Souvenirs diplomatiques de Russie et d’Allemagne (1870-1872)/02

Souvenirs diplomatiques de Russie et d’Allemagne (1870-1872)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 241-266).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
DE RUSSIE ET D'ALLEMAGNE
(1870-1872)

II.[1]
LA RUSSIE A LA FIN DE LA GUERRE. — LE GÉNÉRAL LE FLO A L’AMBASSADE DE SAINT-PÉTERSBOURG. — MA MISSION A BERLIN.


V. — LA RUSSIE A LA FIN DE LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE

Les documens que je viens de publier font connaître d’une façon précise l’attitude prise par la Russie dans la question de la dénonciation du traité de 1856 et les réponses des diverses puissances aux ouvertures du cabinet impérial. En ce qui nous concernait, un des inconvéniens principaux de cette déclaration avait été d’obliger la Russie à s’appuyer davantage sur l’Allemagne pour rendre impuissante l’opposition éventuelle de l’Angleterre, ou celle de l’Autriche, et parvenir à rallier les puissances à l’idée d’une conférence. Aussi, depuis ce moment, bien que la neutralité fût toujours la ligne officielle de la Russie, il était cependant visible que nous n’avions plus rien à en attendre. Je dois ajouter, pour laisser à chacun sa responsabilité dans ces graves événemens, que l’attitude du parti qui voulait pousser en France la guerre à outrance contribuait à entretenir ces dispositions du gouvernement russe. M. Thiers ne dissimulait pas, à Bordeaux, que la continuation de la résistance, qu’il avait jugée lui-même nécessaire, pendant un certain temps, pour relever l’honneur de nos armes, ne pouvait plus qu’être funeste aux intérêts du pays. On le savait à Saint-Pétersbourg ; et par suite il était facile de constater que, malgré l’admiration que causaient partout à l’étranger la prolongation du siège de Paris et les glorieux faits d’armes du général Chanzy et du général Faidherbe, sur la Loire, ou dans le Nord de la France, on ne jugeait plus que les résultats généraux de la guerre pussent en être sensiblement modifiés. Un moment, à la vérité, après les sorties du 29 novembre et du 1er décembre et jusqu’aux environs de Noël, l’inquiétude avait été assez grande à Pétersbourg dans le parti allemand, qui avait eu le tort de vouloir triompher trop tôt. Il avait cru sérieusement que tout était fini à Sedan. La légation prussienne parlait alors avec dédain de quelques bandes mal disciplinées qu’on appelait l’armée de la Loire. Or, il se trouvait que ces bandes avaient fait parler d’elles à Coulmiers, à Patay et dans d’autres lieux, d’une façon assez énergique pour qu’on dût en tenir compte. De même pour l’armée du Nord et pour celle de l’Est, où nous avions eu quelques avantages. Il régna donc, pendant un mois, à Saint-Pétersbourg une certaine appréhension sur le succès définitif, que ne dissipaient pas complètement les rapports venus du quartier général allemand et ceux des officiers généraux russes, qui se trouvaient à Versailles, d’où ils télégraphiaient leurs impressions. Si je n’avais pas eu, à cet égard, des données positives et nombreuses, sur lesquelles naturellement le secret m’est imposé, même encore aujourd’hui, le langage et l’attitude des fonctionnaires ou des personnes tenant à la cour me l’auraient suffisamment prouvé. Un petit détail assez caractéristique à relever dans cette triste époque, c’était les politesses et les attentions plus nombreuses dont nous étions l’objet, lorsque les nouvelles redevenaient meilleures pour la France. La glorieuse blessée, suivant le mot de M. Thiers, ne voulait s’avouer définitivement vaincue qu’après avoir résisté jusqu’à la fin. Il faut avoir connu ces heures sombres pour comprendre la douleur ou la joie que peut causer alternativement, à l’étranger, le contre-coup des nouvelles de la patrie.

Malheureusement, à la fin de décembre, on sut d’une manière positive à Saint-Pétersbourg que Paris, vers la fin de janvier, aurait épuisé ses dernières ressources, et tout le monde sentait que, par le fait des circonstances, la capitulation de Paris était la fin de la guerre. L’exemple de Caton épousant la cause des vaincus est je ne dirai pas unique, mais fort rare dans l’histoire de l’humanité, qui aura toujours du goût pour les victorieux. La France est la seule puissance qui ait quelquefois démenti cette loi de l’histoire. C’est un honneur et même un très grand honneur pour elle ; mais il serait injuste et puéril de blâmer les nations ou les gouvernemens qui ont agi différemment.

Je fais ici toutefois une distinction importante en parlant de la Russie. Une bonne partie de la nation nous resta jusqu’au bout sympathique et fidèle. Les nécessités du gouvernement impérial furent comprises ; mais est-ce une illusion française de croire que le cœur du pays sympathisait avec nos désastres ? Nous en eûmes souvent la preuve. — Je n’en citerai qu’une. Un comité de secours s’était établi à Saint-Pétersbourg pour venir en aide à nos blessés. Le concours de l’ambassade fut réclamé. Je m’empressai de le donner. En deux jours on recueillit dans les deux capitales, Pétersbourg et Moscou, environ 50 000 roubles. Ce sont des chiffres qui ne sont pas sans valeur, car ils étaient presque uniquement fournis par de petites souscriptions. Je me souviendrai toujours de l’émotion que j’éprouvai et que j’éprouve encore au souvenir d’une pauvre femme qui vint nous apporter un bracelet, son seul trésor, et qu’elle voulait absolument vendre pour venir en aide à nos blessés. Des dons en nature nous furent offerts en grand nombre. Plusieurs marchands du Gastini-Dvor nous envoyèrent des paquets de thé, des vêtemens, des couvertures. Je tiens à consigner ici ces souvenirs qui sont tout à la fois un grand honneur pour la France et pour la Russie. Si la politique n’avait pu les rapprocher efficacement, la solidarité chrétienne les avait réunies.

C’est au milieu de ces circonstances que s’acheva l’année 1870. Celle qui allait s’ouvrir pour nous devait être plus dure encore. L’heure des douloureux sacrifices allait sonner, sans qu’aucune puissance nous fût venue efficacement en aide. J’eus dans le courant de janvier l’occasion d’approcher à deux ou trois reprises l’Empereur dans les cercles de la cour. Sa Majesté voulut bien m’écouter avec beaucoup de bienveillance personnelle. On voyait que la continuation de cette guerre lui pesait douloureusement, mais qu’Elle ne voulait et ne pouvait plus intervenir. A tous nos efforts auprès du gouvernement russe que je ne ralentis point jusqu’à la dernière minute, je sentais un parti pris de résistance qui pouvait se résumer ainsi : « Puisque vous ne pouvez plus lutter et que nous ne pouvons vous aider, finissez-en. Le plus tôt sera le mieux. » Ce langage était assurément d’une logique irréprochable, mais il me faisait penser au mot d’un de nos moralistes disant « qu’on a toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui. » Enfin le douloureux moment de la capitulation de Paris arriva. Je n’oublierai jamais l’impression que nous éprouvâmes le soir où l’on me remit le télégramme de M. de Chaudordy, annonçant que la reddition était imminente. Tous nos sacrifices allaient donc être inutiles ! Cette défense de cinq mois si belle, si glorieuse par les sacrifices volontairement acceptés de tous, n’aurait donc servi qu’à aggraver les conditions que nous imposeraient nos vainqueurs ! Qu’allait-il se passer dans cette ville où ils voudraient nécessairement entrer ? Que ferait notre population à la vue des soldats ennemis venant camper sur nos places ? Enfui, comment un gouvernement, dont la défense de la capitale était principalement la raison d’être, pourrait-il maintenir dans l’ordre une population, qui, malgré l’héroïsme dont une partie d’entre elle avait fait preuve, contenait cependant tous les fermens anarchiques révélés au 31 octobre ? Problèmes redoutables, et dont le plus grand nombre fut malheureusement résolu de la façon la plus douloureuse pour nous.

Ainsi que je le disais, la capitulation de Paris fut envisagée à Pétersbourg comme la fin de la guerre. A partir de ce moment, on n’admit plus qu’il y eût pour nous autre chose à faire que de traiter de la paix le plus promptement possible et de convoquer une assemblée nationale pour la ratifier. Les tentatives d’une partie de la délégation de Bordeaux pour prolonger la défense, retarder les élections, et surtout l’idée d’un de ses membres de déclarer inéligible toute une catégorie de personnes, qui avaient occupé des fonctions marquantes sous l’Empire, furent jugées fort sévèrement à Saint-Pétersbourg. On trouvait, avec raison, que tout en ce monde a un terme, et que la capitulation de Paris marquait aux yeux mêmes des plus audacieux la fin de la résistance possible. Pour les uns, on aurait dû traiter après Sedan ; pour les autres, et l’on me permettra de dire que je suis de ce nombre, au moment où M. Thiers avait négocié une première fois avec M. de Bismarck, au mois de novembre ; mais je dois ajouter que personne en Europe ne croyait possible de résister après la capitulation de Paris. Il est inutile d’en rappeler ici les motifs. Ils étaient trop évidens. Aussi cette persistance à vouloir s’imposer au pays fut-elle jugée très sévèrement au dehors. Je télégraphiais le 5 février à M. de Chaudordy :

« En allant ce matin chez le chancelier, je l’ai trouvé très peu satisfait du décret sur l’inéligibilité des fonctionnaires. Il y voyait une sorte de défiance gratuite et par suite blessante vis-à-vis du pays auquel personne n’avait le droit d’imposer, en le consultant, certains candidats de préférence à certains autres.

« Le chancelier savait du reste, par un télégramme de M. Okouneff, que le gouvernement de Paris était d’un autre avis que la délégation de Bordeaux, et qu’il entendait laisser à la nation l’entière liberté de ses votes.

« Ce n’en est pas moins une faute grave qui a été commise, et si l’on persistait dans cette voie, elle aurait pour effet de rendre nos rapports impossibles avec les puissances étrangères. En supposant que leur concours nous fasse absolument défaut, il vous paraîtra comme à moi très important de ne pas nous aliéner leurs sympathies en affaiblissant, par des restrictions et des défiances, l’autorité de notre nouveau gouvernement qui, pour rester à la hauteur de sa tâche, devra ne pouvoir être contesté dans son origine par personne, ni au dedans, ni au dehors. »

Après avoir envoyé ce télégramme à M. de Chaudordy, je fis savoir au prince Gortchacow, par un de ses conseillers intimes, que je le priais de ne pas s’étonner s’il ne me voyait plus jusqu’à ce que la crise gouvernementale où nous étions engagés fût terminée ; — car, à mes yeux, nous n’avions plus l’ombre même d’un gouvernement.

Quelques jours après, je reçus un billet du chancelier qui me demandait de venir le voir. Je me rendis chez lui : il me dit qu’il avait compris et hautement apprécié les motifs de mon abstention ; mais que l’arrivée de M. Jules Simon à Bordeaux et la démission de M. Gambetta, que M. Okouneff venait de lui télégraphier, donnaient toute satisfaction aux amis de la France ; que, quant à lui, il serait charmé de reprendre avec moi des rapports auxquels il voulait bien attacher quelque prix. En rentrant, je trouvai le télégramme de M. de Chaudordy me confirmant la nouvelle que m’avait donnée le chancelier.

La faute commise à Bordeaux eut pour conséquence, comme on le sait, d’augmenter encore les chances [des députés royalistes qui se présentaient aux élections. Les illégalités et les violences ne sauvent pas une situation absolument compromise. Le pays voulait la paix dans la légalité, et le crédit qu’il avait ouvert au gouvernement de la Défense nationale était définitivement épuisé. L’étranger le savait et attendait avec impatience le résultat des élections qui permettraient la constitution d’une assemblée, et, par suite, celle d’un gouvernement responsable, avec lequel on pût traiter de la paix.

Le 18 février, je reçus l’avis de la nomination par l’Assemblée nationale de M. Thiers comme chef du pouvoir exécutif, et l’invitation de demander la reconnaissance officielle du nouveau gouvernement. Elle eut lieu sans délai. Le surlendemain 20 février, je télégraphiai au ministre des affaires étrangères :

« Le prince Gortchacow vient de me dire qu’il verrait demain matin l’empereur et me transmettrait aussitôt sa décision. D’après les dispositions que j’ai remarquées chez le chancelier, j’espère pouvoir vous faire connaître demain la reconnaissance officielle et écrite de notre nouveau gouvernement. »

Le 21, nouveau télégramme, ainsi conçu :

« Le prince Gortchacow vient de me faire savoir que, d’après les ordres de l’empereur, il avait chargé M. Okouneff de reconnaître notre nouveau gouvernement, et d’entrer en rapports officiels avec lui. Il a également informé de cette décision les représentans de la Russie auprès des grandes puissances. »

Enfin, le 22 j’expédiai le télégramme suivant :

« Le chancelier m’a chargé officiellement de vous dire que, bien que l’empereur fût décidé à reconnaître tout gouvernement qui émanerait librement en France de la volonté nationale, il l’avait fait avec plus d’empressement encore, par la considération que M. Thiers était chargé du pouvoir. »

Cependant une semaine s’écoula, avant que le Messager officiel ne mentionnât cette reconnaissance. Je dus le remarquer et en faire l’observation discrètement, mais avec fermeté, d’autant plus qu’il m’était revenu que la légation prussienne avait essayé quelques tentatives pour retarder cette notification, et disait sous-main qu’on ne se presserait pas à Saint-Pétersbourg. Le chancelier fit droit immédiatement à ma demande, et M. de Westmann m’en informa de sa part par un billet qu’il m’écrivit le 16/28 février.

Cette question de la reconnaissance officielle du nouveau gouvernement de la France n’était pas sans importance, surtout en ce moment. On se rappelle les difficultés que le second Empire avait rencontrées, au moment de son avènement, de la part des trois puissances du Nord et qui provenaient surtout de l’empereur Nicolas[2]. Si elles s’étaient renouvelées en 1871, elles auraient eu des conséquences plus graves, en rendant la paix très difficile. La tâche de M. Thiers et celle de l’Assemblée nationale étaient des plus pénibles. Pour signer une paix désastreuse comme celle qui allait nous être imposée, ce n’était pas trop que le mandat de nos représentai et celui du chef du pouvoir exécutif ne pussent être contestés ni au dedans, ni au dehors. L’Europe, qui n’était pas intervenue en notre faveur pendant la guerre, nous aurait accablés, sans aucun profit pour elle, par l’expression d’une méfiance impolitique et hostile. C’était aux représentais de la France à se demander si le pacte de Bordeaux suffisait aux exigences de notre situation intérieure ; mais l’étranger n’avait rien à y voir, et les agens diplomatiques de la France ne pouvaient avoir d’autre souci que de faire respecter la volonté nationale. Nous devons donc, quelles que puissent être nos opinions personnelles, savoir gré à la Russie de l’initiative qu’elle prit alors. Toutes les puissances l’imitèrent ou la suivirent.

J’appris plus tard à ce sujet quelques détails fort curieux, que je fis connaître dans une dépêche confidentielle, en date du 15 mai 1871 et qui confirment pleinement ces appréciations :

«… Au mois de novembre dernier, le ministre d’une des puissances étrangères accréditées à Saint-Pétersbourg fut chargé par son gouvernement de demander au prince Gortchacow quelle était la pensée du cabinet impérial sur le régime qui conviendrait à la France, et éventuellement, quelles mesures il serait disposé à adopter ou à conseiller. Le chancelier répondit à cet agent diplomatique, de la bouche duquel je le tiens, qu’il était opposé, en principe, à toute intervention qui n’était pas commandée par une nécessité absolue ; il laissa entendre que le système politique de l’empereur Nicolas et celui du comte de Nesselrode n’étaient nullement le sien ; et que, quant à lui, il était absolument contraire à toute pression de cette nature. La guerre ayant été malheureusement engagée entre la Prusse et nous, les grandes puissances n’avaient qu’à en attendre patiemment la fin et à conserver jusqu’au bout la neutralité, aussi bien vis-à-vis des belligérans, que dans la constitution du régime nouveau qui s’établirait en France. Il ne désirait à cet égard qu’une chose, c’est que le pays décidât lui-même de ses destinées, persuadé qu’il serait le meilleur juge du régime qu’il lui conviendrait d’établir.

« Ce langage, dont je crois pouvoir vous garantir l’exactitude, est tout à fait conforme à la manière de voir que j’ai été à même de remarquer chez le chancelier de l’empire. C’est le langage du bon sens et de la justice, en même temps que celui de la prudence, et j’ai tenu à vous le faire connaître.

« Le prince Gortchacow se serait placé dans le même ordre d’idées vis-à-vis du cabinet de Berlin, à l’époque de la nomination de M. Thiers comme chef du pouvoir exécutif. J’avais remarqué chez le chancelier, lorsque j’ai demandé la reconnaissance de notre gouvernement par la Russie, une certaine préoccupation qui m’avait fait soupçonner que l’Empereur subissait à ce moment une pression de la Prusse pour lui faire différer son adhésion. Aussi, pour couper court à toute incertitude, ai-je demandé l’insertion au journal officiel, le Messager, de l’acte de reconnaissance. La Prusse, qui était bien obligée de traiter officiellement avec M. Thiers pour les négociations de la paix, n’aurait pas été fâchée que la Russie nous traînât en longueur, comme elle l’avait déjà fait en d’autres circonstances. Il en serait résulté une véritable faiblesse pour nous et un mois plus tard un embarras sérieux en face de l’insurrection de Paris. Elle aurait eu alors ses coudées plus franches contre nous, en prouvant aux yeux de l’Europe que nous étions combattus au dedans et contestés au dehors. Tout ceci a été évité par le sens politique élevé auquel le prince Gortchacow a obéi en cette circonstance et auquel s’est associé l’Empereur. »

Cependant l’armistice de trois semaines conclu entre le gouvernement de la Défense nationale et l’Allemagne victorieuse allait expirer, et M. Thiers, investi du pouvoir par la majorité de l’Assemblée nationale, dont l’Europe ratifiait le suffrage, allait reprendre, comme chef du gouvernement nouveau de la France, les négociations qu’il avait commencées comme envoyé du gouvernement de la Défense nationale, et qui avaient malheureusement échoué au mois de novembre. C’était le 21 que la Russie avait reconnu officiellement le gouvernement nouveau. Le 25, à 5 heures du matin, je recevais de M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères de M. Thiers, le télégramme chiffré suivant, qui était parti de Paris le 23 au soir, mais qui ne me parvint que le 25 par la voie d’Odessa, avec trente-six heures de retard. Il était ainsi conçu :

« Je vous transmets copie d’une lettre de M. Thiers au prince Gortchacow. Vous voudrez bien nous excuser près du chancelier de ne pas lui avoir adressé une lettre autographe, pour notifier la constitution du nouveau gouvernement, mais la difficulté et l’incertitude des communications sont telles que nous avons craint d’exposer notre dépêche même par un courrier.

« Je vous prie de présenter mes devoirs au prince Gortchacow et de lui dire que nous espérons en ses bons offices pour obtenir une prompte et honorable solution des difficultés terribles contre lesquelles nous luttons.

« JULES FAVRE. »


Voici la lettre de M. Thiers au prince chancelier :

« Prince,

« La cordialité que j’ai rencontrée auprès de vous, dans mon dernier séjour en Russie, me fait un devoir de vous annoncer moi-même le vote de l’Assemblée nationale qui m’a confié le pouvoir exécutif en France. Vous en êtes déjà informé, mais je veux que vous le sachiez par moi avec quelques explications. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour écarter de moi ce fardeau écrasant, surtout à mon âge, mais j’ai dû courber la tête sous la nécessité, parce que, dans ce moment, on prétendait que je pouvais seul réunir les honnêtes gens de tous les partis, pour concourir à l’œuvre où il va de notre salut.

« Si vous avez bien voulu lire le discours que j’ai prononcé à l’Assemblée nationale, vous y aurez vu quelles étaient mes intentions, et je suis sûr que vous les avez approuvées. Conséquent avec ce que j’avais dit, je me suis transporté à Versailles avec MM. Jules Favre et Picard et j’ai rouvert avec le comte de Bismarck les négociations interrompues et restées sans succès, au commencement de novembre dernier. J’ai admis la nécessité de certains sacrifices, et j’ai apporté dans la négociation un esprit de paix qui aurait certainement satisfait un arbitre aussi équitable que vous.

« Mais, d’abord, on m’a fait disputer un jour entier pour accorder une prolongation d’armistice de quelques jours. Imaginez-vous que j’étais arrivé lundi soir, que le lendemain mardi j’étais à Versailles, que l’armistice expirait le jeudi, ce qui me laissait juste quarante-huit heures pour traiter. Enfin, avec beaucoup de peine, on a consenti à le prolonger jusqu’à dimanche et il est évident qu’on veut nous contraindre à accepter des sacrifices impossibles. C’est surtout dans la question d’argent que s’est élevée la principale difficulté, par suite d’exigences intolérables. Imaginez-vous qu’on a osé nous demander six milliards. Si l’on ajoute à cette somme de six milliards la somme de trois milliards que nous a coûté la présente guerre, cela fait neuf milliards. Comment trouver neuf milliards à la fois, et quel est le pays, si riche qu’on l’imagine, qui pourrait faire face à de telles exigences ? Le crédit de l’Europe réunie n’y suffirait pas. Si l’on insiste, nous ne pourrons pas accepter la paix, car nous ne pourrions pas tenir nos engagemens.

« Je vous prie instamment de faire arriver des représentations à Versailles, si vous ne voulez pas qu’une conflagration recommence au centre du continent. Quand la France refusait tout sacrifice, vous pouviez la désapprouver, mais aujourd’hui qu’elle en fait de considérables, c’est un devoir pour l’Europe entière d’insister pour qu’on ne la pousse pas à des résolutions désespérées. Je compte sur les sentimens que vous m’avez manifestés pour la France et pour moi, et je vous adresse l’expression de mon vif et constant attachement.

« A. THIERS. »


Le télégramme était presque indéchiffrable, par suite des nombreuses transpositions de chiffres qui avaient eu lieu depuis son départ de Paris, à son entrée en Russie par Odessa, la voie d’Allemagne nous étant naturellement fermée. Il fallut près de quatre heures pour reconstituer le sens de la dépêche, s’assurer de son exactitude, la transcrire au net, et ce n’est que vers 9 heures qu’elle put être prête, bien que le déchiffrement eût commencé, sous mes yeux, à 5 heures un quart du matin.

Avant 10 heures, je me présentai chez le chancelier qui me reçut aussitôt. Je lui lus la lettre de M. Thiers que j’accompagnai de tous les commentaires les plus propres à l’émouvoir. Il m’y parut sensible. Quant aux conditions de paix, il n’hésita pas à reconnaître l’énormité du chiffre de la contribution de guerre, mais il ne voulut me rien dire avant d’avoir pris les ordres de l’Empereur, auquel il allait communiquer la lettre de M. Thiers. Le prince Gortchacow ajouta, toutefois, que, pour que l’Empereur pût faire une démarche utile auprès de son oncle, il eût été nécessaire qu’il connût dans son ensemble les conditions de paix que la Prusse prétendait nous imposer. Il me pria de revenir le lendemain et de lui communiquer d’ici là tout ce que je pourrais recevoir.

Malheureusement la fatalité, qui nous poursuivait toujours dans cette guerre, devait nous accompagner jusqu’au bout. Lorsque le pli du prince Gortchacow arriva au Palais d’Hiver, l’Empereur venait de partir par le chemin de fer pour aller chasser à Gatchina, et ce ne fut que le soir assez tard qu’il reçut le billet du chancelier. Or, l’armistice expirait le lendemain soir 26. Dans la journée du 25, j’avais reçu du ministre des affaires étrangères un télégramme dans lequel il me demandait la réponse au télégramme du 23. On vient de voir qu’il ne m’était malheureusement parvenu qu’avec trente-six heures de retard. J’envoyai au chancelier copie de ce nouveau télégramme, en le suppliant d’agir sans retard, et je le revis le lendemain 26, à l’heure qu’il m’avait indiquée. Voici la réponse que j’expédiai à Paris aussitôt après mon entretien avec le prince Gortchacow :


« Saint-Pétersbourg, 26 février, 11 heures et demie du matin.

« Je viens de revoir le prince. Il avait envoyé hier à l’Empereur, aussitôt après l’avoir reçue, la lettre de M. Thiers, et dans la soirée le billet que je lui avais écrit pour insister, vu l’expiration de l’armistice, sur la nécessité d’une démarche immédiate à Versailles. D’après quelques lignes de réponse adressées au chancelier, S. M. aurait paru animée d’intentions bienveillantes à notre égard, mais le prince Gortchacow n’a pu me dire quel parti avait pris l’Empereur. Connaissant la réserve extrême du chancelier sur tout ce qui touche aux démarches de son souverain, je me crois fondé à penser que S. M. aura télégraphié à son oncle, mais je suis également convaincu, comme je l’ai toujours été, que la force étant le seul argument qui soit admis au quartier général allemand, on n’y tiendra pas beaucoup plus de compte à présent que par le passé, des recommandations de la Russie et de celles des autres puissances neutres. »

Enfin, le 27 février, j’adressai au ministre des affaires étrangères ce dernier télégramme :

« Le prince Gortchacow m’a prié de passer chez lui ce matin pour me dire que l’Empereur, aussitôt après avoir reçu communication de la lettre de M. Thiers et de la demande urgente de bons offices que j’avais adressée au chancelier, s’était empressé de faire savoir à Versailles qu’il espérait bien que la conclusion de la paix ne serait pas arrêtée par une question d’argent. Il a ajouté qu’au surplus, S. M. venait d’apprendre, par le prince de Reuss[3], que les préliminaires de paix étaient signés et que l’Empereur avait regretté que sa recommandation fût peut-être arrivée trop tard.

« J’ai parlé ensuite de l’opportunité de faire à la conférence de Londres une déclaration en notre faveur, mais le chancelier ne m’y a pas paru très disposé. Il tient avant tout à terminer cette affaire de la Mer-Noire qui lui a causé de graves soucis. Cependant, il n’a point exclu formellement cette idée sur laquelle il ne serait peut-être pas impossible de le faire revenir. »

Il est facile de voir, par la lecture de ces documens, que la Russie avait trouvé, comme tout le monde, excessifs les sacrifices pécuniaires que la Prusse nous imposait. Un des membres, et je puis même l’écrire aujourd’hui sans indiscrétion, puisqu’il est mort le président du Conseil de l’empire, prince Paul Gagarine, me disait spirituellement et fort justement : « On peut bien demander à un État cinq milliards pour lui conserver deux de ses provinces, mais non pas pour les lui enlever. » Il n’est pas impossible, par suite, que si l’Empereur avait pu, deux jours auparavant, et quand on négociait encore à Versailles, faire entendre sa voix au quartier général, la Prusse eût consenti par égard pour la Russie à diminuer ses exigences pécuniaires dans des proportions restreintes, sans doute, mais qui eussent été pour nous un adoucissement.

Le 26 février furent signés les préliminaires de cette paix douloureuse, dont l’Assemblée nationale et M. Thiers eurent le courage et le patriotisme de poursuivre la ratification. Nous avions épuisé toutes les possibilités de la défense, toutes celles de l’intervention étrangère. Il n’y avait plus qu’à se résigner aux sacrifices que la nécessité implacable nous imposait.
VI. — ÉCHANGE DE TÉLÉGRAMMES ENTRE L’EMPEREUR DE RUSSIE ET L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE A LA FIN DE LA GUERRE. — NOMINATION DU DUC DE NOAILLES ET, SUR SON REFUS, DU GÉNÉRAL LE FLO AU POSTE d’AMBASSADEUR A SAINT-PÉTERSBOURG. — MON ENVOI A BERLIN COMME CHARGÉ D’AFFAIRES.

Deux jours après la signature des préliminaires de paix, le Journal de Saint-Pétersbourg publia, dans son numéro du 1er mars, un échange de télégrammes entre le nouvel Empereur d’Allemagne et l’Empereur de Russie. Le roi Guillaume disait que la Prusse n’oublierait jamais qu’elle était redevable à l’Empereur de Russie du fait que la guerre n’eût pas pris des proportions extrêmes. L’Empereur Alexandre répondait en faisant des vœux pour une paix durable et en ajoutant qu’il était heureux d’avoir pu prouver au roi ses sympathies en ami dévoué.

Cet échange de dépêches qui, par leur publication simultanée à Berlin et à Saint-Pétersbourg, constituait un procédé peu gracieux pour la France, n’avait pas, j’en suis convaincu, cette intention dans la pensée de l’Empereur de Russie. Il avait, en réalité, pour objet d’affirmer à nouveau les rapports d’intimité existant entre les deux souverains, et de donner un avertissement indirect à la presse russe, ainsi qu’à une partie de l’opinion publique, qui se montrait en général très péniblement surprise de la dureté exceptionnelle des conditions de paix qui nous avaient été imposées. Mais il n’y avait certainement pas dans la pensée du souverain d’intention malveillante contre la France. J’ai expliqué dans le cours de ce récit le courant d’idées dans lequel l’Empereur s’était placé vis-à-vis de nous. Il était resté neutre jusqu’au bout, mais d’une neutralité plutôt favorable à la Prusse, tandis que la majorité de la Russie était d’une neutralité bienveillante à la France. Il y avait donc là un certain désaccord latent, mais, à tout prendre, assez réel entre la nation et son souverain. On ne pouvait être, par suite, surpris de voir l’Empereur qui, dans la dernière phase de la guerre et surtout depuis la dénonciation du traité de 1856, s’était rapproché davantage de la Prusse, à mesure que la résistance tendait à prendre chez nous un caractère excessif et révolutionnaire, réagir contre ces tendances de l’opinion et cherchera la fixer par un acte émané de son initiative souveraine.

Néanmoins, je ne crus pas pouvoir dissimuler au prince Gortchacow le regret que m’avait fait éprouver l’insertion au Journal de Saint-Pétersbourg de ces deux télégrammes et l’impression fâcheuse que cette publication produirait en France. Le chancelier me parut assez embarrassé et l’on m’assura qu’il avait été contraire à cette insertion ; mais la publicité avait eu lieu, elle était assurément regrettable. Le reste importait peu. Cependant, le mal étant fait, il n’y avait plus à y revenir, à moins de vouloir rompre avec la Russie, dans un moment où nous avions intérêt à la ménager. Je me bornai donc à dire au prince Gortchacow que je mettais cet échange de télégrammes sur le compte du passé, ne voulant me préoccuper que de l’avenir des rapports entre les deux pays. Le chancelier s’empressa de prendre cette porte de sortie que je lui ouvrais toute grande et il me lut la réponse qu’il venait d’adresser à la lettre de M. Thiers du 23 février. Je me rappelle qu’elle était conçue en termes fort élevés et pleins de cordialité pour M. Thiers. Je n’en ai pas le texte sous les yeux, mais l’impression que j’en ai conservée est que le chancelier avait été d’autant plus courtois qu’il tenait à contre-balancer l’impression produite par les télégrammes du 1er mars.

A Saint-Pétersbourg, on fut peu satisfait de l’échange de ces déclarations entre les deux Empereurs. Le parti national et ses organes trouvèrent qu’elles enlevaient à la Russie le bénéfice de sa neutralité et tendaient à la lier à la Prusse sans profit pour les intérêts du pays. Dans le parti allemand même, la satisfaction ne fut pas tout à fait sans mélange. On trouva que, dans sa réponse, l’Empereur de Russie s’était un peu pressé de prendre acte des services qu’il avait pu rendre à l’Allemagne ; qu’après tout, la Prusse avait, par la rapidité de ses succès, enlevé aux neutres toute possibilité d’intervention sérieuse ; que, par conséquent, en tout état de cause, l’Europe n’aurait pu rien faire et qu’elle était heureuse de n’avoir pas eu à intervenir. Il y avait de la vérité dans ce langage, et un très haut personnage, qui était un des confidens intimes de l’empereur, me disait dans le même ordre d’idées que, si nous pouvions ne pas être satisfaits, M. de Bismarck ne le serait vraisemblablement pas davantage.

Cependant, à tout prendre et malgré ces commentaires, l’impression dernière fut que la Russie avait volontairement ou involontairement rendu à l’Allemagne pendant la guerre un service signalé. C’est celle qui a prévalu et qui tend à devenir la vérité historique, malgré les bons offices qui nous ont été rendus, à certains jours, par le gouvernement de l’empereur Alexandre II et les dispositions incontestablement favorables du reste de la Russie[4]. La France a le droit de se souvenir de ce qui s’est passé à cette époque, mais elle aurait tort d’en garder rancune. M. Thiers le comprit ainsi ; et dans les nominations des nouveaux représentai de la France, il eut soin d’y comprendre immédiatement celle d’un ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Son choix se porta sur le duc de Noailles, et je fus chargé de demander l’agrément du prince Gortchacow à cette nomination.

Cette désignation était fort heureuse, ainsi que celle des autres ambassadeurs que M. Thiers choisit à cette époque, où il tenait à donner au parti monarchique, en majorité dans la nouvelle assemblée, sa part légitime d’influence et d’action. Il importait beaucoup, en effet, à ce moment, où l’existence même du pays était en jeu, d’envoyer à l’étranger des hommes considérables par leur position personnelle et qui montrassent que la France, sortie d’une crise où les élémens révolutionnaires avaient été trop souvent mêlés à la lutte, ne chercherait qu’à vivre en paix avec les souverainetés établies et les intérêts conservateurs, au dehors comme au dedans. M. Thiers y réussit par ces nominations, et le choix du duc de Noailles, ancien pair de France, était aussi heureux pour Saint-Pétersbourg, que celui du duc de Broglie pour Londres, du marquis de Vogué pour Constantinople, et du marquis de Banneville pour Vienne.

Le prince Gortchacow avait cru d’abord que le gouvernement nouveau, vu son étiquette républicaine, ne serait représenté que par des envoyés ayant rang de ministres, et non par des ambassadeurs. M. Thiers le comprit autrement et justifia pleinement sa manière de voir par les choix qu’il fit. Un ambassadeur a une tout autre situation qu’un ministre, lorsque personnellement il peut, soit par une grande notoriété politique, soit par sa position sociale, être au niveau du rang élevé et des privilèges que sa nomination lui confère. Dans le cas contraire, elle l’amoindrit, en faisant ressortir le contraste qui existe entre le grade dont il est investi et la réalité médiocre du personnage. Le duc de Noailles eût continué à Saint-Pétersbourg les grandes traditions de sa famille, avec l’autorité que lui donnaient son caractère et sa situation. Déjà son arrivée était annoncée ; il venait de m’expédier un courrier ; et l’on s’occupait de son installation, lorsque la révolution du 18 mars vint nous replonger dans l’abîme dont nous sortions à peine et empêcher indéfiniment la venue du nouvel ambassadeur.

Ce fut un télégramme de M. Okouneff qui informa le premier le chancelier des événemens de Paris. Il en fut consterné et tout Pétersbourg avec lui. Dans le premier moment, on considéra la France comme perdue, et sous l’empire de ce sentiment, la solidarité entre la Prusse et la Russie devint nécessairement plus étroite. Il fut question, pendant plusieurs jours, avec persistance, de la venue de l’empereur Guillaume à Saint-Pétersbourg, et je n’affirmerais pas que, sous la première impression de stupeur et de colère, l’idée de faire entrer immédiatement l’armée prussienne à Paris, pour en chasser la Commune et y reconstituer un gouvernement quelconque, n’ait pas été sérieusement examinée à Berlin comme à Saint-Pétersbourg. La présence de plusieurs étrangers, et notamment de quelques Polonais, parmi les chefs de l’insurrection, aurait été un prétexte suffisant à des troupes aguerries, qui ne demandaient qu’à agir et étaient aux portes de notre capitale. J’ajouterai même que, sans l’énergique insistance de M. Thiers, affirmant, à chaque interrogation nouvelle, qu’il viendrait à bout de l’insurrection et qu’il tenait à la vaincre avec la seule coopération de notre armée nationale, nous aurions eu la honte de voir accomplir, par la Prusse, la répression que l’armée de Versailles ne put effectuer qu’après une lutte acharnée.

Cette douleur nous fut épargnée. Ce fut la seule, à vrai dire, durant ces deux tristes mois que le prince Gortchacow appelait « la grande orgie parisienne » et sur laquelle il vaut mieux jeter un voile dans l’intérêt de tous[5].

Ces sentimens du chancelier de l’empire étaient partagés alors par toute la Russie, où les nihilistes ne comptaient encore que de rares partisans. Aussi la presse, sans une seule exception, témoigna-t-elle sa satisfaction de l’entrée de l’armée de Versailles à Paris. Le sentiment général était bien résumé dans ce mot que m’écrivait un haut fonctionnaire russe le 28 mai : « La victoire de l’ordre en France, me disait-il, en est une pour la civilisation du monde. Je m’y associe de tout cœur comme homme, comme Européen, et comme Russe. »

La reconstitution en France des pouvoirs publics devait amener comme contre-coup la réorganisation entière du corps diplomatique français. M. le duc de Noailles étant revenu sur son acceptation première, le choix du gouvernement pour le remplacer comme ambassadeur se porta sur M. le général Le Flo, ministre de la guerre, qui avait déjà été envoyé en Russie en 1850 avec le titre de ministre plénipotentiaire. L’Empereur, qui était alors grand-duc héritier, se rappela fort bien avoir connu le général à cette époque et le prince Gortchacow m’écrivit que, tout en regrettant sincèrement que M. le duc de Noailles n’eût pu venir à Pétersbourg, son successeur serait agréé avec empressement. On sait les bons services qu’il rendit à la France pendant sa mission qui dura plus de sept ans et les regrets qu’il laissa en Russie après son départ.

En même temps, le traité définitif de paix ayant été signé le 14 mai à Francfort, se posait la grosse question de la reprise de nos rapports diplomatiques avec l’Allemagne. Dans la situation qui nous était faite, et les troupes allemandes devant occuper notre territoire jusqu’au payement intégral de la contribution de guerre, il fut reconnu, de part et d’autre, impossible d’accréditer des ambassadeurs, jusqu’à ce que les relations entre les deux pays eussent repris assez de consistance pour permettre leur rétablissement. On convint donc entre les cabinets de Versailles et de Berlin d’envoyer de simples chargés d’affaires qui, ayant un rôle plus modeste, éviteraient les embarras que des personnalités plus en vue auraient pu amener.

La pensée était sage ; mais, si le rôle du chargé d’affaires allemand était difficile, celui du chargé d’affaires français devait l’être bien davantage, dans les circonstances où il allait se trouver placé.

L’Allemagne fit choix du comte de Waldersee, actuellement feld-maréchal. Cet officier supérieur, dans la pensée du prince de Bismarck, avait en réalité une mission plus militaire que diplomatique. Il était surtout chargé de surveiller l’exécution du traité de paix, au point de vue militaire, et de signaler à Berlin les moindres infractions aux stipulations convenues. Le choix de M. Thiers se porta sur moi ; mais, comme on comprenait à Versailles qu’un pareil poste, après une pareille guerre, ne pouvait être imposé, on me laissa une certaine latitude pour l’acceptation ou le refus.

On peut se rendre compte de l’embarras dans lequel me plaça ce télégramme qui me parvint le 15 mai, au lendemain du jour où avait été signée la paix de Francfort. Accepter, dans ces premiers momens où l’Allemagne était encore en armes sur notre territoire, où je devais croiser sur la route les étendards de nos ennemis à côté des nôtres captifs, c’était se résigner par avance à assister personnellement au triomphe de nos vainqueurs et à la constitution d’un empire élevé sur les ruines de notre influence en Europe. C’était l’obligation de faire taire, pendant de longs mois peut-être, toutes les colères intérieures du patriotisme et n’avoir plus devant soi que l’image de son pays envahi et désarmé, que la moindre imprudence pouvait compromettre. Quelque courtois que pût être l’accueil du vainqueur, et il devait l’être, cette courtoisie ne serait-elle pas une douleur de plus ? Si on réussissait à obtenir sa confiance, ne serait-ce pas en y laissant un peu de sa dignité, et si on le choquait par une attitude revêche, à quoi bon alors être venu ? Mais, d’autre part, comment refuser, dans un pareil moment, un poste auquel un nouveau venu ne pouvait évidemment convenir et qui m’était offert avec une insistance particulière et dans des termes flatteurs, par un gouvernement régulier, issu des libres suffrages du pays ? L’embarras était grand pour moi et la réponse, même télégraphique, ne pouvant être différée au-delà de vingt-quatre heures, je profitai de la bienveillance personnelle que m’avait toujours témoignée le chancelier pour aller lui demander conseil. Je m’adressais à lui, non pas comme au ministre des affaires étrangères de Russie, mais comme au doyen de la diplomatie européenne et au prince Gortchacow, en particulier, bien décidé à refuser, si sa réponse renfermait la moindre ambiguïté.

Elle fut, au contraire, des plus nettes. Le prince parut sensible à la marque de confiance que je lui donnais et me dit qu’aucune hésitation n’était possible ; qu’on ne pouvait se dérober à un tel mandat, quelque difficile qu’en pût être l’exercice ; que d’ailleurs, en ce moment et depuis nos désastres, tous nos postes diplomatiques seraient également pénibles à occuper. Il ajouta que la paix entre deux grandes nations était un bien inestimable, surtout aujourd’hui, et que ce serait un grand honneur que d’aider à la rétablir. « Vous pourrez peut-être y contribuer mieux qu’un autre, me dit-il en terminant, car vous avez toujours cru à la résurrection de votre pays, alors que presque tout le monde en avait perdu l’espérance. » Ces derniers mots me décidèrent, et j’envoyai immédiatement mon acceptation. En même temps, je tins à ce que cet entretien pût être utile à nos intérêts, et je priai le prince Gortchacow, qui devait partir la semaine suivante pour Ems avec l’Empereur, de faire en sorte que l’on ne me rendît pas à Berlin ma mission trop pénible. Il me le promit, en même temps que la commanderie de l’ordre de Sainte-Anne pour notre attaché militaire, le chef d’escadron d’artillerie, depuis général de division, de Miribel. Je tenais beaucoup, après les distinctions accordées à l’armée allemande par le gouvernement russe, qu’une décoration fût donnée par ce même gouvernement à l’armée française, dans la personne de notre attaché militaire, qui n’avait quitté son poste en Russie que pour défendre Paris contre l’ennemi, et contribuer ensuite à le reprendre sur la Commune. Aucune décoration ne pouvait être placée sur une plus noble poitrine.

En même temps j’exprimai le désir d’avoir, avant mon départ, une audience particulière de l’empereur Alexandre. Le prince Gortchacow me répondit que l’usage de la cour n’était pas d’en donner aux chargés d’affaires, qui n’étaient, comme je le savais du reste, accrédités, selon le droit diplomatique, qu’auprès du ministre des affaires étrangères, mais que, vu les circonstances exceptionnelles où nous nous trouvions, il serait possible qu’elle me fût accordée. En effet, le lendemain j’en reçus l’avis officiel, et deux jours après, le 27 mai, je me rendis au Palais d’hiver.

L’Empereur m’accueillit avec beaucoup de bienveillance et de cordialité et me retint une demi-heure dans son cabinet…

« Je n’ai trouvé, écrivais-je dans le télégramme où je rendais compte de cette audience, que de la sympathie chez Sa Majesté pour nos malheurs et un réel désir de contribuer, en ce qui la concerne, à nous en adoucir l’amertume. L’Empereur, après avoir payé un juste tribut d’éloges à notre armée, dont l’esprit et la discipline lui paraissaient redevenus excellens, m’a dit qu’il n’avait qu’un désir, c’était de voir le gouvernement issu du suffrage de l’Assemblée nationale, se consolider et donner ainsi des garanties définitives au maintien de l’ordre. — La France n’a pas à se plaindre de moi, m’a dit Sa Majesté, depuis qu’elle a un gouvernement régulier. Je n’ai qu’un désir, c’est celui d’entretenir les meilleurs rapports avec elle. J’honore dans M. Thiers le courageux patriotisme avec lequel il s’est dévoué à la tâche de sauver son pays. Ses efforts et ceux des membres de son gouvernement pour réprimer l’insurrection de Paris lui assurent ma sympathie et celle de tous les honnêtes gens. Avec les moyens dont il disposait, il ne pouvait aller plus vite, tout le monde doit le reconnaître.

« J’ai demandé ensuite à l’empereur de nous aider vis-à-vis de la Prusse dans les détails de l’exécution du traité de paix. Il y aurait là encore bien des difficultés, que le concours de la Russie ne pourrait qu’aider à aplanir.

« Sa Majesté m’a répondu que le prince de Bismarck venait de s’exprimer vis-à-vis de l’impératrice de Russie, à son passage par Berlin, dans des termes concilians, très courtois pour le gouvernement issu des suffrages de notre Assemblée, et qui étaient d’un bon augure pour l’avenir des relations entre les deux pays. L’Empereur a ajouté qu’en allant à Ems, il entretiendrait l’empereur d’Allemagne dans ces bonnes dispositions, et il a bien voulu me dire qu’il ne doutait pas que je ne rencontrasse à Berlin un fort bon accueil.

« Sa Majesté m’a ensuite parlé dans des termes très bienveillans du général Le Flo qu’elle aura grand plaisir à revoir. L’Empereur m’a annoncé son départ pour mardi et son retour pour la fin de juillet. C’est à ce moment qu’il compte recevoir le nouvel ambassadeur de France. »

Deux jours après cette audience, Alexandre II quitta Saint-Pétersbourg, accompagné du prince Gortchacow, pour se rendre à Ems, en passant par Berlin. J’eus lieu de m’apercevoir, par l’accueil courtois que je trouvai plus tard dans cette ville, que Sa Majesté avait bien voulu ne pas oublier sa promesse. Du reste, même avant son départ, l’Empereur avait tenu à ne laisser planer aucun doute sur son intention d’entretenir désormais les meilleures relations avec la France et son gouvernement, qui, disait-il hautement, par la répression de l’insurrection de Paris, avait rendu un véritable service à la cause de l’ordre en Europe. Dans cette intention j’appris et je mandai à Versailles, par un télégramme daté du 6 juin, que Sa Majesté avait raconté au prince de Reuss les points principaux de notre entretien, en le priant de faire connaître d’avance ses intentions à l’empereur Guillaume. D’autre part, M. de Westmann, qui devait faire l’intérim du ministre des affaires étrangères, pendant l’absence du prince Gortchacow, recueillit également le même récit de la bouche de l’Empereur, et il me laissa entendre qu’il avait reçu l’ordre de tenir le même langage vis-à-vis du corps diplomatique, pendant l’absence de Sa Majesté, à la condition, bien entendu, qu’aucune complication révolutionnaire nouvelle ne viendrait à surgir en France.

Quelques semaines après, le général Le Flo arriva à Saint-Pétersbourg, et le prince Orloff fut nommé ambassadeur à Paris. Les relations diplomatiques se trouvèrent ainsi rétablies sur le meilleur pied entre la Russie et la France.

Mes instructions me pressant de partir le plus tôt possible, je remis le service de l’ambassade au second secrétaire[6], qui devait être chargé de l’intérim jusqu’à l’arrivée du général Le Flo. Le jour de mon départ de Saint-Pétersbourg, je rencontrai sur la Perspective Newski un très haut personnage russe, qui me dit : « Vous serez longtemps chargé d’affaires à Berlin, car la paix actuelle n’est qu’une trêve, jusqu’à ce que la France ait repris des forces pour la prochaine guerre. — Je crois que vous vous trompez, lui répondis-je. La paix actuelle est une paix bien douloureuse, mais réelle, et malgré les apparences contraires, les deux nations voudront la conserver. Dans six mois, un an au plus, nous aurons déjà rétabli nos ambassadeurs. — Dieu vous entende, me répondit-il, mais je ne le crois pas. » L’avenir, heureusement, me donna raison.


VII. — DÉPART DE SAINT-PÉTERSBOURG. — ARRIVÉE A VERSAILLES ET A BERLIN

La convenance d’attendre que la rentrée triomphale des troupes allemandes dans leur capitale et les fêtes, auxquelles cette rentrée devait donner lieu, fussent terminées avant mon arrivée, me retint à Saint-Pétersbourg jusqu’au 21 juin. Quand je traversai Berlin, d’une gare à l’autre, pour aller prendre à Versailles les instructions du gouvernement, avant d’y revenir officiellement, les canons qui nous avaient été pris pendant la guerre étaient encore rangés sur la promenade des Linden, et j’eus ainsi un premier avant-goût des pénibles devoirs qui allaient commencer pour moi ; mais, à mon retour, ils avaient disparu. En revanche, sur toute la route, je croisai, comme je l’avais présumé, un nombre énorme de wagons remplis de troupes allemandes poussant des hurrahs de triomphe. La régularité des services sur les chemins de fer n’était encore rétablie nulle part, et j’arrivai à Versailles avec des retards considérables et des difficultés de toute nature.

Je n’y passai que six jours, car le comte de Waldersee était déjà à Paris et on me pressait beaucoup de partir pour Berlin, Mais je ne voulus pas y aller, sans avoir vu un certain nombre d’hommes marquans de toutes les nuances de l’Assemblée dans laquelle résidait la souveraineté effective du pays. Je prévoyais bien, et en cela je ne me trompais pas, que le premier envoyé français, arrivant à Berlin après une pareille guerre, aurait nécessairement, aux yeux des Allemands, une importance beaucoup plus grande que ne le comportaient l’infériorité de son grade diplomatique et l’intention moins du gouvernement français, qui ne l’accréditait que temporairement.

Je tenais surtout à pouvoir dire à mon arrivée à Berlin, et en m’appuyant sur des témoignages irrécusables, parce qu’ils étaient à la fois concordans quant au but et divers dans leur origine, que la France ne désirait qu’une chose, c’était l’évacuation de son territoire, résultant de l’exécution entière et loyale du traité de paix. J’avais pu voir par moi-même, en m’arrêtant à Versailles, que ceux d’entre nous qui, au début, avaient paru se résigner le plus difficilement à son acceptation, comprenaient à présent que toute hésitation dans son exécution, ou toute revendication stérile, seraient presque un crime, dans l’état où se trouvait la France. Fort de ce témoignage, il me deviendrait plus facile de pouvoir, dès le début, demander à l’Allemagne la réciprocité de ce bon vouloir, en ne cherchant pas à aggraver, dans l’exécution, les conditions si dures auxquelles nous avions dû souscrire.

Cette conviction s’établit en peu de jours très fortement dans mon esprit. Tous les hommes de bon sens dans l’Assemblée partageaient les opinions dont le gouvernement nie chargeait d’être l’interprète. M. Thiers, en particulier, dans deux entretiens que j’eus avec lui, me parla fort longuement dans le même sens. Il me raconta les détails de ses entrevues avec M. de Bismarck ; les causes qui les avaient empêchées d’aboutir, au mois de novembre, à un résultat satisfaisant pour nos intérêts ; et son vif désir d’arriver à une prompte libération du territoire. Je le vois encore d’ici me répétant, lorsque je quittai son cabinet : « Dites bien à Berlin que nous désirons tous la paix et que M. Thiers, en particulier, est décidé à tout faire pour en assurer l’exécution en ce qui concerne la France. »

C’était ce mot, ou plutôt cette conviction que j’étais venu chercher à Versailles, et j’en partis beaucoup plus satisfait qu’à mon arrivée. L’opinion qui m’avait été exprimée à Saint-Pétersbourg et qui représentait la paix de Francfort comme une simple trêve, avait, en effet, pris quelque consistance en Europe, dans certains milieux politiques ou financiers. Les uns disaient que nous ne voudrions pas, les autres que nous ne pourrions pas, même en le voulant, tenir nos engagemens[7]. On verra, dans le cours de ce récit, par un entretien que j’eus avec le prince de Bismarck, peu de temps après mon arrivée à Berlin, qu’il partageait alors les mêmes idées et que j’eus à les combattre avec la plus grande énergie. C’est à ce jour que j’eus lieu de m’applaudir de ma venue à Versailles.

J’en partis le 2 juillet et j’arrivai à Berlin le 4. A partir de ce moment, je me considérai comme le gardien d’une consigne de paix dont, à aucun prix, je ne pouvais me dégager. A part les. sacrifices de dignité personnelle, devant lesquels s’arrêterait le devoir professionnel et que nul ne songea à m’imposer, je m’attachai à faire en sorte que pas une de mes paroles ne pût être interprétée autrement que dans le sens de l’exécution loyale et entière du traité de Francfort. A mes yeux, et je l’ai redit bien des fois depuis lors, les diplomates belliqueux, et il s’en rencontre malheureusement quelquefois, ne valent pas mieux que les soldats qui refusent de se battre. Les uns et les autres ne sont pas dans la vérité de leur situation. Ce n’est pas qu’il n’y ait des circonstances où le langage diplomatique ne puisse devenir comminatoire, mais il doit toujours être inspiré par des ordres précis du gouvernement que l’on représente et lui ménager au moins une retraite possible. Tant que la guerre durait, notre devoir avait été de lutter, militairement ou diplomatiquement, de tout notre pouvoir ; j’avais essayé de le faire à Saint-Pétersbourg dans toute la mesure de mes forces, mais, la paix une fois signée et ratifiée, nous étions obligés, par devoir et par intérêt, à ne pas laisser planer un doute sur nos intentions et à éviter, par conséquent, toute récrimination stérile. C’est le langage que je tins constamment au personnel diplomatique assez nombreux[8] qu’on avait bien voulu m’adjoindre et qui comprit parfaitement la nécessité de ce devoir.

Grâce à cette correction d’attitude, nous n’eûmes aucune difficulté à redouter. Nos journées étaient, du reste, consacrées tout entières au travail. En quelques mois, l’ambassade put remettre à Ilot tout un courant d’affaires ou d’informations qui manquaient au département et répondre aux innombrables demandes ou réclamations qui nous arrivaient de toutes parts.

En même temps, d’ailleurs, que le gouvernement rétablissait son ambassade à Berlin, il envoyait à Francfort, à la demande du gouvernement allemand, MM. de Goulard et de Clercq pour régler avec le comte Arnim et un commissaire bavarois, M. de Weber, les détails d’exécution du traité de paix. D’autre part, le comte de Saint-Vallier, qui connaissait très bien l’Allemagne, où il avait rempli en dernier lieu les fonctions de ministre plénipotentiaire à Stuttgard, était investi de la mission d’aller à Compiègne et ensuite à Nancy pour régler, d’accord avec le général de Manteuffel, toutes les réclamations que l’état de guerre avait fait naître entre les particuliers, les communes et l’autorité militaire allemande. Il eût semblé par suite que la tâche de l’ambassade, divisée ainsi en trois, dût être sensiblement allégée ; c’était même, je crois, l’intention des deux gouvernemens, qui auraient voulu réserver à ces deux commissions la suite des négociations pacifiques commencées déjà à Bruxelles entre M. de Balan, le baron Baude et M. de Clercq, et brusquement interrompues, mais il n’en fut pas ainsi. Au bout de peu de temps, on ne s’entendait pas sur plusieurs points importans à Francfort, et les commissaires fédéraux allemands se déclarèrent sans instructions pour poursuivre les négociations commencées. Il fallut donc recourir à Berlin pour en obtenir, et à la demande de nos plénipotentiaires, l’ambassade eut bien des fois à discuter à nouveaux frais avec la chancellerie fédérale sur des bases qui semblaient acquises.

Nous eûmes par suite constamment à faire de ce côté. À Nancy, la situation était plus simple ; car les réclamations locales, qui arrivaient de toute la France à notre commissaire, émanant soit des particuliers, soit des municipalités, furent réglées directement sur place entre le comte de Saint-Vallier et le quartier général allemand, qui parvinrent le plus souvent à s’entendre entre eux. Néanmoins, un certain nombre d’intéressés s’adressaient directement à l’ambassade, lorsque les autorités de Nancy ne pouvaient pas leur donner satisfaction. Le ministre des affaires étrangères, de son côté, nous envoyait quelquefois leurs réclamations en y joignant, suivant le cas, des recommandations plus ou moins pressantes. Il y avait là un travail considérable sur des questions particulières et contentieuses, en dehors, bien entendu, de la partie politique proprement dite, qui eût suffi à elle seule à absorber tous nos instans.

En voyant tant de difficultés accumulées, car la multiplicité des intermédiaires pouvait à elle seule créer à tout moment des conflits, nous nous demandions chaque jour s’il serait possible de conserver la paix. La presse des deux pays était particulièrement un gros embarras, et comment, d’autre part, s’en étonner après une pareille lutte ? Ici, elle représentait le cri de douleur d’une grande nation vaincue et mutilée, occupée encore par l’ennemi, qui, malgré sa discipline, pesait d’un poids bien lourd sur nos populations malheureuses. Là, le cri d’orgueil de la victoire, en même temps que des douleurs individuelles, moins nombreuses que les nôtres, mais pourtant bien cruelles encore. Si, chez nous, presque toutes les familles étaient en deuil, combien s’en trouvait-il en Allemagne qui avaient aussi payé à la victoire leur tribut de sang et de larmes ! Les seules journées de Metz, d’après les relevés publiés alors à Berlin, avaient vu tomber 625 officiers de l’armée allemande et 8 000 soldats tués, sans compter les innombrables blessés, morts depuis ou disparus. Une brigade de la garde avait, comme on le sait, succombé à Saint-Privat presque entière, et l’on ne rencontrait dans les rues que des personnes vêtues de noir. Aussi, la presse des deux pays rivalisait-elle d’amertume ; chaque soir et chaque matin nous apportaient ses récriminations mutuelles. C’était une explosion de haines de race, qui faisait craindre un retour vers la barbarie, au moindre incident qui remettrait de nouveau les belligérans en présence. Je me demandais bien souvent, en lisant les journaux, si nous étions en paix, ou si réellement ce n’était qu’une halte entre le combat de la veille et la bataille du lendemain. Je repensais alors à ce qui m’avait été dit en partant de Saint-Pétersbourg, et je me demandais si mon interlocuteur n’aurait pas raison contre moi.

Je dois rendre cette justice aux conseillers du prince de Bismarck, avec lesquels j’étais journellement en rapports pour toutes ces affaires, et particulièrement à MM. de Thile, Delbruck et Philippsborn : ils me parurent désirer vivement le maintien de la paix et cherchèrent, dans une certaine mesure, à amoindrir les difficultés qui naissaient chaque jour des détails de l’exécution du traité de Francfort. On dira, sans doute, qu’il n’y avait pas là un grand mérite, puisqu’ils étaient pleinement victorieux et décidés à ne perdre aucun bénéfice réel de leur victoire. Cela est vrai. Mais il faut avoir vu l’exaltation dans laquelle se trouvait alors l’esprit public en Allemagne pour apprécier leur conduite. La prostration de l’Europe, après les désastres subis par la France, semblait autoriser toutes les audaces. Quel obstacle sérieux pouvait rencontrer l’Allemagne et quelle limite pouvait arrêter ses exigences ? Et, cependant, loin de se joindre à ceux qui, ne pouvant nous anéantir, auraient voulu nous faire sentir chaque jour cruellement le poids des haines nationales, ils s’employèrent à calmer l’esprit public et à obtenir souvent des décisions plutôt favorables sur les affaires qu’ils soumettaient au chancelier. Ne rien gâter en de pareils momens, c’est beaucoup, et je dois à la vérité historique de dire que nous ne pouvions guère espérer davantage.

En même temps que nous cherchions à nous entendre sur le terrain des affaires et à rétablir dans notre faible mesure un régime de tolérance mutuelle entre les deux pays (il ne pouvait à ce moment être question d’autre chose), nous n’avions pas à négliger un moyen de rapprochement rendu obligatoire par l’état même de la guerre et qui permettait d’en adoucir les dernières horreurs, je veux dire les liens de la charité internationale. Nous ne perdîmes aucune occasion de l’exercer. L’ambassade de France fut admirablement secondée dans ce travail, où les hommes n’eurent que la moitié de la tâche, par le concours des dames allemandes et françaises qui, sous le patronage de l’impératrice Augusta, de la princesse impériale, mère de l’empereur actuel, et la direction de la Société de secours aux blessés, s’occupaient du rapatriement de nos soldats ou de soigner ceux qui, n’étant pas transportables, étaient encore dans les hôpitaux. C’est à cette époque que Mme la comtesse de Goyon arriva à Berlin. Veuve du général de ce nom, belle-sœur du comte de Flavigny, président de la Société de secours aux blessés, elle avait accepté la mission de s’occuper, d’accord avec l’ambassade, du rapatriement des soldats malades ou blessés demeurés prisonniers dans les forteresses de l’Allemagne du Nord. M. le docteur Mundy la seconda activement dans sa noble tâche, aidé par les médecins dévoués et les sœurs de charité qui soignaient nos blessés, dans les trains sanitaires, si remarquablement organisés à cet effet. Je crois devoir aussi rappeler, à cette occasion, le zèle actif et le dévouement vraiment admirable de quelques prêtres et religieux, entre autres, de Mgr Potron, en religion frère Marie de Brest, actuellement évêque de Jéricho, aumônier militaire des franciscains, qui lui-même avait fait toute la campagne de Crimée et qui n’épargna aucun sacrifice pour le soulagement et la consolation de nos soldats malheureux. Il remplaça dignement le Père de Damas et les autres ecclésiastiques qui s’étaient dévoués avant lui à nos soldats pendant la guerre. M. l’abbé Lerebours et M. l’abbé de Bréon vinrent aussi passer quelques jours à Berlin et s’y montrèrent pleins de zèle et de dévouement. L’ambassade expédia successivement quatre trains sanitaires, contenant chacun de six à sept cents blessés qui furent reçus à Lille et admirablement soignés par le préfet du Nord, le baron Séguier. Quelques-uns d’entre eux seulement succombèrent durant le trajet. Tous les autres arrivèrent à destination, et ceux qui ne purent survivre eurent la consolation de mourir sur la terre de France. C’est avec émotion que nous nous souviendrons toujours des lettres attendrissantes qui nous furent adressées par quelques-unes des mères de ceux qui avaient désespéré de les revoir et qui purent les embrasser une dernière fois avant leur mort.

Puisque l’occasion m’a été offerte de parler des soins qui furent alors donnés à nos blessés et qui étaient à la fois une consolation pour eux et un bon exemple général, je voudrais rappeler ici les services que l’ambassade d’Angleterre à Berlin rendit durant toute la période de la guerre à nos prisonniers internés en Allemagne. Pour ne citer qu’un détail, ce fut par ses mains que passèrent tous les états et pièces justificatives relatif à leur solde de captivité. Toutes ces pièces me furent remises à mon arrivée dans deux énormes caisses que j’expédiai à Paris au ministère de la guerre. On peut juger par là du travail immense qui incomba à l’ambassade d’Angleterre à Berlin pendant la guerre et de la convenance des remerciemens, dont je fus chargé par le gouvernement de transmettre l’expression officielle, ainsi qu’aux autres agens anglais accrédités dans le reste de l’Allemagne[9].

Je trouvai, du reste, dans mes nouveaux collègues du corps diplomatique beaucoup de sympathie et de bon vouloir lorsqu’il leur fut démontré, — et je m’attachais, avant tout, à les en convaincre, — que la France voulait sincèrement le maintien de la paix. Leur concours me fut souvent fort utile dans ces temps si difficiles. Bien qu’il dût être nécessairement tempéré de part et d’autre par une certaine réserve, je n’eus pas à l’invoquer inutilement. Les conseils de leur expérience vinrent quelquefois très à propos aider à la solution des affaires qui me furent confiées pendant le temps de mon séjour et dont je donnerai ici un rapide aperçu.


GABRIAC.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1896.
  2. Tout le monde sait aujourd’hui qu’elles furent une des principales, sinon la principale cause de la guerre de Crimée.
  3. Ministre et depuis lors ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg.
  4. Dans son ouvrage sur l’empereur Alexandre III, publié il y a trois ans, M. Flourens a cité le passage d’une lettre confidentielle que j’écrivais le 14 mars 1871, et dont il avait eu connaissance pendant son passage au ministère des affaires étrangères. Je crois utile de reproduire aujourd’hui cet extrait en le complétant. Le voici tel que je le relève sur la minute même de ma dépêche :
    « Le grand-duc héritier (depuis l’empereur Alexandre III) et toute sa cour qui, aujourd’hui, n’osent pas élever la voix, laissent manifestement soupçonner leurs tendances et nous pouvons dire, par avance, que nous aurons pour nous la Russie du futur règne. Si, malgré les sympathies de l’empereur Alexandre II nous avons eu, de notre côté, même pendant cette guerre, l’opinion de la majorité de la nation, que serait-ce le jour où le souverain épouserait ouvertement notre cause ?
    « Cet avenir ne se réalisera peut-être que dans vingt ans, mais il peut se présenter à l’échéance de demain. Vingt ans sont beaucoup dans notre triste vie d’homme ; mais ils sont bien peu dans la vie des peuples. Nous ne verrons peut-être pas ce jour, mais nous pouvons le préparer.
    « Telles sont les idées générales qui me paraissent pouvoir inspirer aujourd’hui notre politique avec la Russie. Les conséquences pratiques en rendront peut-être, à certains momens, la réalisation difficile ; mais les intérêts sont là pour nous réunir. La Russie, qui a toujours subi depuis un siècle, avec plus ou moins de regret, la politique allemande de ses souverains, alors que l’Allemagne était faible et divisée, se tournera bien plus volontiers vers nous, au fur et à mesure que l’opinion publique prendra plus de force chez elle et que l’exagération de la victoire donnera nécessairement à l’attitude de sa redoutable voisine, un caractère de prépotence toujours voisin de la menace ou de l’agression. »
  5. Voici le billet même du chancelier quelques jours avant l’entrée dans Paris de l’armée de Versailles. Il est tout entier de sa main :
    « M. le marquis, je vous restitue, avec tous mes remerciemens, le télégramme que j’ai placé sous les yeux de S. M. l’Empereur.
    « Il nous tarde de voir poindre la Résurrection. Une prolongation des orgies parisiennes serait bien douloureuse et je désire de tout mon cœur que cette tache soit épargnée à la France.
    GORTCHACOW.
    « Lundi matin. »
  6. Le comte de Montebello, aujourd’hui notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg.
  7. C’était l’opinion des principaux banquiers de Saint-Pétersbourg. L’énormité du chiffre de notre rançon les avait littéralement frappés de terreur.
  8. Je citerai notamment MM. Debains, le comte d’Aubigny et M. de Bacourt, tous deux aujourd’hui ministres plénipotentiaires et M. Bœufvé, chancelier, et son fils qui furent à Berlin mes auxiliaires dévoués pendant tout le cours de ma mission temporaire.
  9. Notre manufacture de Sèvres avait été, en partie, incendiée pendant la guerre. Ses premiers ouvrages, après la réouverture des fourneaux, furent envoyés aux agens anglais comme souvenir de reconnaissance nationale.