Souvenirs diplomatiques de Russie et d’Allemagne (1870-1872)/01

Souvenirs diplomatiques de Russie et d’Allemagne (1870-1872)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 59-92).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
DE RUSSIE ET D'ALLEMAGNE
(1870-1872)

I.
LE VOYAGE DE M. THIERS A SAINT-PÉTERSBOURG.
LA LIGUE DES NEUTRES.
LA DÉNONCIATION DU TRAITÉ DE 1856

Quelques personnes m’ont conseillé de publier ces souvenirs. Successivement chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg pendant toute la guerre franco-allemande, depuis la démission du général Fleury ; et à Berlin, après la signature de la paix de Francfort, jusqu’à l’arrivée de M. de Gontaut, le 4 janvier 1872, j’avais pu, m’a-t-on dit, plus qu’un autre assister et prendre part aux négociations échangées entre la France, l’Allemagne et la Russie durant cette douloureuse période de notre histoire contemporaine. Il importait que la lumière fût aussi complète que possible sur des événemens aussi graves, et tous les témoignages devaient se produire. On ajoutait qu’à vingt-cinq ans de distance, une publication de ce genre ne pouvait plus avoir d’inconvéniens. Sans compter les écrits des généraux français et étrangers ayant pris part à la campagne de 1870, la partie diplomatique avait été traitée dès le lendemain de la guerre par le duc de Gramont et le comte Benedetti, puis par MM. Thiers, Jules Favre, Sorel, le général Leffo, par M. Flourens, par M. Rothan, et en dernier lieu par M. de Gontaut, dont les Mémoires venaient d’inspirer les remarquables articles du duc de Broglie dans le Correspondant et de réveiller ses souvenirs personnels. La période historique était donc, par la force des choses ouverte tout au moins jusqu’à la mission de notre premier ambassadeur après la guerre, et une réserve plus longue de ma part ne s’expliquerait pas. Ces encouragemens, venus de divers côtés, m’ont déterminé à publier ces souvenirs.

Le lecteur verra, en les parcourant, que la vérité historique m’a seule préoccupé et que je me suis tenu, autant que possible, en dehors de l’esprit de parti. Je dis ce que j’ai vu, là où le hasard des événemens m’avait placé, je le dis sans complaisance, et, je crois pouvoir le dire, sans injustice pour personne. De Saint-Pétersbourg pendant la guerre, et de Berlin après la signature de la paix, j’ai pu observer de très près les évolutions diplomatiques qui ont permis aux puissances neutres d’assister impassibles à notre démembrement. La responsabilité est lourde pour elles, et tout le monde, sauf le vainqueur, en a souffert : l’Europe dans sa dignité qui a reçu une grave atteinte, la France dans sa puissance qu’elle n’a pas su maintenir. Cette publication est donc une déposition nouvelle à placer dans le dossier du futur historien qui aura pour mission, quand les passions contemporaines seront calmées, de vérifier définitivement les faits et de contrôler tous les témoignages.


I. — LA RUSSIE ET LA RÉVOLUTION DU 4 SEPTEMBRE

La Révolution du 4 septembre, à laquelle remontent ces souvenirs, causa plus d’inquiétude que de surprise à Saint-Pétersbourg. Avant même la journée de Sedan, et depuis la bataille de Saint-Privat, suivie de l’investissement de Metz, les rapports venus de Paris faisaient présager la chute de l’Empire. Personne, en Europe, ne pouvait y demeurer indifférent. Au point de vue extérieur, on était en droit de se demander si cet événement mettrait fin à la guerre, ou s’il imprimerait, au contraire, à la lutte engagée un caractère de plus grand acharnement. Au point de vue intérieur de chaque État, il était important de savoir quel gouvernement se donnerait ou subirait la France. La perspective de la République effrayait généralement l’Europe monarchique. Il ne serait pas juste de dire qu’elle regrettât l’Empire, dont l’ascendant avait souvent excité ses défiances, mais le contre-coup des agitations inhérentes au nouveau régime de la France devait la préoccuper. La Russie, en particulier — sans être aussi impressionnable qu’elle s’était montrée sous l’empereur Nicolas en 1830 et en 1848 — redoutait la contagion des idées révolutionnaires qui pouvaient trouver un écho en Pologne. Au point de vue de notre défense intérieure, on se demandait, avec toute raison, si un changement de régime, effectué en présence de l’ennemi occupant notre territoire, n’aurait pas pour effet de rendre ses prétentions plus dures, le jour où nous traiterions de la paix, et la défense plus difficile, si nous continuions la guerre dans des conditions de plus en plus désastreuses. Cette manière de voir était celle de nos amis, devenus nécessairement plus rares après nos défaites. Quant au parti allemand, dont l’influence grandissait à Saint-Pétersbourg par la force des choses, son jeu était tout indiqué et assez habile. Pour nous aliéner les sympathies de la Russie, il rappelait volontiers les souvenirs de la guerre de Crimée, dont le passé était déjà lointain ; ceux de notre intervention diplomatique en faveur de la Pologne, qu’on ne nous avait pas pardonnée ; et divers incidens regrettables tels que l’attentat de Berezowski. Il excitait ainsi les esprits contre la dynastie déchue, en même temps qu’il déclarait que cette dynastie, reconnue par l’Europe, étant tombée, il n’existait plus en France de gouvernement régulier avec lequel il fût possible de traiter. On pouvait ainsi, par ce double jeu, nous mettre plus aisément hors la loi et préparer graduellement les esprits aux dures conditions de paix qui nous seraient imposées, conditions dont la teneur générale, sinon les détails précis, était déjà, comme on le sait, arrêtée dès cette époque dans la pensée de nos vainqueurs.

Telle était la situation, en ce qui concernait particulièrement la Russie au moment où le gouvernement du 4 septembre s’installa à l’Hôtel de Ville. M. Jules Favre, en prenant possession du portefeuille des affaires étrangères, ne fit, comme on le sait, aucun changement dans les bureaux de son ministère, dont il conserva le directeur politique et tous les autres chefs de service. Il demanda également au comte de Chaudordy, chef du cabinet du prince de la Tour d’Auvergne, de lui continuer les conseils de son expérience diplomatique. Cette décision du ministre s’appliqua aussi à tous ceux des membres de la carrière diplomatique qui ayant pas — comme les ambassadeurs ou quelques ministres plénipotentiaires en évidence — représenté la personne même du souverain, ou été associés à sa pensée intime, pouvaient, sans amoindrissement personnel, continuer à servir leur pays dans un moment où le territoire était envahi. S’il eût agi différemment, le gouvernement nouveau, qui s’imposait à la France, n’aurait jamais pu faire agréer ses nouveaux envoyés par les cours étrangères, alors que le sort des armes nous était manifestement contraire, et que l’origine même de ce gouvernement pouvait être légitimement contestée. Il était assuré, d’ailleurs, que le patriotisme des anciens agens, auxquels il venait de faire appel, leur donnerait la force de résister au découragement qu’ils devaient éprouver en présence d’aussi formidables désastres. De nouveaux venus n’auraient eu ni l’expérience, qui ne s’improvise pas, ni l’avantage de relations établies avec les puissances et la société étrangère au milieu de laquelle ils avaient été appelés à résider.

Telles furent, pour ne parler que des principaux postes, les inspirations qui dirigèrent le nouveau ministre et auxquelles obéirent de leur côté, à Londres M. Tissot ; à Vienne, le comte de Mosbourg ; à Rome, le comte Lefebvre de Béhaine ; à Madrid, M. Bartholdi. La Suisse, la Grèce, les États-Unis et le nouveau royaume d’Italie ayant reconnu ou allant reconnaître le gouvernement de la Défense nationale, on put envoyer ou maintenir auprès de ces divers États des agens avec le grade de ministre, tandis que les autres demeurèrent avec le simple titre de chargés d’affaires. En Italie on envoya comme ministre, M. Senard, qui fut remplacé peu de temps après par M. Rothan ; en Suisse, le marquis de Châteaurenard. Le baron Baude, ministre en Grèce ; le comte Armand, ministre à Lisbonne ; le vicomte Treilhard, ministre aux États-Unis ; le vicomte de Saint-Ferriol, ministre à Copenhague et M. Fournier, ministre en Suède, conservèrent leurs fonctions.

Les mêmes raisons, qui avaient fait rechercher dans presque tous les postes par le nouveau ministre des affaires étrangères le concours des anciens agens ou des premiers secrétaires d’ambassade, s’imposaient avec plus de force peut-être à Saint-Pétersbourg que partout ailleurs. Les liens de toute nature qui unissaient la Prusse et la Russie devaient nous faire attacher un grand intérêt à être renseignés sur les dispositions du tsar. Aussi, après la démission de l’ambassadeur, était-il naturel que le nouveau ministre fît, par l’intermédiaire de M. de Chaudordy, appel au dévouement du premier secrétaire de l’ambassade. Il lui répondit le 7 septembre par le télégramme suivant :

« Le général Fleury vient de me communiquer votre dépêche. Les circonstances sont telles que je croirais manquer de patriotisme en refusant les fonctions dont vous me chargez. C’est un poste de lutte qu’il ne me paraît pas possible de déserter en ce moment. »

Toutefois, avant de m’engager dans cette voie et d’accepter l’investiture d’un gouvernement dont l’origine ne m’était pas sympathique, je crus devoir aller trouver le prince Gortchacow et lui parler avec une entière franchise. Dans les circonstances d’une gravité exceptionnelle que nous traversions, il ne m’était possible de rendre de services qu’autant que l’Empereur Alexandre et le chancelier jugeraient ma présence utile à Saint-Pétersbourg comme intermédiaire momentané des relations entre les deux pays. S’il en était autrement, je n’avais qu’à me retirer, et j’en informerais sans retard le nouveau ministre des affaires étrangères qui aviserait. Le chancelier, qui avait connu mon père, ambassadeur en Suisse sous la Restauration, et m’avait toujours montré beaucoup de bienveillance depuis trois ans que j’occupais le poste de premier secrétaire de l’ambassade, m’assura, après avoir pris les ordres de l’Empereur, que Sa Majesté me verrait avec plaisir demeurer en Russie et y exercer les fonctions auxquelles je venais d’être appelé.

J’acceptai donc ce poste, qui ne fut certainement pas une sinécure pendant les dix mois que je l’occupai jusqu’à mon envoi à Berlin. La Russie n’ayant pas remplacé son dernier ambassadeur, le comte de Stackelberg, c’est par mon intermédiaire et celui de M. Okouneff, chargé d’affaires de Russie à Paris, que furent échangées les communications des deux cabinets, jusqu’à l’envoi du prince Orloff à Paris et du général Leflô à Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire jusqu’au mois de juin 1871.

Dès le lendemain, 8 septembre, et jusqu’au 18 du même mois, jour où Paris fut investi par les armées allemandes et où je repris avec M. de Chaudordy, à Tours et à Bordeaux, la correspondance forcément interrompue par le siège, j’entretins par le télégraphe avec le nouveau ministre des a flaires étrangères une correspondance dont le but était, de sa part, d’obtenir le concours de la Russie en notre faveur ; et, de la mienne, de lui rendre compte de mes tentatives incessantes pour atteindre ce but, non moins que des obstacles de toute nature que nous rencontrions dans l’ensemble de la situation générale. Les télégrammes que m’adressait M. Jules Favre et que je viens de relire étaient inspirés par des sentimens très patriotiques ; mais, sous l’empire de la surexcitation au milieu de laquelle il écrivait, il tenait peu de compte des réalités. La responsabilité qu’il avait prise vis-à-vis de son pays l’effrayait à juste litre et le jetait souvent dans les exagérations d’un langage plus philosophique que politique et qui ne servait pas la cause nationale. Sa fameuse circulaire du 6 septembre, où il disait que la France ne céderait pas un pouce de son territoire, ni une pierre de ses forteresses, pouvait être utile à Paris et en vue des nécessités de la défense, mais les cabinets étrangers devaient en conclure à l’impossibilité d’entrer utilement en discussion avec le gouvernement nouveau. Ce fut le cas à Saint-Pétersbourg. Quand je vis le chancelier, après qu’il eut pris connaissance de cette circulaire, il me dit : « Il faut pourtant bien vous préparer à quelques sacrifices. Pas une pierre de vos forteresses, pas un pouce de votre territoire, c’est fier, mais c’est vraiment trop peu. — Que pourriez-vous dire de plus, si la guerre était indécise dans ses résultats ? »

Je compris là malheureusement le danger des thèmes oratoires dans les discussions d’allaires, et je demandai à mon tour au chancelier de me faire connaître les réalités où l’action de la Russie pourrait nous servir. Il se déroba aussitôt et me répondit par la nécessité de faire la paix le plus tôt possible ; mais il me promit cependant, et la parole fut tenue — quoique les résultats n’aient pas répondu à notre attente — que l’Empereur Alexandre écrirait à son oncle pour lui recommander instamment la modération dans la victoire. Il ajoutait que, dans le cas de la réunion d’un congrès, la Russie parlerait haut et saurait faire entendre sa voix. Ces paroles, ou leur équivalent, avaient été déjà dites au général Fleury peu de temps avant son départ. Répétées quelques jours après par l’Empereur à M. Thiers, elles pouvaient nous faire espérer une initiative qui n’eût assurément pas été dépourvue de valeur ; mais le prince Gortchacow — on le sait déjà par les révélations qui ont été faites depuis — se refusa toujours, d’après les ordres de son souverain, non seulement à tout acte collectif et public concerté avec les puissances neutres en vue de la réunion d’un congrès, mais à aucune démarche officielle qui pût ressembler à une pression exercée par la Russie sur l’Allemagne. Il en résulta que les démarches individuelles de l’Empereur Alexandre auprès de son oncle n’amenèrent aucun résultat, bien qu’il les ait renouvelées à plusieurs reprises. Elles sont demeurées le secret du cabinet impérial et de quelques initiés et n’ont pas dépassé de beaucoup la portée d’une correspondance de famille.

Le surlendemain je revis le prince Gortchacow, que je trouvai un peu plus maniable que l’avant-veille. J’avais complètement abandonné les thèses de la sensibilité et de l’humanité, qu’autorisait la vue de nos malheurs, pour ne toucher qu’à celles des intérêts de la Russie et de l’extension démesurée de la puissance de l’Allemagne en Europe. « En 1866, lui dis-je, nous aurions pu préserver l’Autriche de l’agression prussienne, et nous nous sommes cruellement repentis de ne l’avoir pas fait ; en 1870, vous laissez écraser la France. Peut-être le regretterez-vous un jour dans votre propre intérêt. » Cet ordre d’idées me parut faire quelque impression sur l’esprit du prince Gortchacow ; nous discutâmes longuement, passionnément même, l’utilité d’une démarche collective de l’Europe à laquelle je voulais toujours l’amener. Mais il ne consentit pas à en admettre la convenance et préféra, disait-il toujours, la voie particulière et confidentielle à celle de notes diplomatiques. A la suite de cet entretien, j’envoyai à M. Jules Favre un télégramme que, vu son importance, et du reste à la demande du prince Gortchacow lui-même, j’avais tenu à lui montrer avant de l’expédier. Dans ce télégramme, j’avais inséré cette phrase : « La Russie n’admettra pour nous qu’une paix fondée sur notre intégrité territoriale. » Le chancelier me dit qu’il y avait là une affirmation trop positive. « Ne pas admettre ; ajouta-t-il, un état de choses quand on est une grande puissance, c’est prendre au besoin les armes pour s’y opposer. La Russie ne peut aller jusque-là. » Comme j’insistais pour ne pas nous pousser par une réponse de ce genre à une lutte désespérée, le chancelier reprit qu’ « il faudrait connaître d’abord les conditions que nous pourrions accepter ; que votre circulaire ne donnait pas d’éclaircissemens sur ce point » et il m’a prié de vous les demander comme base de négociations éventuelles. « Le désir de la Russie qu’un démembrement nous soit épargné, n’est pas ignoré à Berlin — telle fut donc la phrase textuelle que j’insérai sous sa dictée dans mon télégramme — mais le chancelier croit que, jusqu’ici du moins, la Prusse se refuserait à toute médiation des neutres. »

J’ai cru devoir citer les phrases mêmes de ce télégramme, parce qu’elles représentent exactement la portée de l’action diplomatique de la Russie pendant toute la guerre. Dès ce moment, je fus fixé sur le peu d’efficacité pratique que nous pouvions en attendre. Aussi, après avoir plaidé, avec toute l’énergie de la douleur et du patriotisme, la cause de notre pays auprès du chancelier et d’autres membres du gouvernement impérial, j’envoyai le 17 septembre au ministre des affaires étrangères le télégramme suivant, conclusion de ces dix jours de laborieux et inutiles efforts. « Je dois, avant de vous faire connaître le nouvel entretien que je viens d’avoir avec le prince Gortchacow, vous renseigner exactement sur la situation telle qu’elle m’apparaît. La Russie désire avant tout la fin de la guerre. C’est là pour elle le point capital. Dans ce dessein, elle s’est entremise et s’entremettra de nouveau auprès de la Prusse. Elle vient de faire admettre par le comte de Bismarck la possibilité, que ce dernier n’avait pas voulu reconnaître jusqu’à présent, de traiter avec le gouvernement de la Défense nationale. Le prince Gortchacow vient de me l’annoncer. Mais si la Russie désire voir cesser une lutte désastreuse, elle se préoccupe beaucoup moins des moyens d’y parvenir, quels qu’ils soient, que du but à atteindre. Le fond de cette attitude est qu’on ne croit pas ici, à tort, sans doute, à l’énergie et à la possibilité de notre résistance. L’armée prussienne inspire une admiration mêlée de terreur. De là le conseil que nous a donné le prince Gortchacow de demander directement un armistice au vainqueur, conseil que je n’ai pu me permettre d’appuyer auprès de vous, car, à mon avis, il nous vaudrait des conditions plus dures. »

Presque au lendemain du jour où ce télégramme était expédié, M. Jules Favre pouvait s’apercevoir à Ferrières que nous avions affaire à un politique réaliste, qui serait bien peu accessible aux simples inspirations du sentiment. Les portes de Paris se refermaient à son retour sur notre malheureux ministre, après son infructueuse mission. Il n’en devait plus sortir que cinq mois après, pour accomplir un acte aussi douloureux que nécessaire, celui de traiter malgré elle, et aux risques de sa vie, de la capitulation d’une ville qui était à la veille de succomber aux angoisses de la famine.

Durant le siège de Paris, mes rapports cessèrent naturellement avec M. Jules Favre, et ils se continuèrent, comme on le verra dans le cours de ce récit, avec M. de Chaudordy, chargé de la délégation des affaires étrangères à Tours et à Bordeaux. À ce moment, se place un épisode important de mon séjour en Russie, celui de l’arrivée de M. Thiers à Saint-Pétersbourg, sur laquelle je crois pouvoir donner quelques détails qui intéresseront peut-être le lecteur.


II. — ARRIVÉE DE M. THIERS A SAINT-PÉTERSBOURG

M. Thiers arriva le 26 septembre à Saint-Pétersbourg, venant directement de Londres et de Vienne, et accompagné de Mme Thiers et de Mlle Dosne, de MM. Paul de Rémusat et Trubert. Aux yeux de l’Europe et en présence de la révolution nouvelle que venait de traverser la France, il représentait une sorte d’autorité nationale avec laquelle on devait compter, sinon dans le présent qui n’était que ruine, au moins dans l’avenir plus ou moins prochain, qui pouvait être la réparation. C’en était assez pour lui assurer au dehors un accueil empressé et sympathique. Quant aux résultats de son voyage, il était malheureusement à prévoir que M. Thiers ne pourrait, malgré tous ses efforts, modifier une situation trop compromise pour qu’il fût possible d’y apporter un remède efficace, mais ce n’était pas une raison pour ne pas l’essayer, avec ou sans grand espoir de succès.

J’allai recevoir M. Thiers à la gare d’Alexandrowo, située sur le chemin de fer de Saint-Pétersbourg à Varsovie, qui touche à Tsarkoë-Selo, où la cour et le prince Gortchacow, avec une partie de ses bureaux, était établi pour la saison d’été. J’y avais aussi fixé ma résidence pendant le même temps, ainsi que quelques membres du corps diplomatique. Il était environ sept heures du matin. M. Thiers m’invita à monter avec lui dans le wagon-salon qu’on lui avait donné à Vienne, et je l’accompagnai jusqu’à Saint-Pétersbourg. Il était très abattu, plus encore au moral qu’au physique, et, dans les premiers momens de notre entrevue, il pouvait à peine prononcer quelques paroles, il avait des larmes dans la voix ; mais il se remit assez vite et à peine arrivé à l’hôtel Demouth, où je l’accompagnai, il m’exprima le désir de voir le jour même le prince Gortchacow. Je crus devoir lui faire observer que c’était peut-être présumer de ses forces que de traiter, sans un moment de repos, avec le chancelier, et que celui-ci avait bien voulu venir lui-même la veille au soir me dire qu’il se rendrait le surlendemain à Saint-Pétersbourg pour lui épargner ce petit voyage. Mais j’ajoutai que, prévoyant son désir, j’avais insisté d’avance auprès du prince Gortchacow, qui le recevrait à une heure à Tsarkoë-Selo, s’il voulait y venir, et je lui offris ma voiture pour le conduire au Palais, et ma maison pour s’y reposer entre l’arrivée des trains.

M. Thiers accepta ma proposition ; il était alors huit heures et demie du matin, et nous devions partir à midi et demi pour aller à la gare du chemin de fer. M. Thiers me dit qu’il désirerait, jusqu’à l’heure de son déjeuner, auquel il m’invita, visiter les galeries de l’ermitage, qui n’ouvraient qu’à dix ou onze heures ; mais, grâce à la complaisance du directeur, M. Guédéonow, il obtint d’y faire une visite qui ne dura pas moins de deux heures et qui parut l’enchanter. Les fameux Rembrandt de cette magnifique collection, deux tableaux de Raphaël, entre autres le Saint Georges terrassant le dragon, et, dans la galerie des. Antiques, un vase d’argent, du Ve siècle avant l’ère chrétienne, représentant, si je m’en souviens bien, un cheval se cabrant, en argent repoussé, eurent le don d’exciter son admiration. Je me rappelle même que ce dernier objet, dont il crut, en quelque sorte, avoir découvert le mérite, vis-à-vis du conservateur du musée qui nous accompagnait, impressionna vivement son goût artistique. Il revint le voir souvent pendant son séjour, et on m’assure qu’il en demanda un moulage qui lui fut envoyé plus tard par la direction du musée impérial.

Après cette visite, nous partîmes pour Tsarkoë-Selo. J’avais commencé et je continuai pendant la route à le mettre au courant des dispositions qu’il allait trouver dans le cabinet de Saint-Pétersbourg, et je crus devoir le prémunir contre l’optimisme dont les derniers journaux publiés à Paris avant le siège révélaient la trace, par rapport aux dispositions des puissances étrangères. M. Thiers, qui arrivait fort peu satisfait de sa course à Londres, l’avait été davantage à Vienne du langage de l’empereur et de celui du comte de Beust. Il espérait assez de la Russie. Je le mis au courant de la situation et je lui lus mes derniers télégrammes qui le rendirent un peu soucieux. Nous arrivâmes ainsi à Tsarkoë-Selo, où nous trouvâmes le baron Jomini qui vint au-devant de nous sur l’escalier du palais et nous reçut avec sa bonne grâce habituelle. Il connaissait déjà M. Thiers et le conduisit immédiatement chez le chancelier, dont M. Thiers était aussi une ancienne connaissance. Ces deux hommes d’État s’étaient vus à plusieurs reprises sous l’empire, tant à Bade qu’à Paris, et avaient une sympathie naturelle l’un pour l’autre. Je rentrai chez moi pour attendre un peu fiévreusement les résultats de cette importante entrevue qui dura près de trois heures et dont, malgré les probabilités contraires, je voulais espérer d’importans résultats.

Quand M. Thiers revint chez moi, je m’aperçus promptement que, s’il avait été très satisfait de l’accueil personnel du chancelier, il n’avait malheureusement guère obtenu plus pour nos intérêts que ce qui m’avait été dit à moi-même. La conclusion de l’entretien était qu’il fallait traiter, et le plus tôt possible ; on pourrait, si nous le voulions, nous aider à le faire ; on conseillerait de nouveau la modération au vainqueur. Si Paris tenait encore quelques jours, à plus forte raison quelques semaines, ce serait une force pour nous ; et si M. Thiers se chargeait ou était chargé de la négociation, le résultat n’en serait que meilleur et plus favorable à nos intérêts. Enfin le prince Gortchacow avait répété que, si un congrès était réuni après la guerre, la Russie dirait hautement sa manière de voir sur les conditions de la paix et chercherait à nous les rendre favorables. Cette déclaration aurait eu, sans doute, une grande importance, si, dans le même moment, par une contradiction que j’ai déjà signalée, et qui ne pouvait s’expliquer que par des engagemens contractés récemment envers la Prusse, le gouvernement russe, croyant, nous disait-il, être plus utile à nos intérêts en n’adressant pas à Berlin des représentations officielles et publiques, n’avait pas cherché et réussi à arrêter tout effort collectif des puissances neutres en notre faveur. La conséquence de son action diplomatique générale était donc d’empêcher en fait, malgré ses déclarations favorables à nos représentans, la réunion d’un congrès qui n’aurait été possible qu’autant que les puissances eussent été d’accord pour la provoquer. Trois jours après cet important entretien, M. Thiers fut reçu par l’empereur Alexandre. L’audience dura une heure. Voici dans quels termes M. Thiers en rendit compte dans le télégramme suivant qu’il adressa le 1er octobre à la délégation de Tours :

« Je suis à Saint-Pétersbourg depuis cinq jours. J’ai vu l’empereur et le prince Gortchacow, j’ai eu avec ces maîtres de l’empire de longs entretiens. Ici comme partout, j’ai trouvé des préventions, moins contre la forme que contre l’instabilité du gouvernement républicain. On apprécie les hommes modérés qui sont au pouvoir, mais on craint toujours l’apparition prochaine des hommes de désordre. J’ai répondu à ces craintes par la force bien constatée du parti modéré et par la nécessité de le renforcer encore en le secondant. Pourtant, quand nous avons parlé des relations futures des deux empires, les craintes d’instabilité ont reparu. Inutile de vous répéter ce que j’ai fait pour les calmer. L’idée d’unir la France et la Russie par une solide alliance enchanterait ici tout le monde, et il n’y a que le parti allemand, du reste peu nombreux, qui le repousse. Le parti russe, c’est-à-dire le pays, est tout entier pour nous. Hier soir, dans une des principales maisons de Saint-Pétersbourg où je dînais[1], j’ai été entouré des principaux personnages du gouvernement et j’ai entendu un langage qui m’a soulagé le cœur et m’a prouvé l’utilité d’être venu jusqu’ici. Les princes les plus importans de la famille impériale m’ont fait exprimer le désir de me voir. Malheureusement, la façon dont la guerre a été déclarée après l’abandon de la candidature Hohenzollern avait causé un mécontentement et un effroi général et on avait cru voir se renouveler les invasions du premier Empire. Sous cette impression, la Prusse et la Russie ont pris des engagemens qui gênent beaucoup l’action du gouvernement russe. Néanmoins, l’empereur, qui est très sensible à l’opinion publique, m’a déclaré que tout ce qu’il pourrait pour amener une paix acceptable il le ferait, et qu’il ne s’arrêterait qu’à une limite, la guerre ; et comme il est un parfait honnête homme on peut compter sur sa parole. Le prince Gortchacow m’a fait la même déclaration et j’ai acquis la certitude personnelle de ce qui a déjà été fait à cet égard. On m’a promis que les efforts seraient grands en notre faveur lorsque se débattraient les conditions de la paix. On dira son avis sur cette paix et on déclarera hautement que si elle n’est pas équitable, elle ne recevra ni l’approbation, ni la satisfaction de la Russie et qu’elle sera un acte de force dépourvu de toute garantie européenne. On voudrait que, par quelque effet des circonstances, cette paix pût être débattue entre les puissances et alors on la ferait tourner en notre faveur. On voudrait aussi un succès de nos armes pour répondre à la Prusse qui se plaint qu’on lui dispute le fruit de sa victoire et j’ai la certitude que la durée de la résistance de Paris pourra exercer une réelle influence. Tel est l’état des choses, et j’ai fait pour l’améliorer tout ce qui était humainement possible. Si je n’étais impatient de me retrouver auprès de vous dans ce moment de danger, j’essaierais de rester à Saint-Pétersbourg pour continuer mes efforts, mais je ne puis résister à l’idée de demeurer éloigné pendant que le pays est dans les angoisses. Mardi, après diverses entrevues et de nouvelles tentatives dont j’espère un résultat, je repartirai. Je ne pourrai pas rester moins de trois jours à Vienne pourvoir l’empereur d’Autriche, que j’ai l’honneur de connaître et auquel ma visite est annoncée ; après quoi, sur le désir du roi d’Italie, j’irai passer deux jours à Florence où il y a quelque chose d’utile à faire, et sans un jour de retard, j’irai vous joindre à Tours pour mettre toutes mes facultés à la disposition de notre cher et malheureux pays.

« Signé : A. THIERS. »


Etant à Tsarkoë Selo, je n’eus connaissance de ce télégramme chiffré qu’après son expédition de Pétersbourg d’où M. Thiers l’envoya après son entrevue avec l’empereur au Palais d’Hiver. Je vis bien qu’il se faisait des illusions sur le concours que nous pouvions attendre de la Russie. Il me permit de le lui dire. L’accueil très flatteur dont il était l’objet l’autorisait à concevoir des espérances qui ne pouvaient se réaliser, car cet accueil malheureusement était surtout personnel. M. Thiers était l’intérêt du moment. Tout le monde désirait le voir. On admirait la fermeté et l’énergie avec laquelle un homme de son âge venait plaider les intérêts de son pays malheureux. Son patriotisme avait une ardeur communicative. Pendant un dîner à Tsarkoë-Selo, où j’avais réuni avec M. Thiers le baron Jomini et les principaux membres du corps diplomatique accrédités à Saint-Pétersbourg, qu’il m’avait exprimé le désir de connaître, quelqu’un, croyant bien dire, se mit, pour expliquer nos désastres, à parler des grandes masses de troupes et de la loi du nombre qui s’imposait aujourd’hui comme une loi de la nécessité. « Vous pardonnerez, dit M. Thiers à son interlocuteur, à des vaincus de conserver encore quelque orgueil, mais je m’en tiens à ma vieille loi de 1832 du maréchal Gouvion Saint-Cyr, et j’ai la présomption de croire que 500 000 soldats français bien disciplinés, bien équipés, et ayant vu le feu depuis quelque temps, seraient encore, malgré nos désastres, en état de tenir tête au reste de l’Europe. » En parlant ainsi, ses yeux brillaient et lançaient des éclairs, et sa bouche exprimait cette contraction un peu malicieuse des lèvres à laquelle il était habitué et que je me permettrai d’appeler la jouissance savourée d’un bon mot[2]. Il est évident qu’il était difficile de résister à un patriotisme aussi convaincu et aussi communicatif, un mois après la bataille de Sedan. Aussi, chacun cherchait-il à lui être agréable à la cour comme à la ville, et M. Thiers, par nature d’esprit, comme par sa situation de négociateur, était bien excusable d’exagérer ce qui lui avait été dit. Au fond, comme résultat pratique, il ne retira de son voyage à Pétersbourg que la promesse de la Russie d’obtenir de la Prusse un sauf-conduit qui lui permit d’aller à Versailles, où il aurait pu traiter de la paix d’une façon plus avantageuse qu’il ne put le faire plus tard, si l’émeute du 31 octobre à Paris, au moment même où il se rendait chez M. de Bismarck, à Versailles, n’avait achevé de paralyser ses efforts.

M. Thiers était du reste trop clairvoyant pour ne pas se rendre compte bien vite de la situation. Il parlait pour le présent, dont il attendait secours et assistance, et on lui répondait surtout pour l’avenir, et en vue de sa future présidence à la fin de la guerre. M. Thiers ne disait rien, comme de juste, sur ce dernier chapitre, mais son patriotisme lui donnait le droit d’être pressant sur le premier, où il n’obtenait guère de retour. Finalement, après être resté dix jours à Saint-Pétersbourg, il se décida à repasser par Vienne et à se rendre à Florence, où le roi Victor-Emmanuel désirait beaucoup le voir pour lui démontrer sa bonne volonté, égale à son impuissance de nous venir efficacement en aide. Voici le nouveau télégramme qu’il expédia le 4 octobre à la délégation du gouvernement de la Défense nationale à Tours :

« Je pars de Saint-Pétersbourg après avoir fait auprès des personnages importans tout ce qui était possible pour atteindre le but de ma mission et je crois avoir réussi, autant que la situation le permettait. J’ai vu tous les princes de la famille impériale et j’ai reçu d’eux l’accueil le plus sympathique. Avant-hier est arrivée une nouvelle des plus importantes. On a appris qu’à Berlin les tendances pacifiques reprenaient le dessus et qu’il était possible de rouvrir les négociations. On a proposé le moyen de les faire renaître immédiatement d’une manière très naturelle. Mais je n’ai rien voulu dire sans m’être entendu avec les gouvernemens de Tours et de Paris. Pour ne pas laisser perdre une occasion si précieuse, on a tout préparé, et sur un télégramme que j’expédierai, les premières démarches partiront de Saint-Pétersbourg. Cette situation me décide à partir immédiatement et à marcher sans relâche. Je ne pourrai cependant pas, sans une grave inconvenance, négliger Vienne et l’empereur d’Autriche et ne pas toucher à Florence, où le roi Victor-Emmanuel m’a convié d’aller. Il n’y aura pas de temps perdu, si vous m’envoyez à Livourne ou à Gênes un bâtiment à vapeur qui n’a besoin que d’être un bon marcheur. Je débarquerai à Marseille et je pourrai être à Tours le 14 ou le 15. Faites-moi savoir à Vienne ou à Florence où en est la situation.

« Signé : A. THIERS. »


On sait le reste et comment cette négociation, qui aurait pu amener quelques résultats utiles demeura infructueuse. M. Thiers a cru de son devoir de publier dans un mémoire qu’il adressa alors aux représentans des puissances étrangères à Paris les causes qui l’avaient rendue stérile. Il a bien fait, car il était bon que l’on sût pourquoi l’on devait se battre encore et à qui en remontait la responsabilité. Ce qui est moins connu, c’est l’altitude des puissances neutres à notre égard et les raisons de leur attitude. Je voudrais essayer d’en dire ici quelques mots.


III. — LA LIGUE DES PUISSANCES NEUTRES

La situation de l’Europe vis-à-vis de la France envahie ne pouvait être la même en 1870 qu’au moment de la chute du premier Empire.. Lorsque, en 1814, les armées alliées pénétrèrent sur notre territoire, on put voir promptement que le mode d’occupation était différent, suivant la nation dont l’armée représentait les intérêts et les passions. Aussi le but de la coalition une fois atteint par le renversement de l’empereur, la reprise de toutes ses conquêtes et le payement d’une indemnité de guerre, le principe des revendications territoriales n’apparaissait pas à la majorité des vainqueurs comme un programme imposé en quelque sorte par les haines nationales. Il était possible, dès lors, de traiter dans des conditions moins onéreuses pour le pays, et la France put espérer rentrer dans les anciennes limites de la monarchie. Elle y eût même, comme on le sait, gagné quelque chose de plus, sans les Cent-Jours et la bataille de Waterloo. Ce ne fut pas assurément sans peine que ce résultat fut atteint, mais notre diplomatie eut alors des facilités tout autres que celles qu’elle rencontra en 1870, lorsqu’elle se trouva à la merci d’une seule puissance implacable dans sa victoire. En outre, la solidarité du principe monarchique, qui était une des forces de la coalition, ne permettait pas à la majorité des souverains alliés de rétablir sur le trône de France la dynastie légitime, s’ils l’avaient déshonorée par avance, en lui faisant porter en quelque sorte sur elle-même, par le démembrement de notre pays, les sanglans stigmates de l’invasion. Lorsque, l’année suivante, Louis XVIII empêchait les Prussiens de détruire le pont d’Iéna, en menaçant de se faire sauter avec lui, le maréchal Blücher reculait malgré lui devant le principe de la solidarité monarchique, qui s’affirmait pour prévenir cette destruction. La coalition devait tenir au roi de France un autre langage que M. de Bismarck soixante-cinq ans après à Donchery, lorsque le général de Wimpffen, cherchant à obtenir des conditions plus favorables pour la France, lui parlait de la reconnaissance nationale. « On peut à la rigueur, lui dit le prince de Bismarck, compter sur la reconnaissance d’un souverain, ou même sur celle de sa dynastie ; on ne peut compter sur celle d’un peuple dont l’ingratitude serait, en quelque sorte, légitime envers son vainqueur. »

C’est en vertu de cette même force de la légitimité royale ; que le prince de Talleyrand put à Vienne empêcher la coalition frémissante de démembrer la Saxe notre alliée et donner à son langage assez d’autorité pour qu’à la fin du Congrès — on vient de le voir par la publication de sa correspondance — rien ne se fit qu’avec la France et par la France. C’est également grâce à ce principe que le duc de Richelieu à Paris, profitant de son ascendant sur l’empereur Alexandre, le détermina à résister en 1815 à la pression du gouvernement prussien qui voulait nous prendre l’Alsace, la Lorraine et la Franche-Comté. Cette carte, avec la marque au crayon rouge, faite par l’état-major allemand et donnée par l’empereur Alexandre à l’ancien gouverneur d’Odessa, ne demeure dans la famille de Richelieu comme un blason d’éternel honneur, que parce que la solidarité monarchique empêcha les souverains de laisser dépouiller alors celui qu’ils venaient de rétablir sur le trône de ses ancêtres. Ils firent plus ; se modérant l’un par l’autre ils se relâchèrent de la dureté de leurs conditions premières, réduisirent, le chiffre des contributions de guerre que chaque État réclamait individuellement et évacuèrent notre territoire en 1818, deux ans plus tôt que ne l’avait stipulé le traité du 20 novembre 1815.

Voilà les enseignemens connus que nous trouvons dans l’histoire de notre pays. En 1870, nous ne pouvions malheureusement espérer rien de semblable, vu la forme du gouvernement nouveau qui n’excitait aucune sympathie auprès des monarchies du continent. Ce n’est pas qu’il doive toujours en être ainsi ; et notre politique actuelle le démontre suffisamment. Il est certain que les alliances peuvent exister tout aussi bien entre deux peuples dotés d’institutions différentes, mais rapprochés par des intérêts communs, qu’entre deux souverains d’une humeur peut-être fort antipathique l’un à l’autre. Louis XVIII était personnellement peu sympathique à l’empereur de Russie, qu’il avait blessé par sa hauteur (en prenant le pas sur lui aux Tuileries), et l’intermédiaire du duc de Richelieu nous fut indispensable pour parvenir deux ans plus tôt à notre libération[3]. Mais en laissant de côté cette question intérieure et en supposant, comme on l’avait cru un moment en France, que nous eussions pu avoir des alliés, il faut reconnaître que la rapidité de nos désastres — ainsi que M. Thiers put s’en assurer à Vienne et à Florence, où on nous témoigna quelque bon vouloir — rendait bien difficile une action armée de l’Europe en notre faveur, sous quelque régime que la France fût placée à ce moment. Vaincus, nous nous trouvions à la merci du vainqueur, et les puissances neutres n’auraient pas eu le temps, l’eussent-elles voulu sérieusement, d’amener leurs bataillons en ligne pour nous défendre.

La question était donc de savoir, si à défaut d’une intervention militaire, une médiation diplomatique sérieuse était possible et si l’autorité morale de l’Europe, dépourvue d’une sanction plus efficace, aurait modifié les conditions de la lutte. Je crois que l’Europe aurait dû l’essayer pour elle-même, quitte à ne pas réussir complètement ; et il me semble qu’elle le devait à la France républicaine ou monarchique. En ne le faisant pas, elle s’est porté à elle-même un coup funeste dont elle ne s’est pas encore relevée. Le droit de non-intervention absolu ne devrait en effet s’appliquer qu’au régime intérieur des États, où chacun doit être le maître de se gouverner à sa guise. Mais quand il s’agit d’envahir son voisin et de le dépouiller, s’il est plus faible que vous, il n’est pas possible d’admettre qu’il n’y ait pas de recours autour de soi, aussi bien pour un État que pour un individu. Tant que ce droit de la force subsistera, il n’y aura plus d’Europe et nous vivrons sous un perpétuel cauchemar.

C’était l’opinion du comte de Beust et le désir personnel du roi Victor-Emmanuel. Ce n’était pas celle du cabinet anglais ni du prince Gortchacow. À tous nos efforts pour le déterminer à adopter une politique de médiation collective, il répondit que cette médiation, n’étant pas appuyée par une force armée, ne servirait qu’à irriter le vainqueur sans profit pour nous. L’objection avait sans doute quelque fondement, mais, en ce qui concernait la Russie, la vérité était celle dont parlait M. Thiers dans son télégramme du 1er octobre. La Russie, sous l’empire du mécontentement que lui avait causé la déclaration de guerre, avait pris envers la Prusse des engagemens qui rendaient en quelque sorte obligatoire pour les autres et pour elle-même la politique d’abstention. Ainsi, il avait été entendu entre les deux cabinets, au début de la guerre, que toute action isolée de l’Autriche en notre faveur devait avoir pour effet d’amener la Russie à une démonstration analogue et correspondante en faveur de la Prusse. Une pareille déclaration, notifiée à Vienne, devait nécessairement paralyser toute action éventuelle de l’Autriche et permettre à la Prusse de dégarnir entièrement ses frontières de Bohême pour porter toutes ses troupes en France. C’est principalement à ce service que l’empereur Guillaume faisait allusion dans un télégramme demeuré célèbre, lorsque, à la fin de la guerre, il tenait à remercier bien haut l’empereur Alexandre des services signalés qu’il lui avait rendus pendant cette époque. (Télégramme du 1er mars 1871. ) Il est certain qu’en prenant acte du concours moral qu’il avait trouvé dans la Russie, l’empereur d’Allemagne ne faisait que rendre hommage à la vérité. Il l’exagérait même à dessein, dans l’intention de faire croire à une solidarité plus grande entre les deux empires qu’elle ne l’a été réellement, ainsi que j’aurai l’occasion de le dire plus tard. Mais il n’en est pas moins vrai que c’était un service de premier ordre qui devait paralyser tous les efforts de la diplomatie française. La voie des notes collectives nous était dès lors fermée, la ligue des neutres impossible. — Nous ne pouvions plus espérer que dans l’action individuelle et personnelle de l’empereur Alexandre auprès de son oncle pour modérer nos vainqueurs. C’était bien quelque chose, et je crois pouvoir affirmer que les promesses qui nous ont été faites à plusieurs reprises ont été tenues. Mais au fond, au fur et à mesure que la lutte se poursuivait plus acharnée et plus implacable, que pouvaient des lettres et des télégrammes tombant au milieu de l’exaltation d’un vainqueur en armes sur notre territoire ? Rien peu de chose assurément. Aurait-on obtenu davantage, en présence de la rapidité foudroyante de nos désastres, d’une intervention diplomatique des puissances, même si elle avait été possible, et nous venons de voir que par suite des engagemens de la Russie avec la Prusse elle ne l’était plus guère ? Il est permis d’en douter. L’Europe aurait dû toutefois l’essayer, même dans son intérêt, pour prévenir la formation au centre du continent d’un État qui devait nécessairement devenir son maître.

Pour terminer ce chapitre fort délicat et l’éclairer entièrement par des témoignages formels, je me souviens d’une conversation que j’eus au commencement de novembre avec un homme d’État russe, conversation dont je fus assez frappé pour en informer confidentiellement la délégation de Tours dans ma lettre du 8 novembre. Par des circonstances particulières, ce personnage était à ce moment fort mal avec le prince Gortchacow, qui lui avait retiré sans motifs sérieux une grande ambassade[4], et il s’était toujours montré notre ami depuis quelques années. Je ne pouvais donc douter de l’impartialité de son témoignage sur la conduite des négociations que suivait le gouvernement de son pays. Je lui demandai donc, un jour où nous causions du triste état de nos affaires, s’il croyait qu’une démarche collective de la Russie, unie aux autres puissances, n’aurait pas été préférable aux recommandations individuelles de l’empereur au roi de Prusse ? « Oui, me dit-il, si l’Europe était en armes sur votre territoire, ou moralement unie pour vous défendre ; mais on sait à Berlin qu’elle ne l’est pas. Le roi a beaucoup d’amitié pour l’empereur. Il tiendra infiniment plus de compte à un jour donné des lettres de son neveu que de notes plus ou moins évasives signées Gortchacow, Granville, Beust ou Visconti Venosta ! » Bien que je me permette de ne pas partager absolument cette opinion, je dois reconnaître qu’elle est importante et que dans la bouche de mon interlocuteur elle avait une valeur toute particulière.

Cependant en France, on conservait quelques illusions sur les dispositions de l’Europe en notre faveur. Le bon accueil fait par les puissances à M. Thiers avait relevé quelques courages. On croyait, ou du moins on espérait une intervention en notre faveur, particulièrement celle de la Russie. Il en résultait un certain désarroi de l’opinion dont le télégramme suivant du 13 octobre, de M. de Chaudordy, était le reflet : « Veuillez nous envoyer, m’écrivait-il, les détails que vous connaissez sur les dernières entrevues de M. Thiers avec l’empereur et le prince Gortchacow. Les dépêches de M. Thiers nous laissent dans une complète incertitude à cet égard. Renseignez-vous en même temps sur les dispositions de la Russie. » Je répondis à M. de Chaudordy le 14 octobre par le télégramme suivant :

« Je ne puis malheureusement rien changer aux informations que je vous ai précédemment transmises. M. Thiers vous arrivera du reste presque en même temps que cette dépêche et vous donnera toutes les explications désirables. Mais il ne faut nous faire aucune illusion sur l’efficacité des dispositions des puissances à notre égard. Nous n’avons rien à en attendre. »

Afin de ne laisser planer aucune incertitude sur cette situation et ne pas laisser au gouvernement de la Défense nationale des illusions qui auraient pu nous nuire, j’adressai par une occasion sûre au comte de Chaudordy à Tours une longue lettre dont j’extrais les passages principaux.

« Saint-Pétersbourg, 21 octobre 1870.


« Je voudrais essayer de vous expliquer, d’une manière plus complète qu’un télégramme ne peut le comporter, la raison des appréciations contradictoires qui se sont formulées quelquefois sur l’attitude de la Russie depuis le commencement de la guerre actuelle. Cette question me paraît plus importante aujourd’hui que jamais, et c’est ce qui me décide à vous envoyer cette lettre. Ainsi, beaucoup de personnes croyaient avant la guerre que la Russie et la Prusse ne faisaient qu’un, et que la Prusse attaquée avait la Russie pour arrière-garde. Sa neutralité une fois proclamée, l’opinion a changé de cours et on s’est pris à espérer après nos désastres que nous obtiendrions de cette puissance une intervention morale active, peut-être même une coopération matérielle en notre faveur. Les deux opinions étaient exagérées, et vous voudrez bien me permettre de vous dire, après trois années de séjour ici, les motifs de cette exagération et ce que je crois la vérité.

« Bien avant la guerre, il était facile de voir que la Russie ne se déciderait à une intervention armée que si ses intérêts étaient en jeu. Avec un état financier précaire, un armement en voie de transformation, une situation intérieure commandant toute son attention, elle ne pouvait que se tenir sur la défensive et n’en sortir qu’en cas d’attaque. Cette attaque pouvait lui venir sous forme d’une insurrection en Pologne, et cette insurrection se produire, si l’Autriche nous prêtait son secours. Aussi est-ce à prévenir cette éventualité que son action diplomatique s’est surtout employée. Elle a lié l’Autriche par un engagement secret contracté avec la Prusse, et je crois savoir quelle était autorisée, ou obligée éventuellement à occuper le grand-duché de Posen, en cas où une intervention du cabinet de Vienne en notre faveur aurait pu faire craindre des troubles en Pologne.

……………………………...

« Cependant l’excès de nos malheurs a fait revivre les sympathies naturelles qui subsistent entre les deux pays, malgré la guerre de Crimée et surtout malgré notre intervention diplomatique en faveur de la Pologne qu’on ne nous a pas encore pardonnée. On nous a plaint, on a regardé avec effroi l’ascendant énorme que prenait la Prusse, les journaux ont presque demandé une assistance en notre faveur. Cette intervention n’était au fond pas plus à espérer que son concours armé contre nous n’était à craindre, et cela pour deux motifs principaux.

« Assurément, on peut dire qu’en majorité la Russie est plutôt sympathique à notre cause pour plusieurs motifs particuliers ou généraux. On sympathise dans une certaine mesure avec nos malheurs, on voudrait qu’il fût possible d’y remédier. On craint pour soi les trop grands succès d’un voisin qui est déjà redoutable et qui va le devenir bien davantage. Mais la guerre effraie, d’abord parce qu’on n’est pas prêt, ensuite parce qu’il est trop tard pour s’engager, enfin et surtout parce qu’on ne se soucie pas d’entrer en lutte sans nécessité avec une puissance qui a vaincu la France. A côté de la Russie d’ailleurs, il y a l’empereur, devant lequel tout le monde s’incline et sans trop de regret, surtout dans la crise actuelle. Or l’empereur voit dans le roi de Prusse un parent auquel il est sincèrement et respectueusement attaché, le chef d’une armée victorieuse dont il connaît tous les régimens, dont il a décoré les principaux chefs, comme il l’a fait récemment pour M. de Moltke et le prince de Saxe, enfin l’ennemi nécessaire et l’adversaire principal en ce moment de la révolution européenne. Voilà trois motifs suffisans à ses yeux pour qu’il ne se tourne jamais contre son oncle, matériellement ou même moralement, tout en n’étant animé, à la grande différence de l’empereur Nicolas, d’aucun sentiment malveillant contre la France, et en plaignant sincèrement, je crois, nos malheurs actuels.

« Quant au prince Gortchacow, comme mêle répétait encore il y a quelques jours un membre du corps diplomatique, il conserve quelques sympathies pour nous, mais il connaît les tendances de l’empereur et de là viennent quelquefois les contradictions que j’ai dû vous signaler de temps à autre dans son langage. »

Telles étaient en résumé les dispositions que nous rencontrions à Saint-Pétersbourg et qui, par la force des circonstances, devenaient communes à toutes les puissances neutres. M. de Chaudordy cherchait habilement à tirer un parti alternatif de quelque déclaration russe ou anglaise en notre faveur, pour éveiller la préoccupation de l’une ou de l’autre de ces deux cours sur une entente possible et exclusive de la France avec l’une d’elles. Au fond, on pouvait avoir un peu d’humeur, ici ou là ; mais on n’avait aucune appréhension. Chacune des deux puissances savait parfaitement que personne ne tenterait rien de sérieux pour nous et si l’on paraissait légèrement irrité l’un contre l’autre, on était au fond tout à fait rassuré. Tout le monde désirait ardemment la fin de la guerre, se montrait disposé à y aider en facilitant les négociations, mais personne ne songeait à nous venir sincèrement en aide par un concours actif et armé. Aussi, à partir du jour où M. Thiers échoua dans ses premières négociations de paix avec M. de Bismarck, nous n’obtînmes plus rien de la Russie. J’en trouve la preuve dans les deux télégrammes suivans que j’adressai à M. de Chaudordy sur la question de l’armistice permettant le ravitaillement de Paris et la convocation de l’Assemblée nationale.

Le premier était daté du 21 novembre :


« Je viens de Tsarkoë-Selo où j’ai essayé par tous les moyens possibles d’obtenir de la Russie une nouvelle démarche auprès de la Prusse dans le sens que vous m’avez indiqué. Le prince Gortchacow m’a répondu que là où M. Thiers avait échoué, il craignait bien de ne pouvoir être plus heureux ; qu’au point de vue militaire il comprend également que nous ne puissions céder sur la question du ravitaillement et que les Prussiens ne voulussent pas consentir à l’armistice, parce que, dans ces conditions, il était au fond contraire à leurs intérêts.

« J’ai répondu au chancelier que Paris ne capitulerait que devant la famine, mais qu’il fallait s’attendre évidemment d’ici à huit ou quinze jours à une lutte terrible dont plusieurs milliers d’hommes seraient nécessairement les victimes, que devant cette effroyable prévision (je me permets de rappeler ici que ce télégramme était expédié dix jours avant les batailles de Paris du 30 novembre et du 2 décembre), qui d’un moment à l’autre pouvait devenir une réalité, tout repos était impossible, et que je le suppliais d’essayer au moins une dernière tentative.

« J’étais très ému en lui parlant ainsi. Le prince Gortchacow me demanda alors de lui donner une note qu’il pût transmettre. Je me suis mis à son bureau en transcrivant — sauf quelques mots que j’ai changés en vue de notre chiffre, — la proposition contenue dans votre télégramme du 17. Il l’a lue et m’a dit qu’elle n’était à peu près que la reproduction de la proposition de M. Thiers, déjà rejetée par M. de Bismarck.

« J’ai répondu que je n’étais autorisé à rien de plus, mais il m’a promis que si vous lui envoyiez des propositions qu’il eût plus de chance de faire accepter, il les transmettrait à leur adresse, la Russie ne pouvant s’exposer à la certitude d’un refus.

« Vous le voyez, ce que j’ai obtenu n’est pas grand’chose. mais pourtant c’est la base d’une négociation qui peut se rouvrir si vous le jugez nécessaire. »

……………………………..

Dans un second télégramme, je complétais ainsi mes premières informations :

« Si vous voulez bien vous reporter, écrivais-je, à mon télégramme du 21, vous y verrez que la Russie se soucie peu d’être l’intermédiaire de propositions qu’elle considère comme devant être rejetées par la Prusse, ou de prendre en ce moment une initiative quelconque dans les négociations entre cette puissance et la France. Comme me disait le prince Gortchacow, là où M. Thiers a échoué, il n’espère pas être plus heureux. La Russie ne pourrait donc aujourd’hui transmettre que des propositions partant d’un autre ordre d’idées, celui de la soumission entière, et nous n’en sommes pas encore là ; c’est donc, pour le moment, un sujet épuisé. »

M. de Chaudordy était évidemment fort embarrassé de me répondre en présence des dispositions de résistance à outrance qu’il rencontrait au sein de la délégation de Tours. Il m’envoya toutefois le 26 le télégramme suivant :


« En réponse à vos deux télégrammes, veuillez faire comprendre au prince Gortchacow combien il nous est difficile de présenter une proposition, sans connaître les dispositions du quartier-général prussien. Le chancelier peut mieux que nous s’en rendre compte, et nous lui serons reconnaissans de vous donner son opinion à cet égard et de prendre l’initiative d’une démarche à Versailles. Un état régulier en France serait la conséquence d’un armistice, car nous ferions immédiatement les élections et l’Assemblée se réunirait de suite. Ce serait un avantage pour tout le monde et un grand pas vers la paix. La Russie prendrait en cela un rôle d’où résulterait pour elle une bonne situation vis-à-vis de nous. »

Ces ouvertures n’eurent aucun succès à Saint-Pétersbourg. La question demeurait exactement dans les termes où je l’avais fait connaître à Tours. La Russie ne se sentait pas de force à faire prévaloir ses conseils, n’ayant pas d’armées en campagne et ayant exclu d’avance la voie de l’intervention diplomatique collective et officielle. Elle était, en outre, fort peu satisfaite de l’insuccès de la mission de M. Thiers, qui ne cachait pas son mécontentement, aussi bien de la dureté du vainqueur, que de l’obstination qu’il trouvait dans les conseils du gouvernement de. la Défense à continuer la guerre, et qu’il qualifiait, on le sait, de folie furieuse. D’autre part, les rapports de M. Okouneff avaient fait connaître successivement la capitulation de Metz, les désordres révolutionnaires de Lyon et de Marseille, et le mécontentement général qui régnait dans le pays. Tous ces motifs se réunissaient pour conseiller l’abstention au gouvernement russe, et c’est sous l’empire de ce sentiment que la réponse suivante me fut faite. Je la fis connaître à M. de Chaudordy par le télégramme suivant :


« Le prince Gortchacow m’avait donné pour ce matin rendez-vous à Tsarkoë-Selo, mais son accès de goutte ayant augmenté il a dû se mettre au lit et a chargé M. de Wetsmann de me recevoir, ainsi que le ministre d’Italie qui avait également demandé à le voir.

« Le sous-secrétaire d’Etat m’a dit que le chancelier avait parlé au prince de Reuss du contenu de votre télégramme du 20. Ce dernier semblait croire que ; son gouvernement serait disposé à rouvrir des négociations ; mais, dans la pensée du ministre de Prusse et dans l’intention bien arrêtée du chancelier, ces négociations devaient être reprises par une démarche directe de la délégation de Tours, ou de son représentant auprès du quartier général auquel vous devriez demander des sauf-conduits, et, non par l’intermédiaire de la Russie. »

Aucune réponse ne me vint de Tours à ce télégramme. D’ailleurs, en ce moment, toute l’attention du gouvernement de la Défense nationale était concentrée sur le mouvement de jonction que l’on espérait pouvoir se produire entre l’armée de la Loire et celle de Paris par les sorties du 30 novembre et du 2 décembre qui auraient eu pour effet, si elles avaient été heureuses, de débloquer notre capitale et de modifier sensiblement l’état des choses. La Prusse, en s’opposant au ravitaillement de Paris pendant l’armistice, montrait, de son côté, des dispositions peu conciliantes, qui s’expliquaient d’ailleurs par la situation militaire. On avait tellement dit en Allemagne que Paris ne tiendrait pas huit jours, que, au bout de deux mois et demi d’attente, l’honneur de l’armée prussienne l’obligeait presque à ne signer la paix qu’après la capitulation. Le moment n’était donc plus propice au renouvellement des négociations de paix, car, au fond, il faut le reconnaître, à ce moment on ne voulait plus traiter sérieusement ni à Tours ni au quartier général prussien. En tous cas, l’intermédiaire de la Russie était épuisé pour nous, et la question des intérêts particuliers prenait chez elle le dessus. Nous en eûmes bientôt la preuve officielle, car, au même instant où l’on apprit à Saint-Pétersbourg l’échec des premières négociations de M. Thiers avec M. de Bismarck, la Russie s’occupa, sans perdre un moment, à dénoncer le traité de Paris de 1856. Cette grosse question internationale devait désormais absorber presque entièrement son attention et lui faire subordonner momentanément tous les autres intérêts à cette revendication nationale.


IV. — DÉNONCIATION DU TRAITÉ DE 1856

Personne n’ignore que, bien avant la guerre entre la France et l’Allemagne, la Russie avait fait connaître son intention de rendre caduques à la première occasion certaines des dispositions du traité de 1856 qu’elle avait signées sous l’empire de la nécessité. L’empereur, en particulier, avait toujours considéré la limitation des forces navales de l’empire dans la Mer-Noire comme une atteinte portée à sa souveraineté, et l’alliance de la Russie semblait promise par avance à tout État dont le concours pourrait assurer la suppression de cette clause humiliante. Il peut être permis de dire aujourd’hui, après bien des traités imposés et déchirés tour à tour, que l’art des futurs négociateurs devrait consister dans une certaine modération, qui permettrait de faire la part des intérêts aussi grande que possible, sans toucher inutilement aux questions d’honneur. Je n’ignore pas que la mesure est très difficile à garder pour le vainqueur, dans ce qu’il considère comme ses revendications légitimes, surtout quand il demeure en tête à tête avec le vaincu. Mais, toutes les fois qu’il a eu le courage de le faire, il s’en est bien trouvé. Est-ce que le nouvel empire d’Allemagne aurait aujourd’hui dans l’Autriche un auxiliaire dévoué à sa politique s’il lui avait enlevé la Silésie après la bataille de Sadowa ? Assurément non, et pour en revenir à la France, quand Pozzo di Borgo, secondant faction du duc de Richelieu auprès de l’empereur Alexandre, prononçait ces paroles énergiques : « Demandez à la France autant d’argent qu’elle en pourra donner, elle tordra, s’il le faut, ses entrailles en filets d’or, mais ne lui demandez pas des provinces », il lui disait la vérité. Les clauses humiliantes ne sont pas bonnes, dans l’intérêt même du vainqueur, à imposer aux vaincus ; car tout ce qui est excessif ne peut, par la force même des choses, être conservé à la longue.

Tel était le cas pour l’article 14 du traité de 1856. Tant que la Russie occupait par son littoral les deux tiers de la Mer-Noire, il était impossible de lui interdire d’y conserver des ports et des arsenaux maritimes, ou de les reconstruire après leur anéantissement, de même que l’Angleterre a dû renoncer à Calais et au démantèlement des fortifications de Dunkerque, malgré la proximité de ses côtes. Nous pouvons parler, du reste, avec liberté, de cet article du traité de 1856 ; car il fut surtout d’origine anglaise et comme une compensation donnée au cabinet de Londres, qui aurait voulu continuer la guerre après la prise de Sébastopol jusqu’à l’anéantissement complet de la marine russe dans la Mer-Noire. Nous n’étions donc pas les vrais inspirateurs de l’article 14 qui, sous le nom généreux de neutralisation, avait un but plus pratique, celui de limiter la puissance navale de la Russie à un effectif dérisoire ; mais l’Europe l’avait signé comme nous et chez nous, et dès lors nous ne pouvions pas l’abandonner sans protestation. Il était clair, néanmoins, que du jour où une grande guerre éclaterait au centre de l’Europe, la Russie tâcherait de tirer parti du trouble général pour sauvegarder ses intérêts sur ce point et s’entendrait avec la puissance victorieuse pour arriver à ses fins.

J’ai quelques motifs de croire que la première intention du cabinet impérial était d’attendre la fin de la guerre que l’on supposait devoir être assez prochaine pour arriver à la dénonciation du traité. On s’attendait à Pétersbourg à la réunion d’un congrès comme conclusion des hostilités. C’est dans cette pensée que l’empereur Alexandre, renouvelant à M. Thiers les mêmes assurances qu’il avait données auparavant au général Fleury, lui disait qu’il saurait au besoin parler haut et faire connaître sa manière de voir, lorsque se débattraient les conditions de la paix. Mais la prolongation de la guerre au-delà de toute prévision et le refus de la Prusse d’admettre toute intervention, même déguisée, des puissances neutres, modifia les impressions premières du cabinet de Saint-Pétersbourg. Du moment où une paix imposée directement par le vainqueur au vaincu était à prévoir, la Russie ne songea plus qu’à ses intérêts et à brusquer le dénouement. Elle fut déterminée par un double motif. Le premier, de se sentir plus libre dans ses mouvemens, lorsque toutes les forces de l’Allemagne étaient dirigées contre nous ; le second, de donner satisfaction au sentiment national de la Russie, qui était plutôt favorable à la France qu’à l’Allemagne, dont elle redoutait, non sans raison, les futurs agrandissemens. Une diversion venait fort à propos pour calmer la susceptibilité de l’opinion surexcitée, et il n’y en avait pas de. plus heureuse que l’effacement d’un traité humiliant. Ces derniers sentimens eurent surtout pour interprète auprès de l’empereur le général Ignatieff, ambassadeur de Russie à Constantinople, qui se trouvait en congé à Saint-Pétersbourg. Je me rappelle, en venant voir le chancelier à Tsarkoë Selo, y avoir trouvé deux fois le général Ignatieff entrant dans son cabinet ou en sortant ; je me souviens de l’air presque embarrassé avec lequel le prince Gortchacow nie reçut ces deux fois et de la préoccupation qui se lisait sur son visage pendant notre entretien et durant les promenades qu’il faisait autour du petit lac de Tsarkoë Selo, au bras du baron Jomini et de M. de Hamburger. En rapprochant ces entrevues des bruits qui commençaient à circuler, et plus encore de l’intérêt qu’avait la Russie à. se saisir immédiatement d’un gage, pendant que la Prusse devait tout faire pour la ménager, il était permis d’en conclure que l’heure de la dénonciation du traité de 1856 ne tarderait pas à sonner.

Il est peu important pour l’histoire, mais il est intéressant pour la diplomatie, de savoir si c’est l’influence du prince Gortchacow ou celle du général Ignatieff qui a déterminé l’empereur à saisir ce moment pour dénoncer le traité. Mon opinion est que le chancelier, en sa qualité de Nestor de la diplomatie européenne, aurait de beaucoup préféré attendre encore quelques semaines et obtenir, dans un congrès, l’adhésion régulière de l’Europe, plutôt que de faire un acte révolutionnaire au premier chef, en déchirant un traité formel, quelle que pût être son excuse. Mais l’arrivée du général Ignatieff et l’entrevue qu’il eut avec l’empereur précipitèrent sa décision. Le prince Gortchacow, avec son habileté ordinaire, prit immédiatement son parti, mais ne se résolut à donner de la publicité à la résolution de Sa Majesté qu’après le départ du général. On m’assure que c’est seulement à Kiew que l’ambassadeur de Russie en eut connaissance ; au surplus, ce ne fut pas au général Ignatieff, mais à M. de Staal[5], conseiller de l’ambassade et chargé d’affaires à Constantinople, que le chancelier adressa la dépêche le chargeant d’informer la Porte ottomane de la dénonciation du traité.

Voici le télégramme que j’adressai le 11 novembre à M. de Chaudordy pour l’informer du gros événement international dont la Russie avait pris l’initiative :

« Le prince Gortchacow a prié ce matin l’ambassadeur d’Angleterre de venir le voir et lui a dit que la Russie venait d’appeler l’attention des puissances signataires du traité de 1856 sur la nécessité de le réviser. Il n’a voulu lui indiquer en aucune façon les points du traité dont la Russie demandait l’abrogation, et s’est borné à dire qu’il lui était nécessaire d’avoir sous les yeux les documens qui venaient d’être communiqués aux gouvernement eux-mêmes, avant de comprendre les motifs auxquels la Russie avait obéi en agissant comme elle le fait. Le chancelier a ajouté qu’aucun article ne serait inséré dans les journaux russes avant que les pièces du procès ne fussent entre les mains des gouvernemens intéressés.

« En apprenant cette nouvelle de la bouche du prince Gortchacow, sir A. Buchanan lui a dit avec vivacité que, si les journaux avaient reçu les premiers la confidence de ces projets, il n’aurait pas été surpris que son gouvernement lui eût donné l’ordre de demander ses passeports.

« Je tiens ces détails de l’ambassadeur d’Angleterre que j’étais allé voir pour lui faire part des informations que vous m’avez envoyées. Il m’a paru anéanti par cette nouvelle, ainsi que le ministre d’Autriche, le comte Chotek, que j’ai trouvé chez lui. En ce qui nous concerne, je me suis borné à répondre à l’ambassadeur d’Angleterre, en le remerciant de cette information, que ce qui arrivait devait montrer à son pays et à l’Europe les hasards-auxquels ils pouvaient se trouver exposés, quand la France était momentanément réduite à l’impuissance. Je n’ai pas ajouté un mot de plus. »

La communication du chancelier à l’ambassadeur d’Angleterre avait été faite le 30 octobre-11 novembre et ce fut seulement le 3/15 novembre que, conformément aux assurances qui avaient été données à sir Andrew Buchanan, la circulaire parut au Journal officiel. Ce document annonçait l’intention de tenir pour non avenue la clause du traité de 1806 relative à la Mer-Noire. Il se terminait cependant par la déclaration que ; l’intention de l’empereur n’était pas de soulever la question d’Orient, et qu’il était prêt à s’entendre avec toutes les puissances signataires de cette transaction, soit pour en confirmer les dispositions générales autres que celles de la Mer-Noire, soit pour y substituer tout arrangement de nature à assurer le repos de l’Orient et le maintien de l’équilibre général.

La Russie, il faut le reconnaître, avait été fort habile dans le choix du moment qu’elle avait pris pour faire ce coup d’Etat diplomatique. Mais on ne peut contester aussi qu’elle s’engageait par cet acte dans la voie où la Prusse l’avait précédée, celle de la force primant le droit. A partir de cette double date, l’Europe de 1815, du prince de Metternich et de l’empereur Nicolas n’existait plus et ne pouvait plus revivre.

La communication du prince Gortchacow n’était pas faite pour être agréable à l’Angleterre, ni aux autres puissances, mais il était clair qu’elle n’amènerait pas de bien graves complications par suite de la situation générale. Le 16 novembre, je télégraphiais à M. de Chaudordy : « Jusqu’à présent, les représentais de la Turquie, de l’Autriche et de l’Italie n’ont reçu aucune instruction de leur gouvernement à l’effet de protester contre les dénonciations de la partie du traité de 1856, relative à la Mer-Noire. D’après même certains indices, il est permis de croire que si des protestations s’élèvent de leur côté, elles n’offriront pas de caractère bien sérieux. Les représentations de l’Angleterre seront vraisemblablement plus accentuées, et sir A. Buchanan, qui a reçu hier un courrier de Londres, est allé aujourd’hui à Tsarkoë-Selo pour en entretenir le prince Gortchacow. Je vous manderai ce que je pourrai savoir du résultat de leur entrevue. On me dit que les dépêches anglaises seraient assez énergiques.

« Ainsi que je vous l’ai mandé, le motif de cette résolution soudaine paraît avoir été de donner satisfaction à l’opinion du parti russe qui reprochait avec quelque raison à son gouvernement ses sympathies prussiennes. Ne pouvant ou ne voulant rien faire de réellement utile en notre faveur, on a espéré obtenir une sorte d’amnistie de l’opinion par la déclaration relative au traité de 1856. Les journaux russes de ce matin accueillent avec enthousiasme la notification du gouvernement russe, et l’on me dit que le séjour de quelques semaines que l’empereur devait faire à Moscou et qui avait été décommandé par crainte d’une réception peu enthousiaste, est de nouveau remis sur le tapis. »

Le 17 novembre, je télégraphiais de nouveau à M. de Chaudordy :

« La réponse de l’Angleterre communiquée hier par sir A. Buchanan au prince Gortchacow est en effet assez énergique. Elle déclare que le gouvernement anglais se refuse à prendre en considération la déclaration du gouvernement russe. Toutefois elle se termine par quelques phrases plus douces, se plaignant plutôt de la forme de la circulaire que du fond, et témoigne par conséquent du désir de laisser à la Russie une porte de sortie en cas de besoin.

« Le chancelier a dit à sir A. Buchanan que la volonté de l’empereur était inébranlable, mais qu’il serait répondu à la note anglaise en termes très calmes. On a remarqué toutefois que le lendemain de cette déclaration anglaise, une ordonnance de l’empereur a paru dans le Messager officiel disant que sur le rapport de la commission instituée à cet effet, et pour assurer complètement la force militaire de la Russie, il était nécessaire de former des armées de réserve qui ne seraient appelées au service qu’en cas de guerre. »

On voit que, malgré le mécontentement éprouvé par l’Angleterre, elle ne prit pas, dès le début, une attitude comminatoire. Il semblait entendu, des deux côtés que l’on devait se fâcher et qu’on se lâcherait un peu, mais qu’on n’irait pas au-delà. Le gouvernement russe était donc préparé à la mauvaise humeur de Londres, il ne l’était pas à celle de l’Autriche, comme on peut le voir par le télégramme suivant que j’adressai le 21 à M. de Chaudordy, et pour l’intelligence duquel il faut se rendre compte de l’antagonisme personnel qui existait alors entre le prince Gortchacow et le comte de Beust :

« Je viens de lire la réponse de l’Autriche à la circulaire russe. Elle se compose de deux dépêches assez raides dont le prince de Metternich vous aura vraisemblablement à l’heure qu’il est donné connaissance. Le prince Gortchacow en a écouté hier la lecture avec une impatience mal déguisée. Il a répondu au comte Chotek que la Russie avait obéi à un devoir impérieux en agissant comme elle l’avait fait, et que le sentiment de la nation réclamait cette abrogation que les circonstances générales facilitaient et autorisaient dans une certaine mesure ; que d’ailleurs les traités actuellement en vigueur avaient été tellement déchirés et périmés qu’il était nécessaire de refaire en Europe un droit nouveau ; que la Turquie elle-même n’élèverait aucune objection, enfin que la Russie désirait le maintien de la paix ; et qu’il faudrait en tous cas plusieurs années avant qu’elle ne pût tirer une conclusion pratique de cette déclaration. »

Le prince Gortchacow avait raison en ce qui concernait la Turquie. A la nouvelle de la dénonciation du traité, son habile ambassadeur, Roustem-Bey[6] s’était mis au lit pour quarante-huit heures et avait fermé sa porte à tout le monde. Je le vis quelques jours après, et il me déclara qu’après avoir mûrement réfléchi dans une solitude qu’il avait tenu à se ménager entière, il ne pouvait que se résigner et conseiller à son gouvernement d’accepter la déclaration. La guerre en ce moment entre la Turquie et la Russie n’était pas possible pour beaucoup de raisons, et dès lors il croyait qu’une certaine bonne grâce de son gouvernement, du moment où il devrait finir par accepter, lui serait plus utile qu’une attitude revêche et offensive. Cette opinion fut partagée par Ali-Pacha, alors grand-vizir, et quelques jours après, le 27 novembre, l’empereur faisait venir Rustem-Bey à Tsarkoë Selo pour lui exprimer lui-même toute sa satisfaction de la manière conciliante avec laquelle le grand-vizir avait accueilli la déclaration de la Russie. Sa Majesté lui donna aussi sa parole qu’elle n’avait pas appelé un homme de plus sous les armes en conséquence de sa déclaration. Depuis ce jour, Rustem fut l’objet d’une bienveillance générale de la part de la cour et du prince Gortchacow, car on peut dire qu’il contribua efficacement par son initiative à empêcher l’Angleterre et l’Autriche d’intervenir avec plus d’énergie. Ces deux puissances, en effet, étaient bien comme la Turquie signataires du traité de 1856 ; mais du moment où le principal intéressé se déclarait satisfait, comment les autres auraient-ils pu prendre une attitude réellement comminatoire ?

La réponse du gouvernement italien ne fut pas aussi satisfaisante qu’on l’espérait à Saint-Pétersbourg. Le prince Gortchacow avait dit à son ministre[7] en lui faisant part des intentions de la Russie, qu’il y avait là une occasion, pour un État nouveau (les Italiens venaient d’entrer dans Rome) d’affirmer sa politique, et d’agir avec une entière indépendance. C’était une invite assez directe qui voulait dire à demi-mot et en style diplomatique : — « Nous venons de vous voir entrer à Rome et renverser par la force la plus ancienne monarchie du monde. Nous n’avons rien dit, faites de même pour le traité de 1856. Entre gens d’esprit, on doit s’entendre aisément. »

Ce fut donc avec une visible mauvaise humeur que le prince Gortchacow entendit, le 21 novembre, le ministre d’Italie lui faire part des instructions qu’il avait reçues de son gouvernement. Le cabinet italien déclarait que, désireux de maintenir l’accord entre les puissances, il réservait son opinion sur les graves questions soulevées dans la circulaire russe. Il n’avait en vue que le maintien de la paix et de l’équilibre en Orient. L’équité l’obligeait donc avant de se prononcer à connaître l’opinion de la Turquie, principale intéressée dans la question, tout en ne se refusant pas, au besoin, à examiner, de concert avec les autres puissances, les modifications qu’il serait nécessaire d’apporter au traité de 1856.

Il nie reste à faire connaître l’accueil que les deux puissances belligérantes réservaient à cette communication, c’est-à-dire la Prusse et la France.

La Prusse connaissait depuis longtemps les intentions de la Russie et ne pouvait en tout cas s’y opposer, après les services qu’elle en avait reçus ; mais elle éprouva une certaine contrariété que la question de la dénonciation du traité eût été posée avant la fin de la guerre. Elle aurait voulu, avant tout, terminer sa lutte avec la France, peut-être pour pouvoir fixer, à un plus haut prix la concession qu’elle avait toujours eu l’intention de faire à la Russie. Bien qu’elle fût d’ailleurs pleinement édifiée sur l’impuissance des neutres qu’elle n’avait plus à craindre, cependant, tout ce qui pouvait blesser inutilement l’Europe était à éviter en ce moment. Le cabinet anglais pouvait nôtre pas le maître d’un certain mouvement d’irritation nationale que la dénonciation de l’article 14 amènerait sans doute. Il valait mieux ne s’exposer à cette éventualité qu’après la signature de la paix ou dans le moment de sa signature. Enfin les intérêts allemands, dont le cabinet de Berlin — depuis le traité de Prague, enlevant à l’Autriche la présidence de la diète fédérale et dissolvant cette assemblée — tendait à se constituer le représentant de plus en plus exclusif, ne pourraient-ils pas se croire menacés, si, à l’abrogation de l’article 14, venaient s’en ajouter d’autres, tels par exemple que les articles 15, 16 et 17, stipulant la liberté de navigation du Danube, qui était d’un intérêt général pour l’Allemagne ?

La Prusse ne pouvait donc évidemment être satisfaite de la prompte initiative du prince Gortchacow, et elle devait même la regretter dans une certaine mesure.. Mais une fois la dénonciation de l’article 14 devenue un fait accompli, il ne s’agissait plus pour elle que d’empêcher un conflit qui aurait pu rendre les résultats de la guerre moins décisifs et peut-être moins écrasans pour nous. M. Odo Russell venait d’être envoyé en mission auprès du quartier général à Versailles. D’après les bruits qui circulaient à Saint-Pétersbourg et dont j’avais trouvé l’écho à l’ambassade d’Angleterre, on allait jusqu’à dire que, si l’envoyé anglais avait acquis la conviction que la Prusse fût secrètement d’accord avec la Russie pour la dénonciation du traité, le cabinet de Londres chercherait immédiatement à lier partie avec nous. Je n’avais jamais cru, quant à moi, à la possibilité de cette action dans le moment actuel ; mais ces bruits devaient inquiéter, ou tout au moins agacer la Prusse, et la disposer naturellement à prendre le rôle de conciliateur entre la Russie et l’Angleterre. Ces deux puissances ne pouvaient, si personne ne cherchait à les rapprocher, que maintenir l’une ses premières déclarations, l’autre ses protestations formelles. De bons offices étaient donc nécessaires pour les ramener à une entente. La Prusse se chargea de ce soin en faisant adopter successivement, comme on le sait, par toutes les puissances, le projet d’une conférence qui se réunirait à Londres dans le dessein d’examiner d’abord et finalement de ratifier l’acte émané de l’initiative du cabinet de Saint-Pétersbourg.

En ce qui nous concerne, la situation était des plus délicates. Avec le grand sens politique qui caractérise toujours les actes du cabinet russe, on avait compris à Saint-Pétersbourg qu’il n’était pas possible de nous passer sous silence, en alléguant pour prétexte de notre exclusion, comme l’auraient voulu nos ennemis, l’absence d’un gouvernement régulier. Le prince Gortchacow avait senti, suivant cette belle parole du Duc d’Aumale au maréchal Bazaine, que la France restait. Le 17 novembre je recevais de M. de Chaudordy le télégramme suivant :

« Le chargé d’affaires de Russie vient de me communiquer à l’instant la circulaire de son gouvernement relative à la dénonciation du traité de 1850. Avant de me donner lecture et de me laisser copie de cette pièce, il m’a lu une courte dépêche du chancelier disant que, quoique le gouvernement actuel se fût exclusivement voué aux soins de la défense nationale, la France tenait une trop grande place dans le monde pour que le gouvernement russe ne s’empressât pas de porter à notre connaissance, comme il l’avait fait pour les autres puissances, les résolutions prises par l’empereur Alexandre. La dépêche ajoute que la guerre de 1854-56 avait été le point de départ de perturbations qui se continuent, et exprime l’espoir que notre gouvernement futur, quel qu’il soit, se préoccupera des moyens d’y mettre fin. Le document principal m’a ensuite été remis. J’ai répondu que je le placerais sous les yeux de la délégation, à la suite de quoi, je ferai connaître l’opinion du gouvernement. »

Cette proposition nous mettait dans un grand embarras. Ne rien répondre, ou prétexter que notre situation politique et militaire nous obligeait à l’abstention, pouvait paraître sensé, puisque nous réservions par là l’avenir dans une question internationale des plus délicates et que nous n’entrions dans aucun compromis embarrassant. Nous nous épargnions, en même temps, la peine d’effacer nous-mêmes les souvenirs d’un traité de paix qui avait été un honneur pour notre pays et signé dans notre capitale comme la consécration d’une lutte glorieuse pour nos armes. Mais, d’autre part, nous indisposions la Russie sans aucun avantage pour nous, et nous nous privions de la dernière chance qui nous restât d’intéresser les puissances à notre infortune.

L’Europe assemblée pour s’occuper de l’Orient pourrait-elle, en effet, demeurer insensible, quand elle serait réunie dans la personne de ses représentais, aux plaintes des plénipotentiaires français ? Lui serait-il possible de ne parler que de la Mer-Noire, quand la France à ses portes était sanglante et mutilée ? Nos représentans à la conférence n’auraient-ils pas eu beau jeu pour rappeler aux plénipotentiaires russes les promesses que nous avait faites l’empereur Alexandre, de parler haut en notre faveur, aux plénipotentiaires autrichiens et italiens leurs efforts pour nous venir en aide ? En admettant que les plénipotentiaires prussiens eussent menacé de quitter la conférence et l’eussent quittée en effet (ce que je crois probable), n’était-ce pas le moment d’opérer en dehors d’eux une médiation collective en notre faveur ? En tout cas, c’était la dernière lueur d’espoir, le dernier atout qui restât dans notre jeu. Convenait-il de le mettre de côté sans examen ?

À cet argument, on me répondit que la proposition de la conférence était d’origine prussienne, et que, dans l’état d’exaspération où était alors notre pays, cette circonstance suffisait pour rendre l’idée impopulaire. Et puis, ce qu’on ne pouvait m’écrire, mais ce que tout le monde sentait, c’est que, par le fait des circonstances, entre la majorité du gouvernement de la Défense bloquée dans Paris et la délégation de Tours, allant bientôt émigrer à Bordeaux, et correspondant tant bien que mal avec Paris, par pigeons voyageurs ou par ballons, aucune entente sérieuse n’était possible. Que représentait d’ailleurs le gouvernement de Paris, en dehors des strictes nécessités de la défense auxquelles il avait dû limiter sa tâche ? Que savait-il du dehors, privé depuis deux mois de toute communication régulière avec l’extérieur ? Et puis, quel serait notre plénipotentiaire ? Il y en avait un tout désigné sans doute par l’opinion du pays et accrédité d’avance auprès de l’Europe, c’était M. Thiers. Mais depuis que l’insurrection du 31 octobre avait si malheureusement paralysé ses efforts, M. Thiers se recueillait, ou pour mieux dire il boudait le gouvernement de la Défense. M. Jules Favre était enfermé dans Paris, et il avait été d’ailleurs malheureux dans sa négociation de Ferrières. L’attitude et le rôle de M. Gambetta depuis l’origine de la crise ne permettait d’espérer tout au plus que sa neutralité, quand il s’agissait de pourparlers pacifiques. M. de Chaudordy était nécessaire à Tours pour y entretenir les rapports journaliers avec le corps diplomatique qui l’y avait suivi. Il n’y avait donc dans les hommes du gouvernement personne de disponible au dehors pour remplir cette tâche difficile, et pourtant il fallait se décider.

Voyant nos embarras s’aggraver d’heure en heure et pressé par le gouvernement russe qui demandait une réponse, je suggérai à M. de Chaudordy, qui l’approuva, l’idée de laisser la circulaire du prince Gortchacow sans réponse officielle et de faire demander en même temps par l’intermédiaire de lord Lyons ou du chargé d’affaires de Russie des sauf-conduits qui permissent à la délégation de Tours de communiquer avec Paris et de s’entendre sur la conduite à suivre et la désignation de notre plénipotentiaire. Nous pouvions ainsi esquiver une réponse directe embarrassante, ne pas désavouer notre passé diplomatique, ne blesser ni la Russie, ni l’Angleterre, et avoir le temps de trouver peut-être un négociateur qui pût figurer à la conférence et plaider nos intérêts avec quelque autorité. Ces idées prévalurent au sein de la délégation de Tours, et le 24 novembre, M. de Chaudordy me rendit compte de deux conversations qu’il avait eues successivement avec M. Okouneff et à la suite desquelles le sauf-conduit fut demandé à la Prusse par l’intermédiaire de la Russie, et je crois aussi de l’Angleterre. Dans ces deux entretiens, M. Okouneff s’efforça de nous représenter les avantages que nous pourrions tirer de l’envoi d’un plénipotentiaire à la conférence. Je crois qu’il les exagérait un peu par suite des instructions pressantes de sa cour et du très vif désir que l’empereur Alexandre éprouvait de voir la conférence réunie au complet pour en finir avec l’article 14. Mais de même qu’au Congrès de Paris en 1856, le comte de Cavour, après qu’on eut parlé de la navigation du Danube, et de bien d’autres sujets qui importaient fort peu au Piémont, finit par poser nettement la question italienne, malgré l’opposition déclarée du comte Buol ; de même nous aurions pu, alors que Paris n’avait pas capitulé et que le siège pouvait traîner encore en longueur, plaider à Londres devant l’Europe assemblée la cause de la France, l’intéresser à nos malheurs et la faire rougir peut-être de notre abandon. Je crois que nous avions là une chance d’obtenir de meilleures conditions. En tout cas, nous aurions rompu ce redoutable tête-à-tête où nous nous trouvions engagés depuis la déclaration de guerre et, si nous devions succomber, au lieu de signer la paix dans une obscure maison de Versailles et à la veille de mourir de faim, nous aurions, en mettant bas les armes, obligé l’Europe à se reconnaître complice d’une grande iniquité internationale, et cherché par tous les moyens à nous obtenir de meilleures conditions de paix. C’était, à mon avis du moins, notre dernier espoir.

On connaît les circonstances qui empêchèrent la réalisation de ce plan, et l’on sait également comment le sauf-conduit, qui devait mener M. Jules Favre à la conférence de Londres, ne servit qu’à le conduire plus tard à Versailles pour demander la paix. La fatalité qui pesait sur nous depuis le commencement de la guerre devait nous poursuivre jusqu’à la fin. La circonstance qu’un parlementaire prussien fut maltraité à nos avant-postes, servit à M. de Bismarck de prétexte pour différer l’exécution de la promesse qu’il avait faite à la Russie d’envoyer un sauf-conduit à notre plénipotentiaire. Quand il fut enfin remis à M. Jules Favre, Paris n’avait plus de pain !


Gabriac.
  1. C’était chez la princesse Troubetskoï.
  2. Un de mes convives de ce dîner, que j’ai rencontré l’été dernier aux eaux, m’a reparlé avec émotion de cette scène et m’a cité naturellement la phrase que j’avais écrite de mon côté au lendemain de ce jour, il y a vingt-cinq ans.
  3. Je me rappelle parfaitement l’irritation qu’éprouvait encore le prince Gortchacow, lorsque cinquante ans après il faisait un jour devant moi allusion à ce souvenir.
  4. Celle de Paris.
  5. M. de Staal, aujourd’hui ambassadeur de Russie à Londres.
  6. Rustem-Bey, depuis Rustem-Pacha, gouverneur du Liban et ambassadeur à Londres, où il est mort il y a quelques semaines aimé et estimé de tous.
  7. Le marquis de Bella Carraciolo.