Souvenirs du duc de Broglie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 764-795).
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SOUVENIRS

LE MINISTÈRE DU 11 AOUT.[1]

Entré aux affaires le 11 août, notre premier ministère s’est retiré le 2 novembre. Il a siégé en tout deux mois et dix jours. Durant ce très peu de temps, il n’a pu faire ni beaucoup de bien ni beaucoup de mal. Ce n’était d’ailleurs ni son lot ni sa condition d’existence. Amortir les premiers coups d’une réaction inévitable, sauver ce qui restait debout du principe monarchique, gagner du temps en parant au plus pressé, préparer enfin la réaction de la réaction, c’était notre tâche, à peu près notre plan, et tout au plus notre espérance. J’exposerai fidèlement nos perplexités, nos efforts et nos misères ; peut-être trouvera-t-on qu’à tout prendre, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés.

Je dis nous, sous toutes réserves, car en nous-mêmes était la première et non la moindre des difficultés. Notre barque faisait eau par plus d’un côté et grand était le tiraillement dans l’équipage. Un cabinet bigarré, qui comptait sept ministres réels, effectifs, ayant charge d’âmes, et quatre conseillers bénévoles, siégeant les bras croisés, regardant les coups sans répondre de rien ni disposer de personne, mais ayant (trois sur quatre tout au moins) l’oreille du prince et le vent de la popularité, c’était, en quelque sorte, un couteau de Janot dont la lame branlait au manche sans qu’on sût précisément qui était l’un ou l’autre. Nous étions, en outre, percés à jour ; la chambre à coucher de M. Dupont (de l’Eure) était ouverte dès le matin à tous les suppôts de la basoche, et le soir, le salon où M. Laffitte faisait son éternel piquet l’était à tout le tripot de la Bourse : c’étaient deux clubs où les curieux venaient aux nouvelles pour en faire tel usage que de raison ou de déraison.

Force fut bien pourtant de se mettre à la besogne en commençant, comme de coutume, par distribuer quelques bons morceaux aux appétits les plus haut placés, mais, cette fois contre la coutume, sans trop exciter le récri.

Le vice-amiral Duperré, l’un des vainqueurs d’Alger (vainqueur un peu toutefois à son corps défendant), fut nommé amiral. Le maréchal Soult, l’un des vaincus de Waterloo, exclu à ce titre de la chambre des pairs, y fut appelé ; le général Gérard, ministre de la guerre, devint maréchal ; M. Dupin, ministre sans portefeuille, procureur général à la cour de cassation au lieu et place de M. Mourre, démissionnaire : deux nominations où le cabinet se faisait un peu la part du lion. M. de Lafayette reçut le commandant en chef de la garde nationale, énorme, mais inévitable faute que nous faillîmes bientôt payer cher : c’était en faire le comte d’Artois du nouveau régime ; puis, sur une moindre échelle, M. Odilon Barrot fut nommé préfet de Paris, M. de Schonen procureur général de la cour des comptes (ils revenaient l’un et l’autre de conduire Charles X à Cherbourg) ; puis enfin, sur mon insistance, personnelle, M. Villemain devint vice-président du conseil royal de l’instruction publique.

Le plus difficile à colloquer, ce fut Benjamin Constant. Sa réputation comme publiciste était grande et méritée ; comme orateur, médiocre : son caractère était peu considéré. Il ne s’était jamais relevé de son aventure des cent-jours ; déchu surtout à ses propres yeux, il avait vécu, durant la seconde restauration, dans une société d’opposition qui n’était pas de premier ordre ; l’Académie française lui avait obstinément fermé sa porte. Perdu de dettes, épuisé de veilles et de jeu, il n’était guère possible d’en faire un ministre ; le duc d’Orléans ne l’avait point appelé à son conseil intime et, néanmoins, toute position de seconde ligne lui paraissait, non sans quelque raison, au-dessous de lui. Je fus chargé de lui proposer un siège au conseil d’état, qu’il refusa avec hauteur. Je ne me tins pas pour battu. Il entrait dans ma pensée de placer à la tête du conseil d’état le plus important et le plus laborieux de ses comités, le comité du contentieux, en agrandissant beaucoup ses attributions, en le chargeant, sous le nom de comité de législation, de la préparation des lois à intervenir en matière civile et criminelle, et de la rédaction définitive de toutes les lois dont le principe aurait été arrêté, soit en conseil des ministres, soit simplement en conseil d’état. Je proposai à Benjamin Constant la présidence de ce comité avec un traitement proportionné à son importance. Il refusa pour la seconde fois ; mais, au bout de deux ou trois jours, il se ravisa, et je me hâtai de faire signer au roi sa nomination, de crainte que son orgueil ne prit définitivement le dessus. On a beaucoup parlé dans le temps de quelques arrangemens entre lui et le roi par l’entremise de M. Laffitte, sorte de transaction dont Mirabeau avait donné l’exemple lorsqu’il se rapprocha de la cour en 1791. J’ignore si ce bruit a quelque fondement ; en tout cas, je n’y fus pour rien et je trouvai dans Benjamin Constant, comme on va le voir, un auxiliaire très peu secourable.

Tout étant ainsi réglé du premier coup et tant bien que mal, ce qui pressait, c’était d’entrer en rapport avec les puissances étrangères et de ne pas rester au cœur de l’Europe comme une aventure à la Masaniello. Le corps diplomatique accrédité près de Charles X était, ainsi que je l’ai indiqué plus haut, resté à Paris et plutôt bienveillant, mais au pied levé et sans pouvoirs réguliers. Pour en obtenir, il fallait écrire propria, c’est-à-dire regiu manu, écrire aux têtes couronnées et leur faire accepter le bon frire ; et pour cela, il fallait assaisonner au besoin les lettres de commentaires et d’explications orales ; et pour cela enfin, il fallait bien choisir les messagers qui seraient chargés de ces délicates missions.

Le général Baudrant, devenu le premier aide-de-camp du jeune duc de Chartres après avoir été son mentor, traversa la Manche ; il fut accueilli à bras ouverts par la population. Toute l’Angleterre était dans l’ivresse presque autant que la France. De ville en ville, de bourg en bourg, fourmillaient spontanément et comme à l’envi des meetings joyeux. Des hustings étaient dressés sur toutes les places publiques ; on y célébrait à grands hourras les prouesses de nos ouvriers et de nos gamins ; on chantait la Parisienne sur tous les tons, on la jouait sur tous les instrumens ; pour peu de chose, on eût dételé la post-chaise empruntée par notre représentant à l’hôtel qu’il daigna choisir. Dans une courte excursion que je fis en Angleterre, quelques mois plus tard, sans caractère officiel, et dont je parlerai en son temps, je retrouvai encore en branle tout ce mouvement d’enthousiasme populaire. Il n’aurait guère été possible au gouvernement d’y résister, supposé qu’il y fût enclin ; mais, sans le partager, il n’y répugnait pas. Le rot était ami de la France et d’humeur libérale, comme il le prouva bientôt en soutenant énergiquement un plan de réforme qui dépassa de beaucoup les espérances des plus confians ; ses ministres gardaient rancune à Charles X de l’assistance morale que la France avait prêtée à l’empereur Nicolas dans sa guerre contre la Turquie et, à M. de Polignac, de sa persistance dans l’expédition d’Alger, malgré l’opposition de l’Angleterre ; ils ne voyaient pas sans quelque satisfaction l’intimité entre la France et la Russie s’en aller à vau-l’eau, et n’étaient pas sans espérance d’obtenir de notre nouveau gouvernement l’abandon d’une conquête qui n’était pas son ouvrage. Le général Baudrant fut donc très bien reçu et, comme il n’avait qu’à enfoncer une porte ouverte, son savoir-faire ne fut pas mis à forte épreuve.

Les trois grandes cours du Nord devaient être plus difficiles à manier. Restées implicitement dans les termes de la Sainte-Alliance, même en face de la Restauration, notre coup de tête ne pouvait guère que resserrer leur intimité. Ce n’est pas qu’elles eussent vu de bon œil les projets de Charles X : tout au contraire, elles ne lui avaient épargné ni les bons conseils, ni les avertissemens salutaires ; elles ne s’étaient pas fait faute de lui déclarer qu’il ne devait compter, de leur part, sur aucun appui. Mais une fois l’événement accompli, il ne s’ensuivait nullement que la reconnaissance du gouvernement révolutionnaire (il faut bien se servir du mot propre) fût de plein droit et allât toute seule. Outre la répugnance, pour des rois de vieille roche, d’admettre dans leur confrérie un nouveau-venu, disons mieux : un parvenu au moins suspect, il y avait la crainte de l’exemple et le danger de la propagande. Il fallait s’attendre tout au moins à ce que la reconnaissance n’eût lieu que de concert entre les trois alliés et après entente préalable. Jusque-là, nous restions sur le qui-vive.

Le général Belliard fut envoyé à Vienne ; le comte de Lobau (l’un des membres de la défunte commission municipale) à Berlin ; le général Athalin, aide-de-camp du roi, à Saint-Pétersbourg.

Leurs instructions étaient identiques. Elles se réduisaient à ce peu de mots : si l’Europe ne nous suscite pas de difficultés au dehors, nous emploierons tous nos efforts à maintenir en France le régime monarchique et à réprimer toute propagande. Pourvu qu’on reconnaisse à la France le droit de disposer d’elle-même, elle respectera les traités qui forment désormais la base de l’ordre européen. Ce langage fut bien accueilli à Berlin, où le caractère et le nom du comte de Lobau étaient bien connus et généralement respectés ; il le fut mieux encore à Vienne. L’Autriche s’engagea, de son côté, à ne permettre sur son territoire aucune intrigue contre le nouveau gouvernement français ; tout aussi peu celles qui proviendraient de la famille déchue, dans le cas où cette famille y viendrait chercher un asile, que celles qui auraient pour but le jeune duc de Reichstadt. M. de Metternich alla jusqu’au point de nous honorer de ses bons conseils : « Il y a, dit-il au général Belliard, deux nobles entêtés dont, vous et nous, devons également nous défier, bien qu’ils soient gens d’honneur et nobles gentilshommes : le roi Charles X et le marquis de La Fayette. Vos journées de juillet ont abattu la folle dictature du vieux roi, il vous faudra bientôt attaquer la royauté de M. de La Fayette ; il y faudra d’autres journées ; et, c’est alors seulement que le prince lieutenant-général sera vraiment roi de France. » Cette conversation était de bon augure, et l’anecdote en est vraie, bien qu’elle ait été rapportée par M. Capefigue.

Mais le nœud de la reconnaissance n’en restait pas moins à Saint-Pétersbourg, puisque entre les trois alliés rien ne se pouvait arrêter que de concert ; et, de quelque désapprobation que l’empereur Nicolas eût frappé, avant l’événement, l’entreprise de Charles X, l’expulsion de ce prince ne l’atteignait pas moins sur un point sensible. Charles X était son bon ami, son féal ; il y perdait précisément ce que l’Angleterre y gagnait ; et, de plus, il se sentait blessé dans son amour-propre : ce rôle d’Agamemnon, de roi des rois, de chevalier des grands principes qu’il affectait en Europe depuis nombre d’années, se trouvait fort ébréché par l’admission d’un intrus dans le sénat des têtes couronnées ; aussi avait-il d’avance détourné, autant que possible, cette coupe amère de ses lèvres et annoncé avec force rodomontades qu’il ne reconnaîtrait le duc d’Orléans qu’en qualité de lieutenant-général nommé par Charles X, et que rien ne l’obligerait à transiger avec son honneur.

La lettre qui lui devait être adressée exigeait donc, de la part du roi, un mélange de dignité, de réserve et de ménagemens difficiles à concilier ; elle fut rédigée par M. Molé avec beaucoup d’art et de mesure ; le cabinet l’adopta intégralement ; on en peut trouver le texte dans les journaux de l’époque et dans les historiens, le secret n’en ayant été gardé ni par nous ni par le destinataire, et les commentaires ayant légèrement été leur train.

Le temps porte conseil. Cette lettre trouva la disposition de notre autocrate fort amendée. Le général Athalin fut reçu non-seulement avec courtoisie, mais avec cordialité ; il eut tous les honneurs de règle et de complaisance : fête à la cour, visite aux colonies militaires… « Je comprends, lui dit l’empereur, la situation du roi Louis-Philippe, je comprends la nécessité, le dévoûment, le sacrifice ; mais quel dommage qu’il ait licencié cette garde royale si noble et si fidèle ! » Ce n’était pas là le langage qu’avait entendu au premier moment notre chargé d’affaires, M. de Bourgoing. La réponse au roi du Palais-Royal par l’empereur, datée de Tsarskoë-Selo, le 18 septembre, fut grave, irréprochable sans être affectueuse ; Je mot de frère y manquait, et notre roi en fut plus piqué que nous.

Le roi de Prusse et son autre allié s’exécutèrent de meilleure grâce ; poignée de main franche et sans coup de patte.

En Italie, point de difficultés ; en donnant le bon exemple, l’Autriche maintint le Saint-Siège en bonne voie ; refus néanmoins du duc de Modène, dont nous ne fîmes que rire.

L’Espagne y mit plus de façons ; le roi permit à M. de Saint-Priest, ambassadeur de Charles X, de rester à Madrid à peu près en cette qualité, et de paraître à la cour la cocarde blanche à son chapeau. On ne se faisait pas faute d’annoncer que M. de Bourmont, le vainqueur d’Alger, tout frais échappé de sa conquête, viendrait planter le même drapeau au sommet des Pyrénées et que Mme la duchesse de Berry l’y rejoindrait en personne ; peu s’en fallut que le chétif tyran de l’Espagne, le restauré de notre restauration, n’y compromit sa frêle couronne.

Aux premiers accens de la Parisienne, en effet, toutes ses victimes, tous les exilés, tous les réfugiés de son pays étaient partis à toutes jambes pour la frontière afin d’y préparer une invasion à main armée ; les noms les plus illustres alors et depuis, Martinez de la Rosa, Torreno, San-Miguel, Isturitz, Valdes, Rivas, Mina, y prêtaient l’autorité de leur aveu et de leur personne. Ils avaient pour point d’appui un comité de patriotes français, sous le patronage semi-officiel de M. de La Fayette, et n’allaient à rien moins qu’à offrir la couronne d’Espagne au duc de Nemours (et voire celle de Portugal) en lui faisant épouser l’infante dona Maria.

Nous n’eûmes garde d’entrer dans ce jeu-là ; c’était, pour nous, bien assez du nôtre ; c’eût été, d’ailleurs, donner à nos principes de conduite le plus téméraire et le plus flagrant démenti. Le gouvernement se borna à fermer les yeux sur les allées et venues des réfugiés ; formés bientôt en petit corps sur la frontière, ils espéraient que leur présence suffirait à faire soulever la Biscaye et la Navarre ; mais rien ne bougea. Il suffit, néanmoins, de ces quelques menaces pour venir à bout du courage et de la générosité chevaleresque de Ferdinand VII. Il nous fit savoir qu’il était tout prêt à reconnaître le roi des Français et à dissoudre tout rassemblement légitimiste sur son territoire à charge de revanche ; plus de difficulté, dès lors, de notre part ni de la sienne ; il en coûta 100,000 francs au roi sur sa cassette personnelle pour dégager M. de La Fayette d’une promesse inconsidérée ; le peu d’efforts tentés par ces pauvres réfugiés n’eut aucune suite, ni même aucune chance. Il en eût peut-être été autrement si nous nous en étions mêlés pour tout de bon.

Tandis que le roi, de concert avec nous chétifs, s’appliquait ainsi à régler peu à peu la situation, deux énormes tuiles lui tombèrent tout à coup, et coup sur coup, sur la tête (je veux dire deux catastrophes) : l’une imprévue, l’autre par malheur facile à prévoir.

Le 27 août, quinze jours après le 11, c’est-à-dire après l’avènement de la royauté nouvelle, le dernier des Condé, le duc de Bourbon, fut trouvé mort dans sa propre chambre, dans ce même château de Saint-Leu, où, la veille des ordonnances, il avait festoyé le duc d’Orléans, où, le lendemain de notre victoire, il avait reconnu et félicité le roi des Français. Rien ne faisait présager un tel événement. Le duc de Bourbon s’était couché à son heure ordinaire ; aucun bruit n’avait interrompu, dans le château, la tranquillité de la nuit. Le malin, son valet de chambre, trouvant sa porte fermée en dedans et n’obtenant point de réponse, quelque haut qu’il criât, quelque fort qu’il frappât, se décida à faire enfin enfoncer la porte. « Le premier coup d’œil qui s’offrit aux yeux des assistans fut le cadavre de cet infortuné vieillard suspendu par deux cravates de soie liées en double anneau au bouton de l’espagnolette d’une croisée de la chambre. »

À cette triste nouvelle, immédiatement envoyée au Palais-Royal et annoncée d’abord comme une apoplexie foudroyante, M. Pasquier, M. de Sémouville, assistés du garde des archives de la chambre des pairs, se rendirent en hâte à Saint-Leu pour dresser l’acte de décès. Le corps, dans la position où il avait été trouvé, accroché plutôt que suspendu, les genoux ployés, les pieds presque pendans sur le tapis, leur fut présenté, et le procès-verbal, signé par M. le comte de La Villegontier, prunier gentilhomme de la chambre du prince, et par le comte de Choulot, capitaine-général de ses chasses… La justice locale et le procureur-général vinrent immédiatement pour reconnaître le corps et les lieux. Les premiers médecins et chirurgiens mandés pour procéder ou assister à l’autopsie (Marc, Pasquier, Marjolin) n’hésitèrent pas à déclarer que la mort du prince, causée par la strangulation, devait être le résultat d’un suicide. La face était violacée, la langue sortant entre les dents ; les parties supérieures n’offraient aucune autre lésion qu’une empreinte légère de la cravate ; ses jambes offraient de légères ecchymoses attribuées au frottement contre la croisée ou contre la chaise sur laquelle le prince avait dû monter et qui se trouvait renversée à peu de distance de ses pieds. L’examen des organes renfermés dans les cavités abdominales et thoraciques ne présentait rien d’extraordinaire ; mais en observant attentivement le cerveau, on reconnut un ramollissement de la pulpe cérébrale qui semblait menacer d’une aliénation mentale.

J’entre dans ces détails, textuellement extraits des documens officiels, afin de bien montrer jusqu’où peut aller, dans ses excès, l’entraînement de l’esprit de parti. Croirait-on qu’il s’est rencontré en très grand nombre au premier moment, et qu’il se rencontre même encore aujourd’hui, bien qu’en très petit nombre, des légitimistes honnêtes, sensés, plus enclins à douter de la sincérité des témoins, des gens de l’art et de la justice, qu’à considérer la mort du duc de Bourbon comme un suicide, le tout afin d’imputer gratuitement et de gaîté de cœur un assassinat au roi Louis-Philippe, le plus proche parent de cet infortuné, son ami, le seul de la famille qui se fût empressé de le reconnaître et de se déclarer son sujet ? Certes, s’il y avait homme en France pour qui la vie du duc de Bourbon dût être précieuse, pour qui la mort du duc de Bourbon fût un coup sensible, dans la crise où nous nous trouvions, c’était notre roi d’hier. Combien n’aurait-il pas été plus facile, si l’ombre même du doute eût été possible, de rétorquer l’accusation et d’imputer l’assassinat prétendu à la vengeance de quelques légitimistes furieux et au désespoir ? Mais que répondre dans l’une ou l’autre hypothèse à ce papier écrit de la propre main du duc et trouvé dans sa propre cheminée, parmi d’autres papiers qu’il y avait jetés pêle-mêle, la veille de sa mort : c’était une proclamation adressée aux habitans de Saint-Leu et conçue en ces termes :

« Saint-Leu et ses dépendances appartiennent à votre roi Louis-Philippe ; ne pillez ni ne brûlez le château, ni le village ; ne faites de mal à personne, ni à mes amis, ni à mes gens. On vous a égarés sur mon compte. Je n’ai qu’à mourir en souhaitant bonheur et prospérité au peuple français et à ma patrie.

« P.-J. HENRI DE BOURBON, PRINCE DE CONDE.

« P.-S. Je demande à être enterré à Vincennes, près de mon malheureux fils. »


A coup sûr, un tel écrit ne dénote que trop à quelle agitation était en proie l’esprit du pauvre prince, affaibli par l’âge et la maladie, troublé par un scrupule qui tenait presque du remords.

Malgré la rigueur des lois religieuses contre le suicide, les funérailles du duc de Bourbon eurent lieu comme en toute autre circonstance. Le cœur fut déposé dans la chapelle de Chantilly. Le corps, embaumé et exposé pendant plusieurs jours, fut reçu à l’église de Saint-Leu et transporté à Saint-Denis, avec un cortège militaire où figuraient les voitures de la cour ; on y voyait les quatre premiers fils du roi. Le cercueil fut reçu à la porte de l’abbaye parle clergé épiscopal ; la basilique fut tendue de noir comme dans les solennités royales ; après l’office célébré avec le même cérémonial, mais sans oraison funèbre, le corps fut descendu dans le caveau royal, à côté du dernier prince de Condé !

L’autre événement, l’autre catastrophe, fut de bien autre nature et de bien autre portée. Le 25 août, à quinze jours de notre propre avènement, éclata dans Bruxelles une révolution qui devait bientôt changer l’existence du royaume des Pays-Bas et mettre en péril l’état de l’Europe.

Ce royaume, œuvre de circonstance, de méfiance et de rancune, hydre à deux têtes, préposée par le congrès de Vienne à la garde d’une ceinture de places fortes élevées à nos dépens et de nos dépouilles, — produit hybride d’un accouplement contre nature entre 2 millions de Hollandais protestans et 4 millions de Belges catholiques, — plus divisés encore d’instincts et de mœurs que de croyance et de langage, — ce royaume avait été dès l’origine en travail de dissolution, et l’incompatibilité d’humeur touchait à son paroxysme, lorsque vint à sonner chez nous le tocsin de Juillet. Le moyen qu’une majorité numérique de plus du double, traitée en vraie servante, dominée et tracassée par une minorité maîtresse du roi, de la cour, des emplois, des impôts et de la force armée, ne répondit point à cet appel ! Une soirée, un air d’opéra fort en vogue alors et le chant en pleine rue de la Parisienne à grands carillons, en firent l’affaire d’un tour de main, mais non toutefois sans conflit et sans quelque effusion de sang.

Je m’en tiendrai là sur le fait lui-même, sur sa cause et son origine. Je ne m’arrêterai point à rappeler les divers incidens de cette lutte entre le roi des Pays-Bas et ses pauvres nouveaux sujets ; à caractériser le mélange de supercherie et de violence qui les soumit, pendant quinze ans, aux conditions d’un pacte numériquement rejeté, moralement oppressif, à relever, pierre à pierre, les querelles incessantes en religion, en politique, en finances, en économie sociale, qui ne pouvaient guère manquer de naître et de renaître à chaque instant d’une union ou plutôt d’un amalgame formé sous de si fâcheux auspices. Je ne m’arrêterai pas davantage à raconter la révolution de Bruxelles, calquée autant que possible sur la nôtre : attroupemens spontanés ; impuissant emploi de la force armée, barricades coup sur coup, puis des négociations tout au plus sincères, puis des concessions tardives, puis enfin le soulèvement gagnant comme une traînée de poudre, de proche en proche, de rue en rue, de ville en ville. Je ne m’arrêterai qu’aux conséquences immédiates de l’événement, et au surcroît de difficultés qu’il faisait pleuvoir sur nous dans un moment où, Dieu merci, nous en avions de reste.

Notre nouveau gouvernement n’était encore officiellement reconnu que par l’Angleterre ; bien accueilli à Vienne et à Berlin, bien vu dès lors dans la plupart des cours et principautés du continent, le pas décisif restait à faire, tout restait encore en suspens ; tant que le grand allié du Nord, dont personne n’entendait se séparer, n’aurait pas dit le dernier mot. Or, pour obtenir ce dernier mot de ces lèvres augustes, nous déclarions avec empressement que nous entendions, de notre côté, accepter et respecter l’état de l’Europe, tel qu’il avait été réglé par le sort de la guerre et la foi des traités, en remplissant envers nos voisins toutes les conditions de bon voisinage : point de guerre, point de conquête, point de provocation révolutionnaire, tel était l’engagement que nous offrions volontiers, à charge d’entière réciprocité ; mais voilà qu’avant même d’avoir réponse, et comme pour nous prendre au mot, pour nous mettre en quelque sorte à l’épreuve, la révolution belge nous tombait sur les bras.

Que faire ! et quel n’était pas notre embarras ! Nous n’y étions pour rien, cela était évident, nous n’avions ni le dessein ni même l’envie de prêter appui soit à l’un soit à l’autre de deux adversaires, au fond cela n’était pas moins certain. Tant s’en fallait, néanmoins, que nous y fussions indifférons, puisqu’il y allait du maintien ou de la ruine d’un état de choses formé contre la France, de la destruction ou du maintien « d’une tête de pont placée ostensiblement à cheval sur notre frontière, » selon l’expression pittoresque ou, si l’on veut, soldatesque du général Lamarque. Mais, d’un autre côté, un tel établissement ayant été l’œuvre savamment préméditée du congrès de Vienne, nous courions grand risque, s’il venait à se trouver compromis, de voiries signataires de cet acte prendre fait et cause ; et quelle figure allions-nous faire, en ce cas, nous, pauvres révolutionnaires de la veille, s’il s’opérait une contre-révolution armée, sous nos yeux, à nos portes, une contre-révolution à notre dans et à notre barbe ?

Le temps pressait, nous étions officieusement avertis que le roi des Pays-Bas, même avant d’avoir tout à fait perdu la partie, s’était hâté de mettre, à tout événement, ses garans en demeure ; la position allait devenir intenable. Que faire, encore un coup ? C’était le cas de tout risquer, tout, dis-je, sauf l’honneur et le bon sens. Ce fut le principe de non-intervention qui nous tira d’affaire et devint notre planche de salut, toutefois en l’interprétant à la rigueur, ou même plutôt en aidant un peu à la lettre. Ce principe, comme chacun sait, est aux états ce qu’est aux individus le principe de la liberté personnelle. Je suis maître chez moi, nul n’a droit d’y pénétrer sans mon aveu ; j’y règle mes intérêts comme je l’entends ; nul n’a droit de m’en demander compte tant que je ne lui porte aucun dommage. Si mon voisin force ma porte et prétend se mêler de mes affaires, non-seulement j’ai le droit de repousser son ingérence, mais j’ai le droit, pour la réprimer, d’appeler à mon secours tout autre de mes voisins, tous ayant intérêt indirect mais légitime au maintien de la liberté de chaque personne et de la sécurité de chaque domicile. De même entre les états, chacun chez soi, chacun pour soi ; tous, au besoin, pour ou contre chacun, selon l’occasion.

Ce fut ce principe que nous résolûmes d’invoquer pour parer à l’éventualité du moment. Tant que l’œuvre du congrès de Vienne était debout, nous étions tenus de la respecter ; tant que le roi des Pays-Bas était maître chez lui et mettait ses sujets belges à la raison, nous étions tenus de le laisser faire. Mais si l’œuvre du congrès de Vienne venait à tomber sur elle-même, — si la séparation entre la Hollande et la Belgique venait à s’opérer par force intrinsèque, — et si le roi des Pays-Bas appelait un tiers à son aide pour reformer l’union, — rien, selon nous, n’interdisait à la Belgique d’en faire autant en sens inverse ; coup pour coup, intervention pour intervention, rien ne nous obligeait à rester les bras croisés en laissant se rétablir sous nos yeux, par des tiers, un ordre de- choses qui menaçait notre indépendance et notre sécurité.

Je ne dis pas que l’argumentation fût irréprochable, ni que la parité entre les cas allégués fût rigoureuse. Je ne dis pas que les signataires de l’acte de Vienne n’eussent rien à voir à la destruction de leur œuvre. Mais encore, pour cela, fallait-il qu’ils se missent d’accord au préalable et qu’ils agissent de concert. Or, cela nous donnait du temps, et le temps était tout pour nous.

Nous fîmes savoir au gouvernement anglais qu’au cas où l’incorporation de la Belgique à la France nous serait offerte par nos anciens compatriotes, l’offre ne serait point acceptée ; que le tracé de nos frontières ne serait point dépassé ; et que l’établissement d’un nouveau royaume de Belgique resterait, de notre aveu et plein consentement, une question tout européenne. De ce côté, cela suffit. A Vienne, M. de Metternich, qui d’ailleurs n’entendait pas raillerie sur le principe de non-intervention, comprit, avec son bon sens expérimental, qu’il ne fallait rien pousser à l’extrême, et que c’était ici le cas du summum jus, summa injuria. Restait la Prusse, restait l’héritier, l’héritier tel quel du grand Frédéric : il était beau-frère du roi des Pays-Bas, son allié donc à double titre, et d’ailleurs géographiquement à portée du champ de bataille ; il répondit à l’appel, prit en main la cause commune, et se hâta de rassembler une armée pour lui prêter main-forte.

À cette nouvelle, notre conseil, à l’unanimité, décida qu’il en fallait avoir le cœur net. Au nom du roi, M. Mole, notre ministre des affaires étrangères, alla trouver M. de Werther, ministre de Prusse sous Charles X, et restant à Paris jusqu’à nouvel ordre de sa cour ; il lui signifia, en termes catégoriques, que toute armée prussienne qui ferait mine d’entrer en Belgique y rencontrerait une armée française prête à lui disputer le terrain, et le pria d’en informer sa cour, sans lui laisser le moindre doute à cet égard. Là-dessus, grands cris, grand récri, grand tapage de démonstrations et de menaces ; mais il n’en fut que cela : l’armée prussienne ne bougea pas ; M. de Werther continua son intérim volontaire en attendant ses lettres de créance ; et le règlement de la question belge, après quelques vicissitudes inévitables en pareille crise, se trouva définitivement renvoyé à Londres et commis aux soins d’une conférence réunie depuis plusieurs mois pour traiter en commun des affaires de la Grèce. Pour un coup d’essai, ce n’était pas mal.

Je reviens à nos affaires intérieures. Sans nous trop émouvoir des agitations qui se manifestèrent, dès le lendemain du 11 août, dans le sein de la classe ouvrière, — agitations qu’on pouvait considérer comme la continuation d’un passé qui durait encore plutôt que comme le prélude d’un prochain avenir, — sans regarder de trop près au prix des bons offices que nous rendait, en cela, la popularité de M. de La Fayette et de M. Dupont (de l’Eure), nous cheminions, pas à pas, d’écueil en écueil. Nous n’apprîmes pas sans quelque consternation qu’à la clameur publique plusieurs des ministres fugitifs avaient été saisis et mis sous bonne garde : M. de Polignac, à Granville, au moment où il s’embarquait ; MM.  Peyronnet, Chantelauze et Guernon-Ranville dans les environs de Tours. Il va sans dire qu’à nos risques et périls, nous eussions bien voulu l’éviter. Mais la chose étant faite, l’indignation était trop universelle pour qu’il nous fût possible de fermer les yeux sur une telle capture sans prendre fait et cause et devenir leurs complices : d’autant que le même jour, 13 août, M. Eusèbe Salverte avait déposé sur le bureau de la chambre des députés une proposition de mise en accusation, tandis que M. de Tracy, avec des intentions plus humaines, plus généreuses, mais analogues quant au fond, y déposait la proposition d’abolir la peine capitale.

Les prisonniers furent transférés à Vincennes dans la nuit du 26 au 27 août ; grâce à cette précaution, non-seulement leur personne fut en sûreté, mais les outrages et les imprécations leur furent épargnés.

Le surlendemain, le roi passa pour la première fois, au Champ de Mars, la revue de la garde nationale et lui distribua des drapeaux aux trois couleurs. Plus de soixante mille hommes armés et équipés de pied en cap s’y pressèrent autour de sa personne et répondirent par leurs acclamations à son appel. Ce fut pour tout le monde un jour de fête, et pour nous un jour de trêve. Les premières séances des deux chambres eurent, tout compte fait, plus d’intérêt que d’importance. Jusqu’à quel point l’inévitable obligation du serment éclaircirait-elle les rangs dans l’une et dans l’autre, ce fut la première question, question de personnes assaisonnée d’hésitations, d’explications, de rétractations, de regrets, qui naturellement prêtait à jaser, et dont l’oubli, quels que fussent les noms propres, fit bientôt justice en ne laissant de trace que dans la mémoire des acteurs.

La chambre des pairs, mutilée qu’elle était par la charte nouvelle, ne comptait que quatre-vingt-trois membres à l’entrée de la session ; c’était quelque chose, même beaucoup, vu sa composition originaire et son épuration récente. Le nombre grossit peu à peu, par des arrivées successives et des retours imprévus.

Ce fut le contraire dans l’autre chambre ; au début, huit députés seulement donnèrent leur démission ; mais, dans les quelques jours qui suivirent, quarante ou cinquante autres se ravisèrent et suivirent leur exemple. L’incertitude, sur un point aussi délicat, ne pouvait être tolérée. Elle était également contraire à la dignité de toutes les parties intéressées : gouvernement, pairs et députés. On convint bientôt (19 et 23 août), non sans quelque peu de grimaces, qu’un délai de quinze jours serait assigné aux députés, et d’un mois aux membres de la chambre des pairs, pour prendre parti, faute de quoi ils seraient réputés démissionnaires. A l’égard des derniers, la déchéance était personnelle.

Mais venait alors la nécessité de pourvoir au remplacement des députés démissionnaires. Comment y devait-on procéder ? d’après quels principes ? suivant quelle loi ? « Une question grave se présente, disait M. Guizot à la chambre des députés le 14 août : d’importantes modifications à notre législation électorale sont annoncées ; elles ne pourraient être assez promptement accomplies pour que les élections aujourd’hui vacantes eussent lieu sous leur empire. Ces élections se trouvent nécessairement placées sous l’empire des lois, car les lois subsistent tant qu’elles ne sont pas formellement abrogées ou changées, et c’est un des plus impérieux besoins de la société que partout où ne vient pas frapper une nécessité absolue, irrésistible, sa vie légale continue sans interruption. Mais les lois électorales encore en vigueur contiennent un principe si fortement réprouvé par la conscience publique, et dont la prochaine abolition a été si hautement réclamée, qu’il y aurait une inconséquence choquante à en autoriser l’application : c’est le principe du double vote. Quoique leur prompte solution soit désirable, les autres questions peuvent et doivent être ajournées à la discussion générale et approfondie des lois annoncées. Le double vote n’est plus une question ; aboli en principe par la charte, en fait il doit disparaître. »

Il va sans dire que, sans avoir insisté dans le conseil pour qu’on s’obstinât à rompre en visière au préjugé qui s’élevait, en ce moment, contre le double vote, ce n’est point en ces termes que, pour ma part, j’en aurais parlé.

Ministre de l’intérieur, M. Guizot proposait qu’au cas où le député démissionnaire aurait été élu par un collège de département, il fût pourvu à son remplacement par un tirage au sort entre les divers arrondissemens de ce même département, proposition qui fut convertie, plus tard, en une autre plus générale, à savoir le maintien d’un collège de département composé, cette fois, de tous les électeurs, chacun d’eux participant ainsi au double vote. La discussion, sur ce point, fut vive, et l’opposition naissante, ou plutôt renaissante, y manifesta, pour la première fois, dans la personne de M. Mauguin, la prétention de frapper désormais d’illégalité (la crise révolutionnaire étant accomplie) l’emploi régulier des pouvoirs de la chambre, et d’en appeler au peuple. M. Mauguin fut vigoureusement rabroué par M. Dupin, mais le coup était porté, et le fer resta dans la plaie.

Quant à la chambre des pairs, sa position restait plus précaire encore ; elle se hâta de faire acte d’hérédité, vaille que vaille, en admettant à ce titre, M. de Sesmaisons (Donatien) ; de libéralité, en abrogeant, pro parte qua, la loi du sacrilège ; et de virilité politique en-autorisant l’arrestation régulière de M. de Polignac et de M. Peyronnet saisis et détenus sur la clameur publique. Ces signes de vie ne l’affermissaient qu’à demi.

L’assiette des pouvoirs publics, si l’on ose ainsi parler, se trouvait régularisée, au moins provisoirement, et les premières assises du nouveau régime posées à titre de pierre d’attente, restait à en faire autant quant à nos rapports avec les puissances étrangères, au fur et à mesure des actes de reconnaissance qui nous étaient successivement adressés. Le maréchal Mortier fut envoyé comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg ; le maréchal Maison à Vienne ; mon vieil ami Rumigny à Berlin ; le duc d’Harcourt à Madrid ; M. de Barante à Turin ; M. de Latour-Maubourg à Rome ; M. Berlin de Vaux à La Haye ; M. Sérurier à Washington. Toutes ces nominations concertées entre le roi et M. Molé furent accueillies sans difficulté par le conseil et bien vues par le public ; mais l’ambassade d’Angleterre devint entre nous et au dehors une pierre d’achoppement.

Notre roi, dans le secret de son cœur, destinait ce poste important à M. de Talleyrand, ou, si l’on veut et pour mieux dire, destinait M. de Talleyrand à ce poste. Je le savais sans qu’il me l’eût dit, et, selon toute apparence, l’objet de ce choix le savait, sans avoir eu, comme moi, besoin de deviner. Au fond, le roi avait raison. L’Angleterre était la puissance qui nous voulait du bien pour tout de bon, la seule sur laquelle nous eussions, à certain degré, raison de compter. Le mouvement libéral imprimé en 1827 à la politique britannique par M. Canning ne s’était pas éteint avec cet homme d’état enlevé trop tôt à la bonne cause ; ce mouvement traversait depuis trois ans la réaction tory (la réaction Wellington-Peel) entravée, ou, si l’on veut, enrayée plutôt que suspendue. La réforme continuait à gagner du terrain dans l’opposition, et les réformes dans le ministère lui-même. Nous avions auprès de l’un et de l’autre le double mérite de la justice et du succès. C’était par conséquent à Londres que nous devions chercher et que nous pouvions trouver un point d’appui contre le mauvais vouloir ostensible, ou la bienveillance suspecte des autres gouvernemens, d’autant que Londres était, pour le moment, grâce à l’intervention de l’Europe dans les affaires d’Orient, le centre, le foyer de la politique européenne.

Mais, pour tirer parti de ces avantages, il fallait du coup d’œil, de la mesure et de l’aplomb ; il y fallait un homme de tête et de poids, et un homme reconnu pour tel. Un bon révolutionnaire de 1830, fût-il de ce côté-ci de la Manche orateur en vogue, banquier de haute volée, ou vétéran de la grande armée (c’étaient à peu près là nos illustres), aurait, selon toute apparence, fait sonner bien haut ses lieux-communs de tribune, sa gloriole de garde nationale, ou ses rancunes de Waterloo. S’il s’était par trop émancipé en démonstrations populaires, il aurait perdu bientôt tout crédit auprès d’un ministère tory encore sur pied, sans en acquérir d’avance sur un prochain ministère whig, lord Grey n’étant pas plus que lord Wellington homme à s’en laisser remontrer par un parvenu nouveau venu ; et, si, ce qui ne pouvait guère manquer d’arriver, ce patriote de fraîche date avait fait mine de se mêler un peu des affaires d’autrui, d’approuver ou de blâmer, à Londres, ceci ou cela, de prendre parti pour ou contre celui-là ou celui-ci, le tolle aurait été universel et le poste serait devenu intenable.

Pour bien faire, il nous fallait au contraire tenir haut notre drapeau sans l’étaler, prendre séance au corps diplomatique sans affecter d’en forcer l’entrée, désarmer la méfiance sans la braver, et répondre aux bons procédés sans rechercher la protection. La tâche était ardue et délicate, il y allait de notre avenir ; de la position que nous prendrions en Angleterre dépendait celle qui nous serait acquise en tout pays de sainte-alliance, c’est-à-dire auprès des principaux cabinets du continent. M. de Talleyrand était grand seigneur de nature plus encore que de naissance, d’instinct plus encore que de mœurs et d’habitudes sociales. Qualité ou défaut (l’un ou l’autre, ou plutôt l’un et l’autre à certain degré), ce caractère original, indélébile en lui, cet ingenium, qu’on me passe le mot latin, avait dominé toutes les aventures de son étrange existence, et nous l’imposait à notre tour, après l’avoir imposé, coup sur coup, à tout ce qui s’était rencontré sur sa route, durant presque un demi-siècle, personnes ou choses, gens de toutes sortes, hommes grands ou petits, honnêtes ou le contraire, bonnets rouges ou têtes couronnées.

Rien donc d’extraordinaire, voire même rien que de naturel dans l’idée de confier à des mains si exercées en fait d’évolution, si expertes en fait d’hommes et de choses, si aguerries en fait d’événemens, le soin de guider à ses premiers pas notre gouvernement nouveau né et de l’accréditer en Europe, vaille que vaille, advienne que pourra.

M. de Talleyrand connaissait bien l’Angleterre, du moins dans ses principaux personnages ; il en était bien connu. Il connaissait mieux encore les ministres, les diplomates qui se pressaient à la conférence de Londres ; il les avait, plus d’une fois, rencontrés, toisés, mesurés, soit à Paris, soit dans les autres capitales du continent, à titre, tour à tour, de serviteurs, d’auxiliaires, ou d’adversaires du maître commun. Tout déchu qu’il se trouvât, en France, depuis quinze ans, nul d’entre eux n’avait plus grand air et ne comptait davantage, nul n’était tenu pour plus exempt de scrupules, plus dégagé de préjugés, plus au-dessus des affaires quand il s’en mêlait. Il avait la réputation d’un homme d’état consommé et la méritait, en ce sens qu’il était doué de ce coup d’œil prompt et sûr qui discerne dans les circonstances les plus difficiles la position à prendre, et sait, après l’avoir prise, la laisser opérer, en attendant avec sang-froid les conséquences. C’était ainsi qu’arrivé à Vienne, en 1815, sans avoir même la certitude d’être admis au congrès, il en était venu peu à peu, non-seulement à y siéger, mais à le diriger, à le diviser d’abord, puis enfin à le dominer. C’était un service de ce genre que nous pouvions attendre de lui ; mais il fallait, pour cela, que ses bons offices fussent réclamés et agréés ; or, choisir pour représentant à Londres le prince de Talleyrand, c’était beaucoup pour des patriotes comme nous, tous frais émoulus de révolution ; c’était beaucoup pour la fatuité populaire de M. Laffitte, pour la rusticité gourmée de M. Dupont (de l’Eure), pour les souliers ferrés de M. Dupin, beaucoup pour la plèbe arrogante et vulgaire qui croyait disposer de nous et n’avait pas tout à fait tort. Pour l’assister dans ce coup de tête, le roi n’avait guère que M. Guizot, qui portait tout le poids du jour et de l’œuvre, en qualité de ministre de l’intérieur, et moi, pauvre duc bien compromis en cette qualité et suspect à plus d’un titre.

Le plus récalcitrant d’entre nous était M. Molé, mais par des raisons personnelles, et tout autres que celles des autres. M. Molé voyait clairement, avec sa sagacité naturelle, et peut-être n’en fallait-il pas tant pour cela, que le foyer des affaires une fois placé à Londres, sous la coupe de M. de Talleyrand, tout se ferait directement entre un si gros bonnet et le roi, sauf à se débattre de notre côté, dans un conciliabule secret entre le roi, Mme Adélaïde, sa sœur, et le général Sébastiani, confident de l’un et de l’autre. Être ministre in partibus ne convenait certainement pas à un homme de la position et de la portée de M. Molé. Aussi travaillait-il de tout cœur à éloigner de lui ce dégoût, argumentant à la Dupin, par des raisons de coin de rue ; mais quand nous étions tête à tête, il s’ouvrait à moi d’autant plus volontiers qu’il me devait, ainsi qu’on l’a vu, ce poste qu’il craignait de trouver plus apparent que réel. Mais à cela je ne pouvais rien ; je ne pouvais que lui raconter ce qui m’avait été dit, à mon entrée dans le monde, par un vieillard plein de finesse et d’expérience, bien connu en ce temps-là, M. de Sainte-Foix : « Souvenez-vous qu’on ne doit jamais se mêler des affaires humaines, pas même des siennes propres, si l’on ne sait pas passer un mauvais quart d’heure. » Au demeurant, ajoutais-je, le mauvais quart d’heure n’est pas pour vous seul, et ne tient pas à tel ou tel choix ; il ne s’agit ici pour aucun de nous d’acquérir de la réputation ni de faire preuve d’habileté, mais de tenir la position le temps suffisant ; nous ne sommes qu’un sac à terre, comme disent les sapeurs ; nous ne faisons que boucher un trou qui, sans nous, resterait béant, et par où tout passerait ; nous faisons, tant bien que mal, le fit de nos successeurs, et puissent-ils l’occuper bientôt !

Mes consolations ne consolaient guère mon interlocuteur ; mais comme il avait de la raison, il entendit raison provisoirement. J’agis aussi, plus ou moins, sur nos patriotes, en leur faisant de petits plaisirs, aux dépens de nos pauvres affaires ; en leur cédant sur des points que j’aurais été bien tenté de défendre, sur des emplois et des employés qu’il était dans mon intention et jusqu’à un certain point de mon devoir de protéger contre les exigences de la réaction. Dieu nous jugera dans sa justice et dans sa miséricorde, a dit M. Royer-Collard, en excusant certains actes auxquels avaient été réduits les plus gens de bien en 1793. Bref, M. de Talleyrand devint notre ambassadeur ; j’y laissai quelques plumes, et ce choix, valent quantum, nous fut profitable sans trop faire mauvais effet.

Ce fut principalement sur les trois départemens qui m’étaient commis, le conseil d’état, l’instruction publique et les cultes, que pesèrent plus ou moins les exigences de la réaction, tant au dehors qu’au dedans de notre ministère.

J’ai raconté comment j’avais sauvé l’existence même du conseil d’état de l’orage qui grondait sur lui, dans la pensée du roi, et des griffes du garde des sceaux qui s’apprêtait à le dépecer au profit des tribunaux et des administrations électives. Dès le 13 août. M. Dupont était à l’œuvre, et Isembert, son metteur en œuvre, bon homme au fond, mais tête de bois, s’il en fut, avait chapitré le pauvre Hochet, secrétaire de ce conseil in extremis, et commençait à instrumenter.

J’y mis ordre sur-le-champ. Le 20 août, je soumis au roi un rapport court, mais clair et substantiel, où la nature de cette institution, en tant que ressort essentiel à l’établissement monarchique, la nécessité dans les circonstances présentes d’en déclarer le maintien, l’urgence de lui rendre immédiatement vie et action, étaient établis en termes catégoriques. Ce rapport, revêtu de l’approbation royale, fut inséré in extenso dans le Moniteur. Je fis le même jour signer au roi l’ordonnance qui remettait sur pied l’ancien conseil d’état, remodelé sur un plan nouveau dans ses attributions, et révisé très sévèrement dans son personnel.

Je n’en étais venu là ni d’un seul coup ni sans des luttes très vives. Tout conseil d’état étant, au vrai, le quartier-général du gouvernement dont il fait partie, l’élite de sa milice, le dépositaire de ses traditions, le confident de ses secrets, en un mot l’âme de sa politique, quand ce gouvernement vient à tomber, naturellement son conseil d’état devrait s’empresser de faire maison nette : ce devrait être affaire de principe et de point d’honneur. Mais il n’en va pas toujours ainsi, et les exemples ne sont pas rares de ces serviteurs zélés qui ne répugnent pas trop à faire, tout en grommelant, un nouveau bail avec le nouvel occupant. Ce fut le cas cette fois. Sur quarante-cinq conseillers en titre d’office, deux seulement, M. de Tournon et M. Delamalle, donnèrent leur démission. Sur trente-deux maîtres des requêtes, trois seulement, MM. de Mugent, Cormenin et Prévost, en firent autant. Je ne parle point de ceux qui, n’étant pas titulaires, n’avaient entrée au conseil qu’en raison des fonctions dont ils étaient pourvus.

Or, comme un certain nombre de ces personnages de bonne volonté, sans être pour cela bénévoles, s’étaient trouvés engagés jusqu’à la garde dans la politique active, plusieurs même compromis dans la préparation des fatales ordonnances, il était clair qu’une élimination devenait indispensable et naturellement tombait à ma charge. Je l’entrepris fort à contre-cœur, dans l’intention bien sincère de la réduire aux strictes limites de la prudence et des convenances, en maintenant sur pied tous les gens de métier, toutes les têtes à perruques, tous les plumitifs dont la profession et la propension est de dépouiller les dossiers et d’entretenir, si j’ose ainsi parler, le pot-au-feu des affaires courantes.

Mais ce fut là ma première bataille. Autant de titulaires maintenus, autant de retranché sur les vacances à pourvoir ; les sièges au conseil d’état étant réputés de friands morceaux, chacun de mes confrères au ministère avait sa clientèle de prétendans, desquels chacun avait, pour son compte, des raisons à faire valoir contre l’un ou l’autre de ceux que j’entendais maintenir, raisons sinon plus solides, du moins plus spécieuses que les miennes ; l’équité, la modération, le ménagement des droits acquis et des positions faites n’ayant guère beau jeu en révolution. Je fus donc souvent ou, pour tout dire, habituellement battu sur ce terrain, dans l’intérieur du cabinet, et qui prendra la peine de jeter les yeux sur la liste des conseillers et des maîtres des requêtes évincés, c’est-à-dire, selon la formule d’usage, admis à faire valoir leurs droits à la retraite, ne s’étonnera guère du peu de succès de ma résistance.

J’y perdis plusieurs auxiliaires dont le savoir, le bon sens et l’expérience m’auraient été très précieux. J’y perdis surtout un ami qui m’était très cher et pour lequel je rendis un combat désespéré, M. Victor Masson, l’un des auteurs et le principal de cette excellente comptabilité française dont M. Mollien avait, en son temps, posé les premiers fondemens. J’y avais travaillé avec M. Masson en simple amateur. C’était, en administration, en finance, en économie publique, un esprit supérieur. Il avait été, sous M. de Villèle, le rapporteur de la loi sur la conversion des rentes ; c’était là ce dont on lui faisait crime. J’avais espéré que M. Laffitte, l’un des inspirateurs, comme on sait, de cette malencontreuse mesure, me soutiendrait dans la défense de son défenseur ; mais il lâcha pied des premiers : quand il me fallut instruire mon pauvre ami de notre commune déconvenue, je vis couler de grosses larmes sur ses joues amaigries par l’âge et le travail ; mes propres yeux n’étaient pas bien secs et, pour peu de chose, j’aurais jeté là le fardeau dont je m’étais laissé embâter.

Je pris ma revanche à la formation du nouveau conseil, il s’entend, à la nouvelle répartition des titulaires maintenus et au choix des nouveaux appelés, et je déclarai formellement à mes collègues, en présence du roi, que, s’ils entendaient m’imposer leurs créatures et peupler l’administration, au premier chef, de novices ou de braillards, ils n’avaient qu’à chercher un autre que moi pour faire ce métier. Je tins bon, quoi qu’il en pût advenir, et le conseil qui sortit, en définitive, de nos délibérations fut à peu près tel que je le proposai.

Je donnai le bon exemple en n’admettant qu’un seul de mes amis personnels, M. Renouard, avocat estimé et devenu depuis l’un des membres les plus honorés de la cour de cassation : j’entends ici par ami personnel un homme qui n’avait, à cette époque, d’autre titre pour monter au premier rang que les rares qualités dont il a depuis fait preuve. Plusieurs autres de mes amis politiques s’y trouvèrent naturellement portés par leur position et leur célébrité : MM. Villemain, Duchâtel, Salvandy ; parmi les journalistes, je ne proposai et ne fis admettre que MM. Thiers et Mignet. Les conseillers conservés furent presque tous des hommes d’un mérite éprouvé : MM. Allent, de Gérando, Maillard, Mounier, Hély d’Oissel, d’Argout, Kératry, Brevannes, Haxo, Béranger, Fréville, Calmon, Delaire.

Ce ne fut d’ailleurs qu’une organisation provisoire, car le même jour (20 août), je fis nommer une commission chargée de préparer l’organisation définitive, commission d’élite (MM. Déranger, d’Argout, Devaux, Vatimesnil, Zangiacomi, Fréville, Macarel, Rémusat) à la tête de laquelle je plaçai Benjamin Constant, qui ne daigna pas l’honorer de sa présence. Je ne l’y regrettais guère ; il nous eût été plus nuisible qu’utile. Étranger à l’administration dans son ensemble et dans ses détails, étranger surtout à l’administration française, il nous eût fait perdre un temps précieux dont chaque moment nous était compté ; nos séances se seraient passées à lui apprendre ce qu’il ignorait et à réfuter les objections qui lui auraient passé par la tête.

Je présidai moi-même cette commission presque tous les jours durant mon court passage aux affaires. J’y étais de tout cœur ; j’avais beaucoup réfléchi et écrit quelque peu sur l’objet de son travail, et je ne désespérais pas absolument d’y laisser quelques traces de mes idées personnelles à valoir ce que de raison. Ce qu’il en advint, je l’expliquerai bientôt en exposant l’ensemble des opérations dont la direction m’était officiellement confiée ; mais il me faut reprendre, avant tout, le fil et suivre rapidement le mouvement des affaires générales.

Nous avions grand’peine à sortir du provisoire ; je comprends sous ce nom la mesure qui rouvrait définitivement la France aux bannis de 1816, puisqu’il semblait indispensable de ne point l’étendre aux membres de la famille Bonaparte.

J’y comprends également le rapport présenté aux deux chambres par le ministre de l’intérieur sur l’ensemble des changemens opérés, tant dans le personnel que dans le matériel des services publics, durant le premier mois de notre administration.

Ce rapport, ou plutôt cette communication sans caractère déterminé, sans dénomination officielle, n’était guère autre chose qu’une réponse au déluge de sollicitations qui pleuvait sur nous, à l’universelle postulation des emplois, aux dénonciations incessantes et réitérées contre les fonctionnaires prétendus carlistes. C’était le crime du moment ; chacun de nous ayant vidé son sac dans ce commun compte-rendu et prouvé que, dans son propre département, il avait frappé assez dru et n’avait pas eu la main trop légère, nous espérions en être quittes. Vain espoir ! la communication fut très mal reçue, précisément parce qu’elle avait pour but de fermer la porte aux prétentions ; la chasse au carlisme, c’est-à-dire en bon français la curée des places, n’en continua que de plus belle, jusqu’au jour où l’un des limiers de cette meute affamée s’étant écrié d’une voix vibrante : « Savez-vous bien, messieurs les ministres, ce que c’est qu’un carliste ? » nous lui répondîmes d’un commun accord :

— Un carliste, c’est un homme qui occupe un poste dont un autre homme a envie.

L’éclat de rire fut universel et nous valut quelques jours de répit.

Je note en passant, à titre de progrès, — de progrès latent dans l’ordre des institutions constitutionnelles, — le parti que nous primes, que nous prîmes de nous-même et sans provocation quelconque, le parti, dis-je, de soumettre à l’approbation des chambres le chiffre du contingent appelé chaque année pour le recrutement de l’armée. Ç’avait été, ainsi que j’en ai fait mention en son temps, un grand sujet de débat entre le parti doctrinaire et le ministère de 1818. Nous avions été vaincus ; devenus vainqueurs, ce que nous avions réclamé, nous le fîmes de bonne grâce ; pratiquement, la chose avait peu d’importance.

Je note également en passant le crédit de 60 millions ouvert au ministre des finances pour avances à l’industrie dans la crise que nous traversions (il fallait que cette mesure fût bien nécessaire pour que M. Louis s’y résignât) et successivement des crédits votés jusqu’à concurrence de 67,490,000 francs pour faire face aux dépenses de l’expédition d’Alger. Il ne faut pas oublier ici que cette expédition n’était pas alors aussi populaire qu’elle l’est devenue depuis, à mon regret, et que peu s’en fallut qu’elle ne figurât à titre de grief dans le procès des ministres.

Il vint enfin, ce triste procès qui devait préparer et précipiter notre chute, ce qui n’était un grand mal pour aucun de nous, mais ne tarda pas à remettre en péril la société à peine échappée aux scènes de désordre qu’elle avait traversées. Il vint, précédé de divers incidens qu’il suffit ici de rappeler.

26 août. — Amnistie pour tous les condamnés politiques.

30 août. — Récompenses aux combattans de juillet, à leurs femmes et à leurs enfans.

5 septembre. — Rapport présenté au roi par l’ex-commission municipale sur ses travaux et opérations durant son court et laborieux intérim.

11 septembre. — Révision des listes électorales.

20 septembre. — Procession de jeunes patriotes portant en triomphe à Sainte-Geneviève, redevenu le Panthéon, les bustes de Manuel et de Foy et ne consentant qu’à grand’peine à les entreposer à l’Hôtel-de-Ville, à la prière et sous la garde d’Odilon Barrot.

21 septembre. — Autre procession expiatoire dédiée à l’anniversaire de la conspiration de La Rochelle et à la réhabilitation des quatre jeunes sergens exécutés ce jour-là, M. de La Fayette proposant de graver leurs noms parmi les grands hommes objet de la reconnaissance publique et faisant rendre à la procession les honneurs militaires.

Il est juste d’ajouter qu’il en profita pour faire signer une pétition contre la peine de mort, laquelle fut couverte par plusieurs milliers de noms appartenant à toutes les classes de la société.

Ce fut enfin le 23 septembre qu’une commission nommée ad hoc sur la proposition de M. Salverte rendit compte à la chambre des députés de la situation où se trouvaient les complices du roi déchu (hélas ! le terme n’est que trop juste) et prit sur elle de commencer les poursuites.

Ce rapport fut présenté par M. Bérenger, magistrat éclairé, libéral et bien vu dans tous les partis. Tel était l’état des esprits et l’évidence des faits que cette commission, je le répète, n’hésita point à s’ériger de son propre chef en chambre d’instruction, sauf à réclamer de ses commettans les pouvoirs qui lui manquaient pour y procéder et qui lui furent également accordés sans hésitation. C’était déroger à tous les principes, ainsi que j’ai pris soin de l’indiquer dans une autre occasion ; mais personne ne s’en fit scrupule ; personne même ne le remarqua. Tout s’y passa comme de droit : mandats, citations, saisie de papiers et de pièces de conviction, interrogatoire et le reste.

En relisant ce document, inséré in extenso dans l’Annuaire de 1830, en voyant à quel point l’histoire, la polémique et la politique y contrastent avec la sévère impartialité des formes légales, la réserve du langage juridique et la présomption d’innocence, je ne puis être que frappé de plus en plus du scandale et du danger d’armer le dénonciateur public des pouvoirs qui ne doivent appartenir qu’à la justice.

La commission concluait à la mise en jugement, sous le chef de haute trahison, des ministres signataires des ordonnances. Quatre d’entre eux, MM. de Polignac, Peyronnet, Chantelauze, Guernon-Ranville se trouvaient en état d’arrestation et déposés à Vincennes ; les trois autres, MM. de Montbel, d’Haussez, Capelle, étaient hors de France.

La discussion fut ajournée au 20 septembre. Cette perspective nous tombait mal à propos : un orage sourd grondait dans nos rangs ; il faisait plus que gronder, il éclatait au dehors à l’occasion des sociétés populaires, dont nous commencions à être infestés. Déjà la société des Amis du peuple, qui, tous les soirs, se réunissait au manège Pellier, avait pris une délibération tendant à inviter les ouvriers et la garde nationale à chasser les députés du Palais-Bourbon et les pairs du Luxembourg. Cités en police correctionnelle comme chefs d’une association non légalement autorisée, M. Hubert, son président, et M, Thierry, secrétaire dudit président, refusaient d’y comparaître, sous prétexte que l’article 294 du code pénal était implicitement abrogé.

Cette prétention était soutenue timidement dans l’intérieur du cabinet par M. Laffitte et M. Dupont, timidement à la chambre des députés par les plus honnêtes du côté gauche. M. Guizot, provoqué sur ce terrain, en fit justice aux grands applaudissemens du côté droit, et le quartier marchand où le nouveau club tenait ses assises fit plus encore, si ce n’est mieux ; les gros bonnets des boutiquiers et de la garde nationale mirent la main sur le manège et mirent l’auditoire à la porte. La justice ne vint qu’après coup et condamna les récalcitrans à trois mois de prison et 300 francs d’amende.

Mais l’affaire n’en demeura pas là ! Benjamin Constant, membre du gouvernement, puisqu’il siégeait au conseil d’état en qualité de président de section, sans s’expliquer sur la légalité de l’article 294, prit fait et cause en faveur des assemblées populaires et soutint que leur langage séditieux était justifié et au-delà par la faiblesse du ministère et ses ménagemens imprudens envers le parti vaincu.

Encouragé par ce bon exemple, plus libre d’allure et de position, M. Mauguin se hâta de demander en des termes qui l’auraient fait rappeler à l’ordre par tout autre président que M. Laffitte, qu’une enquête fût instituée sur l’état du pays et la conduite du ministère, proposition qui ne fut point écartée par l’ordre du jour, mais renvoyée au 20 septembre. C’était, pour nous, un premier échec et de la part de notre majorité un acte de timidité, sinon d’abandon, et ce fut sons de tels auspices qu’intervint la discussion sur la mise en jugement des ministres. Elle ne prit qu’un seul jour.

La défense, entreprise avec loyauté et soutenue avec courage par les principaux de la droite, ne porta point sur le fond même des choses ; on faisait bon marché des ordonnances ; mais sur cette proposition plus spécieuse que solide, à savoir qu’en faisant peser sur Charles X la responsabilité des actes imposés par lui à ses ministres, on avait implicitement dégagé la responsabilité de ceux-ci ; qu’à les frapper, il y aurait désormais bis in idem. Erreur ; Charles X n’avait point été puni et ses ministres devaient l’être. La déchéance n’était point un châtiment, mais un divorce, — divorce rendu inévitable par la nature de la personne royale et le cours des événemens, — un divorce, la contre-partie du mariage entre la nation française et la maison de Bourbon, légitime au même titre entre les mêmes parties, poussé jusqu’à celle de ces conséquences qui le rend nécessaire, mais non au-delà. C’est ce qui fut très bien compris. On vota par assis et levé sur chaque chef d’accusation et au scrutin secret sur chaque accusé.

Le scrutin donna pour résultat :


Pour : Contre :
M. de Polignac 244 47
M. Peyronnet 232 54
M. de Chantelauze 222 75
M. Guernon-Ranville 215 76
M. d’Haussez 213 65
M. Capelle 202 61
M. de Monbel 187 67

Que serait-il arrivé s’ils étaient restés tous les sept près de Charles dans sa traversée de Rambouillet à Cherbourg ? Leur présence aurait-elle compromis la personne du roi ou la présence du roi protégé et assuré leur retraite ? Qui peut le dire ?

Au jour nommé, 29 septembre, s’ouvrit dans la chambre des députés le champ clos où se devait vider la querelle entre le ministère et l’opposition, c’est-à-dire entre ce qu’on nommait déjà le parti de la résistance et celui du mouvement, entre les satisfaits et les mécontens, entre ceux qui n’aspiraient qu’à terminer la révolution et à s’en tenir là, et ceux qui prétendaient en poursuivre les conséquences et les pousser à outrance.

Les deux partis n’existaient pas seulement dans la chambre, ils existaient à grand bruit dans le pays et à petit bruit dans le ministère lui-même. M. Laffitte, M. Dupont (de l’Eure) et M. Bignon inclinaient au mouvement, c’est-à-dire à l’exclusion de plus en plus exercée contre les serviteurs du régime déchu, à l’extension de plus en plus prononcée en fait de réformes politiques et sociales ; les autres ministres tenaient ferme à la résistance, c’est-à-dire à l’impartialité et aux ménagemens envers les personnes, et à la défense, pied à pied, de ce qui nous restait de principes d’ordre et de garanties.

La discussion étant, dans les circonstances où nous nous trouvions, ce que les Anglais nomment ominous, c’est-à-dire grosse de conséquences immédiates ou prochaines, et personne n’étant encore bien décidé à rompre avec personne, naturellement l’attaque, dirigée en apparence contre le ministère tout entier, ne devait guère porter que sur la partie résistante ; c’était celle-là qui devait principalement être appelée à défendre la conduite commune et devait, pour bien faire, en charger les moins compromis de ses membres qui conservaient encore tant soit peu de popularité. C’est effectivement ce qui arriva. Développée par son auteur, la proposition de M. Mauguin ne fut guère autre chose qu’un acte d’accusation en règle, sauf quelques complimens à l’adresse de M. Dupont (de l’Eure) ; et, de plus, tout un programme de gouvernement tout aussi pratique que le gouvernement de Salente, qui fait les délices de l’enfance lorsqu’elle apprend à lire dans le Télémaque. Ce dont M. Dupont était surtout félicité, c’était d’avoir préparé la guerre civile entre les nouveaux parquets et la magistrature assise, composée des juges de Charles X ; ce dont les autres ministres et surtout le ministre des finances étaient coupables, c’était de n’avoir pas fait maison nette de tous les commis, de tous les comptables en état de dresser un procès-verbal et de tenir des écritures en partie double et, en outre, de n’avoir pas changé d’un trait de plume et d’un coup de baguette toute la face du pays.

Ainsi présenté, l’acte d’accusation ne fit pas fortune. Il fut souvent interrompu par des éclats de rire. A peine soutenu par M. Salverte et par Benjamin Constant, qui n’y vit qu’une occasion de ferrailler contre le gouvernement dont il faisait partie, livré aux sarcasmes et aux boutades de mattre Dupin, il fut en définitive assez gauchement retiré par son auteur. Mais l’événement de la séance, ce fut le discours de M. Casimir Perier qui la termina. Prenant, à son tour, occasion du plan de conduite mi-partie utopique et révolutionnaire qu’avait tracé M. Mauguin, M. Perier, après l’avoir flagellé de très haut et traité avec un juste mépris, traça lui-même, également de très haut, le plan qu’il convenait de suivre. Il le fit à grands traits, avec un mélange d’élévation dans les idées et d’autorité dans le langage qui préludaient dignement au rôle qui lui était réservé et au poste qu’il devait bientôt occuper. L’assentiment fut universel. C’était un vrai succès, un succès de bon aloi ; mais ce fut un succès qui prépara et précipita notre chute, en rendant plus vive et plus difficile à ménager la rivalité entre M. Perier et M. Laffitte.

Cette rivalité datait de loin, elle remontait aux meilleurs jours de la restauration. Tous deux banquiers, tous deux riches et magnifiques, tous deux libéraux et populaires, ils avaient pris une part à peu près égale aux luttes des partis et une part à peu près égale à la révolution. La première réunion des députés s’était tenue chez M. Perier ; la plupart des réunions subséquentes chez M. Laffitte. M. Perier avait été le membre principal de la commission municipale, M. Laffitte le plus enclin à pousser la révolution jusqu’au bout. Quand la chambre des députés, réunie en nombre suffisant, en vint à se constituer, les suffrages pour la présidence s’étaient partagés entre l’un et l’autre ; M. Perier l’avait emporté de quelques voix ; plus tard, M. Perier pensant, avec raison, que la position de membre du cabinet n’était guère compatible avec celle de président de la chambre élective, et s’en étant démis, M. Laffitte avait trouvé bon, tout membre du cabinet qu’il était aussi, de le remplacer. Rien d’étonnant donc, lorsque le grand succès que M. Perier venait d’obtenir semblait le désigner dans tous les esprits pour devenir chef du cabinet et premier ministre, que la pensée de l’y devancer se soit présentée à M. Laffitte, et qu’il ait commencé à la mettre en avant par les amis dont il disposait et les brouillons, les braillards dont disposaient ses amis.

Dès que je vis percer ce dessein, je vis où il tendait et j’en appréciai les conséquences. Notre cabinet, je l’ai dit, était divisé : d’un côté, une majorité numérique modérée, sept contre quatre ; de l’autre, une minorité populaire et puisant sa force dans l’effervescence du moment. À ces conditions, la partie était à peu près égale, la résistance faisait équilibre au mouvement et, tout précaire qu’il fût, le statu quo pouvait durer encore quelque temps ; mais si la majorité numérique avait la faiblesse de se donner pour chef ostensible, et dès lors pour porte-drapeau, le personnage le plus en évidence de la minorité, par cela seule elle abdiquerait, et chacun des membres qui la composaient, perdant à peu près son caractère, perdait en même temps son autorité ; tout s’en irait à la dérive jusqu’au moment où tous seraient également entraînés par la marée montante d’une nouvelle révolution. Je résolus, à part moi, de ne m’y prêter à aucun prix, et de préférer, le cas échéant, de livrer le pouvoir au parti du mouvement, sauf à le combattre de front et à visage découvert. Mais nous n’en fûmes pas là tout de suite. L’équilibre continua, sinon à se maintenir, du moins à se traîner péniblement durant la première quinzaine d’octobre.

La chambre des députés, dépeuplée par les démissions et les retraites à petit bruit, menacée dans son autorité, voire même dans son existence, soit du dehors, soit dans son propre sein, demandait à grands cris des élections nouvelles qui lui rendissent un peu de courage et lui remissent un peu de sang nouveau dans les veines ; en attendant, elle demandait un peu de répit, chacun avait laissé son chez soi brusquement et voulait donner un coup d’œil aux affaires de sa famille et de son ménage. Pour donner quelque satisfaction à cet entraînement général, gouvernement et chambres, chacun se mit en quatre, chacun se prêta, si l’on ose ainsi parler, à mettre les morceaux doubles, à expédier, au pas de course, des projets et des résolutions qui n’auraient pas passé, dans d’autres circonstances, sans être criblés de discussions.

Je me contenterai de les indiquer : 1° loi qui défère au jury la connaissance des délits de la presse et des délits politiques (cette loi avait pris naissance dans le sein de la chambre des pairs) ; 2° loi sur l’importation des grains ; 3° loi sur les prêts au commerce et à l’industrie (30 millions) ; 4° loi provisoire sur les impôts indirects. — Exposé sur l’état des relations extérieures par M. Molé ; exposé sur l’état de l’armée par le maréchal Gérard ; rapport de M. Bérenger sur l’abolition de la peine de mort.

Ce rapport devint l’objet d’un débat court, substantiel : favorablement accueilli, ses conclusions aboutirent sur la proposition de M. Dupont (de l’Eure), adoptées à la presque unanimité, par une adresse au roi qui promettait tout sans rien compromettre. Le 10 octobre, après avoir reçu la réponse du roi, la chambre s’ajourna indéfiniment, le délai de la prorogation ne devant pas dépasser néanmoins le 10 du mois de novembre.

Cet intervalle fut consacré aux élections dans cinquante-cinq départemens, c’est-à-dire dans les deux tiers de la France. Les vacances s’élevaient au chiffre de cent trente-cinq, elles provenaient des démissions successives. Les élections furent partout calmes et régulières, les choix favorables non-seulement au gouvernement en général, mais à la majorité du ministère. C’eût été, pour nous, un bon renfort, mais les événemens ne nous permirent pas d’en profiter. Les événemens firent éclater au grand jour, non-seulement la division qui fermentait dans le sein du ministère, mais celle qui se préparait dans chaque ministère.

Je ne fus pas le dernier à m’en apercevoir. M. Benjamin Constant, ainsi que je l’ai dit, était président de la première, c’est-à-dire de la plus importante section du conseil d’état ; il ne nous avait jamais fait, je l’ai dit encore, l’honneur d’y siéger, il employait autrement son loisir. Un matin, deux ou trois jours avant l’ajournement de la session, le roi me remit deux papiers qu’il venait de recevoir ; l’un était un plan de réforme du conseil d’état, qui l’érigeait en tribunal inamovible avec publicité de ses séances ; l’autre une lettre particulière, par laquelle l’auteur de ce plan informait le roi de la résolution où il était de transformer ce projet en proposition à la chambre des députés, en lui faisant savoir que lui, Benjamin Constant, tiendrait pour autorisation l’absence de réponse. Le roi en était, non sans raison, fort blessé.

Je pris les deux papiers que j’ai conservés. En arrivant à la chambre des députés, je me bornai froidement à les placer sous les yeux de leur auteur, sans lui demander d’explication et le laissant juge du procédé ; puis, sans écouter les excuses qu’il essayait de balbutier, je lui tournai le dos et je m’éloignai.

Je m’attendais à recevoir dans la matinée sa démission. Il n’en fut rien. Mais mon parti était pris. Je n’eus pas le temps de pourvoir à son remplacement ; ou le comprendra en lisant ce qui suit. J’emprunte le récit de l’Annuaire historique, il est exact de point en point.

« Le 17 octobre, au sortir d’une revue où toute la garde nationale de Versailles avait témoigné beaucoup d’enthousiasme et de dévouement, le roi trouva son palais assiégé par une foule furieuse qui lui demandait à grands cris la tête des ministres, déjà traduits devant leurs juges. Ces démonstrations prirent un caractère plus menaçant dans la journée du 18 octobre, où un rassemblement de trente à quarante individus se dirigea, en plein midi, sur le Palais-Royal, avec un drapeau sur lequel on lisait cette inscription : Désir du peuple. Mort aux ministres ! La garde nationale de service prit les armes, arrêta le porte-étendard et quelques-uns de ceux qui l’escortaient ; mais des groupes plus nombreux se portèrent, le soir, dans les cours du Palais-Royal, en poussant les cris : A bas les ministres ! La tête de Polignac ! et même, dit-on, quelques : Vive la république ! et des outrages grossiers contre la personne du roi, jusque sous ses fenêtres. Le poste de la garde nationale prit les armes, fit évacuer les cours et les jardins, dont les grilles furent fermées. Quelques-uns de ceux qui paraissaient diriger ses bandes furent arrêtés, mais les autres ne furent point découragés. Ils se dirigèrent par les rues plus populeuses et le faubourg Saint-Antoine, où les ouvriers se joignent en assez grand nombre au rassemblement, sur le château de Vincennes, où les ministres étaient enfermés jusqu’à leur jugement, sous la garde du général Daumesnil.

« Il était environ dix heures du soir lorsque huit à neuf cents individus se présentèrent à la première porte, armés, quelques-uns de fusils et de sabres, la plupart de bâtons ferrés, ayant à leur tête un homme à cheval et le même drapeau qu’au Palais-Royal. Le général se fit ouvrir la porte et se présenta seul au-devant de la colonne ; il demanda aux jeunes gens qui paraissaient la diriger ce qu’ils voulaient. « Nous voulons la mort des ministres ! » répondirent-ils. Mais le brave qui avait défendu Vincennes contre cent mille étrangers n’était pas homme à céder devant une bande de factieux. Il leur répondit qu’il ferait sauter le donjon plutôt que de leur livrer les ministres confiés à sa garde et dont il répondait à l’état. Cette réponse, appuyée de quelques démonstrations vigoureuses, imposa aux factieux, qui se retirèrent en criant : « Vive le général à la jambe de bois ! » avec un tambour qu’il leur avait donné pour les reconduire à la barrière du Trône, et qu’ils forcèrent ensuite à les suivre.

« Rentrés à Paris, non sans quelque désordre dans leur marche nocturne, échauffés par la fatigue et le vin qu’ils prenaient dans les cabarets sur leur passage, ils se représentèrent, vers deux heures et demie du matin, aux portes du Palais-Royal, dans l’intention de redemander ou de faire relâcher leurs camarades arrêtés dans la soirée. L’alarme fut grande, les détachemens qui s’y étaient portés la veille s’étaient retirés ; mais quelques compagnies de la 6e légion avaient suivi le mouvement des factieux, et le colonel Marmier, de la 1re légion, averti de leur arrivée, avait remis sur pied un fort détachement de sa légion, avec lequel il se portait, au pas de course, au secours du Palais-Royal, qui n’était défendu que par un demi-bataillon de la 5e, en sorte que les factieux, se trouvant bientôt cernés des deux côtés, par la rue Saint-Honoré et par les rues adjacentes, furent bientôt réduits à se rendre à discrétion. On se contenta d’arrêter une centaine des plus mutins, parmi lesquels était l’homme à cheval qui semblait les diriger, et qui furent à l’instant conduits à la préfecture de police ; quelques-uns furent traduits à la cour d’assises et punis seulement de quelques mois de prison. »

Le lendemain, à neuf heures du matin, le roi descendit de ses appartemens dans la cour du Palais-Royal, accompagné du prince royal, du général La Fayette et du maréchal Gérard, ministre de la guerre, au moment où les postes de la garde nationale allaient être relevés, et, faisant rassembler ces braves citoyens autour de lui, il les remercia du zèle, de la promptitude et du bon esprit avec lesquels ils avaient réprimé la ridicule tentative d’agitateurs insensés :

« Ce que je veux, c’est que l’ordre public cesse d’être troublé par les ennemis de cette liberté réelle et des institutions que la France a conquises, et qui peuvent seules nous préserver de l’anarchie et de tous les maux qu’elle entraine à sa suite. »

Mais, tandis que le roi se félicitait ainsi d’avoir échappé aux furieux qui prétendaient le contraindre à leur livrer la tête des ministres, M. son garde des sceaux faisait insérer au Moniteur, sans en prévenir ses collègues, un article qui promettait, ou à peu près, que la justice aurait son cours, et renvoyait aux calendes grecques le vœu exprimé par la chambre des députés ; et le préfet de la Seine, encouragé par ce bel exemple, et pressé d’employer sa popularité au service du bon ordre, publiait, de son côté, une proclamation conçue en ces termes :

« Vos magistrats sont profondément affligés des désordres qui viennent troubler la tranquillité publique. Ce n’est pas vengeance que demande le peuple de Paris, qui est toujours le peuple des trois grands jours, le peuple le plus brave et le plus généreux de la terre, mais justice. Une démarche inopportune (l’adresse de la chambre des députés) a pu faire supposer qu’il y avait concert pour interrompre le cours ordinaire de la justice à l’égard des anciens ministres ; des délais, qui ne sont autre chose que l’accomplissement des formes qui donnent à la justice un caractère plus solennel, sont venus accréditer, fortifier cette opinion. De là cette émotion populaire qui, pour les hommes de bonne foi, les bons, n’a d’autre cause qu’un véritable malentendu. Je vous déclare donc en toute assurance, mes concitoyens, que le cours de la justice n’a été ni suspendu ni interrompu, et ne le sera pas. »

De telles déclarations faites au nom du gouvernement n’étaient manifestement autre chose qu’un blâme infligé à la très grande majorité de la chambre des députés, et une rétractation des engagemens pris envers elle pour la déterminer à substituer une simple adresse au roi à la proposition de M. de Tracy. C’était bien plus, c’était un engagement contraire pris envers l’émeute de la veille. De là, comme on le pense bien, la discorde au sein du conseil. M. Dupont (de l’Eure), tout en reconnaissant du bout des lèvres qu’il aurait mieux fait de consulter ses collègues avant de les engager par un article officiel, maintint, en substance, l’article lui-même, et refusa d’admettre la nécessité de désavouer et de révoquer le préfet de la Seine ; M. Guizot y insista, et le ministère entra en pleine dissolution.

Ce fut alors, dans les allées et venues, dans les pourparlers et les incidens qu’entraîne forcément un tel état des personnes et des choses, que M. Laffitte introduisit, à titre de conciliation amicale, l’idée de substituer au changement de ministère la refonte du ministère actuel sur un plan nouveau, lequel consistait, sauf quelques remaniemens de détail, à donner au ministère un chef, sous le nom de président, ce qui lui donnerait de l’unité, de l’ensemble, et maintiendrait la subordination entre ses membres aussi bien que dans l’intérieur de chaque département ministériel. Cette proposition, accueillie par le roi, qu’elle dispensait des embarras qu’entraîne tout changement de ministère, vivement soutenue par son auteur, et pour cause, froidement par le reste du conseil, aurait peut-être passé, de guerre lasse, si je ne l’avais arrêtée tout court, in limine litis.

<Il Ne s’agit pas ici, dis-je nettement, de savoir qui sera ministre, ni comment sera constitué le ministère, mais de savoir quelle conduite on se propose de tenir ; si l’on entend désormais continuer à résister, avec modération et fermeté, au mouvement qui nous entraîne après nous avoir placés à sa tête, ou bien nous placer à sa queue et le suivre en l’amadouant par des concessions et des complimens, par des promesses et par des caresses. Il est possible que ce dernier paru soit le meilleur, peut-être même le seul praticable, et, dès lors, on ne saurait mieux faire que de placer à la tête du ministère un chef qui le professe ; mais il faut que ce chef soit seconde par des collègues qui l’assistent et ne contrarient ni ses actes ni ses desseins. Si ce chef doit être M. Laffitte, j’y consens, pourvu qu’il soit chargé de choisir lui-même ses collègues, et je prévois que, ne partageant pas son opinion, je ne saurais lui promettre ni lui prêter mon concours. »

Cet argument à bout portant fit son effet. Il obligea M. Laffitte, je ne dis pas à se démasquer, mais à se découvrir, à manifester ses prétentions et à expliquer ses vues. Il n’en fallut pas davantage pour rendre le remaniement du ministère impossible. M. Guizot offrit sa démission comme moi, et le roi accepta l’une et l’autre. M. Laffitte, désormais chargé, en titre d’office, de la présidence, employa plusieurs jours à essayer de se recruter un ministère dans les débris de celui qui se retirait ; il n’y réussit que très imparfaitement. Le roi exerça son ascendant sur le maréchal Gérard et le général Sébastiani ; M. Louis et M. Mole résistèrent à toutes ses sollicitations. J’assistai, à peu près sans y prendre part, aux délibérations qui précédèrent la formation du nouveau ministère. Il eut cela de bon que les ministres sans portefeuille n’y figurèrent plus. M. Laffitte, président du conseil, remplaça M. Louis aux finances ; le maréchal Maison, M. Molé ; M. de Montalivet, M. Guizot. M. de Montalivet était un très jeune homme, à peine avait-il atteint l’âge de sa majorité politique à la chambre des pairs ; mais il se trouva que, choisi à titre de pis-aller, ce fut un excellent choix ; il a rendu, dans plus d’une occasion difficile et critique, les services les plus signalés. M. Merilhou fut mon successeur ; c’était un avocat libéral, factotum à la chancellerie, d’un esprit court, étroit et dépourvu de lumières comme d’instinct politique.

Ces choix furent insérés au Moniteur le 2 novembre, mais le ministère ne fut définitivement constitué et installé que le 17 : M. Laffitte, ministre des finances ; M. Dupont, garde des sceaux ; le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères ; le maréchal Soult, en place du maréchal Gérard, à la guerre ; M. d’Argout, à la marine, en place du général Sébastiani ; M. de Montalivet à l’intérieur ; M. Merilhou, à l’instruction publique et aux cultes.

En me séparant du roi, le 22 au matin, j’eus à subir, de sa part, des reproches assez vifs. J’étais la cause de la dislocation du ministère. J’avais rendu inutile, voire impossible, toute tentative d’y porter remède. Le roi avait raison, mais je n’avais pas tort. C’est ce dont il convînt lui-même. « Il vous faut nécessairement, lui dis-je, en passer plus tôt ou plus tard, mais pour un temps plus ou moins court, par le parti du mouvement. Le plus tôt est le mieux, car vous avez encore par vous-même un fonds de popularité de bon aloi pour résister à la fausse popularité du moment, et une majorité saine dans la chambre des députés, qui contiendra le mauvais parti. Si vous le laissez arriver peu à peu à la sourdine, sous l’apparence d’une approbation officielle, vous lui préparez un long avenir ; endormant la résistance, vous ne pourrez lui faire appel qu’après de longues souffrances et quelques désastres ; si vous compromettez vos bons serviteurs en fausse voie, ils perdront tout crédit auprès des gens sensés, et, le moment venu, n’inspireront à personne ni courage ni confiance. Dans l’état présent, je ne donne pas deux mois à M. Laffitte et à M. Dupont (de l’Eure) pour gouverner comme ils l’entendent et pour donner eux-mêmes leur langue aux chiens. Le roi aura alors sous la main des hommes qui auront soutenu leur drapeau, et derrière lesquels les gens de bon sens se rallieront avec zèle. Si vous leur demandez de mettre leur drapeau dans leur poche et de faire chorus avec les braillards, qui vous viendra en aide au moment du danger ? à quoi vous seront-ils bons ? »

Le premier moment d’humeur passé, au fond le roi était de mon avis, nous nous quittâmes bons amis. Je quittai moi-même, le même jour, l’hôtel de la rue de Grenelle.


BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, de 1er mai, du 1er et du 15 juin.