Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 3

Librairie Delagrave (Première sériep. 39-50).


III

LE CERCERIS BUPRESTICIDE



Il est pour chacun, suivant la tournure de ses idées, certaines lectures qui font date en montrant à l’esprit des horizons non encore soupçonnés. Elles ouvrent toutes grandes les portes d’un monde nouveau où doivent désormais se dépenser les forces de l’intelligence : elles sont l’étincelle qui porte la flamme dans un foyer dont les matériaux, privés de son concours, persisteraient indéfiniment inutiles. Et ces lectures, point de départ d’une ère nouvelle dans l’évolution de nos idées, c’est fréquemment le hasard qui nous en fournit l’occasion. Les circonstances les plus fortuites, quelques lignes venues sous nos yeux on ne sait plus comment, décident de notre avenir et nous engagent dans le sillon de notre lot.

Un soir d’hiver, à côté d’un poêle dont les cendres étaient encore chaudes, et la famille endormie, j’oubliais, dans la lecture, les soucis du lendemain, les noirs soucis du professeur de physique qui, après avoir empilé diplôme universitaire sur diplôme et rendu pendant un quart de siècle des services dont le mérite n’était pas méconnu, recevait pour lui et les siens 1600 fr., moins que le gage d’un palefrenier de bonne maison. Ainsi le voulait la honteuse parcimonie de cette époque pour les choses de l’enseignement. Ainsi le voulaient les paperasses administratives : j’étais un irrégulier, fils de mes études solitaires. J’oubliais donc, au milieu des livres, mes poignantes misères du professorat, quand, de fortune, je vins à feuilleter une brochure entomologique qui m’était venue entre les mains je ne sais plus par quelles circonstances.

C’était un travail du patriarche de l’entomologie à cette époque, du vénérable savant Léon Dufour, sur les mœurs d’un hyménoptère chasseur de Buprestes. Certes, je n’avais pas attendu jusque-là pour m’intéresser aux insectes ; depuis mon enfance, coléoptères, abeilles et papillons étaient ma joie ; d’aussi loin qu’il me souvienne, je me vois en extase devant les magnificences des élytres d’un Carabe et des ailes d’un Machaon. Les matériaux du foyer étaient prêts ; il manquait l’étincelle pour les embraser. La lecture si fortuite de Léon Dufour fut cette étincelle.

Des clartés nouvelles jaillirent : ce fut en mon esprit comme une révélation. Disposer de beaux coléoptères dans une boîte à liège, les dénommer, les classer, ce n’était donc pas toute la science ; il y avait quelque chose de bien supérieur : l’étude intime de l’animal dans sa structure et surtout dans ses facultés. J’en lisais, gonflé d’émotion, un magnifique exemple. À quelque temps de là, servi par ces heureuses circonstances que trouve toujours celui qui les cherche avec passion, je publiais mon premier travail entomologique, complément de celui de Léon Dufour. Ce début eut les honneurs de l’Institut de France ; un prix de physiologie expérimentale lui fut décerné. Mais, récompense bien plus douce encore, je recevais bientôt après, la lettre la plus élogieuse, la plus encourageante de celui-là même qui m’avait inspiré. Le vénéré Maître m’adressait du fond des Landes la chaleureuse expression de son enthousiasme, et m’engageait vivement à continuer dans la voie. À ce souvenir, mes vieilles paupières se mouillent encore d’une larme de sainte émotion. Ô beaux jours des illusions, de la foi en l’avenir, qu’êtes-vous devenus ?

J’aime à croire que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici, en extrait, le mémoire point de départ de mes propres recherches, d’autant plus que cet extrait est nécessaire pour l’intelligence de ce qui doit suivre. Je laisse donc la parole au Maître, mais en abrégeant[1].

« Je ne vois dans l’histoire des Insectes aucun fait aussi curieux, aussi extraordinaire que celui dont je vais vous entretenir. Il s’agit d’une espèce de Cerceris qui alimente sa famille avec les plus somptueuses espèces du genre Bupreste. Permettez-moi, mon ami, de vous associer aux vives impressions que m’a procurées l’étude des mœurs de cet hyménoptère.

En juillet 1839, un de mes amis qui habite la campagne, m’envoya deux individus du Buprestis bifasciata, insecte alors nouveau pour ma collection, en m’apprenant qu’une espèce de guêpe qui transportait un de ces jolis coléoptères l’avait abandonné sur son habit, et que peu d’instants après, une semblable guêpe en avait laissé tomber un autre à terre.

En juillet 1840, étant allé faire une visite, comme médecin, dans la maison de mon ami, je lui rappelai sa capture de l’année précédente, et je m’informai des circonstances qui l’avaient accompagnée. La conformité de saisons et de lieux me faisait espérer de renouveler moi-même cette conquête ; mais le temps était ce jour-là, sombre et frais, peu favorable, par conséquent, à la circulation des hyménoptères. Néanmoins, nous nous mîmes en observation dans les allées du jardin, et ne voyant rien venir, je m’avisai de chercher sur le sol des habitations d’hyménoptères fouisseurs.

Un léger tas de sable, récemment remué et formant comme une petite taupinière, arrêta mon attention. En le grattant, je reconnus qu’il masquait l’orifice d’un conduit qui s’enfonçait profondément. Au moyen d’une bêche, nous défonçons avec précaution le terrain, et nous ne tardons pas à voir briller les élytres épars du Bupreste si convoité. Bientôt ce ne sont plus des élytres isolés, des fragments que je découvre ; c’est un Bupreste tout entier, ce sont trois, quatre Buprestes qui étalent leur or et leurs émeraudes. Je n’en croyais pas mes yeux. Mais ce n’était là qu’un prélude de mes jouissances.

Dans le chaos des débris de l’exhumation, un hyménoptère se présente et tombe sous ma main : c’était le ravisseur des Buprestes, qui cherchait à s’évader du milieu des victimes. Dans cet insecte fouisseur, je reconnais une vieille connaissance, un Cerceris que j’ai trouvé deux cents fois en ma vie, soit en Espagne, soit dans les environs de Saint-Sever.

Mon ambition était loin d’être satisfaite. Il ne me suffisait pas de connaître et le ravisseur et la proie ravie, il me fallait la larve, seul consommateur de ces opulentes provisions. Après avoir épuisé ce premier filon à Buprestes, je courus à de nouvelles fouilles, je sondai avec un soin plus scrupuleux ; je parvins enfin à découvrir deux larves qui complétèrent la bonne fortune de cette campagne. En moins d’une heure, je bouleversai trois repaires de Cerceris, et mon butin fut une quinzaine de Buprestes entiers avec des fragments d’un plus grand nombre encore. Je calculai, en restant, je crois, bien en deçà de la vérité, qu’il y avait dans ce jardin vingt-cinq nids, ce qui faisait une somme énorme de Buprestes enfouis. Que sera-ce donc, me disais-je, dans les localités où, en quelques heures, j’ai pu saisir sur les fleurs des alliacées jusqu’à soixante Cerceris, dont les nids, suivant toute apparence, étaient dans le voisinage et approvisionnés, sans doute, avec la même somptuosité. Ainsi mon imagination, d’accord avec les probabilités, me faisait entrevoir sous terre, et dans un rayon peu étendu, des Buprestis bifasciata par milliers, tandis que depuis plus de trente ans que j’explore l’entomologie de nos contrées, je n’en ai jamais trouvé un seul dans la campagne.

Une fois seulement, il y a peut-être vingt ans, je rencontrai, engagé dans un trou de vieux chêne, un abdomen de cet insecte revêtu de ses élytres. Ce dernier fait devint pour moi un trait de lumière. En m’apprenant que la larve du Buprestis bifasciata devait vivre dans le bois de chêne, il me rendait parfaitement raison de l’abondance de ce coléoptère dans un pays où les forêts sont exclusivement formées par cet arbre. Comme le Cerceris bupresticide est rare dans les collines argileuses de cette dernière contrée, comparativement aux plaines sablonneuses peuplées par le pin maritime, il devenait piquant pour moi de savoir si cet hyménoptère, lorsqu’il habite la région des pins, approvisionne son nid comme dans la région des chênes. J’avais de fortes présomptions qu’il ne devait pas en être ainsi ; et vous verrez bientôt, avec quelque surprise, combien est exquis le tact entomologique de notre Cerceris dans le choix des nombreuses espèces du genre Bupreste.

Hâtons-nous donc de nous rendre dans la région des pins pour moissonner de nouvelles jouissances. Le chantier d’exploration est le jardin d’une propriété située au milieu de forêts de pins maritimes. — Les repaires de Cerceris furent bientôt reconnus ; ils étaient exclusivement pratiqués dans les maîtresses allées, où le sol, plus battu, plus compact à la surface, offrait à l’hyménoptère fouisseur des conditions de solidité pour l’établissement de son domicile souterrain. J’en visitai une vingtaine environ, et je puis le dire, à la sueur de mon front. C’est un genre d’exploitation assez pénible, car les nids, et par conséquent les provisions, ne se rencontrent qu’à un pied de profondeur. Aussi, pour éviter leur dégradation, il convient, après avoir enfoncé dans la galerie des Cerceris un chaume de graminée qui sert de jalon et de conducteur, d’investir la place par une ligne de sape carrée dont les côtés sont distants de l’orifice ou du jalon d’environ sept à huit pouces. Il faut saper avec une pelle de jardin, de manière que la motte centrale, bien détachée dans son pourtour, puisse s’enlever en une pièce, que l’on renverse sur le sol pour la briser ensuite avec circonspection. Telle est la manœuvre qui m’a réussi.

Vous eussiez partagé, mon ami, notre enthousiasme à la vue des belles espèces de Buprestes que cette exploitation si nouvelle étala successivement à nos regards empressés. Il fallait entendre nos exclamations toutes les fois qu’en renversant de fond en comble la mine, on mettait en évidence de nouveaux trésors, rendus plus éclatants encore par l’ardeur du soleil ; ou lorsque nous découvrions, ici, des larves de tout âge attachées à leur proie, là des coques de ces larves toutes incrustées de cuivre, de bronze, d’émeraudes. Moi qui suis un entomophile praticien, et, depuis, hélas ! trois ou quatre fois dix ans, je n’avais jamais assisté à un spectacle si ravissant, je n’avais jamais vu pareille fête. Vous y manquiez pour en doubler la jouissance. Notre admiration, toujours progressive, se portait alternativement de ces brillants coléoptères au discernement merveilleux, à la sagacité étonnante du Cerceris qui les avait enfouis et emmagasinés. Le croiriez-vous, sur plus de quatre cents individus exhumés, il ne s’en est pas trouvé un seul qui n’appartint au vieux genre Bupreste. La plus minime erreur n’a point été commise par notre savant hyménoptère. Quels enseignements à puiser dans cette intelligente industrie d’un si petit insecte ! Quel prix Latreille n’aurait-il pas attaché au suffrage de ce Cerceris en faveur de la méthode naturelle[2].

Passons maintenant aux diverses manœuvres du Cerceris pour établir et approvisionner ses nids. J’ai déjà dit qu’il choisit les terrains dont la surface est battue, compacte et solide ; j’ajoute que ces terrains doivent être secs et exposés au grand soleil. Il y a dans ce choix une intelligence, ou, si vous voulez, un instinct qu’on serait tenté de croire le résultat de l’expérience. Une terre meuble, un sol uniquement sablonneux, seraient, sans doute, bien plus faciles à creuser : mais comment y pratiquer un orifice qui pût rester béant pour le besoin du service, et une galerie dont les parois ne fussent pas exposées à s’ébouler à chaque instant, à se déformer, à s’obstruer à la moindre pluie ? Ce choix est donc rationnel et parfaitement calculé.

Notre hyménoptère fouisseur creuse sa galerie au moyen de ses mandibules et de ses tarses antérieurs, qui, à cet effet, sont garnis de piquants raides, faisant l’office de râteaux. Il ne faut pas que l’orifice ait seulement le diamètre du corps du mineur ; il faut qu’il puisse admettre une proie plus volumineuse. C’est une prévoyance admirable. À mesure que le Cerceris s’enfonce dans le sol, il amène au dehors les déblais, et ce sont ceux-ci qui forment le tas que j’ai comparé plus haut à une petite taupinière. Cette galerie n’est pas verticale, ce qui l’aurait infailliblement exposée à se combler, soit par l’effet du vent, soit par bien d’autres causes. Non loin de son origine, elle forme un coude ; sa longueur est de sept à huit pouces. Au fond du couloir, l’industrieuse mère établit les berceaux de sa postérité. Ce sont cinq cellules séparées et indépendantes les unes des autres, disposées en demi-cercle, creusées de manière à posséder la forme et presque la grandeur d’une olive, polies et solides à leur intérieur. Chacune d’elles est assez grande pour contenir trois Buprestes, qui sont la ration ordinaire pour chaque larve. La mère pond un œuf au milieu des trois victimes, et bouche ensuite la galerie avec de la terre, de manière que, l’approvisionnement de toute la couvée terminé, les cellules ne communiquent plus au dehors.

Le Cerceris bupresticide doit être un adroit, un intrépide, un habile chasseur. La propreté, la fraîcheur des Buprestes qu’il enfouit dans sa tanière, portent à croire qu’il les saisit au moment où ces coléoptères sortent des galeries ligneuses où vient de s’opérer leur dernière métamorphose. Mais quel inconcevable instinct le pousse, lui qui ne vit que du nectar des fleurs, à se procurer, à travers mille difficultés, une nourriture animale pour des enfants carnivores qu’il ne doit jamais voir, et à venir se placer en arrêt sur les arbres les plus dissemblables, recélant dans les profondeurs de leurs troncs les insectes destinés à devenir sa proie ? Quel tact entomologique, plus inconcevable encore, lui fait une rigoureuse loi de se renfermer, pour le choix de ses victimes, dans un seul groupe générique et de capturer des espèces qui ont entre elles des différences considérables de taille, de configuration, de couleur ? Car voyez, mon ami, combien peu se ressemblent le B. biguttata à corps mince et allongé, à couleur sombre ; le B. octo-guttata, ovale-oblong, à grandes taches d’un beau jaune sur un fond bleu ou vert ; le B. micans, qui a trois ou quatre fois le volume du B. biguttata et une couleur métallique d’un beau vert doré éclatant.

Il est encore dans les manœuvres de notre assassin des Buprestes, un fait des plus singuliers. Les Buprestes enterrés, ainsi que ceux dont je me suis emparé entre les pattes de leurs ravisseurs, sont toujours dépourvus de tout signe de vie ; en un mot, ils sont décidément morts. Je remarquai avec surprise que, n’importe l’époque de l’exhumation de ces cadavres, non-seulement ils conservaient toute la fraîcheur de leur coloris, mais ils avaient les pattes, les antennes, les palpes et les membranes qui unissent les parties du corps, parfaitement souples et flexibles. On ne reconnaissait en eux aucune mutilation, aucune blessure apparente. On croirait d’abord en trouver la raison, pour ceux qui sont ensevelis, dans la fraîcheur des entrailles du sol, dans l’absence de l’air et de la lumière ; et pour ceux enlevés aux ravisseurs, dans une mort très-récente.

Mais observez, je vous prie, que lors de mes expériences, après avoir placé isolément dans des cornets de papier les nombreux Buprestes exhumés, il m’est souvent arrivé de ne les enfiler avec des épingles qu’après trente-six heures de séjour dans les cornets. Eh bien ! malgré la sécheresse et la vive chaleur de juillet, j’ai toujours trouvé la même flexibilité dans leurs articulations. Il y a plus : après ce laps de temps, j’ai disséqué plusieurs d’entre eux, et leurs viscères étaient aussi parfaitement conservés que si j’avais posé le scalpel dans les entrailles encore vivantes de ces insectes. Or, une longue expérience m’a appris que, même dans un coléoptère de cette taille, lorsqu’il s’est écoulé douze heures depuis la mort en été, les organes intérieurs sont ou desséchés ou corrompus, de manière qu’il est impossible d’en constater la forme et la structure. Il y a dans les Buprestes mis à mort par les Cerceris quelque circonstance particulière qui les met à l’abri de la dessiccation et de la corruption pendant une et peut-être deux semaines. Mais quelle est cette circonstance ? »

Pour expliquer cette merveilleuse conservation des chairs qui, d’un insecte plongé depuis plusieurs semaines dans l’inertie d’un cadavre, fait une pièce de gibier ne se faisandant pas et se tenant aussi fraîche qu’à la minute même de sa capture, pendant les plus fortes chaleurs de l’été, l’habile historien du chasseur de Buprestes, suppose un liquide antiseptique, agissant à la manière des préparations usitées pour conserver les pièces d’anatomie. Ce liquide ne saurait être que le venin de l’hyménoptère, inoculé dans le corps de la victime. Une petite gouttelette de l’humeur venimeuse accompagnant le dard, stylet destiné à l’inoculation, ferait office d’une sorte de saumure ou de liqueur préservatrice pour conserver les chairs dont la larve doit se nourrir. Mais quelle supériorité n’aurait pas sur les nôtres le procédé de l’hyménoptère en matière de conserves alimentaires ! Nous saturons de sel, nous imprégnons des âcretés de la fumée, nous enfermons dans des boîtes de fer-blanc hermétiquement closes, des aliments qui se maintiennent mangeables, il est vrai, mais sont loin, bien loin, des qualités qu’ils avaient à l’état de fraîcheur. Les boîtes de sardines noyées dans de l’huile, les harengs fumés de la Hollande, les morues réduites en une plaque racornie par le sel et le soleil, tout cela peut-il soutenir la comparaison avec les mêmes poissons livrés à la cuisine alors qu’ils frétillent encore ? Pour les viandes proprement dites, c’est encore pire. Hors de la salaison et du boucanage, nous n’avons rien qui puisse, même pendant une période assez courte, maintenir mangeable à la rigueur un morceau de chair. Aujourd’hui, après mille tentatives infructueuses dans les voies les plus variées, on équipe à grands frais des navires spéciaux, qui, munis de puissants appareils frigorifiques, nous apportent congelées et soustraites à l’altération par l’intensité du froid, les chairs des moutons et des bœufs abattus dans les pampas de l’Amérique du Sud. Comme le Cerceris prime sur nous par sa méthode, si prompte, si peu coûteuse, si efficace ! Quelles leçons nous aurions à prendre dans sa chimie transcendante ! Avec une imperceptible goutte de son liquide à venin, il rend à l’instant même sa proie incorruptible. Que dis-je ! incorruptible ! C’est fort loin d’être tout ! Il met son gibier dans un état qui empêche la dessiccation, qui laisse aux articulations leur souplesse, qui maintient dans leur fraîcheur première tous les organes tant intérieurs qu’extérieurs ; enfin il met l’insecte sacrifié dans un état ne différant de la vie que par l’immobilité cadavérique.

Telle est l’idée à laquelle s’est arrêté L. Dufour, devant l’incompréhensible merveille des Buprestes morts que la corruption n’envahit pas. Une liqueur préservatrice, incomparablement supérieure à tout ce que la science humaine sait produire, expliquerait le mystère. Lui, le maître, habile parmi les habiles, rompu aux fines anatomies ; lui qui, de la loupe et du scalpel, a scruté la série entomologique entière, sans laisser un recoin inexploré ; lui, enfin, pour qui l’organisation des insectes n’a pas de secrets, ne peut rien imaginer de mieux qu’un liquide antiseptique pour donner, au moins une apparence d’explication, à un fait qui le laisse confondu. Qu’il me soit permis d’insister sur ce rapprochement entre l’instinct de la bête et la raison du savant pour mieux mettre en son jour, en temps opportun, l’écrasante supériorité de l’animal.

Je n’ajouterai que peu de mots à l’histoire du Cerceris bupresticide. Cet hyménoptère, commun dans les Landes, ainsi que nous l’enseigne son historien, paraît être fort rare dans le département de Vaucluse. Il ne m’est arrivé que de loin en loin de le rencontrer en automne, et toujours par individus isolés, sur les capitules épineux du Chardon-Roland (Eryngium campestre), soit aux environs d’Avignon, soit aux environs d’Orange et de Carpentras. Dans cette dernière localité, si favorable aux travaux des hyménoptères fouisseurs par son terrain sablonneux de mollasse marine, j’ai eu la bonne fortune, non d’assister à l’exhumation de richesses entomologiques, telles que nous les décrit L. Dufour, mais de trouver quelques vieux nids, que je rapporte sans hésiter au chasseur de Buprestes, me basant sur la forme des cocons, le genre d’approvisionnement et la rencontre de l’hyménoptère dans les environs. Ces nids, creusés au sein d’un grès très-friable, nommé safre dans le pays, étaient bourrés de débris de coléoptères, débris très-reconnaissables et consistant en élytres détachés, corselets vidés, pattes entières. Or ces reliefs du festin des larves se rapportaient tous à une seule espèce ; et cette espèce était encore un Bupreste, le Bupreste géminé (Sphænoptera geminata). Ainsi de l’ouest à l’est de la France, du département des Landes à celui de Vaucluse, le Cerceris reste fidèle à son gibier de prédilection ; la longitude ne change rien à ses préférences ; chasseur de Buprestes au milieu des pins maritimes des dunes océaniques, il reste chasseur de Buprestes au milieu des yeuses et des oliviers de la Provence. Il change d’espèces suivant les lieux, le climat et la végétation, qui font tant varier les populations entomologiques ; mais il ne sort pas de son genre favori, le genre Bupreste. Pour quel singulier motif ? C’est ce que je vais essayer de démontrer.


  1. Pour le mémoire complet, consulter Annales des Sciences naturelles, 2e série, tom. XV.
  2. Les 450 Buprestes exhumés appartiennent aux espèces suivantes : Buprestis octo guttata ; B. bifasciata ; B. pruni ; B. tarda ; B. biguttata ; B. micans ; B. flavo maculata ; B. chrysostigma ; B. novem maculata.