Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 2

Librairie Delagrave (Première sériep. 27-38).


II

LA VOLIÈRE



Si l’on recherche dans les auteurs quelques renseignements sur les mœurs du Scarabée sacré en particulier, et sur les rouleurs de pilules de bouse en général, on trouve que la science en est encore aujourd’hui à quelques-uns des préjugés ayant cours du temps des Pharaons. La pilule cahotée à travers champs, contient, dit-on, un œuf ; c’est un berceau où la future larve doit trouver à la fois le vivre et le couvert. Les parents la roulent sur le sol accidenté pour la façonner plus ronde ; et quand par les chocs, les cahotements, les chutes le long des pentes, elle est convenablement élaborée, ils l’enfouissent et l’abandonnent aux soins de la grande couveuse, la terre.

Ces brutalités de la première éducation m’ont toujours paru peu probables. Comment un œuf de Scarabée, chose si délicate, si impressionnable sous sa tendre enveloppe, résisterait-il aux commotions du berceau roulant ? Il y a dans le germe une étincelle de vie que le moindre attouchement, un rien, peut dissiper ; et les parents s’avisent de le cahoter des heures et des heures par monts et vallées ! Non, ce n’est pas ainsi que les choses se passent ; la tendresse maternelle ne soumet pas sa progéniture au supplice du tonneau de Régulus.

Il fallait cependant autre chose que des considérations logiques pour faire table rase des opinions reçues. J’ai donc ouvert par centaines les pelotes roulées par les bousiers ; j’en ai ouvert d’autres extraites des terriers creusés sous mes yeux ; et jamais, au grand jamais, je n’ai trouvé ni loge centrale, ni œuf dans ces pilules. Ce sont invariablement de grossiers amas de vivres, façonnés à la hâte, sans structure interne déterminée, de simples munitions de bouche avec lesquelles on s’enferme pour couler en paix quelques jours de bombance. Les bousiers mutuellement se les jalousent, se les pillent avec une ardeur qu’ils ne mettraient certainement pas à se dérober de nouvelles charges de famille. Entre Scarabées, le vol des œufs serait une absurdité, chacun ayant assez à faire pour assurer l’avenir des siens. Donc sur ce point désormais aucun doute : les pelotes que l’on voit rouler aux bousiers jamais ne contiennent d’œufs.

Pour résoudre la question ardue de l’éducation de la larve, ma première tentative fut la construction d’une ample volière, avec sol artificiel de sable et provisions de bouche fréquemment renouvelées. Des Scarabées sacrés y furent introduits au nombre d’une vingtaine, en société de Copris, de Gymnopleures et Onthophages. Jamais expérience entomologique ne me valut autant de déboires. Le difficile était le renouvellement des vivres. Mon propriétaire avait écurie et cheval. Je gagnai la confiance du domestique, qui rit d’abord de mes projets, puis se laissa convaincre par la petite pièce blanche. Chaque déjeûner de mes bêtes me coûtait vingt-cinq centimes. Budget de bousier n’avait jamais sans doute atteint un pareil chiffre. Or, je vois encore, je verrai toujours Joseph, qui, le matin, après le pansement du cheval, dressait un peu la tête par-dessus le mur mitoyen des deux jardins, et tout doucement, faisant porte-voix de la main, me criait : hé ! hé ! J’accourais recevoir un plein pot de crottin. La discrétion des deux parts était nécessaire, vous allez voir. Un jour le maître survient de fortune au moment de l’opération ; il s’imagine que tout son fumier déménage par-dessus le mur et que je détourne au profit de mes verveines et de mes narcisses ce qu’il réserve pour ses choux. Vainement j’essaie d’expliquer la chose : mes raisons paraissent plaisanteries. Joseph est houspillé, traité de ceci, traité de cela, et menacé d’être congédié s’il recommence. On se le tint pour dit.

Il me restait la ressource d’aller sur la grande route cueillir honteusement, à la dérobée, dans un cornet de papier, le pain quotidien de mes élèves. Je l’ai fait et je n’en rougis pas. Quelquefois le sort me favorisait : un âne apportant au marché d’Avignon les produits maraîchers de Château-Renard ou de Barbentane, déposait son offrande en passant devant ma porte. Telle aubaine, aussitôt recueillie, m’enrichissait pour quelques jours. Bref, rusant, guettant, courant, faisant de la diplomatie pour une bouse, je parvins à nourrir mes captifs. Si le succès est attaché aux entreprises faites avec passion, avec amour que rien ne rebute, mon expérience devait réussir ; elle ne réussit pas. Au bout de quelque temps, mes Scarabées consumés de nostalgie dans un espace qui ne leur permettait pas les grandes évolutions, se laissèrent misérablement mourir sans me livrer leur secret. Les Gymnopleures et les Onthophages répondirent mieux à mon attente. En moment opportun, je profiterai des renseignements par eux fournis.

Avec mes essais d’éducation en volière étaient menées de front les recherches directes, dont les résultats étaient loin de ce que je pouvais désirer. Je crus nécessaire de m’adjoindre des aides. Précisément, une joyeuse bande d’enfants traversaient le plateau. C’était un jeudi. Oublieux de l’école et de l’affreuse leçon, une pomme dans une main, un morceau de pain dans l’autre, ils venaient du village voisin, les Angles ; ils s’en allaient tout là-bas gratter la colline pelée où viennent s’amortir les balles de la garnison dans les exercices de tir. Quelques morceaux de plomb, de la valeur d’un petit sou peut-être pour la récolte entière, étaient le mobile de la matinale expédition. Les fleurettes roses des géraniums émaillaient les pelouses qui se hâtaient d’embellir un moment cette Arabie pétrée ; le motteux oreillard, mi-partie blanc et noir, ricanait en voletant d’une pointe de rocher à l’autre ; sur le seuil de terriers creusés au pied des touffes de thym, les grillons emplissaient l’air de leur monotone symphonie. Et les enfants étaient heureux de cette fête printanière ; plus heureux encore des richesses en perspective, du petit sou, prix des balles trouvées, du petit sou qui leur permettrait d’acheter le dimanche suivant, à la marchande établie devant la porte de l’église, deux berlingots à la menthe, deux gros berlingots de deux liards pièce.

J’aborde le plus grand, dont la mine éveillée me donne bon espoir ; les petits font cercle tout en mangeant leur pomme. J’expose la chose, je leur montre le Scarabée sacré roulant sa boule ; je leur dis que dans cette boule enfouie quelque part en terre, je ne sais où, doit quelquefois se trouver une niche creuse et dans cette niche un ver. Il s’agit, en fouillant çà et là au hasard, en surveillant les manœuvres du Scarabée, de trouver la boule habitée par le ver. Les boules sans ver ne doivent pas compter. Et pour les allécher par une somme fabuleuse, qui détournât désormais au profit de mes recherches le temps consacré à quelques liards de plomb, je promis un franc, une belle pièce toute neuve de vingt sous, pour chaque boule habitée. À l’énoncé de cette somme, il y eut des écarquillements d’yeux d’une adorable naïveté. Je venais de bouleverser leurs conceptions sur le numéraire en cotant à ce prix fou la valeur d’un crottin. Puis, pour confirmer le sérieux de ma proposition, quelques sous furent distribués en manière d’arrhes. La semaine suivante, à pareil jour, à pareille heure, je devais me retrouver aux mêmes lieux, et fidèlement remplir les conditions du marché envers tous ceux qui auraient la précieuse trouvaille. La bande bien endoctrinée, je congédiai les enfants. « C’est pour tout de bon, disaient-ils entre eux en s’en allant ; c’est pour tout de bon ! Si nous pouvions gagner une pièce chacun ! » Et le cœur gonflé de douces espérances, ils faisaient tinter les sous d’arrhes dans le creux de la main. Les balles aplaties étaient oubliées. Je vis les enfants se disséminer dans la plaine et chercher.

Au jour dit, la semaine d’après, je revins au plateau. Je ne doutais pas du succès. Mes jeunes collaborateurs avaient dû parler à leurs camarades du commerce si lucratif des pilules de bousier, et montrer les arrhes pour convaincre les incrédules. Je trouvai, en effet, sur les lieux un groupe plus nombreux que la première fois. À mon arrivée, ils accoururent, mais sans élan de triomphe, sans cris de joie. Je voyais déjà les choses prendre une mauvaise tournure. L’appréhension n’était que trop fondée. Au sortir de l’école, à bien des reprises, ils avaient cherché sans rien trouver de conforme à ce que je leur avais décrit. Il me fut présenté quelques pelotes trouvées en terre avec le Scarabée ; mais c’était simplement des amas de vivres, ne contenant pas de ver. De nouvelles explications sont données, et la partie remise au jeudi suivant. L’insuccès fut le même. Les chercheurs découragés n’étaient déjà plus qu’en petit nombre. Une dernière fois, je fais appel à leur bonne volonté, toujours sans résultat. Enfin, je dédommageai les plus zélés, ceux qui avaient tenu bon jusqu’au bout, et le pacte fut rompu. Je ne devais compter que sur moi seul pour des recherches qui, très-simples en apparence, étaient réellement d’une difficulté extrême.

Aujourd’hui même, après bien des années, les fouilles faites en lieux opportuns, les occasions épiées en temps favorables, ne m’ont pas encore donné un résultat net et suivi. J’en suis réduit à raccorder entre elles des observations tronquées, et à combler les lacunes par l’analogie. Le peu que j’ai vu, combiné avec les renseignements que m’ont donné en volière d’autres bousiers, Gymnopleures, Copris et Onthophages, se résume dans l’exposé suivant.

La boule destinée à l’œuf ne se confectionne pas en public, dans le pêle-mêle du chantier d’exploitation. C’est une œuvre d’art et de haute patience, qui demande recueillement et soins minutieux, impossibles au sein de la foule. On entre en loge pour méditer ses plans et se mettre à l’ouvrage. La mère se creuse donc un terrier à un décimètre ou deux dans le sable. C’est une assez vaste salle communiquant au dehors par une galerie bien moindre en diamètre. L’insecte y introduit des matériaux de choix, roulés sans doute sous forme de pilule. Les voyages doivent être multiples, car, sur la fin du travail, le contenu de la loge est hors de proportion avec la porte d’entrée et ne pourrait être emmagasiné en une seule fois. J’ai en mémoire un Copris espagnol qui, au moment de ma visite, achevait une pelote de la grosseur d’une orange au fond d’un terrier ne communiquant au dehors que par une galerie où le doigt pouvait tout juste passer. Il est vrai que les Copris ne roulent pas de pilules et ne font pas de longues pérégrinations pour transporter les vivres au logis. Ils creusent directement un puits sous l’ordure ; et brassées par brassées, ils entraînent à reculons la matière au fond du souterrain. La facilité de l’approvisionnement et la sécurité du travail sous l’abri de la bouse, favorisent des goûts luxueux, qu’on ne peut trouver, au même degré, chez les bousiers adonnés à la rude profession de rouleurs de pilules ; cependant, pour peu qu’il y revienne à deux ou trois fois, le Scarabée sacré peut s’amasser des richesses que jalouserait le Copris espagnol.

Ce ne sont encore là que des matériaux bruts, amalgamés au hasard. Un triage minutieux est tout d’abord à faire : ceci, le plus fin, pour les couches internes dont la larve doit se nourrir ; cela, le plus grossier, pour les couches externes non destinées à l’alimentation et faisant seulement office de coque protectrice. Puis, autour d’une niche centrale qui reçoit l’œuf, il faut disposer les matériaux assise par assise d’après l’ordre décroissant de leur finesse et de leur valeur nutritive ; il faut donner consistance aux couches, les faire adhérer l’une à l’autre, enfin, feutrer les brins filamenteux des dernières, qui doivent protéger le tout. Comment, dans une complète obscurité, au fond d’un terrier qui, encombré de vivres, laisse à peine la place pour se mouvoir, le Scarabée vient-il à bout d’œuvre pareille, lui si gauche d’allures, si raide de mouvements ? Quand je songe à la délicatesse du travail accompli et aux grossiers outils de l’ouvrier, pattes anguleuses bonnes pour éventrer le sol et au besoin le tuf, l’idée me vient d’un éléphant qui s’aviserait de tisser de la dentelle. Explique qui voudra ce miracle de l’industrie maternelle : quant à moi, j’y renonce, d’autant plus qu’il ne m’a pas été donné de voir l’artiste en ses fonctions. Bornons-nous à décrire le chef-d’œuvre.

La pilule où l’œuf est renfermé a généralement le volume d’une moyenne pomme. Au centre, est une niche ovalaire d’un centimètre environ de diamètre. Sur le fond est fixé verticalement l’œuf, cylindrique, arrondi aux deux bouts, d’un blanc jaunâtre, du volume à peu près d’un grain de froment mais plus court. La paroi de la niche est crépie d’une matière brune verdâtre, luisante, demi-fluide, vraie crème stercorale destinée aux premières bouchées de la larve. Pour cet aliment raffiné, la mère cueillerait-elle la quintessence de l’ordure ? L’aspect du mets me dit autre chose, et m’affirme que c’est là une purée élaborée dans l’estomac maternel. Le pigeon ramollit le grain dans son jabot et le convertit en une sorte de laitage qu’il dégorge ensuite à sa couvée. Selon toute apparence, le bousier a les mêmes tendresses : il digère à demi des aliments de choix et les dégorge en une fine bouillie, dont il enduit la paroi de la niche où l’œuf est déposé. À son éclosion, la larve trouve de la sorte une nourriture de digestion facile, qui lui fortifie rapidement l’estomac et lui permet d’attaquer les couches sous-jacentes, auxquelles manque ce raffinement de préparation. Sous l’enduit demi-fluide est une pulpe de choix, compacte, homogène, d’où tout brin filandreux est exclu. Par-delà viennent des assises grossières, où les fibres végétales abondent ; enfin l’extérieur de la pelote est composé des matériaux les plus communs, mais tassés, feutrés en coque résistante.

Un changement progressif dans le régime alimentaire est ici manifeste. En sortant de l’œuf, le tout débile vermisseau lèche la fine purée sur les murs de sa loge. Il y en a peu, mais c’est fortifiant et de haute valeur nutritive. À la bouillie de la tendre enfance succède la pâtée du nourrisson sevré, pâtée intermédiaire entre les exquises délicatesses du début et la nourriture grossière de la fin. La couche en est épaisse et suffisante pour faire du vermisseau un robuste ver. Mais alors aux forts la nourriture des forts, le pain d’orge avec ses arêtes, le crottin naturel plein d’aiguilles de foin. La larve en est surabondamment approvisionnée ; et toute sa croissance prise, il lui reste une couche formant cloison autour d’elle. La capacité de l’habitacle s’est agrandie à mesure que grossissait l’habitant, nourri de la substance même des murailles ; la petite niche primitive à parois très-épaisses est maintenant une grande cellule à parois de quelques millimètres d’épaisseur ; les assises intérieures de la maison sont devenues larve, nymphe ou Scarabée suivant l’époque. Finalement la pilule est une solide coque, abritant dans sa loge spacieuse le mystérieux travail de la métamorphose.

Pour continuer, les observations me manquent : mes actes de l’état-civil du Scarabée sacré s’arrêtent à l’œuf. Je n’ai pas vu la larve qui, du reste, est connue et décrite dans les auteurs[1] ; je n’ai pas vu davantage l’insecte parfait encore renfermé dans la chambre de sa pilule, avant toute pratique des fonctions de rouleur et de fouisseur. Et c’est précisément là ce que j’aurais surtout désiré voir. J’aurais voulu trouver le bousier dans sa loge natale, récemment transfiguré, novice de tout travail, pour examiner la main de l’ouvrier avant sa mise à l’ouvrage. La raison de ce souhait, la voici :

Les insectes ont chaque patte terminée par une sorte de doigt ou tarse comme on l’appelle, composé d’une suite de fines pièces que l’on pourrait comparer aux phalanges de nos doigts. Un ongle en croc termine le tout. Un doigt à chaque patte, telle est la règle ; et ce doigt, du moins pour les coléoptères supérieurs, notamment pour les bousiers, comprend cinq phalanges ou articles. Or, par une exception bien étrange, les Scarabées sont privés de tarses aux pattes antérieures, tandis qu’ils en possèdent de fort bien conformés, avec cinq articles, aux deux autres paires. Ils sont manchots, estropiés : ils manquent, aux membres de devant, de ce qui, dans l’insecte, représente fort grossièrement notre main. Pareille anomalie se retrouve chez les Onitis et les Bubas, également de la famille des bousiers. L’entomologie a depuis longtemps enregistré ce curieux fait sans pouvoir en donner une satisfaisante explication. L’animal est-il manchot de naissance ; vient-il au monde sans doigts aux membres antérieurs ? Ou bien est-ce par accident qu’il les perd une fois qu’il se livre à ses travaux pénibles ?

Aisément on concevrait pareille mutilation comme une suite de la rude besogne de l’insecte. Fouiller, creuser, râteler, dépecer tantôt dans le gravier du sol, tantôt dans la masse filandreuse du crottin, n’est pas œuvre où des organes aussi délicats que les tarses puissent être engagés sans péril. Circonstance plus grave encore : quand l’insecte roule à reculons sa pilule, la tête en bas, c’est par l’extrémité des pattes antérieures qu’il prend appui sur le terrain. Que pourraient devenir dans ce continuel frottement contre les rudesses du sol les faibles doigts de l’insecte, aussi menus qu’un bout de fil ? Inutiles, pur embarras, un jour ou l’autre ils devraient disparaître, écrasés, arrachés, usés au milieu de mille accidents. À manier de lourds outils, à soulever de pesants fardeaux, nos ouvriers, trop souvent hélas ! s’estropient ; ainsi s’estropierait le Scarabée en roulant sa pelote, faix énorme pour lui. Ses bras manchots seraient noble certificat, attestant vie laborieuse.

Mais ici des doutes sérieux aussitôt surviennent. Ces mutilations, si elles sont en réalité accidentelles et la conséquence d’un pénible travail, doivent être l’exception et non la règle. De ce qu’un ouvrier, de ce que plusieurs ouvriers auront la main broyée dans les engrenages d’une machine, ce n’est pas à dire que tous les autres seront aussi manchots. Si le Scarabée souvent, très-souvent même, perd les doigts antérieurs à son métier de rouleur de pilules, quelques-uns au moins doivent se trouver qui, plus heureux ou plus adroits, ont conservé leurs tarses. Consultons donc les faits. J’ai observé en très-grand nombre les espèces de Scarabées qui habitent la France : le Scarabée sacré, commun en Provence ; le Scarabée semi-ponctué, qui s’éloigne peu de la mer et fréquente les plages sablonneuses de Cette, de Palavas et du golfe Juan ; enfin le Scarabée à large cou, beaucoup plus répandu que les deux autres et qui remonte la vallée du Rhône au moins jusqu’à Lyon. Enfin mes observations ont porté sur une espèce africaine, le Scarabée à cicatrices, recueilli aux environs de Constantine. Eh bien, le manque de tarses aux pattes antérieures s’est trouvé, pour les quatre espèces, un fait constant, sans exception aucune, du moins dans la limite de mes observations. Le Scarabée serait donc manchot d’origine ; ce serait chez lui particularité naturelle et non accident.

Une autre raison d’ailleurs apporte un supplément de preuves. Si l’absence de doigts antérieurs était une mutilation accidentelle, suite de violents exercices, il ne manque pas d’autres insectes, de bousiers notamment, qui se livrent à des travaux d’excavation encore plus pénibles que ceux du Scarabée, et qui devraient alors, à plus forte raison, être privés des tarses de devant, appendices sans usage, embarrassants même quand la patte doit être un robuste outil de fouille. Les Géotrupes, par exemple, qui méritent si bien leur nom, signifiant troueur de terre, creusent dans le sol battu des chemins, au milieu des cailloux cimentés d’argile, des puits verticaux tellement profonds, qu’il faut, pour en visiter la cellule terminale, faire emploi de puissants instruments de fouille, et encore ne réussit-on pas toujours. Or, ces mineurs par excellence, qui s’ouvrent aisément de longues galeries dans un milieu dont le Scarabée sacré pourrait à peine entamer la surface, ont leurs tarses antérieurs intacts, comme si perforer le tuf était œuvre de délicatesse et non de violence. Tout porte donc à croire qu’observé, novice encore, dans la cellule natale, le Scarabée se trouverait manchot et semblable au vétéran qui a couru le monde et s’est usé au travail.

Sur cette absence de doigts pourrait se baser un raisonnement en faveur des théories à la mode aujourd’hui, concurrence vitale et transformation de l’espèce. On dirait : Les Scarabées ont eu d’abord des tarses à toutes les pattes, conformément aux lois générales de l’organisation chez les insectes. D’une façon ou de l’autre, quelques-uns ont perdu aux pattes antérieures ces appendices embarrassants, plus nuisibles qu’utiles ; se trouvant bien de cette mutilation qui favorisait le travail, ils ont prévalu peu à peu sur les autres, moins avantagés ; ils ont fait souche en transmettant à leur descendance leurs moignons sans doigts, et finalement l’antique insecte doigté est devenu l’insecte manchot de nos jours. À ces raisons je veux bien me rendre si l’on me démontre d’abord pour quels motifs, avec des travaux analogues et bien autrement rudes, le Géotrupe a conservé ses tarses. Jusque-là, continuons à croire que le premier Scarabée qui roula sa pilule, peut-être sur la plage de quelque lac où se baignait le Palœothérium, était privé de tarses antérieurs comme le nôtre.

  1. Voir Mulsant, Coléoptères de France, Lamellicornes.