue. » Parfois je m’en allais avec Prévost-Paradol à travers le jardin des Tuileries, car nous habitions tous deux sur la rive droite de la Seine. Un jour, en cheminant, je lui dis : « Pourquoi n’écrivez-vous pas l’histoire des idées parlementaires ? il y a là un livre intéressant et fait pour tenter votre talent. » Il me répondit avec une bienveillance qui démontrait sa foi en lui-même : « Comme vous êtes heureux de croire encore à des livres, à des phrases et de vous amuser à ces joujoux inutiles qui servent de passe-temps aux oisifs ! » Il resta un instant silencieux et reprit : « Il n’y a de vrai que le pouvoir. Conduire les hommes, diriger leurs destinées, les mener à la grandeur par des chemins qu’on ne leur indique pas, préparer les faits, commander aux événemens, forcer la fortune à obéir, c’est là le but qu’il faut viser et qu’atteignent seules les volontés fortes et les intelligences élevées. » Nous étions dans la grande allée centrale des Tuileries d’où l’on découvre le palais ; je lui dis : « Quel est votre rêve ? » Il s’arrêta et me montrant le pavillon de l’horloge, il répliqua avec une sorte d’exaltation que je ne lui connaissais pas : « Le maître de la France est là ; eh bien ! je voudrais être le maître de ce maître. » Je lui répondis en souriant : « Quand vous serez le Richelieu de ce Louis XIII, j’irai vous prier de m’accorder une faveur inappréciable, qui sera l’autorisation de pénétrer et de travailler dans le greffe de la cour d’appel ; il y a là des trésors d’histoire que je voudrais découvrir. » Il haussa imperceptiblement les épaules et me dit : « Vous êtes incorrigible ! »

Prévost-Paradol s’était offert, s’était donné à l’empire libéral, et l’empire ne se pressait pas de le prendre. Il était mal à l’aise, étonné, humilié qu’on ne l’eût pas immédiatement appelé aux plus hautes fonctions. Les nouveaux ministres ne l’appréciaient peut-être pas autant qu’il l’aurait souhaité. Cette situation fausse dura assez longtemps pour le fatiguer. Il en voulut sortir ; il alla trouver un très important personnage qui avait le privilège de travailler seul avec l’empereur, dont il possédait la confiance. Prévost-Paradol s’ouvrit sans réserve et demanda, en attendant mieux, un poste diplomatique. Huit jours après cette entrevue, il était nommé ministre plénipotentiaire aux États-Unis d’Amérique sur la présentation même de Napoléon III. Les journaux de l’opposition insinuèrent mille perfidies, l’indignation contre lui redoubla, et ceux-là même qui eussent accepté, son poste avec empressement lui reprochèrent de ne l’avoir point refusé. On fut injuste pour lui jusqu’à la cruauté. Je le vis peu de jours avant son départ ; il était troublé, et trouvait que Washington était loin, bien plus loin qu’Aix en Provence. « Bah ! lui disais-je, vous en reviendrez bientôt ; avant deux ans vous serez ministre. » Il me répondit par une question : « Et vous, qu’allez-vous faire ? — Continuer mon travail sur Paris, tout simplement. » Avec un sentiment de tristesse il riposta : « Vous avez peut-être raison. » Il fut assez froidement accueilli en Amérique ; les républicains du nouveau monde, auxquels nulle vanité n’est inconnue, estimèrent qu’on leur avait quelque peu manqué de respect en ne leur envoyant qu’un écrivain : le moindre baronnet eût mieux fait leur affaire.

Prévost-Paradol était perdu pour la littérature, à laquelle j’avais toujours espéré qu’il finirait par se consacrer sans esprit de retour aux choses de l’ambition. J’en veux à la politique de ce qu’elle a enlevé aux lettres tant d’hommes éminens sans bénéfice pour les destinées du pays ; elle a énervé des poètes, des historiens et des moralistes ; Chateaubriand n’y a rien gagné, Victor Hugo s’y est diminué, Lamartine n’en est pas revenu ; Adolphe vaut mieux que tous les discours de Benjamin Constant. Je vis donc partit Prévost-Paradol avec peine, sans soupçonner cependant le dénoûment qu’il allait lui-même donner à sa vie. Dès qu’il sut que la guerre était déclarée entre la France et l’Allemagne, les prévisions qu’il avait formulées prirent un corps et lui apparurent avec la précision d’un fait accompli. Il comprit que, sans alliés, au milieu de l’Europe malveillante, avec une armée dont l’infériorité numérique n’avait pu lui échapper, avec des factions hostiles, qui dans une défaite oublieraient la chute de la France pour ne voir que la chute de l’empire, il comprit que la partie était trop inégale, qu’elle était compromise dès le début et qu’elle se terminerait au milieu de nos ruines. Il aperçut dans un avenir prochain des événemens dont il ne voulut pas être le témoin ; un soir, il se tira un coup de pistolet au cœur. A l’heure où Paris en émotion chantait la Marseillaise, criait : A Berlin ! et se croyait maître de la victoire, la mort de Prévost-Paradol passa presque inaperçue. Qu’importe une intelligence de moins lorsque l’on va ceindre les lauriers immortels et renouveler le miracle des ancêtres ? Cette fin tragique fut sentie et déplorée par ceux qui l’avaient connu, qui l’avaient aimé ; j’étais du nombre, et bien souvent, depuis, j’ai regretté qu’il ne fût plus là !


MAXIME DU CAMP.

  1. Ces vers sont souscrits : Fait au bain, 2 août.
  2. Lui, par Mme Louise Colet, p. 27 ; 1800.
  3. A une Inconnue, 12 mai 1860.
  4. Commission du budget de 1876 ; président : M. Gambetta ; rapporteur du budget de la guerre : M. Langlois.
  5. Voir les Débats du 27 décembre 1865.
  6. Voyez la Revue du 1er février 1866, Madame de Marçay.