Souvenirs du duc de Broglie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 770-819).
◄  04
SOUVENIRS[1]

LA RÉVOLUTION DE JUILLET 1830.

Je ne sais quel philosophe a dit je ne sais où que l’événement le plus attendu prenait au dépourvu l’esprit le plus attentif. Ce fut le cas pour moi le 26 juillet 1830. j’étais aux aguets, sans préjugés, sans illusions ; je tenais le ministère pour capable de tout, par outrecuidance, par étourderie, par laisser-aller, selon le caractère de chacun ; mais j’espérais toujours un peu qu’au dernier moment le cœur lui ferait défaut. Aussi, lorsque le 26, à midi, M. Villemain entra dans mon cabinet, tout bouillant d’indignation, il me trouva livré à mes préoccupations ordinaires, nescio quid meditans nugarum totus in illis ; le Moniteur était sur mon bureau ; je ne l’avais pas décacheté.

— Eh bien ! me dit-il, vous avez vu les crimes de ce matin ?

J’ouvris le Moniteur, j’y lus les crimes, et mon premier soin fut d’écrire aux députés nouvellement élus dans l’Eure de venir à Paris sur-le-champ et de se tenir prêts à tout événement.

Je sortis avec M. Villemain ; puis, chacun de notre côté, nous courûmes à pas pressés chez nos meilleurs amis pour essayer de nous réunir et de nous recorder, mais il arriva tout naturellement que, chacun d’eux en faisant autant, personne ne rencontra personne durant la première moitié de la matinée ; ce ne fut qu’à la tombée de la nuit que j’appris successivement ce qui s’était passé depuis l’apparition du Moniteur.

Je ne reproduirai point ici ce qu’on peut lire dans tous les récits publiés alors et depuis. On sait que le premier acte de résistance a pris naissance dans les ateliers de la presse, et force était bien : la première ordonnance, la première en ordre comme en importance, était un arrêt de mort pour tous les journaux, et cet arrêt leur avait été signifié, dès l’aube du jour, par une circulaire du préfet de police; ne pas protester, c’était abdiquer; de là la réunion presque immédiate des principaux organes de la publicité quotidienne dans les bureaux du National, le plus hardi de tous et le mieux placé pour répondre à tous venans; de là l’énergique protestation rédigée par M. Thiers et signée de quarante-sept noms presque tous devenus célèbres; de là la consultation arrêtée, dans le cabinet de M. Dupin, avocat en titre du Constitutionnel, entre les membres les plus accrédités du barreau de Paris, consultation qui n’aboutit néanmoins qu’à déclarer l’illégalité des ordonnances, sans rien engager sur la conduite à tenir, mais qui ne tarda pas à porter ses fruits; de là, en effet, et ce fut le premier coup de tocsin, cette double décision rendue presque simultanément par le tribunal civil, en référé, et par le tribunal de commerce, enjoignant aux imprimeurs du Courrier français et du Journal du commerce de passer outre à l’impression de ces deux feuilles nonobstant toute inhibition administrative.

Mais que faisaient, en même temps, les députés présens à Paris?

Ce que nous faisions nous-mêmes : ils se cherchaient l’un l’autre, dans cette immense cité. Une première rencontre avait eu lieu, celle-là tout à fait fortuite, chez M. Casimir Perier; ils n’étaient que sept, on n’y put rien arrêter, sinon d’en provoquer une seconde, laquelle eut lieu vers huit heures du soir chez M. de Laborde. Renvoi au lendemain, chez M. Perier, les présens n’étant pas treize.

Que faisait le roi ? Il chassait ; parti de Saint-Cloud à sept heures du matin, il n’y rentrait qu’à onze heures du soir.

M. de Polignac? Ministre de la guerre par intérim, il passait une adjudication.

Le duc de Raguse? Il attendait sa lettre de service et les ordres du roi, qui s’alla coucher sans les lui donner.

Cependant, si Paris était tranquille, ce n’était qu’en apparence. Le Moniteur étant affiché, des groupes se formaient au Palais-Royal et dans les rues adjacentes pour le lire et le commenter ; quelques orateurs en plein vent montaient sur des chaises pour en donner lecture à haute voix. Vers la fin de la matinée, les groupes allèrent grossissant d’heure en heure et les propos devinrent injurieux et menaçans. Les ouvriers, à la fin de leur journée, et sortant de leurs ateliers, s’attroupaient au lieu de se disperser, et les maîtres, sans doute, y étaient pour quelque chose. Voici, du moins, un fait qui n’est peut-être que trop à ma connaissance.

Mon premier soin avait été de courir au Luxembourg et de tâcher de m’entendre avec les gros bonnets de notre chambre. Je n’y trouvai personne, Sémonville était sorti ; notre chancelier d’alors, M. Pastoret, qui, je crois, n’y demeurait pas encore, n’était point venu. Après avoir frappé inutilement à plusieurs portes, avant de repasser la rivière, j’entrai au bureau du Globe, dont le petit salon servait de cénacle aux rédacteurs de ce journal et de la Revue française, où je faisais nombre. Il ne s’y trouvait que les employés de service et l’un de mes amis, M. Renouard, aujourd’hui conseiller à la cour de cassation ; il était entré comme moi, comme un simple curieux qui court aux nouvelles. Au bout de quelques minutes, nous vîmes accourir, tout effaré, l’imprimeur du Globe; il nous raconta moitié content, moitié fâché, qu’il avait grand’peine à contenir ses ouvriers, que tous à peu près criaient à tue-tête et trépignaient de descendre dans la rue. « Eh bien! lui dîmes-nous d’un commun accord, que ne les laissez-vous faire? Nous ne sommes pas chargés de prêter main-forte à l’oppression et de faire la police contre nous-mêmes. — Qu’à cela ne tienne! » reprit-il. Et il sortit en courant. Avions-nous tort ou raison?

Je ne me rappelle guère où ni comment j’ai passé les dernières heures de cette première journée (lundi 26). Ce qui reste dans mon souvenir, c’est qu’informé par M. de Rémusat de la réunion improvisée le matin dans les bureaux du National et de la protestation qu’il avait signée en qualité de rédacteur du Globe, protestation qui devait être publiée le lendemain, je ne pus me défendre d’une inquiétude qu’il ne partageait pas. « Dans la crise où nous sommes, lui dis-je, le ministère n’a plus rien à ménager; il est très possible que, pour mieux supprimer l’écrit, il commence par supprimer les écrivains. Croyez-moi, le plus sage est de ne pas rentrer chez vous ce soir; venez chez moi, demain nous verrons. » Je lui fis préparer au second étage, et sur le derrière, une chambre de refuge; nous ne rentrâmes que tard, et il y passa la nuit. Bien lui en prit ou peu s’en faut.

Le lendemain 27, en effet, la protestation parut : elle parut, non point dans tous les journaux; les feuilles royalistes, bien et dûment munies d’une autorisation en bonne forme, se contentèrent d’entonner un cantique à la gloire du coup d’état : le Journal des Débats et le Constitutionnel, soit incertitude ou timidité, mirent pour le moment bas les armes sur le conseil de leur conseil, M. Dupin, ce dit-on ; mais les journaux d’opposition mirent, au contraire, flamberge au vent. La protestation en tête, ils furent distribués par milliers dans la capitale et envoyés par ballots dans les départemens. Sur-le-champ, M. Billot, procureur royal, dressa quarante-sept mandats d’arrêt dont le cours des événemens interrompit seul l’exécution, et notre préfet de police, M. Mangin, déjà célèbre à plus d’un titre, digne, cette fois, de le devenir à l’égal de Jocrisse, qui fermait la porte cochère pour empêcher le serin de s’envoler, M. Mangin se mit en quatre pour saisir, après coup, la protestation et les feuilles protestantes. Les commissaires, endimanchés de leurs écharpes blanches, mais sachant, du reste, qu’ils trouveraient partout visage de bois, ne se mirent en campagne qu’en requérant, dans chaque quartier, les serruriers, les forgerons, les ferrailleurs pour leur prêter main-forte dans l’invasion des ateliers, des presses, des armoires et des tiroirs. Or, qui fut penaud? Ce furent lesdits commissaires trouvant, en pleine rue, à la porte de chaque journal, les rédacteurs en bataille, pro aris et focis, attendant l’ennemi de pied ferme, sans autre arme en main que le code pénal, dénonçant à grands cris, comme un vol avec effraction, l’attentat qui se préparait, lisant à haute voix, en appuyant sur chaque syllabe, les articles du code qui punissent ce crime des travaux forcés, le tout aux applaudissemens de la foule, qui se pressait autour d’eux et les couvrait de sa protection.

L’effet fut magique. Les auxiliaires prirent peur, puis reculèrent, puis se sauvèrent ou désertèrent avec leurs outils, aux grands éclats de rire de cette même multitude, et la déroute fut telle que l’autorité, pour être obéie, en fut réduite à envoyer chercher dans les prisons les ouvriers ad hoc, ceux dont le métier est de river les fers des galériens et de leur mettre les menottes. Rien ne pouvait être plus à propos et plus symbolique.

Ce n’était d’ailleurs qu’un épisode, ou, si l’on veut, que l’un des épisodes du mouvement général. Dès l’aube du jour, tout était sur pied : toute la population ouvrière de Paris courait les rues, arpentait les places publiques, les carrefours, les boulevards, s’égayait dans les cabarets; toute la jeunesse des écoles s’y mêlait et s’y échauffait; peu à peu, dans la bourgeoisie, dans les classes supérieures, les curieux suivaient de l’œil ce va-et-vient avec un certain mélange de satisfaction et d’inquiétude. Bientôt l’encombrement devint tel, au Palais-Royal, qu’on jugea nécessaire de le faire évacuer et d’en fermer les portes; mais, en refoulant ainsi la foule du dedans sur celle du dehors, le tumulte devint inévitable, et, bon gré mal gré, les conflits se multiplièrent. Pour maintenir tant soit peu d’ordre dans cette mêlée, la pauvre police n’eut guère à sa disposition, jusqu’à la fin de la matinée, que quelques poignées de gendarmes qui recevaient, tout compte fait, plus de coups qu’ils n’en donnaient. Le duc de Raguse, enfin parti de Saint-Cloud, n’était arrivé qu’à midi pour établir son quartier général au Carrousel, et ce ne fut que vers quatre heures qu’il eut sous la main quelques troupes assez mal pourvues de munitions de guerre, et plus mal de munitions de bouche.

Rien jusque-là n’annonçait, dans cette multitude, des dispositions agressives ; point d’armes, point de cri de guerre autre que : « Vive la charte! » Point de direction principale; si bien que, vers deux heures, les jeunes gens qui marchaient en tête du rassemblement le plus voisin des beaux quartiers et lui servaient, en quelque sorte, de chefs de file, ayant appris qu’une réunion de députés se tenait chez M. Casimir Perier, rue Neuve-du-Luxembourg, s’y présentèrent pour prendre langue et offrir leurs bons offices.

Cette réunion, c’était la même qui s’était ajournée, la veille au soir, chez M. de Laborde, et revenait à son premier gite. Elle comptait, à ce moment, une trentaine de membres, et comme elle n’avait aucun caractère officiel, comme elle était volontaire et purement civique, j’en faisais partie, sur l’expresse invitation de ceux de mes amis qui s’y trouvaient en qualité de députés.

Mais que faire? Quel parti prendre? Dans l’état des choses et des esprits, quel plan de conduite pouvait se tracer une minorité si minime? Là-dessus, autant d’avis que de têtes. Les uns étaient pour attendre encore et patienter, chaque jour, chaque heure amenant aux députés de nouvelles recrues. D’autres proposaient une adresse au roi, d’autres une protestation armée de la menace du refus d’impôt. En attendant, et tandis que chacun défendait son thème, les événemens allaient leur train; d’autres réunions se formaient; l’une, entre autres, tenait séance permanente au National, et nous envoyait pour fraterniser MM. Boulay (de la Meurthe) et Mérilhou ; l’attroupement formé à la porte insistait pour entrer et menaçait de la forcer ; bref, il arriva ce qui devait arriver ; le poste à pied et à cheval qui gardait à dix pas de là le ministère des affaires étrangères reçut l’ordre de dissiper l’émeute et s’en acquitta bel et bien ; le tapage de la rue, le galop des chevaux, les cris des fuyards rendant la délibération intenable, il fallut trancher le nœud gordien, on se décida pour la protestation; MM. Dupin, Guizot, Villemain, furent chargés, chacun pour son compte, d’en préparer le projet, et l’on s’ajourna pour le lendemain chez M. Audry de Puyiaveau (Maison de Roulage, rue du Faubourg-Poissonnière, n° 40).

Le choix n’était pas heureux ; c’était prendre pour porte-drapeau un nom bien révolutionnaire, un personnage dont le langage et les habitudes étaient bien violens et bien vulgaires; c’était prendre pour quartier général le centre même de toute agitation populaire en cas de troubles sérieux et persistans. M. Bérard a rendu compte de cette réunion sur un ton de matamore et dans un langage très injurieux pour plusieurs des personnes qui s’y trouvaient présentes, notamment pour M. Casimir Perier ; je n’ai pas souvenance d’avoir rien entendu qui ressemble à ce qu’il raconte.

Rentré chez moi, je pensai qu’il était bon de faire un nouvel effort pour m’entendre avec ceux de mes collègues qu’un bon hasard me ferait rencontrer. Je me dirigeai de nouveau vers le Luxembourg, et j’y parvins sans difficulté ; tout était calme encore sur la rive gauche de la Seine, je n’y trouvai âme qui vive, mais j’appris, par des gens de service, autant qu’il m’en souvient, que M. de Sémonville et M. D’Argout étaient partis pour Saint-Cloud, dans le dessein, sinon dans l’espérance d’obtenir le retrait des ordonnances de la veille, cela, dis-je, ou quelque chose d’approchant.

Revenant sur le quai, vers la fin de la matinée, j’entendis, pour la première fois, mais de très loin, à la hauteur du boulevard, quelques coups de fusil. Après avoir dîné seul et très à la hâte, je rassortis pour me rapprocher du théâtre des événemens ; je rencontrai, sur le pont de la Concorde, M. de Vence, officier général, mais sans emploi à Paris, sans uniforme, et cheminant comme moi, en amateur. La fusillade se faisant entendre de plus en plus distinctement, je lui demandai si ce n’était pas, à son avis comme au mien, des coups tirés au hasard, ou des décharges à poudre : « — Non ! me répondit-il, ce sont des troupes de ligne qui tirent pour tout de bon ; c’est un feu de deux rangs ! » Ce mot technique m’est resté dans la mémoire.

Il était de six à sept heures du soir quand le duc de Raguse entreprit, avec le peu de troupes dont il disposait, de déblayer le pourtour du Louvre, et d’éparpiller les agglomérations entassées entre le Palais-Royal et le boulevard ; ce ne fut pas sans résistance, sans grêle de coups de pierres, sans charges à pied et à cheval, voire même sans commencement de barricades. j’essayai de pénétrer, par divers bouts successivement, dans les rues adjacentes, mais avec précaution, en évitant de grossir le nombre des curieux et d’attraper quelque horion.

N’y réussissant guère, je m’ingéniai pour apprendre, au moins, ce qui se passait ailleurs, et plus haut, — plus haut c’est-à-dire à Saint-Cloud. — Je me dirigeai vers la petite maison de M. Pasquier, qui savait, en général, tout ce qui se peut savoir. En arrivant ainsi rue d’Anjou, et ce n’était pas beaucoup s’éloigner, je trouvai le maître de céans dans son cabinet, entouré d’une demi-douzaine de pairs, plus ses amis que les miens, tous très effrayés et non sans raison, et faisant des efforts surhumains mais inutiles pour déterminer l’abbé de Montesquiou à se rendre auprès du roi et à tâcher de le fléchir au nom de son plus pressant intérêt. Cette tentative finit, si j’ai bonne mémoire, lorsqu’on apprit la démarche tentée par MM. de Sémonville et d’Argout, dont on n’apprit, d’ailleurs, aucune autre nouvelle. Je ne sais qui vint annoncer que le ministère allait mettre Paris en état de siège, ce qui était vrai, mais ne l’était qu’à demi: la résolution en avait été prise dans la soirée; mais le duc de Raguse ayant annoncé que tout était rentré dans l’ordre, on avait remis au lendemain l’expédition de l’ordonnance à Saint-Cloud. Je rentrai chez moi vers minuit sans rencontrer ni troupe ni attroupement.

La nuit fut paisible dans nos quartiers, paisible même aux Champs-Elysées et dans le faubourg Saint-Honoré, car en allant vers les dix heures, chez M. Guizot, qui demeurait rue de la Ville-l’Évêque, je ne remarquai aucun symptôme d’agitation[2]. Je trouvai M. Guizot dans son cabinet, occupé à mettre au net le projet de protestation dont il avait été chargé la veille; à côté, dans le salon, se trouvaient plusieurs de nos amis, entre autres M. de Rémusat et M. Cousin disputant assez vivement; nous vîmes entrer, au bout d’un quart d’heure, un rédacteur du National qui depuis s’est fait un nom, M. Carrel, homme d’esprit et de cœur, mais dont la conduite en 1823 pouvait être diversement appréciée : — « Tout est fini, pour cette fois, nous dit-il tristement; le gouvernement est maître du terrain ; mais patience ! il n’est pas au bout. » Nous continuâmes à raisonner pendant quelque temps sur les chances du présent et de l’avenir, quand tout à coup les gens de la maison entrèrent en criant qu’on voyait flotter au loin le drapeau tricolore ; nous nous précipitâmes dans la rue, où l’on commençait à entendre beaucoup de bruit, de cris et de tumulte, et çà et là quelques coups de fusil ; en débouchant de la place de la Ville-l’Évêque sur l’extrémité du boulevard, nous aperçûmes, dans l’angle qui faisait face à l’église de la Madeleine, une escouade d’hommes en blouse armés de fusils qui firent mine de nous coucher en joue, puis, voyant que nous étions sans armes, nous firent en riant signe de passer ; à dix pas de là nous vîmes une douzaine de gamins qui escaladaient lestement le clocher, un drapeau en main, et presque au même instant nous entendîmes le tocsin sonner à grand carillon, d’abord à l’Hôtel de Ville, puis à la cathédrale ; le drapeau tricolore flottait déjà sur ces deux édifices.

Qu’était-il donc arrivé ? Rien que de fort simple. Le duc de Raguse ne disposait, en tout, que de trois ou quatre mille hommes, empruntés à des corps différens ; il attendait des renforts qui n’arrivèrent qu’après coup. Après avoir un peu déblayé le terrain, la nuit paraissant paisible, il en avait profité pour concentrer son petit monde, rallier ses détachemens, rappeler à lui les postes trop éloignés ou trop dispersés pour qu’ils pussent donner ou recevoir un appui mutuel. C’était l’a b c de son métier. L’Hôtel de Ville étant situé à l’extrémité de son champ d’opérations, il n’y avait laissé qu’un corps de garde de seize hommes, qu’il se proposait de faire soutenir de bonne heure. Toutefois, le préfet, M. de Chabrol, étant inquiet de sa position, avait été dès sept heures du matin en prévenir le ministre de l’intérieur, M. de Peyronnet, qui, partant pour Saint-Cloud, le rassura tant bien que mal. Il advint de là qu’à cette heure, toute la population se répandant dans les rues, et toute la force armée se trouvant reployée sur le quartier général, les attroupemens purent se former sans rencontrer aucun obstacle. Le premier en date et le plus considérable fut celui de la place de Grève, rendez-vous habituel de tous les ouvriers à la journée ; il s’était pris de querelle avec le poste de l’Hôtel de Ville, l’avait désarmé, et poussant sa pointe, avait forcé les portes, relégué, sans lui faire d’ailleurs aucun mal,-’e préfet dans sa bibliothèque, puis quelques-uns, plus hardis que les autres, étaient grimpés sur le toit, et y avaient arboré le drapeau tricolore en sonnant le tocsin, apparemment pour voir ce qu’il en serait : puis enfin, comme l’un ne s’apercevait et l’autre ne s’entendait pas de très loin, ils avaient couru à toutes jambes pour en faire autant sur les tours de Notre-Dame.

À ce signal, il ne faut pas demander si les attroupemens se formèrent de toutes parts, s’il s’éleva, de rue en rue, des barricades pour les protéger, si tous les postes sans défense furent rapidement occupés ; bientôt on vit apparaître çà et là des uniformes de la garde nationale si sottement licenciée, et si imparfaitement désarmée par M. de Villèle ; quand quelques-uns furent armés, tout le monde voulut l’être; les boutiques des armuriers furent mises au pillage ; on désarma les pompiers, les fusiliers sédentaires dans les postes délaissés; on s’empara de la poudrière des Deux-Moulins, du dépôt d’armes de l’artillerie à Saint-Thomas-d’Aquin ; on ouvrit la prison militaire de l’Abbaye.

Ces nouvelles arrivant, coup sur coup, au duc de Raguse, au moment où, disposant ses troupes sur quatre colonnes, il donnait l’ordre de reprendre l’offensive ; il n’eut que le temps, mais il l’eut, d’expédier par ordonnance une dépêche à Saint-Cloud, portant en propres termes ce que le duc de La Rochefoucauld avait dit à Louis XVI, le lh juillet 1789 : « Ce n’est pas une émeute, c’est une révolution ! » Cette dépêche n’arriva point à son adresse et se perdit dans la bagarre, mais le duc de Raguse y trouva réponse implicitement dans l’ordonnance qui mettait Paris en état de siège, ordonnance qui lui fut remise par M. de Polignac lui-même, lequel venait s’établir avec ses collègues au quartier-général et partager moralement la responsabilité du commandant en chef. Dès lors commença cette éternelle stratégie des guerres civiles parisiennes, stratégie qui consiste invariablement à diriger des Tuileries sur l’Hôtel de Ville trois colonnes parallèles, dont l’une suit les boulevards, la seconde la rue Saint-Honoré et la troisième les quais, à charge par elles de renverser tous les obstacles, de bousculer tous les attroupemens qui s’opposeraient à leur marche et de revenir à leur point de départ en rabattant devant elles les disjecta membra de ces attroupemens disloqués.

Tandis que ces trois colonnes opéraient dans ce dessein, la petite réunion des députés poursuivait le sien; M. Guizot se mettait en route avec sa protestation en poche et s’efforçait (ce qui n’était pas autrement facile) d’arriver chez M. Audry de Puyraveau, rue du Faubourg-Poissonnière, c’est-à-dire au cœur même de l’émeute. Je ne l’accompagnai point, n’étant point député : ni l’esprit de corps, ni le point d’honneur ne m’y obligeait ; je n’avais goût ni à l’hôte, ni à l’hôtellerie. j’étais bien convaincu qu’une telle réunion, dominée par l’esprit révolutionnaire au dedans et au dehors, ne serait bonne à rien de bon, ne ferait que rendre de plus en plus impossible tout dénoûment régulier de la situation et de plus en plus inévitable un dénoûment violent dont les conséquences échapperaient à toute prévision raisonnable et à toute conduite sensée.

En arrivant et dès son entrée, M. Guizot eut lieu de s’en convaincre. La réunion était peu nombreuse, bien qu’elle se fût accrue de M. Laffitte et de M. de La Fayette, absens de Paris, mais accourus au bruit de l’orage; elle se tenait dans une salle basse, fenêtres ouvertes, en communauté avec la rue. M. Mauguin y proposait à haute voix la formation d’un gouvernement provisoire, c’est-à-dire la dépossession, voire même la déposition du gouvernement royal ; ce ne fut pas sans peine qu’on lui ferma la bouche et qu’on fit prévaloir sur cette idée saugrenue qui emportait du premier coup toute la boutique, l’idée d’une députation chargée de demander un armistice. MM. Laffitte, Casimir Perier, le général Gérard, le général Lobau et Mauguin furent chargés de s’adresser en ce sens au duc de Raguse.

Ce ne fut pas non plus sans peine qu’on adopta le projet de protestation rédigé par M. Guizot. Il en fallut retrancher toutes les expressions de protocole envers la majesté royale.

On s’ajourna à quatre heures chez M. Bérard pour entendre le rapport des délégués. Ils se présentèrent à deux heures au quartier-général, séant depuis la veille dans l’aile gauche des Tuileries et peu s’en fallut que cette démarche ne devînt fatale à plusieurs d’entre eux. L’ordre venait d’être, en effet, donné par le ministre d’arrêter six députés, au nombre desquels se trouvaient MM. Laffitte et Mauguin ; l’ordre était signé et remis au colonel de la gendarmerie, M. de Foucault, coutumier du fait (c’était lui-même qui avait, empoigné Manuel) ; le duc de Raguse reprit l’ordre et le déchira en se montrant tout prêt à recevoir la députation avec égard et bienveillance.

Il n’en fut pas tout à fait ainsi du ministère, qui siégeait porte à porte à dix pas de là ; apprenant que les délégués mettaient pour condition à l’offre de leurs bons offices le retrait des ordonnances, i! fit la sourde oreille. Le duc de Raguse expédia sur-le-champ au roi son premier aide-de-camp pour lui rendre un compte exact de l’état des choses; il ne pouvait faire ni plus ni mieux.

Au sortir de cette entrevue, M. Casimir Perier vint chez M. Guizot nous raconter son peu de succès. Quand je dis nous, je parle de nos amis communs, de ce petit nombre d’hommes du centre gauche engagés, comme moi, dans les événemens de la veille et du jour et qui pensaient comme moi que notre premier devoir et notre plus pressant intérêt était de maintenir la résistance sur la défensive et de laisser peser tous les torts sur le roi et sur les siens, de lui ouvrir jusqu’au dernier moment la voie du retour et de ne prêter aucun appui aux révolutionnaires de profession, aux éternels conspirateurs, aux rêveurs de bonapartisme ou de république. M. Perier, préludant au rôle qu’il a depuis joué glorieusement, y était le plus décidé de nous tous, précisément parce qu’il était le plus résolu à tenir bon jusqu’au bout, parce qu’il se tenait, comme député de Paris, le plus engagé envers le peuple de Paris, mais engagé pour le bien et pour le bon sens : « Après ce que ce peuple vient de commencer, nous dit-il en partant pour rendre compte de sa mission à la réunion ajournée chez M. Bérard, dussions-nous y jouer mille fois notre tête, nous sommes déshonorés, si nous ne restons pas avec lui. »

Cette réunion, indiquée à quatre heures chez M. Bérard, ne fut pas nombreuse. On varie sur le chiffre. On n’y fit autre chose que d’entendre le rapport des délégués, d’approuver et de signer la protestation rédigée par M. Guizot, en s’ajournant de nouveau chez M. Audry de Puyraveau à huit heures du soir.

La protestation fut livrée à l’impression revêtue de soixante-trois signatures, la plupart données à crédit par les députés présens se portant fort pour les absens.

Moins nombreuses encore fut la réunion de huit heures; il ne s’y trouva que dix ou douze députés, les plus ardens, les plus enclins aux partis extrêmes, que le général Sébastiani réussit, néanmoins encore, à faire échouer. Rendez-vous pris pour le lendemain à six heures du matin chez M. Laffitte.

Au moment où ce petit groupe pacifique à son corps défendant se séparait encore une fois, le duc de Raguse faisait évacuer encore une fois l’Hôtel de Ville, reployer encore une fois ses détachemens sur lui-même et reprendre à regret ses positions du matin. Ses trois ou quatre colonnes avaient ferraillé, bataillé toute la journée, versé fidèlement mais avec chagrin beaucoup de sang, subi de grandes pertes, proportion gardée à leur petit nombre, et se retiraient faute de pain pour manger et de cartouches pour tirer. On ne pouvait pas dire qu’elles eussent été vaincues, car rien n’avait tenu à leur approche ; mais elles avaient été pour ainsi dire à la nage dans un océan d’émeute dont les flots s’ouvraient devant elles et se reformaient derrière. Bref, le 28 au soir, le Louvre, les Tuileries, le Palais-Royal, la Banque, les Champs-Elysées étaient à couvert; tout le reste de la capitale était livré à l’insurrection, qui couvrait les quais, les rues et les boulevards de barricades.

J’avais, dans le cours de cette journée, côtoyé, autant que possible, les mouvemens de la foule, dans toute la longueur des boulevards, et je m’étais tenu à proximité des diverses réunions de députés où pouvait m’introduire, encore une fois, le hasard des circonstances, mais où je n’avais point de qualité pour entrer de mon chef et forcer la porte.

Je regagnai mon logis vers minuit, traversant la place et le pont de la Concorde occupés par nos troupes. Le faubourg Saint-Germain était encore tranquille, du moins de nos côtés.

Le lendemain, de grand matin, je repassai la Seine. Ce qui arriva, je ne le raconterai point ici ; je ne vis rien que ce que vit tout le monde ; je ne sais rien que ce que sait tout le monde, ce qu’on peut lire partout.

On sait que le duc de Raguse s’était retranché dans ses positions de la veille, à sa droite la Seine, le boulevard à sa gauche, sur son front le Louvre et la place Victoire, couvrant ainsi les Tuileries et les Champs-Elysées, c’est-à-dire la route de Saint-Cloud; on sait qu’il offrit inutilement aux insurgés l’armistice qu’il avait, la veille, refusé aux députés ; on sait qu’il fut forcé dans ce champ clos, à sa gauche, parce que les deux régimens ou plutôt les débris des deux régimens qui gardaient la place Vendôme (le 5e et le 53e) passèrent à l’insurrection; à sa droite, parce qu’à la faveur de l’armistice dont ils ignoraient l’existence, une bande d’insurgés escalada le Louvre.

Entre midi et une heure, le duc de Raguse était en pleine retraite, reconduisant à Saint-Cloud le reste de ses troupes ; la capitale entière appartenait à l’émeute ; l’Hôtel de Ville, les Tuileries, le Palais-Bourbon étaient au pillage.

La retraite fut continuellement inquiétée par le mouvement de la banlieue, qui commençait à se prononcer, et par des bandes d’enfans de Paris, ivres de joie et de poudre à canon. On s’est plu à raconter bien des historiettes sur les prouesses de ces gamins ; je ne sais trop ce qu’il en faut admettre, mais en voici une que je puis certifier, l’ayant vue de mes deux yeux.

Il était une heure environ. j’avais passé une partie de la matinée chez M. de Rémusat, qui demeurait rue des Saussaies; je suivais la rue du Faubourg-Saint-Honoré lorsque je vis arriver une compagnie appartenant à je ne sais quel régiment de la garde royale; cette compagnie marchait en bon ordre, l’arme au bras, son capitaine en tête et se dirigeait vers la barrière du Roule. A la hauteur de l’ambassade d’Angleterre, un jeune garçon de quatorze à quinze ans, armé d’un fusil de munition qu’il pouvait à peine soulever, vint se placer au beau milieu de la rue, en face de la compagnie à dix pas environ du capitaine, le coucha en joue, le tira en plein corps, et le manqua, involontairement selon toute apparence, puis n’ayant ni giberne, ni cartouche, posa son fusil sur le pavé et regarda fièrement la compagnie, qui fît sur lui un feu de peloton, et le manqua, volontairement selon toute apparence, puis il se retira au petit pas, en riant, et le capitaine, en riant, fit signe aux soldats de reprendre leur marche.

Mais que se passait-il, en même temps, à Saint-Cloud, c’est-à-dire au dernier siège de la monarchie en déroute? Que se passait-il d’abord à l’hôtel de M. Laffitte, lieu de dernière réunion pour les députés ; puis à l’Hôtel de Ville, quartier général de l’insurrection triomphante ?

En deux mots, le voici : à Saint-Cloud, on se rendait à discrétion. A l’Hôtel de Ville, on faisait, maison nette de la branche aînée.

Dès le grand matin, presque à l’instant où le duc de Raguse arrêtait ses dernières dispositions défensives, après avoir fait distribuer aux troupes une gratification pécuniaire, il vit entrer dans son cabinet deux de ses collègues et des miens, deux membres de la chambre des pairs, à savoir : M. de Sémonville et M. D’Argout. L’un et l’autre, ainsi que je l’ai indiqué, passaient depuis l’avant-veille pour avoir été, de leur chef, à Saint-Cloud, solliciter le retrait des ordonnances; il n’en était rien; c’était, tout au plus, de leur part, un bon projet prématurément ébruité ; mais cette fois, c’était pour tout de bon. Informés, je ne sais par quelle voie, de la présence du ministère au quartier général, ils demandèrent à le voir pour l’éclairer sur l’état désespéré de la capitale. Le duc de Raguse y consentit très volontiers, ne sachant guère lui-même où donner de la tête. Il s’en suivit avec M. de Polignac et M. de Sémonville une scène très vive dont ce dernier a rendu compte, dans le procès des ministres, en termes qui n’en tempéraient pas la vivacité, ajoutant « qu’il s’était empressé de réunir ceux de ses collègues qu’il savait à Paris pour aviser sur la conduite qu’ils devaient tenir ; » ce dont, pour ma part, je n’avais point entendu parler. À l’issue de cette scène, et pendant que le conseil en délibérait, il paraît que MM. de Sémonville et d’Argout engagèrent le duc de Raguse à faire arrêter les ministres, et à prendre sur lui de transiger, au nom du roi, avec l’insurrection. Cette proposition, qui n’eut pas de suite et n’en pouvait point avoir, prouve seulement en quel état étaient les esprits. Il fut convenu que les deux missionnaires de paix se rendraient à Saint-Cloud sur-le-champ ; les ministres en firent autant de leur côté et ce fut à qui gagnerait l’autre de vitesse.

À Saint-Cloud, nouvelle scène. Nouvelle scène dont M. de Sémonville n’a pas laissé ignorer non plus la solennité et le pathétique. À l’en croire, ce fut sous le coup de cette scène que le roi se décida à réunir ses ministres en conseil et à mettre en question le maintien des ordonnances. Il est permis de penser que les tristes nouvelles qui arrivaient de momens en momens y concoururent quelque peu ; ce qui est sûr, c’est que la nouvelle de l’évacuation des Tuileries et de la retraite des troupes précéda l’ouverture du conseil, dont le premier acte fut la révocation du duc de Raguse, et l’ordre à lui transmis de remettre le commandement au dauphin.

Il n’est pas, néanmoins, exact de dire (Annuaire de 1830, p. 161) que la délibération fut courte et qu’on décida sur-le-champ la révocation des ordonnances : la question fut, au contraire, vivement et longtemps débattue ; j’ajoute, pour rendre justice à qui de droit, que celui des ministres qui s’était montré le plus opposé au coup d’état, et qui n’avait cédé qu’au dernier moment par un point d’honneur mal entendu de fidélité monarchique, fut celui qui, jusqu’au dernier moment, résista le plus à l’idée de rendre l’épée après l’avoir tirée et qui conseilla résolument au roi d’engager à fond la guerre civile, en transportant loin de Paris le siège du gouvernement. C’est l’opinion contraire qui prévalut, et M. de Mortemart fut chargé de former un nouveau ministère. Ce fut M. de Chantelauze qui contre-signa sa nomination ; l’espoir d’un 5 septembre monarchique ne lui avait pas porté bonheur.

M. le duc de Mortemart n’était à Saint-Cloud que de l’avant-veille. Ambassadeur en congé pour raison de santé, mais en même temps colonel des cent-suisses, il était venu prendre les ordres du roi, et remplir au besoin les fonctions de sa charge. Son nom, son rang à la cour et dans l’armée, ses services militaires sous le régime impérial, la modération bien connue de ses opinions et de son caractère, le rendaient très propre à devenir le chef d’un ministère de conciliation, et plus d’une fois nous y avions pensé nous-mêmes; c’était donc un choix indiqué par les circonstances. On ajoute que ce fut M. de Vitrolles, qui, s’étant trouvé là en mouche du coche bourdonnant autour du char embourbé, donna ce bon conseil à M. de Polignac. Faut-il en croire maintenant, sur le témoignage de deux principaux historiens de la révolution de juillet, que ce ne fut qu’un coup monté et un jeu joué, que, M. de Vitrolles s’étant mis d’avance en rapport avec M. Casimir Perier et le général Gérard par l’entremise du docteur Thiébaud, médecin du général, ces deux personnages politiques s’étaient offerts pour tirer le roi de peine en devenant ses ministres sous la présidence de M. de Mortemart, et que le porteur de paroles, repoussé avec dédain, la première fois, n’avait réussi qu’à la seconde et au dernier moment? Je n’en sais rien; tout ce que je puis dire, c’est qu’ayant vécu depuis dans une grande intimité avec M. Casimir Perier et le général Gérard, je n’ai rien recueilli de leur bouche qui vienne à l’appui de cette anecdote très difficile à faire cadrer avec le caractère des personnes et la précipitation des événemens; en tout cas, si mon nom, comme l’avance l’un de ces historiens, s’était trouvé prononcé dans un semblable a parte, j’affirme que c’eût été à mon insu et sans mon aveu.

La mission échue à M. de Mortemart n’était guère digne d’envie. Il en sentait lui-même au fond de l’âme le péril et l’amertume. Il fit longtemps résistance, je dis longtemps pour la circonstance, où les minutes étaient des heures. Le roi, pour l’y déterminer, en fut réduit à passer de l’autorité à la supplication; il alla même jusqu’à placer de force le brevet de ministre dans le ceinturon de son serviteur aux abois. M. de Mortemart, comme M. de Guernon-Banville, mais en sens inverse, ne céda qu’au point d’honneur de sujet et de gentilhomme.

Qu’on était déjà loin de la veille où ce même roi disait fièrement à ce même M. de Mortemart : « Je monterai, s’il le faut, à cheval, plutôt qu’en charrette comme mon frère! »

Qu’on était près, en revanche, du lendemain où ce même roi disait de ce même M. de Mortemart à ses anciens ministres : « Le voilà bien puni de ses opinions libérales ! »

Il fallut s’entendre, séance tenante, sur les conditions de la capitulation, non point à imposer, mais hélas! tout au plus à proposer.

Arrière les ordonnances! de même l’ajournement! Au surlendemain, 3 août, l’ouverture de la session ; à M. de Mortemart la présidence et les affaires étrangères ; à M. Perier les finances ; au général Gérard la guerre; la garde nationale de Paris remise sur pied ; le nom de son commandant laissé en blanc ; à débattre tout le reste vaille que vaille; MM. de Sémonville et d’Argout chargés de porter ces paroles de paix aux ayans cause quels qu’ils fussent des vainqueurs, assistés bien entendu de l’éternel M. de Vitrolles, pendu à la basque de leur habit.

Il était cinq heures environ quand nos trois missionnaires se mirent en route, mais l’accès de Paris n’était pas facile ; toute la banlieue était sur pied, en grand émoi, si ce n’était déjà en révolte; les barrières étaient fermées et palissadées ; les rues dépavées et hérissées de barricades; ce ne fut qu’en déclinant leurs noms et leur qualité qu’ils parvinrent à se frayer un passage, et les nouvelles, qu’ils faisaient sonner bien haut, n’étaient accueillies par les uns qu’avec indifférence, par les autres qu’avec dérision et forte rebuffades. M. de Sémonville, qui marchait nue tête et ne se faisait pas fautes de haranguer la foule, s’étant informé du lieu où il pourrait trouver le général Gérard, il lui fut répondu : A l’Hôtel de Ville, où siège le gouvernement provisoire.

La nouvelle était alarmante, mais prématurée. Ce pseudo-gouvernement provisoire n’était encore qu’une commission municipale déléguée par la réunion des députés. Cette réunion s’était ajournée la veille au soir (28 juillet), ainsi que je l’ai indiqué, et s’était trouvée de bon matin (29) chez M. Laffitte, au nombre de vingt-quatre ou vingt-cinq. Après avoir reçu les colonels et les principaux officiers des régimens qui s’étaient refusés, le second jour, à tirer sur leurs concitoyens, elle avait pensé qu’en l’absence de toute autorité régulière, il importait de pourvoir au rétablissement de l’ordre, à la police des rues, à la sécurité des établissemens publics et des habitations privées, aux communications avec le dehors pour l’approvisionnement des marchés, etc., etc. Après s’être en quelque sorte constituée elle-même dans un local distinct des salons ouverts à tous venans et s’être donné un secrétaire, elle avait nommé membres de la commission municipale par la voie du scrutin : MM. Laffitte, G. Perier, Lobau, de Schonen (au refus de M. Odier), Audry de Puyraveau, Mauguin (adjoint ultérieurement) : elle avait chargé M. de La Fayette de veiller à la réorganisation de la garde nationale, et le général Gérard de prendre le commandant des troupes à Paris.

Son premier soin avait été de prendre possession de l’Hôtel de Ville et d’en chasser un aventurier qui, sous le nom peut-être apocryphe de général Dubourg, s’en était emparé à la tête d’une bande ramassée dans la rue et y exerçait gravement la dictature. Elle avait ensuite conféré provisoirement au baron Louis le soin du trésor et de la banque, à M. Bavoux les fonctions de préfet de police, à M. Chardel la direction des postes et des télégraphes; et ce fut assez avant dans la soirée que MM. D’Argout, de Sémonville et de Vitrolle parvinrent à s’y faire annoncer ; la présence de ce dernier causa quelque inquiétude pour sa sûreté dans un lieu ouvert au public, sans garde, sans gens de service, sans autre protection que l’enthousiasme populaire ; néanmoins il ne fut ni maltraité ni insulté, mais il agit sagement en laissant la parole aux deux autres ambassadeurs. Ce fut, je crois, M. D’Argout qui le premier entra en explication.

On a beaucoup dit que les déclarations ou propositions royales, n’importe le terme, avaient été accueillies par ces mots : Il est trop tard ! et cette exclamation a été attribuée tantôt à M. Mauguin, tantôt à M. de Schonen. C’est une erreur. L’accueil fut froid, réservé, silencieux, voilà tout. M. G. Perier demanda, au nom de la commission, quels étaient les qualités et pouvoirs des envoyés. Il lui fut répondu que leur mission était simplement d’annoncer l’arrivée presque immédiate de M. de Mortemart, muni des ordonnances signées du roi. M. G. Perier répliqua, de son côté, que la commission elle-même était sans pouvoirs pour les entendre et leur répondre, et qu’ils devaient s’adresser à la réunion des députés en séance chez M. Laffitte ; il leur délivra, à cet effet, un laissez-passer, où fut omis, par prudence, le nom de M. de Vitrolles.

En possession de ce laissez-passer, M. D’Argout se présenta seul chez M. Laffitte. M. de Sémonville, accablé par l’âge et la fatigue, regagna le Luxembourg. M. de Vitrolles, en s’arrêtant chez lui, pourvut à sa propre sûreté, non sans de fortes raisons.

M. D’Argout trouva dans le salon de M. Laffitte, non-seulement les députés présens à Paris, mais une société fort mêlée et fort nombreuse, la porte étant ouverte à qui se présentait. Il exposa le but et le caractère de sa missive, et il en fit ressortir l’importance avec beaucoup de ressource d’esprit et d’énergie. Naturellement dans une réunion si diverse, et si diversement agitée, il se rencontrait autant d’opinions que de groupes, que de parleurs disposés à se mettre en évidence, mais, en définitive, le sentiment qui prévalait, ce fut d’attendre et d’entendre M. de Mortemart, que son beau-frère, M. de Forbin-Janson, venait de quitter à Saint-Cloud.

Après une heure d’attente environ, M. D’Argout sortit, reprit en passant M. de Vitrolles, qui demeurait porte à porte, et retourna à Saint-Cloud.

J’assistais à cette pénible expectative, en simple témoin, sans caractère particulier, en témoin silencieux, comme l’a fort bien remarqué M. Bérard, et ce qui m’étonne, c’est qu’il s’en soit étonné ; je ne poursuivais point avec une ardeur passionnée la ruine de l’ordre établi ; je ne trouvais aucun plaisir à injurier des vaincus, fussent-ils de sang royal, et je désirais sincèrement la réconciliation des pouvoirs publics à des conditions compatibles avec l’honneur et la sécurité réciproques. La tâche me paraissait assez difficile pour qu’on y réfléchît posément, et qu’on évitât d’en compromettre le succès par des déclamations oiseuses et des criailleries inutiles. A la fin, ne voyant rien venir, je pris sur moi d’offrir à M. Laffitte, qui présidait à peu près cette quasi-réunion, d’aller moi-même jusqu’au Luxembourg, à la recherche de M. Mortemart, qui peut-être s’y serait arrêté pour s’entendre avec ses précurseurs et recevoir leur rapport.

Mon offre étant agréée, je me mis-en route, mais ce n’était pas petite affaire. Pour arriver de l’hôtel Laffitte, situé rue Cerutti (maintenant rue Laffitte) au Luxembourg, il me fallait traverser le boulevard, longer la rue Richelieu, suivre les deux quais de la Seine, et pénétrer jusqu’au fond du faubourg Saint-Germain, parlementer, d’obstacle en obstacle, avec les barricadeurs, escalader des monceaux de pavés et de voitures renversées ; je n’atteignis qu’à près de minuit le but de cette course au clocher. Arrivé, j’eus grand’ peine à me faire ouvrir, le portier s’était barricadé au dedans : à force de m’époumonner, j’appris par un guichet que M. de Sémonville était rentré seul, qu’il s’était mis au lit, n’en pouvant plus, et qu’on n’avait pas entendu parler de M. de Mortemart.

Mon retour lut plus difficile encore, car c’était à qui multiplierait dans les rues les chausse-trapes, mais, par un grand hasard, qui fut pour moi un grand bonheur, je trouvai tout à coup un compagnon de route ; ce fut le général Tromelin, ancien Vendéen, bien posé dans l’armée impériale, et que j’avais connu en Illyrie, où le duc de Raguse lui avait donné le commandement d’un régiment croate. Nous nous prêtâmes mutuellement appui, tant pour franchir les obstacles que pour tenir en respect les tapageurs qui célébraient leur triomphe en accablant d’injures les gens proprement vêtus et en leur montrant le poing sous le nez. Comment, pourquoi le général Tromelin s’était-il fourvoyé dans cette bagarre, je l’ignore, ou, s’il me Ta dit alors, je l’ai oublié ; mais ce dont je me souviens très bien, c’est qu’ayant appris par moi l’avènement de M. de Mortemart au ministère, et, s’imaginant que j’allais devenir membre de ce ministère, il me recommanda d’insister auprès du général Gérard pour lui faire obtenir le grade de général de division.

Le jour commençait à poindre quand je me trouvai près de chez moi, et n’ayant rien à rapporter qui pût éclairer la réunion Laffitte, laquelle devait, à coup sûr, s’être dispersée, je rentrai au logis, et je me jetai tout habillé, c’est-à-dire tout poudreux et tout déguenillé, sur mon lit. C’était à peu près au même moment qu’enfin le très désiré M. de Mortemart se mettait en route, et la faute n’en était point à lui. Le valet du Joueur, dans la comédie de ce nom, dit en parlant de son maître :


Mais avant qu’il se lève, il faudra qu’il se couche.


Avant que M. de Mortemart arrivât, il fallait qu’il partît. Or, durant ce dernier jour de son règne, ce même Charles X, qui, le matin lui avait quasi mis le pistolet sur la gorge pour le faire ministre, ce même et identique Charles X se refusa mordicus non-seulement à le laisser partir, mais à faire dresser en forme les ordonnances convenues et à les signer. Dans sa méfiance, il avait expédié à la suite de MM. D’Argout, de Vitrolle et de Sémonville le général Alexandre de Girardin et s’obstinait à ne s’engager irrévocablement qu’à son retour. M. de Girardin ne revint pas, du moins ce jour-là. A deux heures du matin, MM. D’Argout et de Vitrolles trouvèrent, en arrivant, tout le monde couché, y compris le roi, et partout les lumières éteintes. Il fallut réveiller cet autre Alexandre, cet autre Condé; M. de Mortemart eut grand’peine à pénétrer jusqu’à lui, et n’introduisit les négociateurs que pour se voir congédié, lui et M. D’Argout. M. de Vitrolles parut seul digne de confiance ; mais son rapport fut tel que le roi céda. Vint alors l’embarras de rédiger les ordonnances ; point de plumes, d’encre ni de papier; on en trouva enfin tels quels, et M. D’Argout, assisté de M. Mazas, homme de lettres attaché à l’éducation de M. le duc de Bordeaux, et de M. de Langsdorff, ami de M. de Vitrolles, qui l’avait amené de Paris, brocha à la hâte cette besogne ; puis, nouveau combat pour obtenir la signature ; ce ne fut enfin qu’au coup de six heures que la voiture d’emprunt chargée de la dernière planche de salut dégringola le long de la rampe de Saint Cloud et se dirigea vers la Porte-Maillot.

Je note ici, à titre de souvenir, que dans le cours de cette journée (29) je rencontrai M. de Girardin chez un de ses amis et des miens ; qu’il nous par la fort au long, selon son usage, de la mission dont il s’était chargé ; qu’il regardait la partie comme perdue à Paris, mais le roi comme décidé à se retirer avec ce qui lui restait de troupes et les renforts qu’il attendait dans les provinces de l’Ouest et du Midi ; il nous fit ses adieux en homme qui s’engage dans une entreprise désespérée.

Rien, néanmoins, n’était encore sans remède, car, à ce même coup de six heures, M. Laffitte, au nom de la commission municipale, offrait à Alexandre de La Borde, nommé la veille préfet provisoire, d’échanger ce poste contre celui de major-général de la garde nationale en lui disant :

« Les choses sont arrangées ; le duc de Mortemart est président du conseil ; Gérard et Perier sont ministres ; j’aurais peut-être désiré autre chose, mais, que voulez-vous ? tout paraît décidé. »

Deux heures après, vers les huit heures, on lisait affiché sur la porte même de M. Laffitte, à la Bourse, et dans tous les lieux publics un placard ainsi conçu : « Charles X ne peut plus rentrer à Paris ; il a fait couler le sang du peuple ; la république nous exposerait à d’affreuses divisions ; elle nous brouillerait avec l’Europe. Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la révolution ; le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous ; le duc d’Orléans était à Jemmapes ; le duc d’Orléans a porté les couleurs nationales ; le duc d’Orléans peut seul les porter encore ; le duc d’Orléans s’est prononcé ; il accepte la charte comme nous l’avons toujours voulue et entendue ; c’est du peuple français qu’il tiendra sa couronne. »

Cette dernière phrase fut immédiatement modifiée ainsi qu’il suit dans un second placard : « Le duc d’Orléans ne se prononce pas; il attend notre vœu ; proclamons ce vœu, il acceptera la charte comme nous l’avons toujours entendue et voulue. »

D’où provenaient ces placards ? On sait aujourd’hui qu’ils étaient l’œuvre de MM. Thiers et Mignet, et que le libraire Paulin, fort de leurs amis, donna ses soins à l’impression et à l’affichage. M. Laffitte était-il dans le secret? Il y a lieu de le présumer, d’après cette phrase : «J’aurais peut-être désiré autre chose ; mais je ne vois pas qu’il y eût lieu de lui en faire un reproche. » Il était fort naturel d’avoir plus de confiance dans le duc d’Orléans que dans Charles X après les ordonnances, il était raisonnable d’avoir plus d’une corde à son arc; et du moment où M. Laffitte ne se refusait point à entendre M. de Mortemart; à négocier et à s’entendre avec lui, s’il était possible, M. Laffitte était dans son droit.

Quoi qu’il en soit, le nom de M. le duc d’Orléans mit le feu aux poudres ; en moins d’une heure il courut en tous sens et de bouche en bouche ; je n’entendis prononcer aucun autre nom ni même parler d’aucune autre chose, en remontant de bonne heure le boulevard, dans l’idée de trouver les députés réunis de nouveau chez M. Laffitte et de m’acquitter en leur expliquant les tribulations de mon expédition nocturne. Chemin faisant, je rencontrai tout à coup M. Hyde de Neuville, qui, s’imaginant apparemment voir déjà le duc d’Orléans trôner la couronne en tête et le sceptre en main, et me croyant l’un des doli fabricator, s’en vint droit à moi tout furieux et commençait à me chapitrer si je l’eusse laissé faire. Je coupai court à ses remontrances intempestives, tout au moins, et prématurées, en lui faisant observer que, fondée ou non, quant à moi, son indignation portait à faux: j’avais sur le bout des lèvres d’ajouter qu’à voir où en étaient Paris et la France, ce qu’il en pourrait advenir aux princes et aux principes ne me préoccupait pas exclusivement, mais je me contins et je passai outre.

Arrivé à la hauteur de la rue Cerutti, j’y trouvai un encombrement sans pareil, une foule serrée, pressée, entassée, criant, hurlant, gesticulant à cœur-joie. Je demandai de quoi il s’agissait: on me dit que les députés étaient en train de délibérer, et comme on les soupçonnait d’attendre M. de Mortemart pour lui faire accueil, on se disposait, en revanche, à lui faire un mauvais parti : c’était un envoyé de Charles X ; c’était un juge du maréchal Ney. Ce dernier grief était mal choisi, M. de Mortemart n’ayant pas siégé au procès, mais les braillards n’y regardent pas de si près. Désespérant de traverser cette cohue et n’ayant pas, au fond, grand intérêt, je rentrai chez moi avec le dessein de me diriger de là vers le Luxembourg, où je pensais bien qu’il y aurait enfin quelque chose à voir et peut-être quelque chose à faire.

Véritablement les députés étaient réunis et délibéraient; ils étaient plus de quarante; mais ils avaient mordu comme le dehors au nom de M. le duc d’Orléans ; les plus modérés, les plus sensés allaient jusqu’à le faire roi sur-le-champ et par une sorte de coup fourré. Il faut rendre justice à M. Bérard, qui tenait le fauteuil; il leur fit honte de leur précipitation et de leur étourderie, il alla même plus loin ; après avoir dirigé la délibération avec adresse et mesure, de manière à réduire la proposition dans les limites de la lieutenance générale, il se refusa même à mettre aux voix cet amendement, engageant ses collègues à se réunir au Palais-Bourbon pour; y recevoir M. de Mortemart et aviser ce que de raison en commun avec tous les députés arrivés ou arrivant à Paris. La séance fut fixée à midi.

En rentrant chez lui, rue Neuve-des-Mathurins, si je ne me trompe, M. Bérard rencontra en face de sa porte MM. de Mortemart et d’Argout, M. de Vitrolles étant resté à Saint-Cloud. Nos deux pauvres missionnaires, assistés chacun d’un quasi-secrétaire, après avoir essayé vainement de pénétrer dans Paris par le bois de Boulogne, et s’être attardés un quart d’heure à Auteuil chez M. de Forbin-Janson, beau-frère de M. Mortemart et son précurseur, la veille, à la réunion Laffitte, nos deux missionnaires, dis-je, étaient parvenus au pont de Grenelle, par une brèche du mur d’octroi où M. de Mortemart faillit laisser une de ses jambes et se blessa assez grièvement. « Où allez-vous? leur demanda M. Bérard. — Chez M. Laffitte, répondit M. D’Argout; à la réunion des députés. — n’en faites rien, répliqua M. Bérard; d’abord vous n’y trouveriez personne, puis vous courriez risque de recevoir quelque mauvais coup. » M. Bérard les fit entrer dans son appartement, prit connaissance du message et des documens à l’appui, et c’est là que fut prononcé le mot fatal : « c’est trop tard! » il le fut avec les regrets et les ménagemens convenables; du reste, entrant, autant qu’il dépendait de lui, dans la position et dans les vues de M. de Mortemart, M. Bérard lui conseilla de se présenter de bonne heure au Palais-Bourbon et lui promit d’y réunir autant de députés que faire se pourrait.

M. de Mortemart et M. D’Argout se séparèrent dès lors, et le premier se dirigea avant tout vers le Luxembourg, où M. de Sémonville devait l’attendre avec le petit nombre de pairs qu’il aurait pu réunir de son côté.

C’est là que je le trouvai en arrivant moi-même; il était déjà, je ne dirai point en conseil, le mot serait trop ambitieux, mais en colloque avec une vingtaine d’entre nous, des meilleurs et des plus sensés. J’ignore s’ils avaient été convoqués ou s’ils étaient venus, comme moi, proprio motu.

J’appris en arrivant que, M. le duc de Mortemart ayant manifesté l’intention de se présenter lui-même, tant à la chambre des députés qu’à l’Hôtel de Ville, et d’y donner lecture des nouvelles ordonnances dont il était porteur, notre petite réunion, à l’unanimité, l’en avait détourné, cette démarche paraissant contraire à la dignité dont il était revêtu et aux règles de la plus simple prudence ; ces deux corps délibéraient, en effet, sinon en pleine rue, du moins en contact avec la rue et sous le feu même de l’insurrection. On trouvait plus sage et plus convenable que M. de Mortemart communiquât avec ces deux corps par message et qu’il s’installât au Luxembourg en y faisant acte de gouvernement.

Si M. de Mortemart avait été un puissant orateur comme Mirabeau ou un guerrier couvert de gloire comme le général Bonaparte au 18 brumaire (et encore le héros fit-il assez pauvre figure au conseil des cinq cents), peut-être l’autre parti aurait-il paru préférable; mais, simple galant homme, dépourvu de toute habitude de la parole, remplissant loyalement, mais à contre-cœur, une mission sans espoir, accablé par la fatigue, dévoré par la fièvre, estropié par sa chute du matin au point qu’il lui fallait deux personnes pour se tenir debout, sa présence aurait plus nui que servi à l’effet tel quel des nouvelles ordonnances. Le moyen qu’il pût discuter avec énergie et avec succès toutes les questions de vie et de mort pour la royauté légitime, toutes les thèses d’ordre social et d’ordre politique qui se trouvaient engagées dans la circonstance ; qu’il le pût, dis-je, à travers les cris, les violences et les menaces d’une multitude à laquelle nul n’avait ni le droit, ni le pouvoir de fermer la porte! On s’arrêta donc à l’idée de communiquer par un message, et notre collègue, M. Collin de Sussy, s’étant offert à déposer les ordonnances sur le bureau de la chambre des députés et sur celui de l’Hôtel de Ville, son offre fut acceptée à défaut de messager en titre d’office.

M. Sauvo, rédacteur du Moniteur, refusa de les publier, et M. Didot, imprimeur de notre chambre, de les publier sans l’autorisation de la chambre des députés.

A peine étais-je entré, à peine avais-je échangé quelques mots avec les assistans, que nous entendîmes dans la cour un vacarme épouvantable. On courut aux fenêtres et l’on aperçut M. de Chateaubriand à califourchon sur les épaules d’un rustre en blouse. A la tête de cette cavalcade, qui tenait du centaure, on voyait s’ébattre, on entendait bruire une volée d’étudians échappés des écoles; à la queue, une tourbe amassée de rue en rue, armée de toutes pièces, qui d’un sabre rouillé, qui d’un pistolet d’arçon, équipée de toutes défroques,


En bottes, en guêtres et surtout en guenilles.


toute la troupe pêle-mêle criant à gorge déployée : « Vive Chateaubriand ! vive la liberté de la presse ! » et, chaque fois que le héros de la fête essayait de crier pour son compte : « Vive le roi ! » couvrant sa voix par de joyeuses clameurs et des gueulées à coups redoublés.

M. de Chateaubriand s’est fort égayé, dans ses Mémoires, aux dépens des scènes grotesques dont la révolution de juillet a été l’occasion et les rues de Paris le théâtre durant ces trois journées, objet tour à tour à tour de ses imprécations et de ses complimens. Rien n’est arrivé là que de naturel. La révolution ayant été toute populaire, la révolution n’ayant été que l’explosion soudaine d’une juste indignation, personne n’avait qualité pour la dominer, la régler, s’en faire le maître des cérémonies. Je suppose que c’est par bon cœur, sinon par reconnaissance, que l’auteur du Génie du christianisme s’est interdit de nous égayer, à notre tour, en nous racontant par le menu l’ovation dont il a lui-même été régalé; mais, c’est dommage, il l’aurait fait de main de maître, et la charge, — en langage d’atelier, — en bon français, la caricature, n’aurait pas été la moins divertissante de toutes.

Après être descendu, tant bien que mal, de ce tréteau de chair et d’os sur lequel il était juché ; après avoir de son mieux congédié sa monture et son cortège, il nous fit l’honneur de monter humblement le grand escalier, de se joindre à nous, qui n’étions pas fiers, j’en conviens, et voici ce qu’en racontent les historiens de la révolution les plus opposés de doctrine et de drapeau.

« Il entre dans la salle où sont assemblés ses collègues. Son émotion est extrême, son regard rayonnant est comme inspiré, sa démarche solennelle. On l’entoure, on l’interroge, il garde le silence; il va prendre place dans un coin reculé, et là, replié sur lui-même, étranger à tout ce qui se passe autour de lui, il demeure quelque temps absorbé dans une sorte d’extase... Voyant le ministre et ses conseillers occupés à rechercher les mesures les plus urgentes à prendre, il se rapproche d’eux. « Eh! messieurs, leur dit-il. de quoi vous occupez-vous ? songez avant tout à sauver la liberté de la presse. — Mais le roi, monsieur le vicomte, et la légitimité? — Le roi, la légitimité, je leur suis plus attaché que personne; mais ils ne sont pas en péril. Sauvons la liberté de la presse et, le trône fût-il renversé, je ne demande qu’une plume et deux mois pour le relever. »

L’historien ajoute : « On est peu capable de bien juger les choses dans le monde prosaïque des affaires quand on est exposé à perdre la tête dans les enivremens d’une ovation de carrefour. »

Cette version d’un historien orléaniste se trouve reproduite à peu près intégralement par M. de Vaulabelle, historien républicain, et-par M. Mazas, secrétaire de M. de Mortemart.

J’y puis donner, ce me semble, un démenti positif. j’étais présent; une telle scène m’aurait frappé, à coup sûr, et serait restée dans ma mémoire. Je n’en ai pas gardé le moindre souvenir ; je ne me rappelle rien qui lui ait pu servir même de prétexte.

Mais je demande la permission d’en dire autant de celle que M. de Chateaubriand lui substitue et du discours qu’il lui convient de me prêter généreusement, discours riche en figures, en mouvemens oratoires et, à ce titre, plus digne de lui que de moi. Je ne sais, en vérité, si j’ai placé quatre paroles dans une conversation à bâtons rompus, ou nous étions tous animés des mêmes sentimens et préoccupés du même but; mais ce dont je suis parfaitement sûr, c’est de n’avoir jamais dit que je venais de parcourir tout Paris, que nous étions sur un volcan, que les maîtres ne pouvaient plus contenir leurs ouvriers, que si le nom du roi était désormais prononcé, on couperait la gorge à qui le prononcerait, que nous serions tous massacrés, qu’on prendrait d’assaut le Luxembourg, comme la Bastille en 1789, et quant au discours par lequel M. de Chateaubriand avait foudroyé ce langage, c’est ma faute peut-être, mais je regrette de n’en avoir pas entendu le premier mot.

Il est aisé de tourner les gens en ridicule en les gratifiant de sottises, mais encore faudrait-il que cela eût le sens commun.

« A l’heure où les choses se passaient ainsi, reprend l’historien que nous venons de citer, les députés se réunissaient au Palais-Bourbon, sous la présidence de M. Laffitte... M. Bérard, ayant au début fait le récit de sa rencontre avec M. de Mortemart et annoncé l’intention manifestée par ce ministre de se présenter à la réunion, M. de Salverte invita l’assemblée à examiner s’il y avait lieu de le recevoir.

« Si M. de Mortemart se présente, dit le général Sébastiani, nous devons le recevoir. Il faut examiner quel sera le parti le plus sage et le plus utile à prendre. — Si M. de Mortemart était présent, ajouta M. Mauguin, je demanderais qu’il fût entendu, mais le temps presse et nous ne pouvons pas dépendre de son bon plaisir. »

Entrant dès lors dans le courant des affaires (car la réunion du Palais-Bourbon était plutôt encore la continuation de la réunion Laffitte qu’une chambre des députés), la réunion du Palais-Bourbon s’occupait de confirmer la commission municipale et d’en déterminer les attributions, lorsque le bruit se répandit, tout à coup, que M. Thiers arrivait de Neuilly porteur de l’adhésion de M. le duc d’Orléans à la résistance nationale.

Cela n’était qu’à demi vrai. M. Thiers et M. Scheffer, s’étant, non sans de très grandes difficultés, rendus à Neuilly de leur propre chef, n’y avaient trouvé que la duchesse d’Orléans et Madame Adélaïde. M. le duc d’Orléans lui-même s’était éloigné, afin d’éviter de devenir sous un titre honorifique ou le prisonnier de la cour, ou celui de quelque faction. M. Thiers n’avait donc point vu personnellement M. le duc d’Orléans, mais il avait acquis la certitude que ce prince approuvait la résistance aux ordonnances et on lui avait fait la promesse qu’il serait tenu au courant de l’état des choses et des vœux dont il était l’objet. Cela suffit pour que son nom produisît sur la réunion du Palais-Bourbon le même effet que sur la réunion Laffitte, et ce ne fut qu’à grand’peine que le seul bon royaliste présent à cette séance, M. Hyde de Neuville, obtint quelque répit; sur sa demande, la réunion décida que cinq de ses membres se rendraient au Luxembourg pour s’entendre avec ceux des pairs qui s’y trouvaient réunis.

Les commissaires choisis furent : MM. Augustin Perier, Sébastiani, Guizot, Benjamin Delessert, Hyde de Neuville. Ils partirent sur-le-champ, et la réunion se déclara en permanence jusqu’à leur retour.

Nous les recueillîmes avec empressement. Ils entrèrent à l’instant même en rapport avec M. de Mortemart. L’entrevue lut, de part et d’autre, sincère et cordiale. Le désir d’arriver, s’il était possible, à la réconciliation des pouvoirs publics était égal dans tous les esprits, mais la même difficulté pesait sur tous également.

M. de Mortemart avait qualité et pouvoir pour traiter au nom du roi; mais avec qui traiter? Avec l’Hôtel de Ville? Mais la commission municipale n’avait ni qualité ni pouvoirs ; elle était, en outre, noyée dans l’insurrection, et entraînée par le mouvement général. Avec le Palais-Bourbon? Mais les députés qui s’y rencontraient ne formaient encore qu’une minorité bien minime, sans constitution légale, une minorité flottante, assiégée, comme la commission de l’Hôtel de Ville, par une foule qui la débordait, s’y mêlait et pénétrait jusque sur ses bancs.

Dans cette perplexité, les députés commissaires nous firent part des nouvelles, plus ou moins fondées, qui paraissaient venir de Neuilly, et de la disposition où la réunion des députés semblait être d’inviter M. le duc d’Orléans à prendre le caractère et le titre de lieutenant-général, afin d’employer l’ascendant manifeste que son nom exerçait sur le gros du public, à rétablir l’ordre, et à rendre possible la discussion des propositions royales.

M. de Mortemart protesta vivement contre cette proposition, c’était son droit et son devoir. On ne pouvait guère, en effet, s’en dissimuler la conséquence probable et prochaine ; mais ce n’était, après tout, que du provisoire, et l’avenir restait en suspens; n’était-ce pas, au contraire, à laisser courir l’événement, une conséquence immédiate et certaine que la proclamation de la république?

La chose était si évidente que M. de Mortemart lui-même ne put se défendre d’avouer que, comme Français, il approuverait cet expédient afin de mettre un terme à l’anarchie, et que c’était en tant que ministre du roi qu’il y résistait. Nous partagions ses appréhensions et ses regrets, mais nous n[avions pas la même obligation de tout risquer et de brûler notre dernier vaisseau. C’est ce que je fis personnellement observer à l’un de mes amis M. de Bastard, et ce qu’il reconnut fort tristement. Nous inclinions donc de ce côté, en désespoir de mieux, et je ferai remarquer, en passant, que MM. de Chateaubriand et Hyde de Neuville, présens à cette entrevue, n’ouvrirent pas la bouche, quand un incident y mit fin, et prévint, de notre part, toute délibération effective.

Un messager expédié à cheval et en toute hâte vint rappeler les députés commissaires sur l’étrange nouvelle que les hostilités recommençaient et que le roi faisait attaquer Versailles. Il s’en suivit une explication où M. de Mortemart protesta vivement contre ce faux bruit, mais les députés commissaires n’en obéirent pas moins au rappel, et se retirèrent avec la pensée que M. de Mortemart était de très bonne foi la dupe de ses commettans.

De notre côté, nous en restâmes là, cherchant sans trouver quelque autre expédient, et nous n’eûmes garde de nous séparer avant d’avoir appris quel accueil aurait reçu M. Colin de Sussy, tant au Palais-Bourbon qu’à l’Hôtel de Ville, et quel effet aurait produit la proposition royale.

En rentrant au Palais Bourbon, les députés commissaires y apprirent deux choses ; premièrement l’attaque de Versailles n’était qu’un faux bruit, ainsi que le leur avait affirmé M. de Mortemart ; en second lieu, M. Colin de Sussy s’était présenté ; il avait donné lecture des nouvelles ordonnances, mais il n’avait pu obtenir qu’elles fussent reçues et déposées aux archives.

« Je n’ai ni le droit ni le pouvoir de les accepter, avait répondu M. Laffitte, je ne suis pas président, la chambre n’est pas assemblée ; ceci n’est pas une séance, mais une réunion privée de quelques députés. Portez ces ordonnances si vous le voulez à la commission municipale. »

Après avoir inutilement insisté, M. Colin de Sussy s’était retiré.

Les députés commissaires ayant rendu compte de leur mission au Luxembourg et des dispositions où ils avaient trouvé le petit nombre de pairs qui se groupaient autour de M. de Mortemart, la réunion décida, à l’unanimité, moins trois voix, qu’une invitation serait adressée à M. le duc d’Orléans, en l’engageant à prendre le titre et les fonctions de lieutenant-général, et M. Villemain ayant fait observer qu’il ne se reconnaissait pas, quant à lui, le droit de disposer de la couronne, il lui fut répondu que le titre de lieutenant-général ne préjugeait rien, et qu’il avait été porté, en 1814, par le comte d’Artois avant l’arrivée de Louis XVIII.

Sur la proposition de MM. Benjamin Constant et Sébastiani, la déclaration suivante fut adoptée d’acclamation :

« La réunion des députés actuellement à Paris a pensé qu’il était urgent de prier S. A. R. Mgr le duc d’Orléans de se rendre dans la capitale pour exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume, et de lui exprimer le vœu de conserver les couleurs nationales. Elle a de plus senti la nécessité de s’occuper sans relâche d’assurer à la France dans la prochaine session des chambres toutes les garanties indispensables pour la pleine et entière exécution de la charte. »

Cette déclaration signée, malgré quelques oppositions promptement retirées, par tous les députés présens fut commise aux soins d’une commission de douze membres tirés au sort, savoir : MM. Sébastiani, B. Delessert, Mathieu Dumas, Gallot, Dugas-Montbel, Duchaffaut, Bérard, Charles Dupin, Kératry, Aug. Perier, Saint-Aignan ; puis la réunion se sépara en s’ajournant au lendemain.

Au sortir du Palais-Bourbon, M. Colin de Sussy s’était rendu droit à l’Hôtel de Ville ; il n’avait pénétré qu’à grand’peine dans l’intérieur de l’édifice, à travers la foule compacte, pressée, tumultueuse, qui connaît les quais et la place de Grève ; arrivé à tout risque dans la grande salle, il avait remis les ordonnances dont il était porteur à M. de La Fayette, qui rompit le paquet, bien qu’il ne fût pas membre de la commission municipale, et donna lecture à haute voix de son contenu à la foule assemblée, laquelle couvrit de huées et d’imprécations le message et le messager. M. de La Fayette le fit conduire ensuite, non sans péril, à la commission municipale, qui refusa net, par l’organe impérieux de M. Audry de Puyraveau, de rien recevoir de sa main. Revenu, non sans péril encore, à M. de La Fayette, il en obtint la promesse de faire parvenir officieusement à M. le général Gérard l’ordonnance qui le nommait ministre de la guerre ; M. de La Fayette lui remit, en outre, une lettre personnelle pour M. de Mortemart, lettre polie, adroite, évasive, où perçait un peu d’ironie. C’était une réponse à la lettre particulière que M. de Mortemart lui avait fait remettre en compagnie des ordonnances.

Ce ne fut que vers sept heures du soir que le pauvre M. Colin de Sussy nous revint avec ce léger bagage; nous nous séparâmes après l’avoir entendu. M. de Mortemart, rentré chez lui pour y prendre un peu de repos, y fut assailli par une escouade d’hommes armés, mis en humeur par la lecture des ordonnances à l’Hôtel de Ville, et qui forcèrent sa porte pour lui faire un mauvais parti. Il n’eut que le temps de se réfugier au Luxembourg sous un costume emprunté ; on l’y logea tant bien que mal dans une cachette ; il fallut parlementer toute la nuit pour éviter la visite domiciliaire.

En rentrant chez moi de bonne heure, j’appris que plusieurs personnes s’étaient présentées, au nom de la commission municipale, ou du ministère de l’intérieur, je ne sais lequel, et ne m’ayant pas trouvé, avaient laissé le document tel quel dont j’ai conservé l’original :


« 30 juillet 1830.

« La commission municipale arrête :

« M. le duc de Broglie est nommé commissaire provisoire au département de l’intérieur.

« Signé : LOBAU.

« AUDRY DE PUYRAVEAU, DE SCHONEN, MAUGUIN. »

« Pour ampliation :

« Le Secrétaire de la Commune,

« AYLIE. »


Je ne répondis point à cette missive, et je recommandai, si les mêmes personnes se présentaient de nouveau, de répondre que j’étais absent ; j’écrivis, en même temps, à M. Casimir Perier pour m’en expliquer personnellement avec lui.

Si, le 28, la réunion Laffitte m’avait désigné pour faire partie de la commission municipale, j’aurais accepté sans hésiter, dans l’espérance et dans l’intention de concourir à maintenir cette commission dans les limites de son véritable caractère, et de travailler avec elle à la réconciliation des pouvoirs publics ; mais, dans aucun cas, je n’aurais consenti à devenir, en temps de révolution, l’exécuteur aveugle et bénévole de résolutions prises sans que j’eusse voix au chapitre, à plus forte raison ne pouvais-je accepter un pareil rôle quand l’Hôtel de Ville était devenu le quartier général de l’insurrection ; quand la commission municipale en était devenue la tête et le bras, se livrant à des actes auxquels le comte de Lobau refusait sa signature et au pied desquels M. Casimir Perier faisait biffer la sienne.

Je rencontrai dans la soirée le général Sébastiani. Il m’apprit que la commission nommée par la réunion des députés s’était présentée au Palais-Royal, et n’y ayant pas trouvé le prince, lui avait expédié un officier de sa maison, lequel devait rapporter la réponse dans la soirée chez M. Laffitte. Il m’exprima le désir devoir les gens de bien, les gens sensés, se rapprocher du lieutenant-général si tant était qu’il déférât à l’invitation ; sa mission était difficile et périlleuse, il était du devoir de tous les bons citoyens de l’y assister. J’entrai volontiers dans son idée, et promis de faire de mon mieux si l’occasion s’en présentait.

Le messager revint à huit heures, le prince, sans s’engager à rien, promit de venir à Paris le lendemain matin. « Ce n’est pas demain, lui écrivit sur-le-champ M. Laffitte; c’est aujourd’hui, c’est tout à l’heure, où tout est à vau-l’eau. »

Le messager repartit ; à minuit, il n’était pas de retour. « Demain, que nous arrivera-t-il ? dit Benjamin Constant à M. Laffitte en le quittant. — Demain, répondit celui-ci, nous serons perdus. »

Il était dix heures quand M. le duc d’Orléans reçut à Neuilly le second message de M. Laffitte. Il se mit en route accompagné de deux de ses aides-de-camp, le général Heymer et le colonel de Berthois, entra dans Paris, à pied, en habit de campagne, et, parvenu au Palais-Royal, fit prévenir de son arrivée M. Laffitte et le général La Fayette, et prier M. de Mortemart de venir le trouver sur-le-champ. M. de Mortemart s’empressa de déférer à cette invitation ; il trouva le prince à demi déshabillé, à demi couché sur un grabat dans les combles du Palais-Royal. Leur entrevue fut sincère et cordiale. Le prince lui raconta ce qu’il avait fait pour éviter de devenir un instrument entre les mains de l’un ou l’autre parti, celui des ordonnances et celui de l’émeute. Il lui exposa sa position, en lui protestant, ce qui était parfaitement vrai, qu’il n’avait d’engagement envers personne, et qu’il n’avait ni le dessein ni le désir d’en tirer parti. En lui faisant connaître l’invitation à lui adressée par la réunion des députés, il lui demanda si ses pouvoirs s’étendaient jusqu’à l’autoriser à prendre, au nom du roi, le titre et les fonctions de lieutenant-général; celui-ci ayant répondu négativement: « Que dois-je faire alors? lui dit le prince. Dois-je laisser proclamer la république, livrer Paris à l’anarchie, et la France à l’invasion, renoncer à sauver les débris de la monarchie, et la dernière chance d’une réconciliation entre les pouvoirs publics? — Comme ministre du roi, lui répondit M. de Mortemart, je n’ai point de conseil à vous donner ni de pouvoirs à vous conférer, mais, à votre place, j’accepterais. » Le duc d’Orléans écrivit, à la hâte, une lettre que M. de Mortemart se chargea de remettre au roi, et qu’il plaça dans un pli de sa cravate. Ce que contenait cette lettre, je l’ignore, mais, remise à M. de Mortemart et adressée au roi, elle ne pouvait contenir que le récit même de leur entrevue, tel que M. de Mortemart l’a racontée en revenant au Luxembourg.

A huit heures du matin, M. le duc d’Orléans reçut les commissaires délégués par la réunion des députés ; il lut la déclaration dont ces commissaires étaient porteurs, et demanda le temps d’y réfléchir. Mais le temps pressait. M. Bérard et le général Sébastiani lui firent connaître « les menées rapides et croissantes de l’opinion républicaine, l’exaltation des clubs, l’effervescence de l’Hôtel de Ville, les hésitations et bientôt l’impuissance de M. de La Fayette, l’ardeur des jeunes gens, leur influence sur la classe ouvrière; « Monseigneur, lui dit M. Benjamin Delessert, non-seulement M. Bérard vous a dit la vérité, mais il ne vous l’a pas dite tout entière. »

M. le duc d’Orléans demanda une demi-heure et se retira avec le général Sébastiani et M. Dupin, puis il rentra avec une proclamation à la main, laquelle était ainsi conçue :


« Habitans de Paris :

« Les députés de la France, en ce moment réunis à Paris, m’ont exprimé le désir que je me rendisse dans cette capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. Je n’ai pas balancé à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de votre héroïque population et à faire tous mes efforts pour vous préserver de la guerre civile et de l’anarchie. En rentrant dans la ville de Paris, je portais avec orgueil les couleurs glorieuses que vous avez reprises et que j’avais moi-même longtemps portées. Les chambres vont se réunir; elles aviseront aux moyen d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation. La charte sera désormais une vérité. »

« Cette proclamation, dit le plus fidèle des historiens de cette époque, cette proclamation était habile et sage. Avec une extrême modération dans la forme, elle contenait implicitement la reconnaissance de la légitimité de la révolution et l’adhésion du duc d’Orléans, elle sanctionnait la reprise du drapeau tricolore et promettait la sincère exécution de la charte. Au-delà de ce programme, elle n’engageait rien ni personne ; elle ne faisait allusion à aucun changement, soit dans les institutions, soit dans les hommes. Elle laissait possible, enfin, tout ce qui ne serait pas contraire aux lois et aux droits de la nation, et renvoyait aux chambres le soin d’aviser à la réorganisation politique de la France. »

Les députés accueillirent ce langage avec enthousiasme, mais il était grand temps qu’il se fît entendre, car l’Hôtel de Ville, emporté par le torrent du jour, en parlait un tout autre.

« Habitans de Paris, disait presque au même instant la commission municipale, Charles X a cessé de régner sur la France. Ne pouvant oublier l’origine de son autorité, il s’est toujours considéré comme l’ennemi de notre patrie et de ses libertés, qu’il ne pouvait comprendre. Après avoir sourdement attaqué nos institutions par tout ce que l’hypocrisie et la fraude lui prêtaient de moyens, lorsqu’il s’est cru assez fort pour les détruire ouvertement, il avait résolu de les noyer dans le sang des Français. Grâce à votre héroïsme, les crimes de son pouvoir sont finis. » La proclamation se terminait en annonçant la création d’un gouvernement nouveau, ne de la révolution. Elle était signée de Schonen, Odilon Barrot, Lobau, Mauguin, Au dry de Puyraveau ; on y avait ajouté d’office le nom de M. Casimir Perier, qui le fit rayer.

A la lecture de cette pièce, affichée déjà sur les murs de la capitale, M. le duc d’Orléans n’hésita plus, il vit bien que tout était perdu s’il ne dissolvait sur-le-champ la réunion de l’Hôtel de Ville ; il annonça publiquement la résolution de s’y porter de sa personne, et en fit prévenir la réunion du Palais-Bourbon.

Celle-ci, comptant déjà quatre-vingt-douze membres, et figurant, en attendant mieux, une chambre au petit pied, s’était à peu près constituée ; elle avait nommé par acclamation son président et ses secrétaires, entendu le rapport de sa commission, approuvé tout ce qui s’était dit et fait entre elle et M. le duc d’Orléans. Mais, justement alarmée, comme ce prince, des allures, ou, pour mieux dire, des incartades de l’Hôtel de Ville, elle avait senti, comme lui, la nécessité d’y mettre ordre en réglant les pouvoirs de la commission municipale, en prenant, désormais, toute initiative à son compte, et en publiant, sous forme de déclaration des droits, les principes qu’elle entendait garantir et le but qu’elle entreprenait de poursuivre. La préparation de cet acte avait été commise à MM. Guizot, Benjamin Constant et Villemain. Rédigé séance tenante, adopté à l’unanimité, c’était au moment même où. les députés présens y apposaient leur signature qu’advint le message du lieutenant-général.

Parti pris sur-le-champ : prêter concours au nouveau chef du pouvoir exécutif, marcher avec lui droit à l’Hôtel de Ville pour l’y faire reconnaître, parut à tous le premier et le plus pressant des devoirs. M. Bérard prit les devans pour l’en informer, et bientôt après, M. Laffitte, à la tête de la réunion tout entière, donna lecture au prince de la déclaration qu’on lui soumettait. Il y souscrivit de grand cœur ; mais, tout ceci ayant entraîné quelque perte de temps, ce ne fut guère avant deux heures après midi que le cortège put se former et se mettre en marche.

J’assistai en simple curieux à sa formation dans la cour du Palais-Royal ; je le suivis le long des quais en simple badaud, donnant le bras à l’un de mes amis, badaud comme moi. L’appareil triomphal ne payait pas de mine. Un tambour éclopé battait aux champs sur une caisse à demi crevée. Les huissiers de la chambre, en surtout noir, les mieux vêtus de la bande, marchaient à la file. Le futur roi des Français, en uniforme d’officier général, à cheval, n’était suivi que d’un seul aide-de-camp, à cheval aussi ; puis venait le groupe des députés sans uniforme, en habit de voyage. En tête, M. Laffitte, boiteux de la veille, cheminant en chaise à porteurs; en queue, Benjamin Constant, boiteux de plus vieille date, aussi en chaise à porteurs, le tout noyé dans une foule qui grossissait au débouché de chaque rue, au dégagement de chaque ruelle, foule de toute nature, en tout équipage, quelques rares habits de garde nationale, quelques plus rares uniformes militaires, toutes les fenêtres pavoisées de drapeaux tricolores, tous les bonnets, tous les chapeaux, tous les shakos, toutes les boutonnières diaprées de cocardes et de rubans à l’avenant. Les quais étant, de dix pas en dix pas, enchevêtrés de barricades, force était d’y faire brèche où on pouvait, et, par ces brèches, le flot de la cohue se précipitait, chacun pour son compte, criant, bousculant son voisin, braillant la Marseillaise et tirant, çà et là, des coups de fusil en signe de réjouissance, au point d’inspirer plus d’une sorte d’inquiétude.

« Le trajet, dit M. Bérard, fut long et pénible, à cause de l’excessive chaleur. Le prince fraternisait un peu trop, à mon avis, avec une foule d’individus des dernières classes du peuple, recevait et donnait de trop fréquentes poignées de main. j’eus peine à repousser, pendant ce temps, l’inquiétude qui m’assiégeait. La foule était immense et presque partout armée. D’une fenêtre, d’une porte, un coup de fusil pourrait être si tôt tiré... Le cœur n’a cessé de me battre jusqu’à l’arrivée à l’Hôtel de Ville ; et, lorsque nous avons pénétré dans la grande salle, je me suis senti délivré d’une grande angoisse. »

Sans partager tout à fait cette angoisse, je n’en étais pas non plus tout à fait exempt. Je remarquais que l’entrain, la joie, l’enthousiasme, universels au départ, allaient diminuant durant le cours du trajet, et qu’en approchant de l’Hôtel de Ville les visages devenaient plus renfrognés et les cris plus équivoques. Pour pénétrer, en définitive, dans le quartier-général de la république en herbe, il fallut un vigoureux coup de collier. N’étant point du cortège et peu friand des aménités qu’il fallait, pour avancer, essuyer et rendre à profusion, je restai au beau milieu de la place de Grève, puis, la trouvant peu tenable, je m’en dégageai peu à peu et pris poste à l’extrémité de ce petit pont de fil de fer qu’on a nommé depuis, je ne sais trop pourquoi, le pont d’Arcole. Je ne vis rien, par conséquent, de ce qui se fit, je n’entendis rien de ce qui se dit à l’Hôtel de Ville, je ne puis rien affirmer ni rien démentir des récits, diversement exploités par l’esprit de parti, sur les incidens de cette entrevue, sur le langage des interlocuteurs et le sens qu’ils entendaient réciproquement attachera leurs paroles; mais ce qui est certain, c’est que M. de La Fayette, entouré des siens, à quelque classe, à quelque catégorie du peuple qu’ils appartinssent, vint au-devant de M. le duc d’Orléans, qu’ils s’embrassèrent cordialement, que M. de La Fayette plaça dans la main de M. le duc d’Orléans un drapeau tricolore et le conduisit à l’une des fenêtres, que M. le duc d’Orléans, en agitant ce drapeau, fut couvert d’applaudissemens par la foule qui se pressait sur la place et sur les quais, et que M. Viennet le fut également lorsqu’il donna lecture à haute voix de la déclaration des députés.

Or, cette déclaration était ainsi conçue :


« Français,

« La France est libre ; le pouvoir absolu levait son drapeau, l’héroïque population de Paris l’a abattu. Paris attaqué a fait triompher par les armes la cause sacrée qui venait de triompher en vain dans les élections. Un pouvoir usurpateur de nos droits, perturbateur de notre repos, menaçait à la fois la liberté et l’ordre ; nous rentrons en possession de l’ordre et de la liberté. Plus de crainte pour les droits acquis ; plus de barrière entre nous et les droits qui nous manquent encore.

« Un gouvernement qui, sans délai, nous garantisse ces biens est aujourd’hui le premier besoin de la patrie. Français, ceux de vos députés qui se trouvent déjà à Paris se sont réunis, et en attendant l’intervention régulière des chambres, ils ont invité un Français qui n’a jamais combattu que pour la France, M. le duc d’Orléans, à exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. C’est à leurs yeux le plus sûr moyen d’accomplir promptement par la paix le succès de la plus légitime défense.

« Le duc d’Orléans est dévoué à la cause nationale et constitutionnelle. Il en a toujours défendu les intérêts et professé les principes. Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens.

« Nous nous assurerons par des lois toutes les garanties nécessaires pour rendre la liberté forte et durable : le rétablissement de la garde nationale, avec l’intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers ; l’intervention des citoyens dans la formation des administrations départementales et municipales ; le jury, pour les délits de la presse ; la responsabilité légalement organisée des ministres et des agens secondaires de l’administration ; l’état des militaires légalement assuré ; la réélection des députés promus aux fonctions publiques.

« Nous donnerons enfin à nos institutions, de concert avec le chef de l’état, les développemens dont elles ont besoin.

« Français, le duc d’Orléans lui-même a déjà parlé, son langage est celui qui convient à un pays libre. Les chambres vont se réunir, vous dit-il ; elles aviseront aux moyens d’assurer le régime des lois et le maintien des droits de la nation.

« La charte sera désormais une vérité. »


Les applaudissemens donnés, sinon sans réserve intérieure, du moins sans contestation apparente, à cette déclaration, où tout était excellent, où tout ce qui devait être dit était dit, où tout ce qui devait être laissé en suspens était laissé en suspens, ces applaudissemens, dis-je, universels, autant qu’on en pouvait juger, prouvaient, du reste, qu’en ce moment même et en ce lieu même, la victoire était à la bonne cause, et que la démarche hardie et tempestive, si l’on ose ainsi parler, de ses organes légitimes était couronnée par un plein succès. On a parlé d’un programme de l’Hôtel de Ville; s’il y eut telle chose, ce fut la déclaration des députés.

Le retour fut un vrai triomphe; un triomphe, cette fois, pour tout de bon ; une acclamation unanime.

M. de La Fayette attendit à peine l’arrivée du lieutenant-général au Palais-Royal, pour s’y présenter à son tour. Il nous a fait connaître avec une franchise qui serait un éloge pour tout autre que lui les circonstances de cette seconde entrevue. C’est de lui-même que nous les tenons. s’il fut, entre eux, question de république et du gouvernement des États-Unis, ce fut M. de La Fayette qui reconnut tout le premier qu’un tel gouvernement ne pouvait convenir à la France. s’il fut question de monarchie entourée d’institutions républicaines, l’idée et l’expression appartiennent exclusivement à M. de La Fayette, et quant à M. le duc d’Orléans, il se maintint fermement sur ce terrain que rien ne pouvait être changé à l’ordre établi que par le pouvoir législatif régulièrement et librement en plein exercice.

Il ne faut pas demander si, durant tout le cours de la soirée et fort avant dans la nuit les appartemens du Palais-Royal, voire même les cours et le jardin furent encombrés de féliciteurs, en attendant qu’ils le fussent des solliciteurs. L’adoration n’a jamais manqué au succès, ni l’admiration au soleil levant. Il y avait cette fois, d’ailleurs, je me plais à le reconnaître, bien plus que de l’engouement et des intérêts prochains, il y avait une joie sincère et patriotique d’une victoire légitime et chèrement achetée.

Je n’y fis pas nombre toutefois.

Plus je voyais s’approcher un dénoûment inévitable, plus je me sentais tenu d’en laisser peser sur nous la nécessité, et de n’y prendre part qu’autant que je m’y verrais naturellement appelé. J’avais promis au général Sébastiani d’être à la disposition du lieutenant-général, s’il avait besoin de mes services; je me bornai à renouveler cette promesse par un billet en deux lignes, en ajoutant que je ne me présenterais au Palais-Royal qu’autant que j’y serais mandé. Je reçus fort tard ce même billet, avec deux lignes de la main de M. le duc d’Orléans :

« Je vous attends avec impatience et je ne sais d’où est provenue cette erreur.

« LOUIS-PHILIPPE D’ORLEANS. »


Il n’était plus temps de déférer à cette invitation. Le lendemain, 1er août, je m’acheminai de très bonne heure vers le Palais-Royal, encore ouvert à tout venant, et où déjà se pressait la foule, comme la veille et l’avant-veille. A peine avais-je franchi la première grille qu’un valet de pied sans livrée me fit entrer, sans mot dire, par une petite porte bâtarde donnant sur l’arrière-cour, et me conduisit, par un escalier de service, jusqu’à la porte d’un arrière-cabinet où je trouvai le maître du logis déjà debout et à l’ouvrage.

C’est ainsi que je me trouvai introduit et presque installé dans le conseil intime du roi en herbe; mais avant de rien dire de ce que j’y fis et de ce que j’y vis, il convient d’indiquer ce qui s’était passé et se passait au dehors, et notamment dans la cour désemparée de celui qu’on pouvait déjà nommer le feu roi.

J’en emprunterai les détails aux historiens les mieux informés. « Dans la nuit du 30 au 31 juillet, cette nuit même où M. le duc d’Orléans quittait Neuilly pour le Palais-Royal, Charles X avait quitté Saint-Cloud pour se diriger sur Versailles (M. Mazas, dépêché par M. de Mortemart pour prévenir son départ, l’avait appris au point du jour, dans le lieu même qui porte ce nom). Apprenant que Versailles n’était point un asile sûr, le pauvre roi avait fait un crochet vers Trianon, où il était arrivé vers cinq heures du matin. Ses ministres du 8 août ne l’avaient pas quitté ; ils tinrent conseil en sa présence, et penchaient provisoirement à lever en Vendée et dans le Midi le drapeau de la guerre civile. »

Mais survint le dauphin.

« Avant d’abandonner Saint-Cloud, il avait voulu visiter les troupes dans leurs cantonnemens ; à Sèvres, il apprend que la plupart des soldats du bataillon suisse qui occupait le village venaient de livrer leurs armes aux habitans, et que ce point n’était plus défendu. Le pont qui traverse la Seine à la sortie du village était gardé sur la rive gauche par deux compagnies d’infanterie et deux pièces de canon. De l’autre côté de la rivière se pressait un gros d’insurgés qui tiraient quelques coups de fusil et paraissaient se préparer à forcer le passage. Le prince donna l’ordre de les refouler et de dégager la tête du pont. L’officier qui commande 1 infanterie garde le silence, les soldats restent immobiles sur leurs armes. Bientôt il se produit dans les rangs une agitation séditieuse, et le dauphin voit le détachement se disposer à passer en masse, sous ses yeux, à la cause du peuple. À ce spectacle, il lance son cheval au galop, se place à l’entrée du pont, faisant face aux soldats. « A vos rangs! leur crie-t-il, d’une voix à laquelle l’indignation donne une énergie inaccoutumée, et si vous voulez m’abandonner, que ce ne soit pas du moins comme des fuyards. »

Il fit alors avancer un escadron de lanciers qui balaya le pont par une charge vigoureuse, puis, se retournant vers l’infanterie : « Maintenant, dit-il, voilà la route qui mène au déshonneur ; elle est libre ; vous pouvez partir. »

Quelques instans après, les deux compagnies et les deux pièces de canon étaient en route pour Paris.

Ce triste échantillon d’un dévoûment aux abois coupait court à tout rêve de bloquer Paris, et de faire appel aux souvenirs des d’Elbée et des La Rochejaquelein, d’autant qu’il n’était pas unique à beaucoup près, et que tous les postes qui tenaient encore en étaient plus ou moins affectés ou infectés, on peut choisir entre les deux termes.

Le dauphin ne trouva pas sûre la position de Trianon et décida le roi à faire retraite sur Rambouillet.

« Le roi fit appeler M. Cappelle et le chargea de faire savoir à ses collègues qu’il ne serait pas donné suite au projet de guerroyer. Il lui confia aussi le soin de leur dire qu’il n’avait plus besoin de leurs services, plus rien à réclamer de leur dévoûment, que leur présence auprès de lui ne ferait qu’ajouter par les dangers qu’elle attirerait sur eux aux amertumes de sa situation ; qu’il leur rendait leur liberté, et leur saurait gré de pourvoir à leur sûreté.

« Mme la duchesse de Berry et ses enfans partirent sur-le-champ par la route directe ; quant au roi, il fut convenu qu’il prendrait à cheval par des chemins détournés pour regagner la route au-delà des bois. »

Il attendit, néanmoins, il attendit le plus longtemps qu’il put, à la très grande impatience des officiers attachés à sa personne et qui ne savaient pas ce qu’il attendait.

Ayant appris, dans la soirée du 30, mais nécessairement très tard, l’acte par lequel la réunion des députés avait conféré la charge de lieutenant-général à M. le duc d’Orléans, il avait essayé de le conjurer en le faisant sien, c’est-à-dire en conférant lui-même royalement cette charge. M. Alexandre de Girardin avait été expédié pour en faire l’offre à M. le duc d’Orléans. C’était sa réponse que le roi attendait.

M. de Girardin ne reçut cette réponse que le 31 à huit heures du soir ; elle lui fut portée verbalement par M. de Berthois au retour de l’Hôtel de Ville. Elle était ce qu’elle pouvait et devait être. Après ce qui s’était passé et s’était fait depuis deux jours, M. le duc d’Orléans ne pouvait devenir l’homme du roi sans perdre tout son ascendant sur le mouvement populaire ; traître en apparence, sa vie même n’aurait pas été en sûreté.

Presque à la même heure, le roi Charles X arrivait à Rambouillet; il avait rejoint sur la route Mme la duchesse de Berry, il était escorté par les gardes du corps et par la gendarmerie d’élite.

« Il y fut reçu non plus avec les démonstrations de joie et les airs de fête qui y accueillaient naguère sa présence, mais en prince malheureux et fugitif. Aucune lumière n’avait été préparée dans la cour d’honneur. La voiture vint se ranger au pied du perron.

« C’était dans ce même château que Napoléon, fuyant de la Malmaison, était venu, lui aussi, passer la première nuit de son éternel exil. »

Le lendemain, 1er août, à cinq heures du matin, y arriva Mme la duchesse d’Angoulême, partie de Vichy l’avant-veille, dépositaire discrète, mais non complice, du secret des ordonnances dont elle avait appris en route la sinistre apparition et la triste issue.

Entre Joigny et Sens, sa voiture s’était croisée avec celle de M. le duc de Chartres, revenant de la barrière de Montrouge, où il avait été arrêté par les insurgés et mis en liberté sur un ordre de M. de La Fayette. Il savait que la dauphine était attendue. Ayant reconnu l’officier assis sur le siège, il fit arrêter, mit pied à terre, raconta à la princesse ce qui lui était arrivé, la prévint de l’impossibilité où elle serait de gagner Saint-Cloud en passant sous les murs de Paris, et se mit à sa disposition pour tous les services qu’il pourrait lui rendre.

La dauphine aimait le duc de Chartres : elle le remercia avec effusion. — Et vous, lui dit-elle, où allez-vous?

— A Joigny, où est mon régiment.

— C’est bien, dit la dauphine; conservez-nous-le.

Elle passa à Fontainebleau une partie de la journée du 31, en partit à neuf heures du soir sous un déguisement. Informée, a la Croix-de-Berny, de l’abandon de Saint-Cloud, elle tourna Paris, traversa Versailles costumée en paysanne et dans une des petites voitures publiques qui desservaient les environs, traversa les bandes d’insurgés et atteignit enfin Rambouillet en compagnie du dauphin, qui, averti, était venu au-devant d’elle. Le roi s’avança jusqu’au perron pour la recevoir, elle se jeta dans ses bras :

— Ah! mon père, s’écria-t-elle, mon père, qu’avez-vous fait? Du moins, ajouta-t-elle, nous ne nous séparerons plus.

Trouva-t-elle encore le roi attendant la réponse de M. le duc d’Orléans, ou déjà instruit de son relus? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’entrant vers huit heures, ainsi que je viens de le dire, dans le cabinet de M. le duc d’Orléans, je le trouvai tenant cette affaire pour réglée. M. Dupin et le général Sébastiani étaient présens et m’avaient devancé ; il nous raconta fort en détail l’entrevue de M. de Berthois et de M. de Girardin, et nous prit à témoin de l’impossibilité où il était de changer de rôle et de visée.

Cela n’était que trop clair, et ce qui ne l’était pas moins, c’était la nécessité de mettre la main à l’œuvre et de faire acte de gouvernement.

Il fut procédé, sur-le-champ, par ordonnances envoyées successivement au Moniteur, M. Dupin tenant la plume et minutant : 1° à la substitution officielle du drapeau tricolore au drapeau blanc ; 2° à la convocation des deux chambres pour le surlendemain, 3 août ; 3° à la formation d’un ministère, bien entendu d’un ministère provisoire. Furent nommés commissaires : à la justice, M. Dupont (de l’Eure) ; à la guerre, le général Gérard ; à l’intérieur, M. Guizot; aux finances, le baron Louis, et le lendemain, aux affaires étrangères, le maréchal Jourdan ; à la marine, M. Tumisier (premier chef de division) ; à l’instruction publique, M. Bignon. M. Alexandre de Laborde fut maintenu à la préfecture de Paris, et M. Girod (de l’Ain), remplaça M. Bavoux à la préfecture de police.

Le premier et salutaire effet de ces nominations fut de déterminer la commission municipale à résigner ses pouvoirs entre les mains du lieutenant-général.

Il était convenu que ce ministère provisoire s’occuperait exclusivement des affaires courantes, et que le lieutenant-général se réserverait les affaires d’état, ce qu’on pouvait nommer le fonds du jeu qui s’allait jouer. Il entendait les régler lui-même, assisté d’un conseil intime et purement officieux, lequel se composa de MM. Casimir Perier, Laffitte, Dupin, Sébastiani et de moi, indigne. M. Molé n’y fut admis que plus tard.

Or, voici la première tuile qui nous tomba sur la tête : ce fut la démission de M. Pastoret, chancelier, président de la chambre des pairs, chancelier de récente fabrique, il est vrai : à peine s’il avait eu le temps de prendre séance et d’endosser la simarre, mais enfin titulaire d’un poste qu’on ne pouvait, dans la circonstance, laisser vaquer vingt-quatre heures.

La perte n’était pas grande. M. Pastoret n’était et n’avait jamais été quelqu’un. Homme de science plutôt qu’un véritable érudit, il n’avait ni caractère personnel, ni autorité sur personne. En politique, il n’avait jamais joué qu’un rôle pitoyable. A l’assemblée législative, en 1792, il s’était tenu en équilibre sur la ligne intermédiaire qui séparait l’héroïsme de la droite (le mot n’est pas trop fort) des crimes de la gauche (le mot ne l’est pas non plus). Les gens de ce temps-là ont retenu sur lui un lardon de Ramond, que je me permets de rappeler sans me permettre, et pour cause, de le transcrire ici : totidem verbis. Nous étions donc plutôt contens, dans l’état présent et très critique des affaires, de voir la chambre des pairs échapper à ses mains tout ensemble débiles et suspectes ; mais le choix du successeur était difficile autant qu’il était urgent.

La chambre des pairs, en tant qu’instrumentum regni, devait être à l’œuvre ce jour même ; en tant que corps héréditaire, et dès lors privilégié, elle pouvait être en question le lendemain. Pour l’attaque comme pour la défense, elle avait besoin sur-le-champ d’un chef et, composée qu’elle était d’élémens de toute origine, d’élémens non-seulement divers, mais discordans, ancien régime, régime impérial, éméritat de tous les genres de fonctions, fourrée de hobereaux successivement importés par le ministère Villèle, doctrinaires clairsemés, mais remuans, elle avait besoin d’un chef qui eût le coup d’œil sûr, la main ferme et le caractère conciliant; d’un chef en qui chaque opinion pût prendre, à certain degré, confiance, que chaque opinion pût à la rigueur compter comme sien, en raison de ses antécédens, de ses sentimens, de ses principes, mais qui sût au besoin prendre parti, faire la part du feu et tenir compte des exigences du moment. J’indiquai M. Pasquier, qui, selon moi, réunissait à un rare degré ces qualités diverses. Le choix fut agréé, mais ce n’était là que le mariage d’Arlequin : « Il ne tiendrait qu’à moi d’épouser cette demoiselle pour peu qu’elle y consentît. » Comment espérer que M. Pasquier, à son âge, dans sa position, avec sa fortune, ses précédens, ses principes, ses amitiés en France, ses liaisons à l’étranger, s’engageât si tôt et si avant dans une entreprise née d’hier, qui pouvait échouer demain, dont le succès, en cavant au mieux, serait pris en aversion et en dédain par le grand monde et les gens du bel air, et qui courait risque d’être mise au ban de l’Europe ?

Eh bien ! telles étaient néanmoins la bonté de la cause, l’imminence du danger, la profondeur de l’abîme ouvert sous nos pieds, et tels étaient, je me plais à le reconnaître, l’excellent jugement et le vrai patriotisme de notre futur mentor, que, s’il hésita, il n’hésita guère ; que, prenant parti, il le prit sur-le-champ. Le soir même, en le rencontrant au Palais-Royal, je le trouvai à peu près décidé, bien entendu sous les réserves que comportait notre état provisoire ; j’ajoute qu’il fut le premier à reconnaître la nécessité de renoncer au titre de chancelier, qui sonnait un peu trop l’ancien régime à des oreilles démocratiques.

C’était pour la seconde fois, en quinze ans, qu’il changeait ainsi de drapeau et d’allégeance par une décision nette et rapide ; il passait en 1830 de la restauration à la monarchie de juillet, comme il avait passé en 1814 de l’empire à la restauration, dès le premier jour et de plein saut. Je l’en ai souvent entendu blâmer par des gens graves et railler par les gens frivoles, mais à tort, ce me semble. Quand on s’est engagé au service d’un gouvernement et qu’on a rempli tous ses devoirs envers lui fidèlement, loyalement, jusqu’au bout, si ce gouvernement vient à tomber par sa propre faute ou par accident, on est quitte envers lui ; on n’est pas tenu d’en mener le deuil ; on est libre de contracter un nouvel engagement, et le mieux, en pareil cas, c’est de le faire tout haut et tout de suite : les ménagemens, les délais, les transitions sont affaire de prudence personnelle et peut-être d’un peu d’hypocrisie plutôt que d’honneur et de probité. M. Pasquier, sous l’empire, n’était ni l’ami personnel de Napoléon ni son obligé ; il l’avait servi en magistrat intègre et vigilant, il avait tiré la préfecture de police du bourbier de la politique, il en avait fait un institution municipale honorée par les gens de bien ; il avait, jusqu’au dernier moment, durant les tristes années 1813 et 1814, veillé aux intérêts de ses administrés et stipulé pour eux avec intelligence et courage à l’entrée des alliés à Paris. La France étant vaincue, l’empereur ayant abdiqué, il voyait se former, par l’entremise des pouvoirs publics, un nouveau gouvernement qui promettait à la France paix et liberté; ce gouvernement réclamait son concours, pourquoi aurait-il, pendant un mois ou deux, fait semblant de le lui refuser? M. Pasquier n’était non plus ni l’ami personnel ni l’obligé de Louis XVIII ou de Charles X, il n’était ni courtisan ni émigré, il avait servi la maison de Bourbon en ministre constitutionnel, travaillé à l’affermir par des voies ouvertes et régulières, combattu courageusement, dans son intérêt, les factions de droite et de gauche. Son opposition sous M. de Villèle avait été loyale et modérée; il n’était pour rien dans les ordonnances; mais, quand ces fatales ordonnances eurent à peu près jeté la monarchie dans les bras de la république, devait-il attendre, pour concourir à l’en retirer, que la catastrophe fût complète et le mal sans remède?

Thèse générale, en politique rien de mieux, rien de plus important sans doute que de rester fidèle à ses principes, à sa cause, à ses amis; mais rien de plus sot que de sacrifier le bon sens au qu’en-dira-t-on.

« Madame, disait à sa maîtresse au désespoir et qui refusait toute nourriture, une femme de chambre de grand sens, si vous êtes bien décidée à mourir, à la bonne heure ! mais si vous devez manger un de ces jours, pourquoi pas dès aujourd’hui? »

Non enim ponebat rumores unie salutem, est-il dit de Fabius.

Tandis que nous faisions de notre mieux pour mettre notre barque à flot, le roi de Rambouillet ne négligeait rien pour y grimper coûte que coûte. Informé ou non dès le matin du 1er août (lequel des deux, je l’ignore) de la réponse portée la veille au soir par M. de Berthois a M. de Girardin, il passa ce qui lui restait de troupes en revue et leur fit lire un ordre du jour ainsi conçu :


« Le roi fait connaître aux troupes de toutes armes qu’il est en arrangement avec le gouvernement établi à Paris, et tout porte à croire que cet arrangement est sur le point d’être conclu. Sa Majesté fait connaître ces circonstances à son armée, afin de calmer les inquiétudes et l’agitation que quelques régimens ont témoignées. Les troupes sentiront qu’elles doivent rester calmes et réunies, afin de veiller à la sûreté de la personne du roi jusqu’à ce que l’arrangement soit effectué. »

Cette première confidence n’ayant pas fait bon effet, et la débandade continuant, son auteur fit un pas de plus ; il rédigea et signa une déclaration plus expressive.

« Le roi, voulant mettre fin aux troubles qui existent dans la capitale et dans une partie de la France, comptant d’ailleurs sur le sincère attachement de son cousin le duc d’Orléans, le nomme lieutenant-général du royaume.

« Le roi ayant jugé convenable de retirer ses ordonnances du 25 juillet, approuve que les chambres se réunissent le 3 août, et il veut espérer qu’elles rétabliront la tranquillité en France.

« Le roi attendra ici le retour de la personne chargée de porter à Paris cette déclaration.

« Si on cherchait à attenter à la vie du roi ou de sa famille ou à leur liberté, il se défendra jusqu’à la mort.

« CHARLES. »

« Fait à Rambouillet, le 1er août 1830. »


Cette déclaration fut remise au Palais-Royal, dans la nuit du 1er au 2 août, à une heure après minuit, par M. le général Alexandre de Girardin.

M. le duc d’Orléans ne pouvait accepter, ce jour-là, ce qu’il avait refusé la veille. Les raisons étant les mêmes, il fit la même réponse ; mais l’acte de Charles X étant un fait et non plus une simple proposition, un fait officiel et public, la réponse dut prendre le même caractère. M. le duc d’Orléans rédigea, avec le concours de M. Dupin, un simple accusé de réception où il établissait avec soin qu’il était lieutenant-général par le choix de la chambre des députés. M. de Berthois partit à l’instant même dans une voiture aux armes de la maison d’Orléans, derrière laquelle était un valet de pied en livrée portant la cocarde tricolore. Il arriva à sept heures du matin à Rambouillet, trouva le roi dans son lit, lui remit la lettre du duc d’Orléans et ne reçut aucune réponse ni écrite ni verbale. C’est ce que j’appris de M. le duc d’Orléans au moment où je fus appelé, de bonne heure, dans son cabinet ; mais ce ne fut que le premier des incidens de ce mémorable 2 août.

C’était tout au plus, en effet, si cette réponse suffisait; l’orage, un moment calmé, recommençait à gronder autour de nous. Les clubs se relevaient plus menaçans et tumultueux que les jours précédens. Le comité central du XIIe arrondissement protestait contre les chambres de Charles X et réclamait un gouvernement provisoire ; la réunion dite Lointier nommait une députation pour sommer le lieutenant-général de déposer ses pouvoirs, et la fermentation devenait telle que M. Mangin lui-même vint engager M. le duc d’Orléans à tenir le Palais-Royal en état de défense et à ne négliger aucune précaution pour la sûreté de sa personne.

Mais ce n’était pas ce qui le préoccupait le plus. Il reçut avis que la vie du roi n’était pas en sûreté à Rambouillet, que les populations rurales montraient les dispositions les plus hostiles, et qu’il y avait lieu de craindre une attaque contre le château. Il fit aussitôt appeler M. de Mortemart pour aviser avec lui aux mesures à prendre. Sans accepter à la lettre des rapports empreints d’exagération, on demeura d’accord que la prolongation du séjour de la famille royale à Rambouillet l’exposerait à de sérieux dangers. Le château, entouré par dix ou douze mille hommes de troupes et protégé par une nombreuse artillerie, était certainement à l’abri d’un coup de main tenté par des paysans; mais, sous l’influence d’excitations sans cesse renouvelées, un conflit pouvait, d’un moment à l’autre, s’engager entre le peuple et les troupes royales. Si le sang venait à couler encore, qui oserait en prévoir les conséquences ? Quel que fut, au début, l’avantage des forces en faveur des défenseurs du roi, ne seraient-ils pas bientôt accablés par des masses accumulées et furieuses? Et, sans aller jusqu’à de sinistres appréhensions, ne fallait-il pas avoir égard aux inquiétudes qu’entretenait dans la population de Paris le voisinage de l’armée royale? Comment obtenir que cette population désarmât et laissât démolir ses barricades tant qu’elle verrait, à quelques lieues de la capitale, des canons prêts à revenir la surprendre?

Par ces considérations, on résolut d’envoyer à Rambouillet des commissaires qui presseraient le roi de s’éloigner et qui l’accompagneraient pour lui servir de sauvegarde. Le lieutenant-général désigna pour cet office le maréchal duc de Trévise, et, à son défaut, le maréchal Maison, MM. de Schonen, Jacqueminot et Odilon Barrot. M. de Mortemart leur adjoignit M. le duc de Coigny, attaché à la maison militaire de M. le duc de Bordeaux, en lui remettant une dépêche contenant des renseignemens détaillés sur la situation et en le chargeant de rendre compte de tout ce qu’il avait fait et tenté, et des fatales circonstances qui avaient rendu ses efforts inutiles.

Les commissaires partirent du Palais-Royal. M. de Coigny avait gardé la cocarde blanche ; ses collègues portaient la cocarde tricolore. Ils se croisèrent en route avec M. le général de Latour-Foissac. De quoi celui-ci était-il porteur? c’est ce qu’il importe, avant tout, d’expliquer ici.

Après avoir reçu et congédié, sans lui répondre, M. de Berthois, le roi avait fait venir le duc de Raguse et lui avait demandé conseil. « A Saint-Cloud, lui répondit le maréchal, j’ai proposé à Votre Majesté la seule chose qui pût la sauver, quel que fût l’accueil que l’on ferait à Paris aux propositions portées par M. de Mortemart. Le roi serait maintenant sur la Loire et aurait conservé tous les moyens que nous avons vu perdre depuis trois jours. Aujourd’hui, tout a empiré, et la situation s’aggrave d’heure en heure. Le roi n’a plus, en effet, qu’une seule chance de maintenir la couronne dans sa maison, c’est de la poser lui-même sur la tête du duc de Bordeaux. Ce parti consacrerait à la fois le principe de la légitimité et nos institutions; il nous sauverait de l’anarchie et ôterait à l’Europe le droit d’intervenir dans nos affaires. Que Votre Majesté proclame le duc de Bordeaux comme roi ; qu’elle se retire avec lui sur la Loire; qu’elle y appelle, en son nom, le gouvernement et les chambres, et nous pourrons voir le terme de cette crise. — Mais il faut que mon fils y consente, répliqua le roi; resteraient ensuite les moyens d’exécution. »

Le dauphin, appelé immédiatement par Charles X, se soumit, sans hésiter, à la volonté de son père, et annonça son abdication aux officiers qui l’attendaient à sa sortie du cabinet du roi, en ajoutant : — Puisqu’ils ne veulent pas de moi, eh bien! qu’ils s’arrangent !

L’acte que le dauphin et son père venaient de signer était adressé au duc d’Orléans et conçu en ces termes :


« Rambouillet, 2 août 1830.

« Mon cousin,

« Je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mon peuple pour n’avoir pas cherché un moyen de les prévenir. j’ai donc pris la résolution d’abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils le duc de Bordeaux.

« Le Dauphin, qui partage mes sentimens, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.

« Vous aurez donc, par votre qualité de lieutenant-général du royaume, à faire proclamer l’avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d’ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à vous faire connaître ces dispositions; c’est le moyen d’éviter encore bien des maux.

« Vous communiquerez mes intentions aux corps diplomatiques et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom d’Henri V.

« Je charge le lieutenant-général vicomte Latour-Foissac de vous remettre cette lettre. Il a l’ordre de s’entendre avec vous pour les arrangemens à prendre en faveur des personnes qui m’ont accompagné, ainsi que les arrangemens convenables pour ce qui me concerne et le reste de ma famille.

« Nous réglerons ensuite les autres mesures qui seront la conséquence du changement de règne.

« Je vous renouvelle, mon cousin, l’assurance des sentimens avec lesquels je suis votre affectionné cousin.

« CHARLES, LOUIS-ANTOINE. » L’enfant de dix ans qu’il venait de proclamer roi reçut immédiatement les honneurs de la royauté. Ce fut le baron de Damas, son gouverneur, qui lui annonça son nouveau titre. M. de Damas l’exhorta à s’en rendre digne, lui par la du sacrifice de son grand-père avec une onction qui parut faire sur le jeune prince la plus vive impression. On remarqua qu’il devint immédiatement plus sérieux, et lorsqu’il revit Charles X, il écouta ses instructions d’un air recueilli et donna gracieusement l’ordre aux officiers de service.

C’était de cette double abdication que le général Latour-Foissac était porteur. « A onze heures du soir, cet acte fut remis au duc d’Orléans par M. le duc de Mortemart, dont le général avait demandé l’intervention. M. le duc d’Orléans prit immédiatement l’avis de son conseil intime sur l’usage qu’il devait faire de cette communication. Il fut reconnu sans hésitation qu’élevé à titre provisoire à la haute direction des affaires de l’état, il n’avait, en aucune façon, le pouvoir de lier la France sur une question de gouvernement, et par conséquent de faire proclamer Henri V ; qu’aux chambres seules il appartenait de donner aux abdications telle suite qu’elles jugeraient conforme aux droits, à la volonté et aux intérêts du pays; que le duc d’Orléans n’avait, en cette circonstance, d’autre rôle à remplir que celui d’intermédiaire entre Charles X et les chambres législatives. »

Restait le plus difficile. Charles X avait refusé de recevoir les commissaires qui lui avaient été envoyés ; il leur avait fait dire par le duc de Raguse qu’il n’avait que faire de leur protection et ne s’était humanisé qu’envers M. de Coigny, qu’il avait reçu en particulier. Au milieu de son royaume, lui avait-il dit, entouré d’une armée fidèle, il se sentait en sûreté ; il avait envoyé ses ordres à son lieutenant-général et ne quitterait Rambouillet que quand il les saurait exécutés.

Le 3 août, à six heures du matin, les commissaires étaient de retour ; ils réveillèrent M. le duc d’Orléans à peine endormi après les travaux de la nuit. » Une manifestation vigoureuse du gouvernement, lui dirent-ils, pourra seule obliger Charles X à s’éloigner. »

M. le duc d’Orléans convoqua sur-le-champ ses ministres, son conseil intime et M. de La Fayette, pour examiner ce qu’il serait possible de faire ; mais, avant même qu’ils fussent réunis, la décision n’était plus entre ses mains.

« Dans ces jours où tout Paris vivait sur la place publique, le résultat du voyage des commissaires n’avait pas tardé à être connu. Bientôt la rumeur avait grossi et mille bruits s’étaient répandus. Charles X, disaient les uns, refuse de quitter Rambouillet, d’où il prétend, avec ses anciens ministres, gouverner la France. Il marche sur Paris avec son armée, disaient les autres, pour nous forcer à coups de canon à reconnaître son petit-fils. Il a envoyé soulever la Vendée, ajoutait-on encore, et il attend ses cohortes de paysans pour recommencer la guerre. Les têtes s’échauffaient. On sentait au frémissement de la population l’approche d’un de ces momens d’exaltation qui poussent irrésistiblement les masses en avant. »

Quelques heures de plus et le mouvement allait tout entraîner; le conseil décida que, pour rester maître des conséquences, le gouvernement en devait prendre la direction.

Il fut convenu que M. de La Fayette ferait immédiatement prendre les armes à 6,000 gardes nationaux, et les dirigerait sur la route de Versailles à Rambouillet, afin de couvrir la capitale et de rassurer la population parisienne, en inquiétant ce qui restait d’armée royale et hâtant sa désorganisation.

Mais, en temps de révolution, rien ne se fait que par à-coups, rien ne se fait avec poids et mesure ; l’homme propose et les hommes disposent.

« On battit le rappel dans les douze légions; aux tambours se joignirent des hommes du peuple qui parcouraient la ville en criant : « A Rambouillet ! à Rambouillet ! » On vit un élève de l’École polytechnique se promener dans la rue, debout dans un cabriolet, muni d’un tambour sur lequel il battait la générale, aux applaudissemens de la foule. Chacun s’armait de son mieux et courait au lieu de la réunion, qui était fixé aux Champs-Elysées. La gaîté expansive et bruyante du peuple de Paris transformait en partie de plaisir une expédition qui pouvait aboutir à un combat meurtrier. De tous les points, et surtout de tous les quartiers occupés par les classes ouvrières, on voyait se porter vers les Champs-Elysées des foules joyeuses aux aspects les plus divers. Le rassemblement présentait un pêle-mêle indescriptible, où tous les rangs, tous les âges, tous les costumes se rencontraient et se confondaient. Quelques uniformes de gardes nationaux et un petit nombre d’habits bourgeois y étaient noyés dans un océan de blouses et de vestes ou d’épaules nues, diapré de mille costumes militaires, trophées de la bataille. Celui-ci avait substitué à sa casquette le bonnet à poil d’un grenadier de la garde ou l’élégant schapska d’un lancier. Celui-là était affublé d’une cuirasse par-dessus sa souquenille en lambeaux. Cet autre portait à sa ceinture ou plutôt en bandoulière, un ceinturon d’où pendait un sabre démesuré. Quelques-uns étaient hérissés d’armes disparates comme des brigands de mélodrame. D’autres n’avaient pour tout moyen d’attaque ou de défense qu’un pistolet d’arçon ou un briquet d’infanterie ou même une baïonnette au bout d’un bâton. C’était de ces cohues moitié grotesques, moitié terribles dont on retrouve l’image dans ces gravures où sont retracées les scènes de la Fronde. »

À cette armée qui ne connaissait ni l’obéissance ni la discipline, on donna pour chef le général Pajol, homme d’une grande énergie ; on lui adjoignit comme chef d’état-major le général Jacqueminot; les élèves de l’École polytechnique furent placés à la tête des compagnies formées au hasard. Comme aucun militaire ne se faisait illusion sur le sort qui attendait cette multitude si elle se trouvait en rase campagne en présence des régimens de la garde royale, le général Pajol avait pour instructions en cas d’attaque de se jeter dans les bois et d’y disperser son monde.

Ces instructions furent rédigées en conseil ; je tenais la plume, la minute en existe tout entière de ma main dans les papiers remis au roi Louis-Philippe après la révolution de 1848. Quand je fus chargé, à cette époque, par M. Dufaure, ministre de l’intérieur sous l’administration du général Cavaignac, de présider une commission chargée elle-même d’opérer la séparation entre les papiers d’état et les papiers privés du roi, trouvés dans son cabinet, et livrés comme eux au pillage, dans le sac des Tuileries, la minute dont il s’agit tomba sous mes yeux, je n’en pouvais méconnaître ni la rédaction, ni l’existence. Je fus sur le point de la réserver pour la remettre moi-même au roi, en lui demandant la permission de la garder; mais, tout compte fait, je trouvai plus délicat de la laisser dans le paquet, sauf à prier ce bon prince de me la remettre de sa main. Je ne l’ai revu que quelques jours avant sa mort, et dans un moment où il avait à peine la libre disposition de lui-même.

Armé de ces instructions, le général Pajol donna le signal du départ. « Un immense hourrah s’éleva, auquel succédèrent des chants et des clameurs mêlés de coups de fusil, et la foule se déploya en colonne sur la route. Mais le peuple était dans ses jours de royauté ; il n’entendait pas parcourir à pied les quinze lieues qui séparent Paris de Rambouillet. On mit en réquisition toutes les voitures qu’on put trouver, omnibus, fiacres, cabriolets, diligences, tapissières, voitures bourgeoises, et tous ces véhicules aux formes variées qui desservaient les environs de Paris. Ces équipages, au nombre de sept ou huit cents, portant à l’intérieur, sur le siège, sur l’impériale, de véritables pyramides humaines, échangeant des lazzi, des quolibets, des éclats de rire, cheminaient péniblement par leurs attelages surchargés. A mesure qu’on avançait, des volontaires détachés des villages voisins venaient se joindre au corps expéditionnaire. Il s’augmenta, en outre, de deux mille hommes qui arrivaient de Rouen pour se mettre à la disposition du gouvernement, ainsi que du contingent d’Elbeuf et de quelques autres villes. Cette marche désordonnée s’accomplit cependant avec une certaine rapidité. On était parti à midi, et à huit heures du soir la tête de la colonne atteignait Coignières, à trois lieues de Rambouillet. Le général Pajol y établit son quartier général. L’artillerie, composée de six bouches à feu, fut placée à la gauche de la route. Les volontaires, dont on estimait le nombre à près de vingt mille, bivouaquèrent à droite dans les champs et se répandirent dans les environs pour se procurer des vivres à prix d’argent ou autrement. Les voitures furent disposées autour du camp de manière à en former l’enceinte. »

Ce fut à peu près à cette heure que les trois commissaires congédiés le matin un peu brutalement par Charles X, à savoir : M. le maréchal Maison, M. de Schonen, et M. Odilon Barrot, se présentèrent pour la seconde fois aux avant-postes du duc de Raguse, afin de tenter l’aventure et de voir ce qu’aurait produit sur la volonté royale l’approche d’un conflit. M. de Coigny s’était excusé par des motifs qu’il était aisé de comprendre et d’approuver.

Mais, avant de rendre compte de l’accueil qu’ils reçurent et de retracer la dernière journée de l’ancienne monarchie, il est à propos de rappeler que, le même jour, sinon à la même heure, s’ouvrait la première scène de la monarchie nouvelle.

C’était le 3 août. Deux cent cinquante députés environ, un petit nombre de pairs, sans costume, étaient réunis au Palais-Bourbon. Le trône (le trône vacant) était élevé sur une estrade et couvert de draperies semées de fleurs de lis, mais le drapeau qui flottait au-dessus de la couronne royale était tricolore ; trois plians étaient disposés aux côtés du trône. Madame la duchesse d’Orléans, Madame Adélaïde, et les jeunes princes et princesses occupaient une tribune. A la porte du palais, le lieutenant-général fut reçu par les grandes députations venues à sa rencontre. Son entrée dans la salle fit éclater d’immenses exclamations ; il prit place sur le pliant à droite du trône ; son fils aîné, M. le duc de Chartres, était absent, son second fils, M. le duc de Nemours, se tenait à sa gauche. M. le duc d’Orléans salua l’assemblée tout entière en disant : « Messieurs, asseyez-vous! » Nulle distinction entre les pairs et les députés.

Je ne reproduirai point ici son discours ; il est partout. Chaque expression en avait été pesée et discutée contradictoirement avec les ministres officiels et officieux. Je le tiens pour irréprochable ; je tiens qu’il engageait courageusement tout ce qu’il était juste et nécessaire d’engager, qu’il laissait libre plus courageusement encore tout ce qu’il importait de laisser libre et portait la parole au nom de la France, dans un langage digne d’elle. L’honneur de ce discours revient principalement à M. Guizot, mais j’accepte pleinement et de tous points, quant à moi, la responsabilité de l’esprit même qui l’a dicté; j’y reviendrai bientôt et plus d’une fois; le discours se terminait par ces mots :

« Aussitôt que les chambres seront constituées, je ferai porter à leur connaissance l’acte d’abdication de S. M. le roi Charles X ; par le même acte, S. A. R. Louis-Antoine de France, dauphin, renonce également à ses droits; cet acte a été remis entre mes mains hier, 2 août, à onze heures du soir. j’en ordonne ce matin le dépôt dans les archives de la chambre des pairs, et je le fais insérer dans la partie officielle du Moniteur. »

Il était impossible de mettre plus noblement et plus efficacement tout ensemble les pouvoirs publics en demeure de décider, à leurs risques et périls, si l’ordre établi serait intégralement maintenu en laissant tomber la couronne sur la tête d’un enfant, ou s’il devait fléchir, à certain degré, sous la nécessité du temps.

Le succès du discours fut éclatant et unanime. Le lieutenant-général, en se retirant, fut reconduit respectueusement par les membres des deux chambres et salué par les applaudissemens du public; il laissa chaque chambre vaquer à sa constitution intérieure, et revint se livrer lui-même aux travaux que la situation lui imposait.

Les nouvelles des départemens étaient excellentes. Le gouvernement de l’Hôtel de Ville était resté étranger à tout ce qui se passait hors des murs de Paris. Il n’avait rien fait pour entraîner la province. Il n’avait envoyé ni agens ni commissaires. Il n’avait révoqué ni préfets ni fonctionnaires. Il n’avait adressé aucun appel, aucun avis aux populations départementales. Il n’y avait eu d’autre propagande que celle qui fut faite par les journaux et par les drapeaux tricolores arborés sur les malles-postes et sur les diligences. Chaque département, chaque ville, chaque bourgade, avait fait dans son sein sa petite révolution; en moins d’une semaine, il ne restait plus, de Dunkerque à Perpignan, de Brest à Strasbourg, un hameau qui ne se fût mis à l’unisson de la capitale.

Mais rien n’était fait encore tant qu’on avait pas obtenu du roi de s’éloigner avec ce qui lui restait d’armée. En présence de ce péril en permanence, forcément la population demeurait sur pied et dans un état d’exaltation fébrile et les barricades demeuraient debout à l’angle de chaque rue ; nous attendions donc avec plus d’anxiété que de confiance des nouvelles de la nouvelle expédition de nos commissaires.

Arrivés le 3 au soir à Rambouillet, ils avaient fait demander un sauf-conduit au duc de Raguse. Le roi avait donné l’ordre de les admettre, et vint lui-même à leur rencontre. Pour leur permettre d’apprécier la force de l’armée royale, on mit une certaine affectation à leur faire traverser tout le camp. Près du château, ils passèrent devant les gardes du corps rangés à pied à la tête de leurs chevaux, la bride au bras et les pistolets au poing. Les salles par lesquelles ils furent introduits étaient remplies d’officiers... La plupart des régimens qui entouraient le roi l’avaient rejoint depuis son départ de Saint-Cloud et n’avaient pas été mis en présence du peuple. « Qu’ai-je affaire de ces messieurs, dit le roi au duc de Raguse? Ne peut-on me laisser ici en tranquillité ? Le lieutenant-général connaît mes intentions ; je n’ai rien à y ajouter. — c’est le lieutenant-général qui nous envoie, répondit le maréchal Maison. Soixante mille Parisiens se sont mis en marche sur Rambouillet. Nous avons reçu l’ordre de venir nous-mêmes, comme sauvegarde, à la disposition de Votre Majesté. — Et que veulent de moi les Parisiens? reprit vivement le roi. Qui les pousse à me poursuivre ainsi ? Ne me laisseront-ils pas libre de choisir l’heure et le lieu de ma retraite? Est-ce ma vie qu’il leur faut? Qu’ils viennent donc et je leur prouverai que je sais mourir! — Je ne doute pas, sire, que vous ne soyez prêt à faire le sacrifice de votre vie. Mais, au nom de ces serviteurs qui, les derniers, vous sont restés fidèles, et qui, par ce motif, doivent vous être plus chers, évitez une catastrophe dans laquelle ils périraient tous sans utilité. Vous avez renoncé à la couronne, votre fils a abdiqué?.. — Et mon petit-fils? s’écria Charles X ; j’ai réservé ses droits, je les défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang. — Quelles que soient vos espérances pour lui, soyez bien convaincu, sire, que, dans l’intérêt même de ces espérances, vous devez éviter que son nom ne soit souillé du sang français. — Que faut-il faire?» dit le roi en s’adressant au duc de Raguse.

Le duc de Raguse ne prit le change ni sur le nombre des volontaires, ni sur le degré de résistance qu’ils pouvaient opposer à de bonnes troupes. Mais il appréciait sainement l’esprit de l’armée royale et le degré de fidélité qu’on en devait attendre. Il considérait, en outre, que les bois dont Rambouillet est environné ne permettraient de se servir de la cavalerie pour disperser les insurgés qu’autant qu’on les aurait d’abord fait rejeter par l’infanterie en plaine découverte; qu’il faudrait en conséquence dégarnir Rambouillet et exposer la famille royale à un coup de main. Prendre l’offensive eût donc été contraire à la prudence. La défensive n’offrait pas des conditions plus favorables. Tandis que les tirailleurs ennemis s’approcheraient dans toutes les directions, couverts par les bois, jusqu’à la portée de leurs fusils, l’armée royale n’aurait pas même l’espace nécessaire pour se déployer, et elle serait condamnée à se laisser décimer dans l’inaction. Le maréchal était d’avis d’abandonner Rambouillet et de se retirer sur l’Eure, sauf à se porter ensuite derrière la Loire et à prendre de nouvelles dispositions. Mais le roi n’en était plus là : il était vaincu au fond de l’âme comme au fond des choses ; il ne demandait qu’un conseil qui mît sa responsabilité morale à couvert. Il fit appeler le maréchal Maison et lui dit avec solennité : « Vous êtes homme d’honneur, je m’en rapporterai à votre parole. Êtes-vous certain que le nombre des insurgés qui marchent sur Rambouillet soit aussi grand que vous nous l’avez dit? » Le maréchal, à l’appui de son évaluation, entra dans quelques détails sur les masses que les commissaires avaient rencontrées, échelonnées de Paris jusqu’à Saint-Cyr; il ajouta que le roi aurait occasion d’en juger par ses yeux avant la fin de la nuit. « Quoi! dit le roi, serons-nous donc attaqués cette nuit ? — Oui, sire, si vous restez à Rambouillet. » Le roi garda quelque temps le silence; puis, faisant un douloureux effort : « Eh bien ! dit-il, je vais partir. » Il désigna Cherbourg pour son point d’embarquement et donna l’ordre de tout préparer pour le départ, en faisant prévenir les commissaires qu’il irait coucher à Maintenon. Le 3 août, à 11 heures du soir, la lettre suivante fut remise au lieu tenant-général.


« Monseigneur, »

« C’est avec bonheur que nous vous annonçons le succès de notre mission. Le roi se détermine à partir avec toute sa famille. Nous vous apporterons avec la plus grande exactitude tous les détails et tous les incidens de ce voyage. Puisse-t-il se terminer heureusement ! Nous suivons la route de Cherbourg ; nous partons dans une demi-heure; toutes les troupes sont dirigées sur Epernon, et demain matin on déterminera quelles sont celles qui suivront définitivement le roi.

« Nous sommes avec dévouement, etc., etc.

« DE SCHONEN, MARECHAL MAISON, ODILON BARROT. »


Nous ne suivrons pas cet itinéraire, qui ne fut marqué par aucun incident. La révolution était désormais non pas achevée sans doute, mais accomplie.


BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 1er mai et du 1er juin.
  2. On trouve dans les Mémoires de M. de Chateaubriand, t. IX, p. 222, le paragraphe suivant : « Une réunion du parti monarchique composée de pairs et de députés avait eu lieu chez M. Guizot. Le duc de Broglie s’y trouvait ; MM. Thiers, Mignet et Carrel, quoique ayant d’autres idées, s’y rendirent. Ce fut là que le parti de l’usurpation prononça le nom du duc d’Orléans pour la première fois. » — l’auteur de cette assertion a été mal informé, la réunion fut fortuite; MM. Thiers et Mignet ne s’y trouvèrent pas. Il n’y fut question de M. le duc d’Orléans ni directement ni indirectement.