Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 241-274).
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DOUZIÈME PARTIE.


XXIII. — ATELIERS DE PEINTRES.

Les hommes dont j’ai parlé jusqu’à présent n’ont pas tous été mes amis, au sens absolu du mot que les usages de la courtoisie prodiguent un peu plus qu’il ne conviendrait, mais du moins j’ai entretenu avec eux des rapports fréquens dont l’aménité fut sans défaillance ; il en est d’autres que je n’ai fait que frôler à travers les hasards de la vie et qu’il ne faut pas ensevelir dans le silence. Je dois à un homme peu connu de son temps, oublié aujourd’hui, d’avoir été mis en relations avec Lamartine. Où et dans quelles circonstances ai-je rencontré Sarrans jeune ? Je ne me le rappelle plus. Sarrans jeune était un petit vieux, tout blanc, avec le nez écrasé au milieu du visage ; dans sa bouche énorme vibrait un accent toulousain que rien ne déguisait. Il avait été représentant du peuple pour le département de l’Aude à l’assemblée nationale de 1848 et il avait souvent fait retentir la tribune de ses vocables méridionaux ; fort honnête homme, du reste, et de commerce courtois. Il avait employé bien des années, sous le gouvernement de juillet, à écrire une histoire du premier empire ; au Napoléon de la paix, ainsi que les courtisans surnommaient Louis-Philippe, il avait voulu opposer le Napoléon de la guerre ; son histoire était un panégyrique : pour lui, le « Corse à cheveux plats » était l’homme du siècle, l’incarnation de la l’évolution ; il était la gloire, il était la grandeur de la France ; il brillait dans l’auréole de son apothéose comme un astre vers lequel tout chef d’état devait tourner les yeux. Sarrans jeune avait subi l’enthousiasme qui, sous la restauration, sous la monarchie d’Orléans, avait saisi les esprits libéraux et dont Béranger, Victor Hugo, Edgard Quinet furent la plus haute expression ; il avait poussé, le culte du souvenir impérial jusqu’à donner asile au prince Louis-Napoléon dans les voyages mystérieux que celui-ci faisait fréquemment à Paris. Après le coup d’état du 2 décembre, l’histoire se retourna d’elle-même ; pour être désagréable au neveu, on déclara que l’oncle avait une réputation « surfaite ; » le dieu de la guerre devint un aventurier qui avait eu de « la chance, » et, l’on fit de gros volumes pour démontrer qu’il ne savait ni préparer, ni commander une bataille. Il en est ainsi dans notre pays, où la vérité historique doit se prêter aux déviations de la politique. Sarrans jeune restait avec son livre en portefeuille ; nul éditeur ne le lui demandait, et lui-même peut-être ne se souciait guère de le publier, depuis que Napoléon Ier n’était plus « à la mode, » à cause de Napoléon III ; mais il mettait parfois le manuscrit sous son bras et s’en allait faire des lectures dans des maisons amies. Un jour, il vint me voir et il me demanda de me rendre, à un soir indiqué, chez Lamartine, où il devait lire un chapitre relatif à la retraite de Russie. J’acceptai. Jamais je n’avais eu occasion d’approcher du « chantre d’Elvire ; » je l’avais aperçu pendant les « journées de 1848 au ministère des affaires étrangères, où j’étais souvent de garde ; je l’avais vu le 15 mai, à la tribune, ressaisissant le pouvoir et accablant de sa protection Ledru-Rollin, dont l’attitude faisait pitié. J’avais de l’admiration pour le poète ; le prosateur me semblait peu remarquable, de phrase molle et de style indécis : quant à l’homme politique, je sentais en lui un ambitieux blessé, sans ligne de conduite déterminée, se titrant d’un mauvais pas avec des métaphores, plus rêveur que pratique, s’enivrant de son éloquence et peu capable de présider aux destinées d’un grand pays. La souscription qu’il avait provoquée en sa faveur, les lettres autographiées qu’il expédiait à tort et à travers, les larmes qu’il versait volontiers sur les chenets de ses pères, ses mains tendues et sa voix suppliante étaient déplaisantes ; il s’amoindrissait et manquait à sa gloire. Sa misère, — relative, — était indépendante de son talent, de son rôle, des fonctions publiques qu’il avait exercées ; il avait simplement mal géré ses propriétés et fait des spéculations maladroites. Il avait la prétention d’être un homme d’affaires de haute visée ; mais il s’était trompé dans ses calculs et avait gaspillé sa fortune. Cela nuisait à l’intérêt qu’on aimait à lui porter et à la reconnaissance que l’on gardait à l’homme qui, le 26 février, le 16 mars, le 17 avril, le 15 mai, avait courageusement lutté contre la révolution que, plus que tout autre, il avait contribué à déchaîner. Quelles que fussent les restrictions dont j’entourais mon respect pour Lamartine, passer une soirée près de lui était une bonne fortune que je saisis avec empressement, et je fus exact au rendez-vous.

Lamartine habitait alors, rue de la Ville-l'Évêque, un petit hôtel situé au fond d'une cour et ouvert sur un jardin où de vieux arbres donnaient de l'ombre et de la fraîcheur ; les appartemens m'ont paru ternes et maigrement meublés ; il y avait là, non de la pauvreté, mais de la gêne et une diminution de comfort pénible pour un homme auquel nulle délicatesse, nulle recherche du luxe n'avait été inconnue. Sous sa redingote noire, un peu lai ignée, il avait quelque chose de contraint et de déchu qui ne nuisait pas à son grand air ; en le voyant, je me rappelai le vers d'Alfred de Musset :

: Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine !


Apollon vieilli et n'ayant pu abandonner les troupeaux d'Admète lui eût ressemblé ; comme lui, il aurait eu ce regard triste, ce front ravagé par les soucis, ce sourire dont la bienveillance n’était que banale et celle démarche grave où les élégances de la jeunesse se laissaient encore deviner. Il avait conspiré avec la fondre ; la foudre l'avait touché ; il en gardait l'attitude d'un dieu détrôné qui se souvient de l’Olympe. Il paraissait indifférent aux conversations, comme s'il eût trouvé en lui-même un interlocuteur attrayant : mais parfois un mot le réveillait de sa rêverie, alors les phrases harmonieuses, le timbre de voix admirable, la richesse de ses images rappelaient ces combats de tribune dont il ne serait jamais sorti que victorieux si l'on n'y eût disputé que le prix de l'éloquence. C'était un éclair : on eût dit que la lassitude le reprenait, qu'il estimait inutile de parler encore, il retombait dans son mutisme dont il ne sortait que pour répondre courtoisement, mais par monosyllabes, aux questions qu'on lui adressait la lecture commença. Lamartine s'installa commodément sur un fauteuil, si commodément qu'il parut prendre ses dispositions pour se reposer plutôt que pour bien entendre. Sarrans jeune lisait, avec une ardeur toute méridionale, je ne sais plus quel épisode de la campagne de Russie, dont l'histoire cependant n'est plus à faire depuis que le comte de Ségur a publié l'héroïque épopée qu'il a nommée l’Histoire de la grande armée. Je n'écoutais guère, je l'avoue ; je regardais Lamartine. Sa tête s'en allait en arrière, la bouche s'ouvrait, creusant les joues, les yeux se fermaient ; le bruit d'un léger ronflement le lirait tout à coup de son sommeil, il souriait, disait : « C'est très bien ! » et, deux minutes après, retombait sur le dossier du fauteuil. Un de ses pieds, placé sur un tabouret, attirait mes regards et les retenait ; un soulier en cuir verni, muni d’une large pièce en veau d’Orléans, contenait ce pied déformé, — que l’on m’excuse, — par un oignon monstrueux qui se soulevait comme une gibbosité latérale. c’est ce pied, alors qu’il était fin, mince et cambré, que lady Stanhope avait admiré, quand Lamartine, éblouissant de grâce, voyageait comme un jeune roi dans les montagnes du Liban. Il y avait longtemps : la vieille magicienne de Saïda n’aurait pas reconnu celui auquel les astres, consultés par elle, promettaient de souveraines destinées ; les étoiles s’étaient éclipsées ; le pied, « sous lequel l’eau pouvait passer sans le mouiller, » s’était couvert de nodosités ; l’homme politique s’était brisé dans sa chute, le poète avait perdu sa lyre ; de tant de gloire il ne restait plus qu’un pauvre écrivain, attelé à un labeur dont la rémunération ne suffisait pas à payer l’intérêt des dettes accumulées par imprévoyance. Cette imprévoyance, qui chez Lamartine était naturelle, changea de caractère avec l’âge et devint une maladie : la prodigalité maniaque. Dans l’affaiblissement des facultés mentales, le souvenir des grandeurs passées subsistait. Lamartine, entrait dans les magasins et achetait sans compter. Une fois, il fit l’acquisition de soixante pendules ; une autre fois, il se commanda trois cents paires de chaussures. Un ami dévoué le suivait à distance et faisait comprendre aux marchands que l’on ne devait pas tenir compte de ces fantaisies. Lui non plus, il n’est pas mort en temps opportun : quelle mémoire lui eût survécu s’il avait disparu au lendemain du jour où il déchira le drapeau rouge que les ancêtres de la commune voulaient lui imposer ! Le sort fut cruel et lui infligea une vieillesse pendant laquelle son âme ne lui survivait pas ; le souffle qui l’animait encore s’envola à l’avant-dernière année de l’empire. En réalité, il mourut lors des élections législatives de 1849 ; depuis cette époque, il n’était plus qu’une ombre.

Cette lecture, dont je n’aurais conservé aucun souvenir si elle n’avait eu lieu chez Lamartine, avait eu aussi Lanfrey pour auditeur. C’était un jeune homme blond, attentif, empressé et ne ménageant les complimens à personne. Sous sa forme aimable et juvénile on devinait facilement une ambition qui avait peine à se contenir ; son esprit alerte, très clair, de déduction logique, était pour lui faire concevoir de hautes espérances ; il méprisait les hommes, ne s’en cachait guère et estimait que les peuples sont des troupeaux qui ont besoin d’une forte houlette. Le métier de berger, j’imagine, ne lui aurait pas déplu. Il était républicain, je le crois, puisqu’il le disait ; je l’aurais plutôt pris pour un autoritaire ; il me semble que sa république eût été une oligarchie dans laquelle il ne se serait pas attribué le dernier rang. A la date du 23 janvier 1856, il m’écrivait : « En France, il n’y a plus d’hommes. On a systématiquement tué l’homme au profit du peuple, des masses, comme disent nos législateurs écervelés. Puis, un beau jour, on s’est aperçu que ce peuple n’avait jamais existé qu’en projet et que ces masses étaient un troupeau mi-parti de moutons et de tigres. C’est une triste histoire. Nous avons à relever l’âme humaine contre l’aveugle et brutale tyrannie des multitudes. C’est une noble lâche où je crois X… appelé à jouer un beau rôle par son sentiment profond et énergique de l’orgueil et de la dignité qui convient à un être libre ; qu’il se souvienne de Byron ! » Ces sentimens étaient sérieux chez Lanfrey ; l’admiration banale et la servilité des foules le révoltaient. Il citait Shakspeare : « Comme il a compris l’âme du peuple ! disait-il ; rappelez-vous la scène où Bruius, au forum, explique l’assassinat du grand Jules, ; un citoyen s’écrie : « Vive lord Brutus ! Nommons-le César ! » Et ce même citoyen, après avoir entendu Antoine, s’écrie : « Des tisons ! des tisons ! chez Brutus ! chez Cassius ! Allons, brûlons tout ! » — Il ne se laissait pas prendre aux surfaces, pénétrait jusqu’au fond et interrogeait les élus de la popularité avant de s’incliner devant eux. Il a prononcé des mots qui restent ; c’est lui qui a appelé la coterie des libres penseurs les jésuites de l’athéisme et qui a dit de la délégation de Tours qu’elle était la dictature de l’incapacité. Il me semble qu’il redoutait le joug et qu’il était fait pour ne combattre qu’en partisan, partisan redoutable et ne reculant guère. Dans la discussion, il ne restait pas toujours maître de lui ; les argumens affluaient, les paroles se pressaient sur ses lèvres, un léger défaut de prononciation s’accentuait et parfois il arrivait à bredouiller. Sa vie, qui a été courte et bien remplie par le travail, n’a, je le crains, été qu’une déception. Sa barque était à flot, mais, en réalité, il ne savait vers quel port la diriger. On dirait que, se trouvant déclassé ou méconnu sous tous les régimes, il les a tous boudés, sinon combattus. Il avait commencé une Histoire de Napoléon Ier. Dans cet être multiple, il vit surtout les côtés défectueux et s’étudia à les mettre en lumière. Il était encouragé à ce travail par des hommes qui cherchaient à porter préjudice à Napoléon III ; il s’y appliqua et obtint un très vif succès. La guerre interrompit la publication de ce livre ; lorsque la paix nous fut imposée, Lanfrey était député et M. Thiers chef du pouvoir. L’historien du Consulat et de l’Empire l’envoya à Berne en qualité de ministre plénipotentiaire. C’était le pourvoir d’une haute situation que justifiait son mérite ; mais c’était l’éloigner des assemblées délibérantes, où il pouvait être un adversaire acerbe, et c’était le mettre dans l’impossibilité de continuer, de terminer un livre qui était à la fois une concurrence et une réfutation. En langage de proverbe, cela s’appelle faire d’une pierre deux coups, Lanfrey, très apprécié comme écrivain, déjà célèbre, disparut dans la diplomatie ; il y fut correct et ignoré. Il perdit les dernières années de son existence dans des fonctions honorables, mais stériles. Représenter une puissance vaincue auprès d’une puissance neutre qui n’a que de faibles intérêts commerciaux, quitter le travail des lettres et de l’histoire pour se condamner à rédiger des dépêches dont l’influence ne se peut faire sentir sur la politique générale, c’est lâcher la proie pour l’ombre, et j’imagine que Lanfrey a parfois regretté le temps ou, libre et maître, de sa pensée, il était moins excellence et plus indépendant. Je suis persuadé qu’il serait revenu aux lettres ; la mort ne lui en laissa pas le loisir. Une phtisie laryngée l’arrêta au milieu de sa course et le coucha dans la tombe avant qu’il ait pu donner sa mesure ; mais je crois qu’il eût donné cette mesure ample et vraiment glorieuse s’il n’eût quitté la voie littéraire, où ses aptitudes et son talent auraient dû le retenir. Comme tant d’autres, il a suivi le feu follet et s’est égaré.

Pour le gros public, Lanfrey est un inconnu ; il n’était point populaire et ne l’aurait jamais été ; cela fait son éloge. Entre la célébrité et la popularité, qui est la gloire en gros sous, a dit Victor Hugo, il y a un abîme. Le sonnet d’Arvers est célèbre ; on peut affirmer, dès à présent, qu’il est immortel ; il ne sera pas populaire. Pour plaire à la foule et en être compris, il faut certaines qualités de vulgarité que l’on retrouve en musique dans le Postillon de Lonjumeau ; en peinture, dans les tableaux d’Horace Vernet ; en littérature, dans les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Ces qualités ou, pour mieux dire, ces défauts, Lanfrey ne les possédait pas ; il avait la pensée hautaine, le style ferme et les dons cultivés qui charment les esprits d’élite. Sa réputation ne fut point une réputation de coterie, comme on l’a dit, ce fut une réputation sérieuse, enviable, établie par des hommes distingués, par des gourmets de l’intelligence et des amoureux du beau langage. Il en est de même d’Eugène Fromentin, dont la réputation, fondée sur le concours des artistes, des écrivains et des gens de goût, est assez solide pour défier le temps. Celui-là fut doué d’une façon exceptionnelle, et jamais corps plus chétif ne contint de plus vibrantes facultés. C’était un nerveux, une sensitive qui recevait des impressions de toute part et semblait les mettre en réserve pour féconder son œuvre. Il a cette fortune inouïe de pouvoir rendre toutes ses sensations ; il a les deux outils ; l’un complète l’autre ; ce que le pinceau ne peut traduire, la plume le raconte. Il a l’œil du peintre, l’œil, qui n’oublie jamais, qui se rappelle une ombre portée, un rayon de lumière, une nuance, un miroitement d’eau, un pli de draperie, un reflet d’étoffe ; en même temps, il possède le cerveau qui juge, compare et comprend ; de plus, il cristallise sa pensée dans une forme irréprochable. Il y avait en lui un idéal de perfection qui ne lui permit jamais d’être satisfait. Je l’ai beaucoup connu, j’ai souvent été surpris de sa sévérité envers lui-même et du mécontentement qu’il se témoignait. Sa santé y était pour quelque chose, il était débile, parfois souffrant ; son inquiétude naturelle s’en augmentait, et on eût dit alors qu’un brouillard s’interposait entre son travail et lui ; il ne voyait plus les choses à leur véritable plan ; elles lui semblaient confuses et décolorées, tandis qu’elles étaient nettes et vigoureuses, ils décourageait, ne se remettait à la besogne qu’avec peine et, comme l’on dit, avait besoin de s’entraîner. Je me rappelle l’avoir vu souvent rue de La Rochefoucauld, dans l’atelier on Gustave Moreau devait peindre Œdipe et le Sphinx ; il travaillait alors à l’un de ses meilleurs tableaux algériens, se désespérait, grattait sa toile, jetait ses pinceaux, effaçait, recommençait pour effacer encore et semblait s’ingénier à douter de sa valeur. L’enfantement lui était douloureux et le tenait en anxiété jusqu’au moment où il prenait son parti de ne pouvoir exécuter le chef-d’œuvre que son rêve avait conçu. Ils sont rares dans le monde des peintres ceux qui se permettent de n’avoir pas dans leur génie une confiance absolue ; Fromentin se laissait aller à ses angoisses, et il fallait le raffermir. Il comprenait, que, dans sa manière de procéder, il avait deux façons distinctes, sinon opposées et auxquelles il ne réussissait pas toujours à donner l’unité désirable, j’entends l’unité de facture, car, chez lui, l’unité de composition est impeccable. Cela provenait d’un fait qu’il cachait avec soin, mais que des yeux exercés reconnaissaient dans ses tableaux. Il exécutait d’après nature les accessoires, selles, armes, vêtemens, et il exécutait de souvenir, — c’est-à-dire de chic, pour me servir de l’expression consacrée dans les ateliers, — les personnages et les chevaux ; de sorte que les accessoires étaient traités avec une fermeté extraordinaire, tandis que les personnages avaient parfois quelque mollesse malgré leur élégance. En art plastique, l’étude directe du document, que l’on peut, du reste, modifier à sa guise, est toujours supérieure au réfléchissement de la mémoire, qui, si forte qu’elle soit, laisse flotter les contours et appauvrit les détails. Entre la précision de la nature et l’indécision du souvenir, Fromentin s’est débattu ; de là l’inégalité apparente de la main, qui s’accuse dans plus d’une de ses toiles et qui le désolait. En revanche, les tableaux produits uniquement par l’imagination, — Centaures et Centauresses, — ou peints entièrement d’après nature, — les Vues de Venise, — sont des œuvres très élevées. Eugène Fromentin subit la fatalité de ses débuts et de ses premiers succès ; l’Algérie le saisit et ne le lâcha plus. Inutilement, il tenta de lui échapper ; il y était cantonné et, malgré qu’il en eût, il y resta. Il évoqua d’autres souvenirs, il visita l’Egypte, qu’il me semble avoir peu comprise parce qu’il la vit trop rapidement ; il étudia Venise, ce fut en vain ; dès qu’un de ses tableaux n’était pas emprunté à la vie algérienne, on ne le reconnaissait plus. On était tellement accoutumé à le voir vêtu du burnous et du haïk qu’on le croyait déguisé lorsqu’il prenait la veste des gondoliers ou la robe bleue des fellahs. Les marchands, les amateurs de tableaux, le repoussaient à l’envi vers le Tell et vers le Sahara, qu’il aurait voulu fuir. A toutes ses propositions on répondait : « Non, faites-nous quelque chose d’algérien, vous savez ? avec un de ces petits chevaux nacrés auxquels vous excellez. » Il pestait, et, pour la centième fois, il recommençait le petit cheval blanc, le petit ciel bleu, le petit gué argenté, le petit arbre sans nom dans la botanique et le petit Arabe aux bras nus. Un jour qu’il venait de terminer une de ses jolies toiles, il me la montra, et, levant les épaules avec impatience, il me dit : « Je suis condamné à ça à perpétuité ! » Il était décidé à rompre avec cette tradition forcée dans laquelle on renfermait ; il avait été visiter la Hollande pour en étudier les maîtres et aussi pour voir des prairies interminables, une végétation abondante, pour échapper à l’obsession du désert, du rocher aride et du palmier. Ce voyage à travers la verdure et les horizons brumeux aurait-il amené en lui une transformation ? Je le crois ; mais la mort ne lui permit pas de révéler son talent sous un aspect nouveau ; pour toujours, il restera le peintre de l’Algérie. L’impression qu’il en avait rapportée était d’une intensité bien puissante, car jamais il n’est parvenu à l’épuiser ni même à l’affaiblir ; elle survécut à ses études, à ses préoccupations, à ses voyages ; elle était pour lui comme un immense album, qu’il n’avait qu’à feuilleter pour trouver ces images charmantes dont il a formé l’œuvre à laquelle son nom est attaché.

Était-il sensible à la critique ? Je le croirais volontiers ; sa nature un peu maladive devait avoir des susceptibilités que son amour-propre savait dissimuler. Il n’hésitait pas à s’adresser des reproches, mais il n’aimait pas qu’on lui en fit. J’en découvre la preuve dans deux lettres prises parmi celles qu’il m’a écrites. Dans un des Salons de la Revue des Deux Mondes, j’avais cru devoir faire des réserves assez sérieuses sur un de ses tableaux ; il m’écrivit : « Vos observations sont justes, et je les signerais de ma main, si j’avais à parler de moi. Je vous remercie, cher ami, de ce que votre article contient de vérités, de sympathie, d’estime et de véritable affection. » L’année suivante, mon appréciation fut élogieuse sans restriction ; il m’en remercia en termes dont l’ambiguïté n’avait rien de douteux et me démontrait que mes observations précédentes n’avaient point été de son goût : « Votre article me donne à penser que mon exposition vous a plu ; c’est un accident heureux parmi d’autres comptes-rendus qui m’éreintent ; je ne puis qu’être très sensible au témoignage de satisfaction qui me vient d’un ami. » Un jour, je causais de critique d’art avec lui et de la difficulté qu’un écrivain consciencieux éprouve à dire ce qu’il pense et à ménager les susceptibilités souvent excessives des artistes ; il me répondit : « Si l’appréciation de nos tableaux est favorable, nous les vendons bien ; si elle est sévère, nous les vendons moins cher ; voilà pourquoi nous attachons de l’importance à la critique imprimée. » Cette réponse qui me fut faite en 1867, pendant l’exposition universelle, ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd ; dès lors, et pour jamais, je renonçai aux Salons.

Eugène Fromentin eût volontiers été mondain si sa santé délicate et la fatigue du travail le lui eussent permis. Il aimait le bon accueil qui l’attendait dans les salons ; les complimens des femmes avaient du charme pour lui, il baissait modestement les yeux et savourait l’éloge ; beau causeur, éloquent par éclairs, se laissant parfois un peu trop entraîner à professer des théories esthétiques, il excellait, comme on dit, à tenir le dé de la conversation ; dès qu’il avait surmonté un premier embarras, il se faisait écouter. Malgré sa petite taille et son visage accentué, il avait dans le regard une finesse exquise, quelque chose qui était à la fois ironique et caressant. Sa patte était de velours, mais les grilles n’étaient pas loin ; on les devinait plutôt qu’on ne les sentait, car il se gardait de les montrer. Il avait de la coquetterie et ne s’épargnait pas à plaire ; grand « épistolier, » en outre, il a perdu des heures en correspondances futiles ; si on ouvrait certains tiroirs, on y trouverait bien des lettres, — des lettres charmantes, — écrites à plus d’une inconnue. On l’aimait beaucoup, on le redoutait un peu, et l’Institut l’eût appelé si sa vie n’avait été trop courte. J’ai souvent entendu poser cette question : Quelle était la qualité dominante de Fromentin ? Était-ce celle de l’écrivain ou celle du peintre ? La réponse, à mon humble avis, ne peut faire doute : Fromentin était surtout un écrivain. Ni aucun de ses tableaux choisi en particulier ni son œuvre prise dans son ensemble ne vaudra jamais l’Été dans le Sahara. C’est bien là un livre unique, un modèle de description dont nul, pas même Théophile Gautier, n’a approché. Jamais la sensation de la lumière, de la chaleur et de l’aridité n’a été rendue avec une telle puissance. Ses procédés sont simples, sans emphase, sans recherche des mois étranges qui eussent été justifiés pur l’étrangeté des aspects que l’on met sous les yeux du lecteur. C’est une bouffée de vent du désert passant sur les sables. La vérité de ce livre est implacable comme le ciel sous lequel il a été conçu. Les impressions y sont condensées avec un art ou une naïveté sans égale ; Gautier l’admirait beaucoup et disait :

« C’est du soleil concentré. » Le mot n’a rien d’excessif : on brûle dans les rues d’El-Aghoüat, sous cette clarté perpendiculaire qui trace à peine une marge d’ombre le long des murs. Je considère que c’est un grand honneur pour la Revue de Paris d’avoir publié ce volume qui est le début, — qui est le chef-d’œuvre, — de Fromentin dans les lettres. Du premier coup il a atteint au plus haut et ne s’est jamais dépassé.

Fromentin semblait avoir encore de longues années à vivre ; malgré sa délicatesse, il avait de la résistance ; on pouvait croire qu’il avait traversé les heures périlleuses, lorsque, étant chez lui, à la campagne, près de La Rochelle, il fut atteint, dans l’été de 1876, d’un phlegmon à la bouche ; il mourut le 27 août avant d’avoir accompli sa cinquante-sixième année, car il était né le 24 octobre 1820. On l’enterra au cimetière de Saint-Maurice. il n’y a pas de corbillard dans le pays. La « confrairie » le porta sur ses épaules. Le cercueil où reposait sa légère dépouille était recouvert d’un tapis bariolé, comme on en jette sur la bière des hadjis que l’on conduit au champ de morts. La route que l’on suivit était aride et blanche, semblable à un de ces sentiers africains qu’il avait parcourus au temps de sa jeunesse et dont l’image reste à jamais fixée dans ses tableaux et dans ses livres. La place que Fromentin occupait dans les lettres et dans les arts est restée vide ; ce n’est cependant pas que les imitateurs lui aient manqué ; bien des peintres ont marché dans la route qu’il avait ouverte, mais de loin, de très loin, sans l’atteindre ; les écrivains qui ont cherché à le copier n’y ont pas réussi ; il fallait ses doubles facultés pour si bien faire et cela lui donne un rang à part au milieu des hommes de notre époque. Il n’est pas le seul parmi les peintres qui ait écrit, mais il est le seul qui ail écrit en maître, comme un écrivain de race dont le talent est inconscient et la forme naturellement belle. Eugène Delacroix aussi a parfois quitté le pinceau pour la plume, mais il n’a traité que des questions relatives à son art ; il n’a même pas reculé devant une étude sur le Jugement dernier de Michel-Ange, qu’il ne connaissait que par la copie de Sigalon, car ses curiosités, ses hésitations ou ses terreurs d’artiste me l’ont jamais conduit en Italie. L’homme a peint le plafond de la galerie d’Apollon au Louvre, qui a parlé de Gros et de Prudhon en termes excellens, était, lui aussi, doué d’une rare intelligence. Sa destinée fut étrange ; presque persécuté aux jours de sa jeunesse, méconnu dans son âge mûr, célèbre au milieu d’un groupe d’artistes qui ne peut lui venir à l’imposer à l’opinion, il commence à être apprécié lorsque sa vue et sa main affaiblies le servent mal, et, dès qu’il est mort, il est illustre ; ceux-là même qui en ont souri le proclament un maître ; ses tableaux, qu’il ne vendait qu’avec peine, sont achetés au poids de l’or ; et quand on parle de cet artiste auquel si souvent la porte des expositions fut fermée, on évoque Rubens et Tintoret. C’est l’histoire du poète Firdousy : lorsque les trésors que lui envoyait le shah de Perse entrèrent dans ma ville de Thous, son cadavre venait d’être mis au tombeau.

Dans un volume récemment publié, on a dit qu’Eugène Delacroix était le fils naturel de Talleyrand ; je n’en crois rien ; on a prêté tant de choses au prince de Bénévent, qu’on lui a prêté Delacroix sans qu’il en soit coupable. J’ai connu Eugène Delacroix et, aux jours de mon enfance, j’ai aperçu Talleyrand ; entre eux, si ma mémoire est fidèle, il n’y avait nul point de ressemblance. C’était dans une cérémonie publique, vers 1833 ou 1834, j’avais onze ou douze uns ; j’accompagnais un de mes parens qui était, comme l’on disait alors, un ancien général de l’empire, Les dignitaires se pressaient derrière Louis-Philippe, dont le visage ressemblait singulièrement à celui de Louis XIV. Mon parent me dit tout à coup : « Regarde cet homme ; il a prêté quatorze sermens ; c’est Talleyrand ; lui et Fouché ont vendu la France aux alliés et l’empereur à l’Angleterre. » Je vis un grand vieillard poudré à blanc ; sa tête me parut une tête de mort ; le regard était terne et cependant hautain, la pâleur était livide, la lèvre inférieure pendait, les épaules se courbaient en avant ; la claudication était si forte qu’à chaque pas le corps oscillait de droite à gauche comme s’il allait tomber. La figure du vieux diable de la diplomatie est restée gravée dans mon souvenir ; je la revois telle que je l’ai vue ; elle n’avait aucun rapport avec celle d’Eugène Delacroix, dont les yeux enfoncés et les énormes maxillaires faisaient penser aux mufles des léopards et lui donnaient une sorte de beauté vigoureuse qui eut son charme. Rien dans ses habitudes d’esprit, dans sa vie parcimonieuse, dans sa sauvagerie, dans ses aspirations qui souvent répondaient mal à ses aptitudes, rien, ni dans l’homme intérieur, ni dans l’homme extérieur, ne rappelait le prince de Talleyrand. C’est là sans doute un de ces propos de salons sorti du désœuvrement et recueilli par la légèreté des oisifs, il est, du reste, difficile de comprendre en quoi la mère d’Eugène Delacroix a mérité cette médisance.

Delacroix était un homme instruit ; il avait du monde ; il passait, bien malgré lui, pour le chef de l’école révolutionnaire en peinture ; aussi semblait-il prendre à tâche de protester contre cette imputation par la correction de son attitude et la courtoisie de ses façons d’être. Quel que soit le jugement que l’on porte sur ses œuvres, il reste digne du plus haut respect par son amour du travail. La quantité d’esquisses, débauches qu’il a jetées sur le papier est prodigieuse ; l’accumulation de ses notes plastiques dénonce un homme que l’idée de l’art préoccupait sans cesse ; sa lourde main a dû se fatiguer à tant dessiner et sa cervelle n’eut que peu de repos. Ch. Varnhagen von Ense a dit : « Un artiste est celui dont les idées se font images ; » à ce compte, Delacroix est un artiste, au sens rigoureux du mot, et il avait raison lorsqu’il disait : « Je ne vois qu’à travers ma palette. » Peu de peintres ont eu des conceptions plus élevées ; il eût été un professeur d’esthétique remarquable ; comment se fait-il donc que l’exécution reste toujours inférieure à l’aspiration ? pourquoi demeure-t-il au second, au troisième rang même et ne peut-il atteindre le degré où se sont placés les maîtres, j’entends les maîtres primordiaux : Michel Ange, Raphaël, Titien, Léonard, Corrège, Velasquez et Rembrandt ? Je crois qu’il ne savait pas son métier, que la première éducation plastique avait été insuffisante et que jamais il n’est parvenu à cette habileté de main, à cette précision de dessin, à cette reproduction intégrale de la forme que l’on acquiert par l’étude aux heures de la jeunesse. Il me semble que son apprentissage a été incomplet, qu’il a trop promptement quitté l’atelier, où il sied de rester de longues années si l’on veut devenir un artisan habile ; or, il n’a pas su que, si l’artiste conçoit, c’est l’artisan qui exécute, et que seule l’exécution donne toute valeur à la conception. De là ces irrégularités, ces aberrations de ligne qui pendant si longtemps l’ont l’ait méconnaître et auquel le public a eu tant de peine à s’accoutumer. Pendant que les artistes, ne tenant compte que de ses qualités, le portaient aux nues, la masse indifférente ou ignorante ne voyait que ses défauts et se détournait de lui. Des deux côtés on n’avait pas tort ; car les lacunes de son talent n’étaient pas moins considérables que son talent même. Parodiant un mot célèbre, on a dit de lui : « C’est une intelligence desservie par des organes. » Rien n’est plus vrai. L’œil ne voyait pas net et la main avait des défaillances. Il ne méprisait pas la beauté, comme on l’a cru, mais il ne pouvait la reproduire. Vainement il s’enivrait de couleur, il sentait bien que la ligue lui manquait et il s’en désespérait. Il avait fait une étude approfondie de Raphaël, — par les gravures, — et il y avait découvert d’ingénieuses combinaisons de lignes courbes qui le ravissaient. Plusieurs fois j’ai causé avec lui d’art et de peinture ; j’étonnerai plus d’un lecteur en disant que c’était un classique convaincu ; son ignorance du dessin, la maladresse native de sa main, en firent ou semblèrent en faire un romantique énergumène ; ce sont ses défauts qui le sacrent chef d’école et non pas ses qualités. Dans l’intimité il ne se réservait pas et avouait ses préférences : en peinture il s’inclinait devant David ; en poésie, le Tancrède de Voltaire lui paraissait un chef-d’œuvre. Les éloges qu’on ne lui ménageait pas en le félicitant d’avoir rompu avec les traditions lui étaient désagréables et l’inquiétaient, car il lui semblait qu’on lui fermait l’accès de l’Institut.

Comme tant d’artistes que l’on a proclamés des novateurs, un peu malgré eux, il avait fini par s’accepter tel qu’il était, par ne plus chercher à se modifier et par établir tout un système sur ses défauts même, comme pour mieux les mettre en relief. Sa théorie était celle-ci : « Dans un tableau, c’est la coloration qui doit dominer parce que c’est la coloration qui donne l’impression première ; par conséquent, la ligne et l’ordonnance sont secondaires ; on ne doit donc en tenir compte que dans une proportion restreinte. » C’est un procédé musical ; aussi faisait-il des symphonies plutôt que des tableaux : l’Entrée des croisés à Constantinople est une symphonie en bleu majeur, tandis que la Barque des naufragés est une symphonie en vert mineur avec un rouge à la clef ; car pour rendre plus livide la tonalité des matelots, de la mer et du ciel, il jette un éclat vermillon sur le manteau d’un de ses personnages. C’est ingénieux, mais d’un peintre décorateur plutôt que d’un peintre de chevalet. Dès qu’il touchait la couleur, — la couleur abstraite, — il devenait d’une ingéniosité merveilleuse. Je l’ai vu, un soir, près d’une table sur laquelle se trouvait une corbeille pleine d’écheveaux de laine. Il prenait les écheveaux, les groupait, les entrecroisait, les divisait selon les nuances et produisait ainsi des effets de coloration extraordinaire. Je lui ai entendu dire : « Les plus beaux tableaux que j’ai vus sont certains tapis de Perse. » Je doute qu’il fût sincère lorsqu’il parlait ainsi. Cet amour de la couleur pour la couleur l’a parfois conduit à des tours de force d’exécution ; dans le Justinien qui était au Conseil d’état et que la commune a brûlé, les pierreries ornant les brodequins et la reliure des Institutes étaient, comme l’on dit à prendre à la main ; jamais le chatoiement des cabochons n’a été rendu avec une perfection pareille ; dans ses Femmes mauresques, les broderies d’or sont faites à désespérer un passementier. Je connais un portrait peint par lui, portrait d’une jeune femme blonde, dont les traits réguliers avaient de la finesse. Du visage Delacroix n’était arrivé à faire qu’une caricature ; en revanche, le collier de perles qui battait sur le cou faisait illusion et semblait un trompe l’œil. Ainsi dans un tableau il négligeait souvent les personnages pour ne s’attacher qu’à un accessoire dont la coloration l’avait séduit. Lorsque la couleur est absente de ses compositions, il tombe parfois dans le grotesque ; c’est le fait de ses lithographies sur les œuvres de Shakspeare et sur celles de Goethe : les êtres grimaçans qu’il imagine, ces yeux sans cils, sans paupières, sans sclérotique, sans point lumineux ; ces doigts noueux, ces épaules bossues, ces attitudes contournées à la fois prétentieuses et vulgaires, sont un étrange commentaire de la poésie, même lorsqu’elle peint la folie, comme dans Hamlet, ou qu’elle évoque le diable comme dans Faust. Çà et là, il y a des traits de génie, mais au milieu de combien de singularités faut-il les chercher !

Avait-il conscience des imperfections dont son œuvre était déparée ? Certes, et je n’en puis douter. Dans son atelier chauffé outre mesure, où il avait toujours peur d’avoir froid, où il revêtait un surcot de laine, où il s’enveloppait le cou d’une énorme cravate, car il avait le larynx faible, où il vivait dans une atmosphère étouffante, il s’abandonnait trop à lui-même et ne résistait pas assez à cet emportement interne qui est la fièvre du travail. Un jour j’étais chez lui, dans son atelier de la rue de Notre-Dame de Lorette ; j’étais couché sur un divan et je le regardais travailler. Nous nous taisions, et il avait oublié que j’étais là. Il peignait une Fantasia de petite dimension. Un cavalier au galop a lancé son fusil en l’air et lève la main pour le rattraper, pour le saisir au vol. Delacroix était très animé, il soufflait bruyamment ; son pinceau devenait d’une agilité surprenante. La main du cavalier grandissait, grandissait, elle était déjà plus grosse que la tête et prenait des proportions telles que je m’écriai : « Mais, mon cher maître, que faites-vous ? » Delacroix jeta un cri de saisissement, comme si je l’eusse réveillé en sursaut ; il me dit : « Il fait trop chaud ici, je deviens fou. » Puis il prit son couteau à palette et enleva la main d’un seul geste. Il avait l’air farouche ; machinalement il fit quelques frottis sur les terrains, comme pour se calmer. « La nuit vient, me dit-il ; voulez-vous que nous sortions ? » Quelques minutes après nous marchions côte à côte sans parler ; il avait pris mon bras. Rue Laffitte, il s’arrêta devant la boutique d’un marchand de tableaux et regarda longtemps à travers les vitres une toile de lui : Un tourbillon rouge armé d’un javelot, frappant Archimède assis devant une table sur laquelle on aperçoit avec surprise un encrier en plomb garni d’une plume. Il me dit : « Dehors je vois mes tableaux, chez moi je ne les vois plus. Comme Sancho dans l’île de Barataria, j’aurais besoin d’un médecin qui me toucherait de sa baguette quand je vais me donner une indigestion. » Nous avions repris notre route, je l’écoutais : « Quelle misère que la nôtre ! Voir des chefs-d’œuvre dans son esprit, les contempler, les rendre parfaits par les yeux du cerveau, et, quand on veut les réaliser sur la toile, les sentir s’évanouir et devenir intraduisibles ! Être comme Ixion, se précipiter pour embrasser la déesse et ne saisir qu’un nuage ! Quand je fais un tableau, je pense à un autre ; alors j’obéis à la rêverie qui m’emporte, comme vous l’avez vu tout à l’heure. On dit que le travail est un enivrement, non, c’est une ivresse, je le sais bien. » Nous marchions sur le boulevard ; il faisait nuit, c’était en hiver ; au milieu des étoiles, Jupiter éclatait et semblait énorme. Delacroix me dit : « Quand j’étais enfant, je croyais que tout cela avait été créé pour moi. Les effets de nuit en peinture m’ont toujours effrayé, il y a une profondeur dans l’unité de la coloration qu’il est impossible de rendre. « Il était en veine d’amertume, car il s’écria sans transition et répondant évidemment à sa pensée : « Ah ! messieurs les écrivains, comme vos éloges nous nuisent dans l’esprit du public et comme vos critiques nous sont douloureuses. Où sommes-nous ? Au premier rang ou au dernier ? Il y a des jours où tout est certitude, d’autres où l’on doute de tout. Ah ! que je voudrais revenir dans cent ans pour savoir ce que l’on pensera de moi ! » Je fus au moment de lui répondre : On vous placera entre Tiepolo et Jouvenet, mais je n’osai pas, et je crois que je fis bien de me taire.

Dans ses heures de détente, il avait de l’enjouement, de l’esprit, et était un causeur agréable. Le monde le rechercha et il y rencontra des succès qui ne le retinrent pas ; il aimait trop le travail pour ne pas s’écarter des frivolités absorbantes ; de tous les dons, le temps lui paraissait le plus précieux, il ne le gaspillait pas et, comme les hommes réellement laborieux, il le voyait fuir avec angoisse, car à mesure qu’il exécutait une œuvre ; il en concevait d’autres. Il n’aimait que son atelier, il y vivait avec prédilection ; ses rêves semblaient s’y être concentrés et lui faisaient un milieu ambiant, à la fois plein de charmes et de découragement, loin duquel il se déplaisait. Il était là au centre même de ses aspirations, de ses désirs, de ses mécomptes et ne s’en écartait qu’avec peine. Lorsque la double lassitude de la main et du cerveau le contraignait à quitter la palette, il lui arrivait de s’étendre sur son divan, de prendre une mandoline et de « gratter un air. » Si alors quelque maritorne de ses entours, le madras en tête, les chaussons de lisière aux pieds, venait se trémousser devant lui, il y prenait plaisir. Est-ce bien elle qu’il voyait ? Sa rêverie ne la transformait-elle pas, n’apercevait-il pas la danseuse arabe qui, remuant les hanches et heurtant les crotales, avait dansé pour lui lorsqu’il était au Maroc ? Les gens qui vivent par le cerveau, — et Delacroix fut du nombre, — ont besoin de bien peu de chose pour se faire illusion et goûter des bonheurs que la réalité n’accorde pas toujours.

Lorsque je connus Delacroix, il avait cinquante ans ; on ne les lui aurait pas donnés, car son visage garda longtemps les apparences de la jeunesse ; son existence était très calme, mais il avait eu jadis ses emportemens et se rappelait quelquefois avec complaisance les plaisirs violens qu’il n’avait pas dédaignés. Ses premières années lui avaient laissé de bons souvenirs ; il ne parlait de Pierre Guérin, qui fut son maître, qu’avec un respect attendri, et de Géricault il me disait : « C’est un grand malheur pour moi qu’il soit mort. » En effet, on comprenait, à l’entendre, que Géricault, nature impétueuse et autoritaire, avait exercé sur lui une influence considérable, influence que dix années de plus et le talent suffisaient à justifier. Il me racontait que lorsque Géricault lui disait : « Serre ton dessin, raffermis tes contours, mets des muscles sous tes draperies, » il avait des battemens de cœur et recommençait son travail en se disant : « Pourvu qu’il soit satisfait ! » Tout ce qui concernait Géricault m’intéressait, car le peintre de la Méduse avait beaucoup fréquenté dans ma famille, à une époque où l’on ne pensait guère à moi. C’est chez un de mes parens que survint l’accident insignifiant qui eut de si redoutables conséquences. Géricault allait sortir pour faire une course à cheval avec Horace Vernet ; il était, selon l’usage du temps, en culotte et en bottes à revers. La boucle de sa culotte se brisa et la tringlette qui soutient les ardillons se détacha. A la prière de Géricault, mon parent noua les deux pattes ; le nœud était très serré et très dur. Deux heures plus tard, Géricault tombait de cheval, ses reins portaient sur un tas de pierres préparées pour le macadam des routes et le nœud froissait une des vertèbres. Il en résulta une inflammation de la moelle épinière, des souffrances atroces qui durèrent plus de dix mois et la mort. On se rappelle qu’après son décès Le Radeau de la Méduse, mis aux enchères, faillit être enlevé à la France et passer à Londres ; ce fut de Dreux-Dorcy qui le racheta pour la somme de six mille francs ; plus tard cette somme lui fut remboursée par le comte de Forbin, directeur des musées royaux, qui fit placer le tableau au Louvre.

Delacroix me disait que Géricault, maigre son arrogance extérieure, était modeste et doutait de lui. A l’appui de cette opinion, il me raconta une anecdote peu connue et que voici : Géricault habitait Rome en même temps que Pradier, qui était élève à la villa Médicis. Pradier vit une esquisse à la plume où Géricault, se rappelant un fait dont il avait été le témoin et s’inspirant d’un bas-relief de Mythra, avait dessiné un bouvier nu terrassant un taureau. Le mouvement de l’homme et de l’animal avait été rendu avec une énergie et une précision rares. Pradier n’avait pas retenu un cri d’admiration et avait dit à Géricault : « Vous êtes un grand artiste et vous serez un maître. » Géricault fut satisfait ; puis, lorsqu’il fut seul, la réflexion l’entraîna, il regarda son dessin, y découvrit ou crut y découvrir des défauts et il s’imagina que Pradier, lauréat de l’Institut, grand prix de sculpture, avait voulu se moquer de lui. Or il n’entendait pas raillerie, quoiqu’il ne détestât pas à railler les autres. Il envoya des témoins à Pradier et lui demanda des excuses ou une réparation par les armes. Pradier n’y comprit rien et vint s’expliquer lui-même. L’explication fut telle qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et que Géricault s’écria : « Est-il donc vrai que j’ai du talent ? »

Delacroix dans ses heures d’expansion, — et elles étaient fréquentes, elles étaient presque un besoin chez cette nature impressionnable, — me disait : « C’est parce que Géricault est mort que l’école française n’a plus de chef et que tout y va à la débandade, chacun tirant à sa soi, croyant dégager son individualité et glissant dans des lieux-communs de composition, de facture et d’interprétation. Il eût été un maître sévère, j’en conviens, mais il eût ramené dans le rang les partisans qui s’égarent et il eût sauvé la peinture d’histoire, la grande peinture dont les jours sont comptés et que va remplacer la peinture de genre, ou, pour mieux dire, la peinture d’ameublement. » Bien souvent, j’ai regretté, en entendant Delacroix, qu’il n’eût pas ouvert un cours d’esthétique dans lequel il eût professé les principes de l’art, qu’il possédait mieux que personne, quoique souvent la pratique lui en échappât. Il était discret sur ses contemporains et avait des habitudes d’homme bien élevé qui l’empêchaient d’exprimer franchement ce qu’il pensait. J’ai dit qu’il ne parlait de David qu’avec éloges, cela est vrai, mais ce qu’il louait surtout dans son œuvre, c’était le Marat, le Couronnement et certains portraits. Parmi les tableaux de Gros, il admirait sans restriction les Pestiférés de Jaffa, qu’il appelait un chef-d’œuvre. Il souriait en racontant qu’après le Salon de 1822 où il exposa Virgile et Dante, — il avait alors vingt-trois ans, — Gros le fit venir et lui dit, d’un ton bourru : « Pour coloriste, mon garçon, vous êtes coloriste ; mais vous dessinez comme un pourceau. » La mort de Gros le poignait encore ; à ce propos, il n’hésitait pas à citer des noms et « à les flétrir. Gros après l’insuccès de son tableau : Hercule et Diomède, après les insultes qui lui furent prodiguées, après avoir été traité de vert de vessie, de teinte neutre, de vieille momie, ne s’est pas jeté à l’eau comme on l’a imprimé. Il a suivi le bord de la Seine jusqu’en face du bas Meudon ; il a piqué sa canne dans la berge, y a accroché son chapeau dans lequel il a placé son mouchoir et sa cravate ; puis il est entré dans la rivière, s’y est couché dans deux pieds d’eau à peine et a attendu la mort, la face dans le sable, les deux mains croisées sur sa tête. Delacroix savait le nom de ceux qui avaient dirigé la cabale d’où résulta un tel malheur. Ces noms, je pourrais les répéter aujourd’hui ; à quoi bon ? Ils sont inconnus. Les peintres et les sculpteurs qui trouvèrent que l’auteur de la Bataille d’Eylau et de la coupole du Panthéon déshonorait l’école française ont eu leurs œuvres exposées ; le public les a regardées, a haussé les épaules et a passé. Aucun d’eux n’est sorti de la médiocrité ; la supériorité d’un maître a pu leur peser, mais ce mauvais sentiment n’a diminué en rien leur infériorité, qui était sans remède, car elle était faite de paresse, d’ignorance et d’envie. Gros s’est noyé le 25 juin 1835, — il avait soixante-quatre ans, — mais il y avait longtemps qu’il mourait ; tout ce qu’il avait aimé, admiré pendant sa jeunesse s’en allait.

: Gaîment à coups d’épingle ou bien à coups de pieds,


on dépeçait ses croyances les plus chères : David, perruque ; Guérin, perruque ; Gérard, perruque ; Girodet, perruque ; Raphaël, poncif ; Léonard, rococo ; seul Michel-Ange avait quelque truculence et Titien ne manquait pas de ragoût. Il prenait au sérieux ces turlutaines et s’en désespérait. Il se bouchait les oreilles quand il entendait dire que la Naissance d’Henri IV, par Eugène Devéria, dépassait les plus belles toiles de l’école vénitienne. Son atelier jadis si fréquenté, si glorieux se dépeuplait ; bientôt il n’y resta plus qu’un élève. Cet élève, il le choyait, il le conseillait avec tendresse ; un jour il entra inopinément dans l’atelier, l’élève n’eut pas le temps de cacher le tableau qu’il esquissait : un clair de lune ; sur un balcon gothique, d’où pend une échelle, une jeune fille tend les bras vers un jeune homme en justaucorps, à panache, en souliers à crevés. Gros dit : « Qu’est-ce que c’est que cela ? » L’élève un peu confus répondit : « C’est Roméo et Juliette. — Ah ! reprit Gros, du Shakspeare ! et notre pauvre Homère, nous n’y pensons donc plus ? »

Ceux qui l’avaient, poussé dans la mort lui firent des funérailles magnifiques, on traîna le corbillard, on porta le cercueil, on fit des discours et on s’aperçut, un peu tard, que l’on avait tué un grand homme.


XXIV. — LES UNS ET LES AUTRES.

On se souvient de l’exposition universelle de 1855, j’entends l’exposition des beaux-arts, qui fut d’une richesse exceptionnelle. L’école anglaise se dénonçait à nous pour la première fois dans son ensemble et la grande école décorative allemande nous montrait par le carton de la Tour de Babel, de Kaulbach, comment il sied d’interpréter l’histoire dans les arts plastiques. L’intérêt de la France semblait concentré dans les salles spéciales où Ingres, Delacroix, Decamps avaient exposé leurs œuvres. Ce fut une révélation. On vit d’un seul coup d’œil l’effort considérable que notre école avait accompli et comment, partie de David, qui fut son premier chef à la fin du XVIIIe siècle, elle était arrivée, de progrès en progrès, à ouvrir des voies nouvelles où chacun avait été libre de s’engager selon ses affinités et avec son génie particulier. Nul rapport, nul point de contact entre Delacroix, Ingres et Decamps, et en chacun d’eux cependant on sentait un artiste dont la puissance n’était pas discutable. C’est qu’on apprécie dans un tableau non pas la reproduction de la nature, mais la façon dont la nature est interprétée, en un mot le sentiment personnel que l’artiste y a mis, sentiment original, distinct de celui de la foule, plus élevé, plus général, plus synthétique. L’art consiste à reconnaître et à dégager la beauté immanente des choses, beauté que le public ne voit et ne comprend que si on la met en lumière devant lui. C’est pourquoi les réalistes, les naturalistes, les impressionnistes peuvent faire des tableaux, mais ils ne feront pas de l’art ; ils seront des artisans habiles, des copistes scrupuleux, des imitateurs irréprochables, mais ils ne seront point des artistes.

On discutait prédominance du dessin, prédominance du coloris et l’on n’arrivait pas à se mettre d’accord, car chacun se laissait entraîner par son goût individuel et ne reconnaissait pas qu’un tableau n’est et ne peut être parfait que si la composition, la ligne et la couleur sont en rapport absolu. Un soir, le 26 mai, j’entendis une conversation dont j’ai pris note et qui m’éclaira sur l’opinion que les artistes professent les uns sur les autres. Le prince Napoléon, président de la commission de l’exposition universelle, donnait des fêtes dans les salons du Palais-Royal. La réunion était nombreuse ; toutes les catégories de monde s’y mêlaient, les ambassadeurs côtoyaient les industriels, les ministres y étaient bienveillans pour les journalistes. Je me rappelle Louise Colet, sortant le plus qu’elle pouvait d’une robe en gaze bleue, plantureuse, gesticulant, parlant haut, essayant d’attirer les regards et se promenant de salons en salons au bras de Babinet, qui jouait d’un air grognon son rôle de sigisbée. J’étais dans l’embrasure d’une fenêtre en compagnie de Jadin, de Delacroix et d’Horace Vernet, qui, frétillant et constellé de décorations, regardait les femmes avec un air vainqueur que ses cheveux blancs ne rendaient pas invincible. Jadin avait longuement parlé de l’œuvre de M. Ingres, enchevêtrant si bien, selon sa coutume, les railleries et les choses graves, que l’on ne savait s’il plaisantait ou s’il était sérieux. Delacroix dit : « Malgré ses défauts, on doit reconnaître dans Ingres des qualités de peintre. » Horace Vernet fit un bond : « bigres ! des qualités de peintre ? dites donc que c’est le plus grand artiste du siècle ! » Jadin laissa glisser son regard ironique sur Vernet, auquel Delacroix demanda : « Que trouvez-vous de si remarquable en lui ? Est-ce son dessin ? — Non, il dessine comme un ramoneur. — Est-ce son coloris ? — Ah ! pouah ! tous ses tableaux sont en pain de seigle. — Est-ce sa composition ? — Vous moquez-vous de moi ? il n’a jamais su agencer ses figures ; regardez son Saint Symphorien ; ça ressemble à un déménagement. — Quoi, alors ? Est-ce son modelé, son rendu ? — Son modelé, son rendu ? mais vous êtes fou ; il peint d’après le mannequin ; allez voir, pour vous en convaincre, son Age d’or au château de Dampierre. » Delacroix se mit à rire et reprit : « Mais s’il n’a aucune qualité, en quoi est-il le plus grand artiste du siècle ? » Vernet répondit en bredouillant : « Je n’en sais rien, mais c’est notre seul grand peintre. J’ai proposé au jury de lui attribuer une médaille exceptionnelle parce que c’est honorer la France que d’honorer ses hommes de génie. » Nous nous regardions et nous avions quelque peine à conserver notre sang-froid. Vernet était irrité ; il prit mon bras, nous nous dirigeâmes vers la salle où la musique d’un régiment jouait l’ouverture de la Gazza ladra. Vernet me dit : « Si ça ne fait pas pitié de voir Delacroix, qui n’est pas capable de mettre un bonhomme sur ses jambes, qui prend des pieds de vache pour des pieds de cheval, nier le talent du père Ingres ! C’est de la jalousie. Moi, je ne suis pas comme cela, et mon plus vif plaisir est de reconnaître le mérite des autres. » Vernet me quitta pour aller saluer la princesse M… Je retournai vers Delacroix ; il disait à Jadin : « Ce pauvre Vernet ! il s’imagine peut-être qu’il sait peindre ! » Jadin ne répliqua pas ; il regardait de tous côtés et semblait fort occupé à découvrir quelqu’un dans la foule. Delacroix lui dit : « Qui cherchez-vous donc ? » Jadin répondit : « Je cherche si j’apercevrai M. Ingres pour lui demander ce qu’il pense de vous. »

Delacroix aurait pu le dire, car il le savait. Quelques jours auparavant, un banquier peu au courant des divisions de l’école française avait eu la malencontreuse idée de réunir plusieurs artistes à sa table, entre autres Ingres et Delacroix. Delacroix fut bien accueilli, Ingres lut fêté. Ce petit homme court, strapassé, au front étroit et entêté, parlant mal, intolérant, arrêté dans l’histoire du monde à Raphaël, ayant les jambes trop courtes, le ventre trop gros, les mains trop larges, avait un haut sentiment de sa valeur et savait qu’il était un maître. Là où il était, il dominait, ne demandait le nom de personne, et dans ceux qui l’entouraient ne voyait que des admirateurs. On se mit à table ; vers le milieu du repas, Ingres commença à donner des signes d’impatience, il venait d’apprendre que Delacroix était au nombre des convives. Lui, Ingres, l’adorateur du dieu Sanzio, dont il était le grand-lama, lui, l’orthodoxe par excellence, assis à la même table que cet hérétique, que ce relaps, et communiant à la même table ! Il était ému et roulait des yeux furieux. Delacroix, sur lequel ses regards étaient tombés plusieurs fois, avait pris cet air gourmé qui lui était habituel quand il ne se sentait pas à l’aise. Ingres cherchait à se contenir, mais il n’y réussit pas. Après le dîner, tenant en main une tasse pleine de café, il s’approcha brusquement d’Eugène Delacroix, qui était debout devant la cheminée, et lui dit : « Monsieur ! le dessin, c’est la probité ; monsieur ! le dessin, c’est l’honneur ! » En parlant, il s’agitait ; il s’agita si bien qu’il renversa la tasse de café sur sa chemise et son gilet ; il s’écria : « C’est trop fort ! » Puis saisissant son chapeau, il dit : « Je m’en vais ; je ne me laisserai pas insulter un instant de plus ! » On l’entoura, on voulut le calmer, le retenir : ce fut en vain. Arrivé près de la porte, il se retourna : « Oui, monsieur, c’est l’honneur ! oui, monsieur, c’est la probité ! » Delacroix était resté impassible. Diaz, qui était là, frappa sur sa jambe de bois et dit à la maîtresse de la maison, toute décontenancée : « Madame, c’est un vieux bonze ; sans le respect que je vous dois, je lui aurais passé mon pilon au travers du corps. » Cela fit rire, mais l’incident avait été trop vif et l’entrain général s’en ressentit. Delacroix fit preuve de bon goût et se plut à détailler les qualités qui faisaient de M. Ingres un peintre éminent ; il ajouta : « On n’a souvent de talent qu’à la condition d’être un peu exclusif. »

Auguste Préault, sur lequel on a écrit tant d’articles élogieux, qui a fait tant de bons mots et si peu de bonnes statues, disait en parlant d’Ingres et de Delacroix : « Ce sont les frères ennemis, malades tous les deux ; Étéocle a la jaunisse et Polynice a la rougeole. » Ces plaisanteries exaspéraient Ingres et faisaient rire Delacroix, qui était homme d’esprit et qui, du reste, aimait Préault, auquel on a eu tort de le comparer. La distance qui les sépare est énorme, et le temps ne fera que l’accroître. L’œuvre d’Eugène Delacroix survivra, parce qu’elle est le produit d’un tempérament particulier. Celle de Préault périra, parce que les incorrections qui l’enlaidissent sont le résultat de l’ignorance. Ses statues ont des déviations qui leur assignent une place dans un musée orthopédique. Jamais je n’ai vu un homme désirer la croix avec une telle ardeur, avec une si vive souffrance ; pendant vingt ans et plus il l’a demandée, sollicitée à tout pouvoir et de toutes mains. Il disait assez drôlement : « Voilà quarante années que je fais de mauvaise sculpture ; est-ce que cela ne mérite pas une récompense ? » Ses mots sont célèbres ; il en a dit de cruels et qui lui ont coûté cher : à la fin du gouvernement de Louis-Philippe, le directeur des Beaux-Arts s’appelait Cavé : il devait sa situation aux Soirées de Neuilly, recueil de proverbes dramatiques qu’il avait publié, pendant la restauration, sous le pseudonyme de Fougeray, en collaboration avec un officier de la garde royale, nommé Dittmer. Malgré ce mince bagage, Cavé était d’une vanité littéraire sans pareille et le : « Nous autres écrivains » revenait dans toutes ses phrases ; on en riait Préault avait été le voir pour tâcher d’en obtenir une commande. Cavé lui répondit avec la bonhomie importante d’un chef de service : « Mais, mon cher Préault, vous n’êtes point sculpteur, vous êtes un homme de lettres. » Préault riposta : « Homme de lettres, moi ! pas plus que vous ! » Cela n’aida pas à lui faire obtenir des travaux. Plus tard, sous l’empire, passant, un matin, sur la place du Carrousel, il aperçoit Fould, ministre d’état, et Lefuel, architecte du Louvre, qui regardaient les bâtimens couverts de statues dont le square Napoléon est entouré. Il salue ; Fould l’appelle : « Voyons, Préault, dites-nous franchement ce que vous pensez de cela. » Préault répond : « Ça, c’est un cul-de-sac héroïque. » Lefuel redressa la tête ; Préault reprit : « Trop de monde sur les remparts, mon cher ami, trop de monde sur les remparts ! » Prononcé devant le ministre d’état, en présence de l’architecte même qui avait construit le palais, le mot manquait de charité, mais il dénotait peu de gratitude, car Lefuel avait confié à Préault des travaux de décoration considérables. Il était ingénieux quand il s’agissait d’expliquer les aberrations de sa sculpture, et sous prétexte de symbolisme et d’allusion, il excusait d’inexcusables erreurs. Je lui demandais pourquoi son Marceau, qui est à Chartres, avait de grosses jambes et des genoux cagneux. Il me répondit : « Comment ! vous ne devinez pas ? C’est une façon de représenter à la fois la jeunesse de Marceau, la jeunesse de la république, la jeunesse de la nouvelle France ; regardez les jeunes chiens, ils ont de grosses pattes. » Quand il fit le Gaulois conduisant un cheval qui est au pont d’Iéna, il me dit : « Voyez, ce n’est pas un cheval ! ce sera un cheval plus tard, mais ce n’en est pas un. C’est un quadrupède tuméfié par l’humidité des marais de la Gaule ; il est préhistorique, il symbolise la période primitive de notre histoire. » Puis, comme il était de bonne foi, il se mit à rire et ajouta : « C’est Michelet qui a trouvé ce a ; il a vu tout de suite ce que j’avais voulu faire ; moi, je ne m’en rendais pas bien compte. » Sa main, mal habile, a souvent modelé du grotesque ; à propos de son bas-relief du tombeau d’Ollivier, il disait : « J’ai fait une jeune femme qui passe et qui brise une fleur ; » en réalité, a fait une cuisinière qui cueille du bouillon-blanc. Il s’insurgeait parfois contre ce qu’il appelait le mauvais vouloir du public à son égard, et, se comparant lui-même à Delacroix, il disait : « J’accomplis dans la statuaire la révolution dont il est le chef en peinture. » Erreur, qu’il eût été superflu de discuter avec lui, mais erreur capitale ! La sculpture, — cet art blanc, comme disait Louis de Cormenin, — doit être maintenue dans la précision des ligues et la régularité des contours ; la peinture peut, par le coloris, produire des impressions ou des illusions auxquelles la ligne reste étrangère. En d’autres termes, un homme vêtu parvient à dissimuler une infirmité visible, un homme nu ne le peut pas ; or, la sculpture est un art nu, même dans la draperie ; aucune coloration ne réussit à en cacher les tares. Préault, quoique sa langue le démangeât parfois plus que son intérêt ne l’eût exigé, était un bon camarade, très laid, opéré de strabisme, parlant avec une voix aigrelette qui accentuait ses plaisanteries, de commerce facile, cherchant à frayer avec les hommes à réputation, ayant des amis partout, serviable et de cœur honnête. Il paraissait toujours heureux de vous rencontrer et avait chaque fois une parole aimable à vous dire. Ce n’était point un causeur ; il lançait des mots et ne pouvait se maintenir dans une conversation suivie. Il avait écrit un recueil de maximes et d’aphorismes qu’il consultait souvent. Comme Gélasimus, dans le Stichus de Plaute, il eût pu dire :

: Ibo intro ad libros et discaro de dictis melioribus.


Après sa mort, on commença de publier ce carnet ; on s’arrêta, car on s’aperçut que les u Pensées d’Auguste Préault » avaient été prises un peu partout, même dans La Rochefoucauld et dans La Bruyère !

Un autre faiseur de mots eut son heure de notoriété à Paris en même temps que Préault, dont il était le contemporain, on ne l’a connu que sous son pseudonyme de Laurent-Jan ; il s’appelait De Lauzanne ; il a manié le crayon, la plume, le pinceau, et n’a rien fait. Il a collaboré au Charivari, auquel il fournissait le vinaigre des Carillons, Vers 1840, il fut chargé de décorer le carré des paquebots-postes de la Méditerranée que l’on venait de construire sur les chantiers de la Ciotat ; sous l’empire, il dirigea l’ornementation des salons du ministère d’état. C’était un Parisien exclusif ; son domaine était le boulevard depuis le faubourg Montmartre jusqu’à la rue de la Chaussée-d’Antin. La vue de la campagne lui faisait horreur ; volontiers il eût répété après Théophile Gautier : « Les arbres sont à la terre ce que la moisissure est au fromage. » Il disait : « le plus beau spectacle de la nature ne vaudra jamais la vue d’un mur couvert d’affiches. » Les mains dans les poches, les jambes torses, les épaules irrégulières, on le voyait se promener sur l’asphalte, remuant sa tête osseuse, mâchonnant un cigare et aboyant ses bons mots. Il n’était pas tendre au pauvre monde et ne pardonnait aucune supériorité, ni celle du talent, ni celle de l’esprit, ni celle du caractère ; il ne pardonna jamais à personne. Sa cervelle était un alambic où les idées se combinaient jusqu’à ce qu’elles eussent produit un précipité qui était une maxime baroque ou un aphorisme de forme étrange. A force de concréter ses phrases, il les rendait inintelligibles et traitait tout le monde d’imbécile parce qu’on ne le comprenait pas. Montesquieu a dit : « Quand on court après l’esprit, on attrape la sottise. » Ce fut le cas de Laurent-Jan. Dans les œuvres littéraires de son temps, il ne cherchait, il n’admirait que la pointe, le trait. Cela avait singulièrement rétréci ses horizons ; il vivait entre un calembour et un bon mot. Une comédie en cinq actes venait d’obtenir un immense succès à la Comédie-Française ; j’avais assisté à la première représentation et j’en sortais avec Laurent-Jan, j’étais encore tout chaud d’enthousiasme et d’autant plus ému que l’auteur était de mes amis. Laurent-Jan était furieux : « Quelle dérision ! me disait-il ; voilà un animal qui va peut-être gagner trois cent mille francs avec une pièce où il y a moins de bons mots, moins de traits d’esprit que dans un article du Charivari ! » L’envie le dévorait. Il avait de lui-même une haute opinion et néanmoins reconnaissait son impuissance ; il avait beau lutter contre elle, elle le rabattait et l’empêchait de se relever. Pour écrire un billet de trois lignes, il méditait pendant une heure, se mettait à la torture et finissait par façonner une phrase prétentieuse qui visait à l’éclat et ne frisait que le phœbus. Il a travaillé avec Balzac et n’a jamais produit qu’un médiocre volume : Misanthropie sans repentir, qui, à force de vouloir être spirituel, est mortellement ennuyeux. Les idées qu’il émettait dans la conversation courante étaient haïssables ; à l’aide de De Maistre et de Bonald, il s’était fait, une sorte de catéchisme qui étonnait les naïfs et indignait les lettrés. En religion, il recommandait le bûcher et en politique l’échafaud. Sévère pour les autres, indulgent pour lui-même, il avait adopté à son usage une morale qui ne le gênait guère ; admirant la femme catholique attachée à ses devoirs, assidue aux prières et spiritualisant son mari, il oubliait volontiers sur la table des femmes auxquelles il rendait visite des livres sans nom ornés de gravures sans draperies ; il était misanthrope et il fuyait ses semblables ; lui aussi, il eût demandé comme Alceste :


Un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté,


mais il ne lui déplaisait pas de colporter ses paradoxes dans les maisons où les poulardes étaient truffées et les vins abondans. Il se prenait au sérieux et n’aimait point qu’on lui fit remarquer ses contrastes ; mais lorsqu’une fois on lui avait prouvé que l’on n’était pas sa dupe, il s’adoucissait et cherchait à devenir aimable, ce qui ne lui était pas facile.

Blâmant tout et ne retenant guère sa langue, il lui arriva, aux approches d’une distribution de récompenses après une exposition des beaux-arts, de se trouver dans le cabinet du ministre d’état et de dire : « Dans le discours qui sera prononcé, il faudrait tâcher de sortir un peu des lieux-communs ordinaires ; c’est prêter à rire aux artistes que de leur répéter toujours les mêmes fadaises. » Le ministre fit appeler un chef de division et lui prescrivit de préparer le discours ministériel, discours qui devait être un peu neuf et sortir des phrases toutes faites dont Laurent-Jan a eu raison de se plaindre. Le chef de division manda Laurent-Jan et lui dit : « Le ministre désire faire un discours qui ne soit pas la répétition de ceux que l’on connaît déjà ; il est fort occupé en ce moment et n’a pas le temps de composer sa harangue ; vous êtes plus apte que personne à trouver les idées justes et les expressions propres ; veuillez écrire le discours tel que vous le sentez, apportez-le dans trois ou quatre jours, et je tiens cinq cents francs à votre disposition. » Laurent-Jan n’eut garde de refuser l’aubaine et écrivit à un de ses amis : « Le ministre me commande son discours aux artistes ; trois pages, pas plus ; quelques phrases ronflantes, l’avenir de la France, le XVIe siècle qui peut renaître par l’initiative de l’intelligence française ; tu vois ça d’ici, mets-toi à la besogne et expédie-moi cela tout de suite, on l’attend. » L’ami de Laurent Jean était chez moi, à la campagne, tout entier à une nouvelle qu’il terminait pour la Revue des Deux Mondes. J’étais de loisir ; je me chargeai du discours que le ministre accepta sans observations. C’est certainement un des plus médiocres qu’il ait prononcés. Un jour, le peintre Landelle dit à Laurent-Jan : « Il faudrait essayer de devenir quelque chose. » Laurent-Jan, indigné, répondit : « Il me suffit d’être quelqu’un. » Il lui fut cependant indispensable de devenir quelque chose, car les difficultés de la vie s’accentuaient, et l’auteur de Misanthropie sans repentir, fort connu dans certains estaminets, inconnu du public, n’était point de nature à les supporter vaillamment. On se mit en campagne, on frappa à bien des portes et l’on n’épargna pas les démarches. Enfin cet homme qui méprisait tous les écrivains, vitupérait tous les auteurs dramatiques, raillait tous les artistes, crachait sur tous les ministres, sénateurs, députés, conseillers d’état, notaires et banquiers de son temps, obtint d’être nommé directeur de l’école municipale de dessin de la rue de l’École-de-Médecine. Il accepta avec ingratitude les fonctions qui lui donnaient du pain et se trouva déclassé. De ce jour, il fut difficile de conserver des relations avec lui, car la médisance intarissable est odieuse. Ce malheureux, qui souffrait, qui a traversé la vie en maugréant, qui n’excusait personne, était arrivé à la calomnie maniaque ; il lui était impossible de ne pas dire du mal de tout le monde, même des gens qui lui avaient fait et qui lui faisaient du bien. Il est mort isolé et nul ne lui a accordé un regret. Je l’avais connu, mais j’avais fini par l’éviter, car son sifflement d’aspic m’était insupportable. Les hommes pour qui la réputation ou le bonheur d’autrui est une cause de souffrance, sont très à plaindre ; je n’éprouvais pour lui que de la compassion, mais cette compassion s’évanouissait lorsque j’étais réduit au supplice de l’entendre.

Extérieurement, ce pauvre homme ressemblait à un héros d’Hoffmann, et il est possible que sa forme biscornue ait été pour quelque chose dans le perpétuel malaise de son esprit. Maître Coppelius devait être ainsi, de mouvemens brusques, de face abrupte et de genou pointu. Un autre personnage, qui vint se fixer à Paris vers la fin de la restauration et qui eut quelque influence dans la société du temps de Louis-Philippe, était, avec d’autres apparences, tout aussi fantastique que Laurent-Jan : c’était le docteur Koreff, qui rappelait le conseiller Crespel du Violon de Crémone. Petit, lippu, clignant de l’œil, coiffé d’une perruque à l’enfant, moitié chiendent, moitié filasse, vêtu à la diable, racontant lentement, d’un accent germanique, des drôleries où la saillie ne manquait pas, viveur effronté, sceptique et bas sur jambes, il arrivait de Berlin, où il avait été un des sept du club de Sérapion qu’Hoffmann présidait, — sous la table. Sa situation était spéciale ; recommandé par Humboldt à Cuvier, qui l’avait accepté et patronné, il s’était lié avec Loève-Veimars, qui l’avait mis en relation avec les gens de lettres et les artistes ; médecin de l’ambassade de Prusse, il avait été présenté par son ambassadeur dans les meilleurs salons de Paris ; or le monde, très réservé avec les Français, est plein de bienveillance pour les étrangers ; on les accueille, on les reçoit, on les choie, ça ne tire pas à conséquence, et le docteur Koreff devint la coqueluche de plus d’un lieu de bonne compagnie. Sa laideur et son débraillé furent de l’originalité, son cynisme fut de l’esprit, son baragouin lui donna des charmes ; Koreff fut à la mode. Les femmes faisaient les yeux blancs et disaient : « Connaissez-vous le docteur Koreff ? il est délicieux ! »

Il y avait une Mme Koreff, mais on n’en parlait guère, quoiqu’elle se montrât beaucoup. Elle était camarde, grêlée et rebondie ; sur sa poitrine, tendue de satin noir, serpentait une énorme chaîne en or soufflé, la boucle de sa ceinture était étincelante et le point de jonction de son tour brun était dissimulé par une ferronnière en émail. Elle regardait les gens à travers un gros binocle reluisant et portait de fortes bajoues autour desquelles se bouffissait la chair de ses mains molles. Elle figurait assez bien une idole, quelque Taroa des îles Sandwich, parée pour un jour de fête. Quand elle passait dans son landau, trop bas sur essieu, elle avait l’air d’être traînée dans une baignoire à deux chevaux. Parfois le docteur Koreff et sa femme se promenaient, bras dessus, bras dessous, dans la grande allée des Champs-Élysées ; on les regardait, on les suivait et l’on se demandait de quel théâtre de marionnettes ces deux fantoches avaient pu sortir. Quelque chose de mystérieux planait autour du docteur ; il avait des allures si étranges, il quittait si brusquement les gens, se laissait tomber parfois dans des rêveries si profondes que certaines personnes avisées en avaient conclu qu’il ne pouvait être qu’un espion, un espion du grand monde. Le pauvre Koreff n’a jamais rien espionné du tout, mais ce mauvais propos flattait son importance, qui était grande ; il laissait dire et en tirait vanité. Il faut lui rendre justice. Un des premiers, avec Benech, qui fut presque aussi charlatan que lui, il combattit le jeûne auquel les médecins français condamnaient leurs malades, décria la saignée dont les disciples de Broussais abusaient encore ; il recommanda la nourriture, les fortifians, le grand air ; il avait reconnu que les vieilles races périssent d’anémie ; en outre, il s’entremit énergiquement pour ouvrir à Meyerbeer les portes de l’Opéra. Ce sont là des titres à la reconnaissance. Koreff avait du goût pour la bonne chère, mais il aimait surtout les dîners de garçons, où l’on cause les coudes sur la table, où les paroles sont libres et les anecdotes croustillantes. On se donnait rendez-vous à la rotonde du Palais-Royal, entre amis, et là on décidait à quel restaurant on irait demander le pain du jour. Il n’était point sot et choisissait bien ses convives : Loève-Veimars, Mérimée, Peyle, les deux Musset, Eugène Delacroix, Viollet-le-Duc, Ampère. Arvers, Briffault, qui est mort fou, et quelquefois même, — ne le répétez pas, — le philosophe Victor Cousin. Il y avait là un souffle d’esprit à tourner la tête. La soirée se prolongeait en causeries que plus d’un aurait voulu entendre. Que faisait-on ensuite ? Si j’avais aux doigts la plume de Mathurin Régnier, j’essaierais de le dire. Koreff, ayant ses entrées dans tous les mondes, y servait naturellement d’intermédiaire ; lorsque quelque femme curieuse ou trouvant son salon un peu languissant voulait l’animer par la présence d’un artiste, d’un écrivain en renom, elle s’adressait à lui ; il faisait droit à la demande, car il était bon homme et se rengorgeait de mettre en relief les gens connus. Une femme du monde demanda au docteur Koreff de lui amener Alfred de Musset, qui, dans tout l’éclat de la jeunesse et de ses débuts, excitait de la curiosité chez les esprits intelligens. Par suite d’une erreur ou d’un calcul, Koreff ne dit mot à Musset et présenta Prosper Mérimée. Ce fut une bonne aubaine pour celui-ci : il n’était pas homme à l’ignorer, car il était habile et savait la vie. Il était déjà célèbre : sa Jacquerie, sa Chronique du temps de Charles IX, sa Guzla à laquelle Goethe lui-même s’était laissé prendre, son Théâtre de Clara Gazal, indiquaient les fortes qualités de style qui en ont fait un maître de la langue. Si jamais homme eut la science de l’écrivain, ce fut lui. Ses aptitudes, son ardeur au travail qui était considérable, son amour des lettres, auraient fait penser qu’il eût tout quitté pour elles ; il n’en fut rien. Avec une précocité de sagesse rare chez un jeune homme, il comprit que les lettres sont cultivées avec d’autant plus de soin, avec d’autant moins de sacrifices au respect qui leur est dû, que l’on est dans une situation indépendante du produit que l’on en tire. Son père, dont le meilleur tableau est l’Innocence donnant à manger à un serpent, avait abandonné la peinture pour s’occuper de recherches théoriques sur les couleurs. A ce métier on ne s’enrichit guère, et Prosper Mérimée était sans fortune ou peu s’en faut. Il se fit recevoir auditeur au conseil d’état, sachant bien que cette carrière n’en est pas une, mais qu’elle s’ouvre sur bien des routes. Il avait de l’entregent, de la hardiesse ; son ami Beyle tâchait de lui infuser son expérience et y réussissait. Il s’agissait de conquérir une position qui n’interrompît pas le labeur littéraire. Il fallait, comme dans le Mariage de Figaro, pouvoir chanter : Gaudeat bene nanti ! Quel magicien ouvrirait la porte derrière laquelle tant d’espérances et peut-être tant de chefs-d’œuvre attendaient ! Le magicien fut le comte d’Argout, dont le nez a fait gagner bien de l’argent aux dessinateurs de caricatures et aux journalistes du temps de Louis-Philippe. Lorsqu’il devint ministre, il prit Mérimée comme chef de cabinet et l’emmena successivement au ministère de la marine, au ministère du commerce, au ministère de l’intérieur. Dans ce dernier poste, après je ne sais plus quelle émeute, Mérimée, par ordre de son ministre, rédigea la fameuse circulaire qui enjoignait à tout médecin, à tout chirurgien d’avoir à dénoncer les blessés qu’il soignait. Un seul homme appartenant au corps médical se conforma à de telles instructions et manqua au devoir professionnel ; il en est resté déshonoré pour sa vie entière. Quand le comte d’Argout quitta le ministère en 1834, il nomma son chef de cabinet inspecteur général des monumens historiques. La place était convenablement rétribuée ; elle permettait de voyager et donnait du loisir. La littérature en profita, Dieu soit loué ! car il eût été cruel qu’un écrivain de cette trempe lût confisqué par l’administration au détriment des lettres. Lorsque Mérimée, dans ses tournées d’inspecteur, reconnaissait malaisément l’âge d’un gable ou l’époque d’un pinacle, il consultait son ami Viollet-le-Duc, qui le soufflait et le soufflait bien.

Peu d’hommes ont été plus scrupuleux que Mérimée dans le travail littéraire ; il cherchait la perfection et l’a souvent rencontrée ; l’envie de mieux faire l’aiguillonnait, il respectait son œuvre et ne se lassait de la corriger. Son procédé était d’une extrême lenteur ; il recopiait ses manuscrits et en les recopiant les modifiait ; je lui ai entendu dire qu’il avait recopié Colomba seize fois de suite. Il avait une faiblesse qui m’a toujours surpris dans un écrivain chez lequel le scepticisme joint au dédain d’autrui n’était pas mince : avant de donner ses ouvrages, — livres ou nouvelles, — à imprimer, il les lisait dans les salons ou dans les boudoirs ; il recherchait les applaudissemens des désœuvrés du monde ou les approbations du tête-à-tête ; bien plus, il ne reculait pas devant la corvée de copier ses Nouvelles de sa meilleure écriture sur papier de petit format, il les faisait relier chez Bauzonnet ou chez Capé et les offrait à ses admiratrices ; — homo duplex, — très raide ou très souple, selon les circonstances et surtout selon les gens. Lorsque je lui fus présenté pour la première fois, j’avais dix-huit ans et j’étais fort ému d’une telle bonne fortune ; il s’en aperçut, voulut m’étonner et m’adressa une question qui méritait et qui obtint une réponse brutale. Lorsque je le retrouvai une douzaine d’années plus tard, je lui rappelai le fait, il en rit beaucoup et parut étonné que j’en eusse conservé une impression mauvaise que, du reste, le temps n’a pas effacée. Dans le monde, il avait bonne tenue, quoique un peu contrainte et préparée ; il ne parlait guère, comme s’il se fût méfié de lui. Ébloui par les grandeurs et volontiers obséquieux, il n’épargnait pas les témoignages de respect lorsqu’il était en face de l’impératrice, mais ne se gênait guère, quand il en parlait, pour dire : « La dernière fois que j’ai vu Eugénie… » Des observations lui furent adressées à cet égard ; il n’en tint compte et ne s’aperçut jamais qu’on le raillait quelque peu de cette familiarité de parvenu. Victor Cousin disait : « Mérimée, c’est un gentilhomme. » Il est tout simple que Victor Cousin ait eu cette opinion, mais elle lui reste personnelle. Ni dans les allures, ni dans le langage, ni dans les goûts, Mérimée n’avait rien qui lût de l’homme de race ; tout prouvait en lui, au contraire, qu’il était voulu, guindé et qu’il s’efforçait de ne point se départir d’une attitude étudiée. Il avait appris sa leçon et tâchait de ne point l’oublier. Je l’ai vu quelquefois en même temps que le comte de Morny ; le contraste était éclatant, et l’aisance de l’un faisait ressortir les façons empruntées de l’autre. Il avait la manie de se faire habiller en Angleterre, et ses vêtemens, coupés sans grâce, solidement cousus, de drap résistant, augmentaient encore la raideur qu’il croyait de bon ton d’affecter. Il était de taille moyenne et bien bâti ; le haut du visage était très beau ; le front ample et des yeux magnifiques révélaient l’intelligence et les aspirations élevées ; mais le nez en groin, la bouche sensuelle, les maxillaires épais indiquaient la grossièreté des appétits auxquels il n’a pas toujours résisté. Dans l’intimité, lorsque l’on était entre hommes, après le dîner, fumant et bavardant à la volée, Mérimée déployait un cynisme extraordinaire. Je ne suis pas prude, les anecdotes grasses ne me choquent pas ; les maîtres en langage rabelaisien, en comparaisons salées, en images trop réalistes, ne m’ont jamais fait peur, et souvent je leur ai donné la réplique ; mais chez Mérimée il y avait une richesse d’expressions, une abondance de détails, un fini de description qui me suffoquaient. Jamais il ne riait quand il pataugeait à travers les gravelures ; il se vautrait dans l’immondice avec sérénité ; j’ai vu Antony Deschamps sortir pour éviter la fin d’une anecdote. Il cherchait à étonner, c’était là sa faiblesse. C’est à cette mauvaise habitude que j’attribue la répulsion que George Sand éprouvait pour lui, malgré la bienveillance dont elle était animée et l’indulgence qui était le fond même de sa nature. Un jour que je l’interrogeais sur Mérimée, elle me répondit : « Ne me parlez, pas de cet homme, son souvenir m’est odieux. »

il avait cependant des qualités d’un aloi irréprochable, car il eut des amis, des amis très dévoués qui l’ont suivi dans les diverses phases de son existence et toujours lui sont restés fidèles. C’est un lieu-commun de dire que l’on n’aime que ceux qui méritent d’être aimés, mais on peut affirmer que tout homme qui a des amis sincères est recommandable, et Mérimée en eut. Dans les dernières années de sa vie, lorsque la maladie de cœur dont il souffrait avait déterminé des accès d’asthme qui lui furent cruels, les médecins lui avaient conseillé de tirer de l’arc, afin de développer les muscles de la poitrine et de donner du jeu aux poumons. Rien n’était plus touchant que de le voir traverser Cannes, où il allait passer les hivers, escorté de deux Anglaises qui portaient l’arc et le carquois comme deux nymphes antiques dernière ce vieil Apollon et qui venaient exprès de Londres pour le soigner, surveiller son mal et distraire sa solitude. Il fut très lié avec Farcy, qui tomba en combattant pendant les journées de juillet, et il vécut dans l’intimité de Victor Jacquemont ; mais les lettres qu’il échangea avec lui étaient d’un tel style qu’elles ne purent trouver place dans la correspondance, publiée après la mort du voyageur. Il était bien incomplet : « Je n’aime pas les parens. — L’architecture des palais de Venise est sans goût et sans imagination. — J’abhorre les vers français. » Il le dit dans des lettres confidentielles et on peut le croire[1]. C’est qu’en effet certains sentimens lui échappaient ; il était sec et en défense contre des émotions qu’il considérait comme banales. En revanche, lorsqu’il a mangé une bécasse cuite à point ou bu un verre de vin de Porto suffisamment dépouillé, il est vibrant de poésie et chante hosannah. Cet homme d’esprit eut la manie baroque, d’apprendre le grec aux femmes qui l’accueillaient. Il leur offrait la grammaire de Burnouf, leur donnait, des répétitions et de temps en temps venait les interroger sur les aoristes seconds ou sur les verbes en λώ, μώ, νώ, ρώ (lô, mô, nô, rô). Si ridicules que fussent ses tentatives, il y persistait avec la ténacité d’un cuistre :

Ah ! pour l’amour du grec, souffrez qu’on vous embrasse !
Il avait, du reste, un goût particulier pour les langues ; il les apprenait facilement et sut en tirer parti. Dans certains cas, il eut du discernement et choisit bien ses professeurs.

Son obligeance était rare, et pour ses amis il fut serviable. C’est lui qui fit admettre Viollet-le-Duc à Compiègne et qui entreprit en sa faveur une campagne hardie. Viollet-le-Duc, qui avait une grande admiration pour Napoléon III et une admiration plus grande encore pour l’impératrice Eugénie, concentrait tous ses soins sur un petit théâtre de société que l’on avait improvisé dans un coin du château. On appréciait son adresse à dessiner les costumes et les décors. Entre temps, on entendait dire que c’était le seul architecte d’imagination, mais que la jalousie de l’Institut le tenait éloigné de l’enseignement ; et cependant qui donc devait occuper une chaire à l’École des beaux-arts, sinon cet homme qui était à la fois Vitruve et Bramante ? En attendant qu’il fût le nouveau grand-maître de l’architecture française, on lui ouvrit un crédit de quelques millions et on lui livra le château de Pierrefonds à restaurer. A ce genre de reconstitutions, Viollet-le-Duc excellait. Dessinateur d’une agilité et d’une science merveilleuses, il connaissait la période gothique de l’histoire architecturale avec une sûreté impeccable. Ses travaux de restauration de la Sainte-Chapelle et de Notre-Dame sont très beaux ; mais il ne paraît pas avoir pénétré dans l’antiquité, et ses idées en matière de constructions modernes étaient médiocres. Aussi il y eut un vif mouvement de surprise lorsqu’il fut nommé professeur à l’École des beaux-arts. Mérimée avait usé de son influence qui était sérieuse dans l’intimité de l’empereur et qui, cette fois, n’eut point un heureux résultat. Les élèves de l’École des beaux-arts furent mécontens et protestèrent. On n’en tint compte, et Viollet-le-Duc fut solennellement installé dans sa chaire, par le surintendant des beaux-arts qui était le comte de Nieuwerkerke. Au milieu des clameurs qui l’accueillirent, le professeur ne put dire un mot. Il quitta la salle escorté du surintendant et de quelques amis, au milieu desquels Théophile Gautier s’était fourvoyé ; les élèves, comme l’on dit, emboîtèrent le pas : dans la rue Bonaparte, sur le quai Malaquais, sur le pont des Arts, la foule suivait et chantait. Il est superflu de désigner l’opéra auquel elle avait emprunté sa romance, il serait injurieux de répéter les quolibets qui furent lancés. On se groupa dans la cour des musées ; Théophile Gautier voulut haranguer la cohue et faire entendre raison aux élèves de l’École des beaux-arts. Il faut toujours que force reste à la loi, aussi les sergens de ville l’arrêtèrent et le conduisirent au poste, où il fut enfermé ; la police dissipa l’attroupement ; alors on s’aperçut de la bévue et on délivra l’infortuné Gautier, qui se racontait déjà l’histoire de Lesurques. A la suite de ce scandale, Viollet-le-Duc cessa d’essayer de professer devant des jeunes gens qui refusaient de l’entendre. Il avait sans doute besoin d’un auditoire, car plus tard, après la chute de l’empire, il se fit élire conseiller municipal.

Mérimée avait péché par entraînement d’amitié ; deux fois déjà l’amitié l’avait poussé à des erreurs : les seules fautes que son habileté ait commises sont dues à un sentiment élevé. Le comte de Montrond venait de mourir ; on pourrait raconter bien des anecdotes sur lui si le français, comme le latin, bravait l’honnêteté. Une femme qui l’avait connu dit devant Mérimée : « Quel malheur que tant de mots spirituels soient perdus ! on devrait toujours recueillir les paroles des gens d’esprit. » Mérimée répondit : « C’est vrai : je vais faire l’oraison funèbre de Beyle, » et il écrivit cette petite brochure intitulée H. B., qui fut tirée à vingt et un exemplaires seulement, et où les noms laissés en blanc furent tracés à la main. Eugène Pelletan eut communication de l’exemplaire que Mérimée avait donné à un vieil écrivain dont le fils, récemment mort, fut un critique éminent. Pelletan fit un article sévère, mais justifié, car en réalité, cette brochure est passablement malpropre. Le même exemplaire courut sous le manteau, fut copié ; une copie tomba entre les mains d’un imprimeur en faillite réfugié en Belgique et nommé Poulet-Malassis, qui la fit réimprimer à grand nombre ; Mérimée ne fut pas content. Il avait sérieusement cru qu’il rendait hommage à la mémoire de l’auteur de la Chartreuse de Parme en racontant beaucoup de propos que la causerie pouvait excuser et qui ne devenaient coupables qu’en étant fixés par l’impression. Mérimée donna un pendant à « l’éloge de Beyle ; » ce fut la défense de son ami Libri qui avait été condamné pour vol de livres rares et de manuscrits dans les bibliothèques publiques. Cette fois les choses tournèrent mal et il n’en fut pas quitte pour un article désagréable. La justice trouva qu’on lui manquait de respect, et il alla passer quinze jours à la Conciergerie. C’était sévère et surtout inutile.

Mérimée, qui était si prudent, qui tâtait le terrain avant d’y mettre le pied, qui faisait profession d’être un « malin, » s’est laissé duper comme un niais dans une circonstance où sa vanité l’a aveuglé. Il en est résulté la publication des Lettres à une inconnue, qui fut une spéculation que je n’ai pas à qualifier. Cacher sa vie avec soin, fermer sa porte, tirer les rideaux pour échapper aux regards et être livré tout entier, nu, sans défense, être vendu pour un sac d’écus, c’est un cruel châtiment, et je ne sais pas en quoi Mérimée l’a mérité. En lisant ces lettres, qui jamais n’auraient dû sortir de la cassette secrète, je me rappelais ce cri, ce cri inutile de Proudhon : « Sur votre âme, brûlez toutes mes lettres, ou je cesse de vous écrire ; ne trahissez pas l’amitié en gardant des chiffons confidentiels ; un de mes bonheurs est de penser que je ne laisserai pas de papiers après ma mort[2]. » A qui appartient le droit de publier une correspondance formant un corps d’ouvrage ? A celui qui l’a reçue, ou aux héritiers de celui qui l’a écrite ? La question ne peut faire doute et nul tribunal n’hésitera à reconnaître que les lettres font retour à l’auteur ou à ses ayans droit du moment qu’elles sont l’objet d’une publication exclusive.

Nous pourrions dire le nom de l’inconnue et citer le pseudonyme anglais sous lequel elle entama cette correspondance dont la première lettre fut confiée à un collégien, qui la jeta à la poste en arrivant à Paris. Nous serons plus réserves et nous ne raconterons pas les épisodes auxquels il est fait ou il n’est pas fait allusion dans les deux volumes que l’on sait et qui auraient pu être plus complets ; mais nous ferons remarquer qu’il eût été convenable de supprimer certains passages injurieux pour des hommes qui ont été les collègues ou les confrères de Mérimée ; ce n’eût été qu’un acte de savoir-vivre.

Le succès qui accueillit cette publication a engagé à fouiller dans les portefeuilles ; une autre Inconnue a réuni et mis au jour quelques lettres, mais tellement insignifiantes qu’elles ont passé inaperçues. Les Lettres à Panizzi sont importantes : celles-là, du moins, ont été triées par des mains respectueuses. On comprend, à les lire, que bien des suppressions y ont été faites et ce qui en reste est d’un vif intérêt historique. Mérimée y dévoile un homme que l’on ne soupçonnait pas, car il semblait prendre à tâche de le cacher. Ce sceptique, ce cynique, ce coureur de ruelles, qui affectait avec les femmes un manque de respect où l’on trouve l’explication de ses bonnes fortunes, se révèle, dans ses confidences intimes, avec des qualités de cœur et d’abnégation que son existence apparente n’aurait pas fait soupçonner. Il ôte son masque, et le visage inspire de la sympathie. Il est courtisan, ceci n’est pas douteux, mais il est le serviteur de l’infortune et, aux mauvaises heures, il est là. Parfois, il fait la leçon, il tient tête et donne des conseils que l’on eût bien fait d’écouter. Il aime la France d’un grand amour, et, s’il est dévoué au souverain qui l’accueille et le traite avec familiarité, il ne s’aveugle pas, il voit les fautes, il constate les imprudences et ses prévisions ont la force d’une prophétie. Longtemps avant l’écroulement de l’empire, il compte les oscillations du sol, et il est pris de l’angoisse mystérieuse dont on est saisi à l’approche des cataclysmes ; il est vieux, l’âge a porté fruit, il a bu le vin amer et fortifiant de l’expérience ; il lui semble que les nations sont comme le voyageur engagé dans la montagne et qu’il leur faut un guide. Lui, le libéral à outrance de la restauration, le combattant de juillet, il ne croit plus guère à la liberté et il se demande si de convulsions en convulsions les peuples n’arrivent pas à l’agonie.

Au moment de la déclaration de guerre, en 1870, il était à Cannes. Dès que le bruit de nos premières défaites parvint jusqu’à lui, il domina son mal et accourut à Paris, au sénat et près de l’impératrice. Défaillant, fléchissant sous la maladie et sous nos désastres, il resta au devoir jusqu’au bout, comme une bonne sentinelle. Ce fut la révolution du 4 septembre qui le releva de son poste : « Tout ce que l’imagination la plus lugubre pourrait inventer de plus noir est dépassé par l’événement ; c’est un effondrement général. Une armée française qui capitule, un empereur qui se laisse prendre, tout tombe à la fois[3] ! » Le coup fut sans merci ; il n’y devait pas survivre. Il revint à Cannes, sans espoir, cherchant en vain une lueur au milieu des ténèbres, et disant : « Finis Galliœ ! » Ses deux amies anglaises étaient près de lui et ne le quittaient pas. L’une d’elles, miss Lagden, écrivait le 24 septembre : « Il est mort la nuit dernière sans lutte aucune ; ce sont certainement ces horribles événemens politiques qui ont abrégé ses jours. » Il a bien fait de s’en aller, il n’a pas vu la commune qu’il avait prévue. Le 20 août 1870, il écrivait : « Tout le sang qui a coulé ou coulera est au profit du désordre organisé. » La maison qu’il habitait rue de Lille, à Paris, où il avait réuni les livres qu’il aimait, ses tableaux, ses objets d’art, toutes les reliques de sa vie, a été brûlée en même temps que le palais de la Légion d’honneur, la Cour des comptes et le Conseil d’état. Croirait-on qu’il est des gens, — que l’on pourrait nommer, — qui ont écrit et imprimé que l’impératrice Eugénie, ayant confié des papiers secrets à Mérimée, a fait incendier la rue de Lille afin de les anéantir ?

La défaite de la France a tué Mérimée ; il a cru qu’elle mourait, parce qu’il mourait lui-même ; nulle croyance, nulle foi en l’avenir n’est restée en lui ; il est mort désespéré. Pour se ressaisir dans l’écroulement qui l’ensevelissait, il aurait dû se rappeler la parole d’Edgard Quinet : « Quand l’iniquité aura couvert toute la terre, si la justice a pu se cacher à l’ombre d’un brin d’herbe, c’est assez pour qu’elle grandisse et parfume les trois mondes. »


Maxime Du Camp.
  1. Mérimée semble ne rien comprendre à la poésie : Victor Hugo est fou, Baudelaire est fou, Pônson du Terrail seul est intelligent. Est-il de bonne foi ? Se moque-t-il de la femme à laquelle il écrit ? Voyez les Lettres à une Inconnue.
  2. Proudhon à M. Pilhes, 25 juillet 1858 ; la Correspondance de Proudhon forme quatorze volumes.
  3. A Panizzi, 4 septembre 1870.