Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre I

Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 173-195).

CHAPITRE PREMIER


La Prépondérance des médecins il y a trente ans.
L’École de Médecine en 1886 : les élèves, les professeurs, les concours.
Organisation impériale et Jacobine.
Chez Charcot : Waldeck-Rousseau, Brouardel, Pailleron, Bouchard, Debove, Bourneville, Damaschino, etc.
La Salpêtrière : Féré, Brissaud, Gilles de la Tourette, Ballet, Babinski, Sollier. — Le laboratoire de Gréhant au Jardin des Plantes : Germain Sée.



On se représente difficilement aujourd’hui le prestige dont jouissaient la médecine et les médecins dans la société matérialiste d’il y a trente ans. Le « bon docteur » remplaçait le prêtre, disait-on et la haute influence morale et sociale appartenait aux maîtres des corps, aux dispensateurs des traitements et régimes. Il semblait entendu que les savants étaient des hommes à part, échappant aux passions et aux tares habituelles, toujours désintéressés, souvent héroïques, quelquefois sublimes. Piliers de la République, bénéficiant de toutes les décorations et hautes faveurs du régime, disposant des secrets des familles, de la vertu des femmes et suspendant la menace héréditaire sur la tête des enfants, ceux que j’ai appelés les morticoles régnaient à la fois par la ruse et par la terreur. Bientôt la vogue des chirurgiens et de leurs mirifiques opérations, fréquemment inutiles, vint compléter cette tyrannie des bourreaux de la chair malade. Trop gâtés, trop adulés, les uns et les autres, ceux de la drogue et ceux du bistouri, abusèrent de la situation : financièrement, en exploitant leurs clients ou leurs dupes ; intellectuellement, en étendant jusqu’à la philosophie leur fatuité professionnelle, en prétendant réglementer les esprits. Or j’ai connu ce milieu à fond, car j’ai poursuivi pendant sept années, jusqu’à la thèse exclusivement, mes études à la Faculté de Médecine. J’ai été externe, puis interne provisoire des hôpitaux. J’ai vécu dans l’intimité des pontifes. Mon jugement, que l’on pourra trouver sévère, sera en tout cas fortement motivé. À la lumière des renseignements qui me sont parvenus depuis lors, je constate que les Morticoles, qui furent considérés comme un pamphlet, pèchent par leur excessive indulgence. J’ai soulevé en 1894 un pan du voile. Je vais l’arracher cette fois.

Tout d’abord l’organisation de la Faculté, qui n’a pas changé depuis 1886, est centralisée, c’est-à-dire jacobine, et despotique, c’est-à-dire impériale. En bas, un véritable prolétariat médical, envahi maintenant par les étrangers et métèques, où sévit cruellement la concurrence. En haut, une série de mandarins, créés par les concours à échelons et jet continu, mandarins qui se haïssent au fond, mais s’entendent sur le dos des candidats perpétuels. Entre les deux, un peuple d’élèves, soumis et craintifs, sans volonté comme sans initiative, que le succès ou l’insuccès fera tantôt monter au mandarinat, tantôt rejettera dans la foule anonyme et misérable des court-la-visite et des coupe-le-ventre. Ajoutez à cela les influences politiques et électorales, qui peuplent les chaires et les laboratoires de nullités alliées aux ministres et femmes de ministres et demandez-vous comment un jeune homme de valeur, mais sans appui, ni argent, ni bassesse, pourrait traverser ces rangs pressés de fonctionnaires et d’intrigants ?… Ainsi s’explique la déchéance extraordinairement rapide d’une science où nous avons jadis tenu la corde avec les Bichat, les Laënnec, les Duchenne de Boulogne, les Morel de Rouen, les Claude Bernard, les Charcot et les Potain ; sans compter le grand Pasteur, qui est à part, mais dont l’Institut est lui aussi, à l’heure actuelle, en complète décomposition. Ce préambule était nécessaire pour vérifier une fois de plus la parole royale : Les institutions corrompent les hommes.

Je ne m’en doutais guère, au quatrième trimestre de 1885, en prenant mes premières inscriptions entre les mains du sympathique Puppin, secrétaire de l’École. J’avais trois illustres répondants et protecteurs : le professeur Charcot, ami d’Alphonse Daudet, et père de mon camarade Jean Charcot, aujourd’hui explorateur ; le professeur Potain, qui soignait les miens depuis de longues années ; enfin le chirurgien Péan, qui m’avait traité tout petit pour un kyste synovial du genou. Il faut que je vous les présente tous les trois dans leur intimité, avant de vous les montrer à l’œuvre.

Charcot, avec un front trop bas, avait la rectitude du visage d’un Bonaparte replet, et j’imagine que cette presque ressemblance, soigneusement cultivée, influa sur ses manières et sur son destin. Je n’ai pas connu d’homme plus autoritaire, ni qui fît peser sur son entourage un despotisme plus ombrageux. Il suffisait, pour être fixé, de le voir, à sa table, promener un regard circulaire et méfiant sur ses élèves ou de l’entendre leur couper la parole d’un ton bref. Il était gras, complètement rasé, avec une bouche à l’arc méditatif et dur, de larges joues, des cheveux plats rejetés en arrière, un cou de taureau, un corps trapu, des jambes courtes et fortes, à l’aide desquelles il marchait lourdement. Au repos il mâchonnait ou tripotait son lorgnon d’une belle main assez molle et froide. La voix était impérieuse, un peu âpre et sourde, souvent ironique et appuyée ; l’œil d’un feu extraordinaire.

Observateur de génie, pénétrant, avec une sagacité implacable, les rapports du moral et du physique, les maux au début, les tares commençantes et les vices non encore avoués, il ramassait ses observations dans des raccourcis comparables à des dessins d’Ingres, à des ébauches de Forain ou de Goya. Pour faire partir les dames il disait simplement : « La clinique est ouverte », et il commençait à raconter : «… C’était un de mes plus fameux collègues… oui, un Allemand… Il avait fait un long voyage pour venir m’expliquer son cas. Pas très drôle, le cas. Une inversion sexuelle soudaine et très caractérisée, amenée par la trop longue contemplation d’un petit faune de la Renaissance posé sur sa table de travail… » Il ajoutait avec un bon sourire : « Comme quoi, messieurs, les chefs-d’œuvre ont souvent leur venin… » Puis après un silence : « Très souvent même… »

« Et alors, Charcot, — demandait mon père — comment l’avez-vous traité ce malheureux ? »

Le geste des doigts fuselés indiquait que la question était futile : « Peuh… je lui ai conseillé les femmes, si c’était encore possible… Mais vous savez, un Allemand… à cinquante-cinq ans… et le pays de Winckelmann… »

Son érudition était immense. Il connaissait à fond les poètes, notamment Eschyle, le Dante et Shakespeare, plusieurs philosophes, surtout les grecs, la peinture européenne, et il admirait Beethoven, en détestant Wagner qu’il trouvait, non sans raison, emphatique et diffus. Sans mansuétude quant à l’humanité, il avait une profonde pitié des animaux, gâtait comme des enfants ses grands et petits chiens et défendait qu’on parlât devant lui de chasse ou de chasseurs. La science dans sa bouche perdait tout caractère livresque ou artificiel, devenait quelque chose de vivant, de pathétique, d’immédiat. Tout absorbé par l’intérêt plastique et par l’enchaînement des causes, il dédaignait l’intervention thérapeutique, il considérait les dérèglements de la machine humaine comme un astronome les mouvements des astres. Le scepticisme de Montaigne était tout à fait son affaire. Non seulement il n’avait aucune croyance, mais encore il manifestait fréquemment des sentiments hostiles au catholicisme, qu’il ne séparait pas de la réaction. Sa sympathie mystique allait, je ne sais trop pourquoi, — ni lui non plus, sans doute, — au Bouddha !

En politique, il était nul et d’ailleurs absolu dans ses jugements, ami fanatique de Gambetta, républicain de principe, de milieu, d’éducation, considérant que la grande Révolution avait émancipé le peuple et n’accordant de l’intelligence qu’à un seul « noble », le Dr de Sinéty, auteur d’une étude remarquable sur le foie des femelles en lactation. Fils d’artisan, parvenu à la haute culture par un formidable effort, ce clinicien superbe avait, quant à la physique des constitutions et des États, des idées de primaire. Quelle fureur eût été la sienne s’il avait assisté aux progrès du mouvement d’Action Française ! Je ris rien que d’y songer.

Il ne supportait pas la contradiction, si minime qu’elle fût. Je me le rappelle déclarant à un médecin connu et d’une platitude dégoûtante qui se permettait, pour une fois, de n’être pas tout à fait de son avis : « Monsieur un tel, posez votre serviette et allez-vous-en… » L’intercession de ses proches obtint à grand’peine la grâce du coupable. Il était malheureusement accessible aux racontars, aux potins que colportaient sur les uns et sur les autres, surtout au moment des concours, les envieux ou les calomniateurs de son clan. Quand il pensait que quelqu’un lui avait manqué ou s’était permis de contester une de ses doctrines médicales, touchant le système nerveux, la grande hystérie, l’aphasie, le foie ou le rein, alors il devenait féroce et mesquin, il mettait tout en œuvre pour briser la carrière de l’imprudent, il n’avait de cesse qu’il ne l’eût réduit à sa merci, contraint à demander l’aman. Ainsi s’était-il rendu odieux à beaucoup de jeunes médecins, qui considérèrent sa disparition comme une délivrance. Quel plaisir, saperlipopette, peut-on éprouver à jouer les tyrans, quand on a une haute situation, de la fortune, une intelligence magnifique et le don inappréciable d’y voir clair !

Travailleur acharné, il lui arrivait de passer une grande partie de ses nuits à piocher un problème anatomopathologique, à construire un schéma, ou dessin figuratif comme celui de « la cloche » par exemple, représentant les diverses formes d’aphasie, et qui lui valut trois mois d’insomnie totale. Il n’était jamais satisfait du résultat de son labeur. Il rentrait dans les mêmes filières de pensées à cinq ans d’intervalle, cherchant sans trêve à élucider, à clarifier, à résoudre la nature en ses éléments primordiaux. Quand il habitait le 217 du boulevard Saint-Germain, il y avait derrière son beau jardin, rue Saint-Simon, un maréchal qui battait le fer. Il prétendait, comme Alphonse Daudet, logé alors 31, rue de Bellechasse, que ce bruit régulier l’encourageait et rythmait sa besogne. Mon père et lui se disaient en plaisantant : « Lequel de nous deux cessera de l’entendre le premier ? » Charcot pensait bien survivre à son malade. Ce fut lui cependant qui partit d’abord et l’auteur de l’Immortel murmurait mélancoliquement en bourrant sa petite pipe : « Veinard de Charcot ! Il se repose, lui, au moins. »

La sottise horripilait ce maître et son besoin de domination faisait qu’il était environné de médiocres. La fréquentation des écrivains et des artistes lui était donc un stimulant et un repos. On l’a accusé de cabotinage. Le mot est petit et trivial pour un esprit de cette envergure. Mais il avait l’attitude intellectuelle de ceux qui, ne faisant pas oraison, ne s’offrent jamais le luxe incomparable de sentir leur petitesse et leur débilité devant tous les problèmes posés au bipède raisonnant. Il lui manquait ce parachèvement pascalien de la grandeur ici-bas. Ah ! le drôle de bonhomme pas commode, et quelle lueur diabolique, parfois, au fond de ses prunelles dilatées par tant de spectacles terribles !

Il était généreux et même prodigue, recevait avec magnificence, adorait son fils et sa fille, qui le lui rendaient amplement, et montrait une extraordinaire indulgence pour le tapage de cris, de rires, de chants et de farces dont nous emplissions sa maison. Si celle-ci était l’enfer de la souffrance nerveuse, elle était le paradis de la jeunesse. Quai Malaquais, dans l’hôtel de Chimay, comme boulevard Saint-Germain, nous traversions en galopant ces salons remplis de malades, accablés et inquiets dans des fauteuils, sur des chaises, sur des divans, accompagnés de leur médecin ou d’un infirmier. C’était le temps du mobilier moyen âge, des cathèdres, des vitraux en couleurs, du cuir travaillé, des recoins sombres, des tapisseries rafistolées, du Louis XI, du Louis XII et du gothique. Les ataxiques et les mélancoliques grinçaient sur des prie-Dieu baroques du XIIIe siècle. Les atrophiques musculaires étendaient leurs membres décharnés sur des griffons, des guivres ou des gargouilles. Imaginez la géhenne dans un bric-à-brac, la cour des miracles pathologiques logée dans un décor de Victor Hugo. Ce spectacle et celui de nos ébats devaient donner une impression de cauchemar aux millionnaires allemands, russes, américains, polonais, anglais et turcs qui venaient chercher dévotement, aux pieds du roi des neurologues, leur ordonnance de bromure, de noix vomique ou d’eau de Lamalou.

Le grand homme, devant la science de qui s’inclinait l’univers civilisé, avait la gaieté féroce et le style volontiers rabelaisien. Parlant de je sais plus quel neurasthénique qui lui exposait sa petite affaire : « Je lui ai dit : vous êtes dans la situation d’un homme assis dans la m… et au-dessus duquel luit l’éclair d’un sabre : plonger ou avoir le col coupé. » La consolation on le voit, était maigre. Ou bien il citait entre ses dents un proverbe anglais ou espagnol : « Les hommes sont entre les mains de Dieu comme les mouches aux mains des enfants. Ils jouent avec jusqu’à ce qu’ils les écrasent. » Ou bien, suivant sa pensée, il fredonnait un petit air, son marteau à choc de caoutchouc pour l’examen des réflexes à la main, devant son client ahuri. Son coup d’œil infaillible lui permettait de conjecturer, dès l’entrée du patient, le mal pour lequel celui-ci venait le consulter. Il prenait les devants : « Vous sentez ceci et cela… oui, et quand vous joignez les pieds, une sorte de vertige… oui, et vous voyez double, surtout au crépuscule… Je ne vous demande pas d’interprétation. Asseyez-vous et retirez vos bottines et votre pantalon. »

Chose singulière, il était timide, et sa brusquerie vis-à-vis des femmes, qu’il affectait de mépriser, tenait beaucoup à cette timidité. Je m’en étais rendu compte à maintes reprises, et j’aurais donné je ne sais quoi pour l’interroger sur sa vie sentimentale et sensuelle, qui est ce que les plus profonds cachent toujours le plus soigneusement. Mais il eût envoyé coucher le petit bonhomme curieux de psychologie que j’étais, si je m’étais permis de lui adresser l’ombre d’une telle question. À certaines heures il avait l’air hanté par un grand rêve, d’où il sortait plein de mécontentement et de fureur, distrait comme un voyageur perdu et prêt à faire de son savoir une vindicte contre les choses et contre les gens. Il disait des doucheurs à la mode : « Ils voient trop de dames nues et belles. Ça leur porte à la tête. » Songez qu’il a vécu, pendant trente ans, dans la situation d’un confesseur, qui ne croit à rien qu’aux satisfactions immédiates de l’activité et de la cessation de l’activité ! C’était un de ses axiomes que la part du songe dans l’être éveillé est bien plus grande encore que celle qu’on reconnaît en constatant qu’elle est immense. Quelle était la part de son mirage à lui ?

Un soir, m’étant attardé à consulter un livre de médecine dans sa vaste bibliothèque, qui faisait le tour de son cabinet de travail, sur une hauteur de deux étages, je fus surpris par son retour inopiné. La curiosité me retint dans le rayon des bouquins, à croppetons et voyant l’homme triste de haut, à travers les barreaux de la galerie. Il se tenait assis sous sa lampe, tassé, voûté, regardant droit devant lui, immobile, avec une expression de visage que je ne lui connaissais pas, à la fois ardente et désespérée. Il avait l’attitude et la mine de celui qui a fait un pacte avec le Diable et qui en est au moment du règlement. Il demeura ainsi pendant une bonne heure, puis se leva et, de son pas pesant, alla donner je ne sais quel ordre à son secrétaire, qui devait être alors Gilles de la Tourette. J’en avais les os gelés : « C’est ça, la gloire scientifique ? Eh bien, vrai, ça n’a pas l’air drôle. »

Cette bibliothèque était remplie d’ouvrages de sorcellerie, de thaumaturges et comme un répertoire de tous les détraquements du cerveau. Il émanait d’elle un prestige malsain, mais elle ne devait pas renfermer de grandes richesses. Charcot lisait couramment l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien, puis il savait feuilleter les êtres et il devenait attentif aussitôt que quelqu’un lui apportait, sur un point quelconque, un renseignement précis. Il avait en un mot, dans sa profession, la bonne méthode.

Quand venait la belle saison il partait, avec sa famille, pour sa petite maison de Neuilly-Saint-James, qui était moisie, mais sympathique. On le trouvait là, le dimanche, dans ses cinq mètres de jardin, lisant et commentant sa lecture : « Quel saligaud et quel sommaire saligaud, votre Zola », s’écriait-il, un exemplaire des Rougon à la main, en apercevant mon père. Il parlait bien de Balzac, peu de Flaubert et il cherchait toujours la vérité psychologique ou physiologique dans les écrits, mais celle que les écrivains ont observée et traduite à leur insu. Il disait à Alphonse Daudet, à propos de l’Arlésienne : « Je vous sais gré d’avoir mis un innocent dans la famille d’un homme qui se tue par amour. Ça, c’est bien. » Car il avait certainement plongé plus avant que quiconque dans le mystère de l’hérédité et il est bien dommage que nous n’ayons pas de lui, là-dessus, un ouvrage d’ensemble, que seul il eût pu écrire.

La critique, par la voie du journal, lui était infiniment désagréable. C’est ainsi qu’un éreintement, d’ailleurs incompétent et vieux jeu, d’un grandiloquent serin qui signait Ignotus au Figaro, le mit, pendant plusieurs semaines, hors de lui. Autant que je me rappelle cette niaiserie, Ignotus lui reprochait d’être un charlatan et de donner ses hystériques en spectacle ! Je me demandais comment Francis Magnard, si finement circonspect, laissait publier de telles misères, mais, déjà habitué au papier imprimé, je trouvais un peu ridicule que Charcot grommelât, en attachant sa serviette de table avec une cordelette à agrafes que je vois encore : « Ce monsieur Ignotus… Hum… ce monsieur Ignotus… » Je songeais : « Quel gosse susceptible est demeuré dans ce grand savant ! » et j’apprenais ainsi à ne pas croire que les gens sont extraordinaires ou remarquables sur toute la ligne.

Paul Arène était un familier de la maison. Dyspeptique, et pour cause, après vingt-cinq ans d’apéritifs, il usait largement du bicarbonate de soude que lui avait recommandé Charcot et dont il déplissait et vidait les petits paquets blanchâtres dans son verre. Sur quoi le maître, d’un ton de pince-sans-rire : « Si vous n’alliez pas tant au café… » — le doigt levé achevait sa phrase, — « vous n’auriez pas besoin de cette petite drogue. » Arène commençait par rire et soutenir que le café avait du bon, que c’était une école de littérature et une source d’observations familières. Charcot reprenait : « Si vous n’alliez pas tant au café… » Alors Arène devenait pâle et commençait à se fâcher ; parfois même il pliait sa serviette sur la table et se levait. On s’interposait. Charcot riait, ou mieux pouffait de son rire cordial et détendu, et Paul Arène, tout confus, se rasseyait. Il avait emmené en Provence et chez Mistral son illustre ami et sa famille. Mistral avait gardé de cette visite un souvenir enchanté et, quelques mois avant sa mort, il me parlait encore de ce voyage et de la sereine compréhension de Charcot. C’est que ce dernier, quand il ne se butait pas, ou n’accrochait pas à son orgueil, avait l’intelligence la plus ouverte et la plus ferme, le sentiment de la grandeur, de la beauté. De tels hommes disparaissent sans avoir épuisé toutes les possibilités de leurs riches natures.

Autre intime, le critique d’art Philippe Burty. Imaginez un gros chat au poil frisé, aux yeux langoureux, au miaulement flatteur : « Un maître fourbe », affirmait Goncourt, qui l’avait beaucoup fréquenté. Le fait est que, de sa voix onctueuse et caressante, ce collectionneur de japoneries et de calomnies débinait férocement tous ses contemporains. Il était comme une vieille confiseuse, embusquée entre des corbeilles de bonbons à la médisance. De temps en temps, Charcot lui lançait, à la dérobade, un œil noir, puis, si ses potins l’ennuyaient, se levait et s’en allait en sifflotant. Il lui fallait, à ce dominateur, une tête de Turc, un patito, qui était en général son vieux camarade d’études Lelorrain, aux longs cheveux blancs, à la voix effarée, bredouillante.

De temps en temps apparaissait, telle une frigide et redoutable larve, un avocat ami de Gambetta, svelte, mince et silencieux, redingote de noir ou de gris, aux yeux de poisson mort, du nom de Waldeck-Rousseau, pour lequel Charcot, dans l’intimité, ne manifestait qu’une sympathie fort médiocre. Même quand ils furent alliés, il le tint à distance et à mépris, d’un silence, d’un regard, d’un tournement du dos. À table, au fumoir, au salon, Waldeck ne proférait pas un son. Nous disions de lui : « Banco, chez Macbeth, est plus gai. » Et justement il rencontrait là un homme à lui, un certain Leguay, qui plus tard eut des ennuis au temps de Panama et d’Arton, à qui je trouvais, d’instinct, une mine atroce d’intermédiaire véreux. Mais Leguay tournait autour de Waldeck immobile, sa cigarette au coin du bec, sans que Waldeck eût l’air d’y faire plus attention qu’un brochet à une vieille perche trop coriace. Ou bien Waldeck allait considérer au mur, en dilatant sa prunelle glauque, un tableau ou une estampe, et restait là collé, les mains à plat sur ses poches, dans cette attitude morne, crevarde, que le dessinateur Renouard a l’air de trouver épatante, car il l’a reproduite souvent. Je vous le dis en confidence : Waldeck-Rousseau, le « Périclès » du crapaud Haraucourt, m’a toujours fait l’effet d’un imbécile ; mais il a su faire croire à d’autres imbéciles, c’est-à-dire aux politiciens, ses émules, qu’il était impénétrable. Son succès lui vint de paraître un cadavre original et soigné parmi les bruyants, gesticulants et crasseux fantoches de la troupe à Gambetta : « Oh ! la belle Morgue ! » puis avec un petit m, « oh ! la belle morgue !… » Il n’en faut pas plus, en démocratie, pour assurer une fortune politique.

Le mardi soir la somptueuse demeure s’ouvrait aux membres de l’Institut, aux professeurs de Faculté et à leurs familles. C’était un défilé de savants jeunes ou vieux, célèbres ou à peine connus, raides d’ambition, jaunes de rancœur, verts d’espérance ou rouges de colères rentrées, qui venaient faire les sucrés ou les confits devant leur omnipotent protecteur. Celui-ci n’était pas dupe. Il préférait que pour une fois on ne lui parlât ni de concours, ni de compétitions, ni de thèses. Il demandait qu’on fît de la musique, qu’on s’amusât, qu’on eût de l’entrain. Nous nous chargions de réaliser ce vœu, je vous en réponds. Charcot disait à Alphonse Daudet : « Restez un peu après les autres. Nous bavarderons pendant que ces jeunes idiots continueront leurs gambades. » Mais les jeunes idiots, tout en savourant un copieux chocolat de minuit, accompagné de tartines beurrées, écoutaient avec plaisir la causerie toujours si hautement amusante et vivante du clinicien et du romancier. Ce leur était à tous deux un plaisir de constater que leurs remarques, sur deux plans différents, se rencontraient et se complétaient.

— Charcot, vous êtes un devin.

— Pas du tout. Je regarde et je remonte des effets aux causes… voilà tout… Qu’est-ce que c’est encore que cette affaire-là ?

Il prenait sous la lampe un numéro de la Revue des Deux Mondes, ajustait son lorgnon et regardait le titre avec une moue familière : — Parbleu : la Bosnie et l’Herzégovine ! Avez-vous remarqué la quantité d’études sur la Bosnie et l’Herzégovine qui paraissent dans la Revue des Deux Mondes ? On peut l’avouer, maintenant que Pailleron est parti, ce recueil est vide.

— Mais Charles Buloz aussi est vide… quoiqu’il ait de bien belles pipes, savamment culottées. Et Pailleron aussi est vide, cher ami…

Le fait est que l’auteur du Monde où l’on s’ennuie était fort ennuyeux lui-même. Très fat, décochant des traits pesants, privés de fraîcheur et de générosité, il promenait, chez les salonnards ébahis par ses manières, une tête de charcutier blond, déçu, amer et sentimental, que surmontait une petite perruque partielle dite « breton ». Dès qu’il ouvrait la bouche, comme il était riche et abondamment pourvu d’actions de la Revue bien pensante des Deux Mondes, tous les du Bled et d’Avenel du sommaire criaient « Bravo » et se tordaient de joie. Nous autres, plus indépendants, le considérions comme un triste raseur. Nous étions certainement dans le vrai. J’ajoute que le Monde où l’on s’ennuie est une œuvre plate et faussement hardie, où sonne, à coups espacés, comme un glas sous des plaisanteries funèbres et surannées, la prétention infinie de l’auteur. C’est de la satire pour magasins de nouveauté. Un trait peindra Pailleron. Quand il contait une anecdote à table, il en suivait l’effet jusque sur les visages des domestiques, et on sentait qu’il en voulait sauvagement à l’extra qui n’avait pas ri.

Je me trouvais à côté de lui, chez une dame âgée, à la voix blanche, mais amie de l’art dramatique, qui faisait représenter en son hôtel l’Arlésienne, où elle tenait, avec une bonne volonté touchante, le rôle de Rose Mamaï. Le beau Pailleron n’écoutait pas un mot du spectacle. Il se campait de profil, de trois quarts, prenait une mise sévère et glacée et plombait les décolletages de ses voisines, qui baissaient les paupières modestement. À un moment, se penchant, il me dit : « Mon modèle est ici… »

Je répondis : « Ah ! », car cela m’était, parbleu, bien égal.

Il ajouta : « Oui, mon modèle de la Souris. » Puis après un silence : « Ma pièce qu’on joue en ce moment à la Comédie-Française… »

— Alors votre modèle est ici ?

— Elle est ici, oui. Je vous la montrerai.

Ce fut notre dialogue le plus cordial. Je désirerais beaucoup ne pas retrouver Pailleron en Purgatoire.

Je demandais à mon père : « Comment supportes-tu cette barbe ? » Car Pailleron donnait des « dîners d’hommes » et je ne me représente jamais sans horreur ce genre de volupté secrète, également chère à Dumas fils et à quelques autres. Ô le repas des « vilains bonshommes ! » Ô le banquet des « Sphénopogones ! » Ô le plaisir d’être assis entre Hanotaux et Pozzi, ou Clairin dit Jojotte ! Alphonse Daudet me répondait en riant : « Le fait est que ce n’est pas toujours très drôle. Mais n’oublie pas que je prépare l’Immortel. » Or Pailleron traitait ses collègues de l’Institut avec une grande parcimonie gastronomique, car il était prodigieusement avare, ce dont se plaignaient ses invités : « C’est dommage, déclarait Francis Magnard, qu’on ne puisse pas manger la vaisselle. Elle est fort belle et très appétissante. »

Le professeur Brouardel, avant et pendant son décanat, fréquentait assidûment chez Charcot. De science faible, mais de grande habileté et même de sournoise ruse, il faisait le pont entre les politiciens et les savants. Ses fonctions de médecin légiste et de pontife de l’hygiène le rendaient redoutable et précieux à tous ceux qui avaient un cadavre sous leurs meubles, c’est-à-dire à presque tout le haut personnel républicain. Blanchisseur du régime, il effaçait si bien les taches de sang, de pus et de boue qu’elles ne reparaissaient que de longues années après. À chaque catastrophe, à chaque suicide, à chaque meurtre, à chaque tournant dangereux, il était là, fidèle au poste, comme Lannelongue, décidé, aimable et discret. Il possédait un physique neutre, fait pour les décorations et les honneurs, saluait jusqu’à terre les ministres, leur donnait publiquement du « cher maître » et prévenait leurs moindres désirs. Quand on eut besoin, au moment du Panama, que Cornélius Hertz ne revînt pas en France, Brouardel se rendit en Angleterre à Bornemouth, flanqué de l’autorité de Charcot, et décréta, comme dans Molière, à l’aide d’arguments en us et um, que le commanditaire de Clemenceau était absolument in-transpor-ta-ble : diabète et poudre d’escampette. Ce diagnostic, cette ordonnance firent sensation. Brouardel n’avait que peu de culture, il n’avait pas le coup d’œil médical, mais il fut, à la tête de l’école, le plus soumis et le plus diligent des préfets. Le papa Landouzy depuis, malgré sa bonne volonté d’être plat, ne lui est pas allé à la cheville. La médiocrité est un art et n’y excelle point qui s’y adonne.

Médecin et ami du même Clemenceau, le professeur Debove avait la marotte de laver l’estomac de ses infortunés clients. Il leur ingurgitait, à cet effet, un long tube de caoutchouc, aboutissant à une sorte de coupe où se concentrait cette dégoûtation. Ainsi multipliait-il les érosions et ulcérations de la muqueuse, au milieu de terribles nausées. Avec cela, ardent républicain et laïcisateur sans merci. Charcot le traitait comme un domestique, le rudoyait, poussait un rictus satanique aussitôt que l’autre ouvrait, dans sa face obséquieuse, sa bouche molle. Ou bien, il haussait les épaules et soufflait en gonflant ses lèvres : «… Poufffle ! » Il fallait que la servilité de Debove fût grande et visible pour irriter ainsi le dominateur qu’était le maître de la Salpêtrière. Il eût pu dire, comme je ne sais quel autre augure ; « J’aime l’encens, mais de bonne qualité. » Debove brûlait des détritus dans sa cassolette.

Grand, barbu, silencieux, solennel, le professeur Bouchard, derrière ses lunettes d’or à l’allemande, poursuivait ses chimères médico-métaphysiques. Il venait de publier un bizarre roman, les Maladies par ralentissement de la nutrition sorti tout entier de sa riche imagination, ainsi d’ailleurs que ses autres travaux. Ce Lyonnais entêté, ayant avalé ses brumes, en avait fait un corps de doctrines aujourd’hui complètement abandonnées. Il n’y a pas, dans toute son œuvre, une page qui corresponde à une réalité quelconque, à la plus petite observation juste. Il est profondément comique de songer que tant de désastres thérapeutiques, de défaites classées, de bévues célèbres ne l’ont nullement empêché de conquérir la plus haute situation scientifique qui se soit vue depuis Charcot. Assis sur son néant, il trône, et il a — comble d’ironie ! — des élèves qui ont appris et médité, qui propagent, qui imposent les extravagantes fables de leur patron. Ces choses-là ne se voient qu’à la Faculté de Paris. Chacun sait qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu de maladies par ralentissement, ni par accélération de la nutrition, mais chacun admet leur existence provisoire, au moins jusqu’à la disparition de Bouchard. Après, on verra. Le plus beau, c’est que des régimes compliqués et cruels ont été institués pour parer à cette pathologie lunatique. Des messieurs et des dames du meilleur monde ont été sacrifiés, comme de simples cobayes, à l’impossible vérification des rêveries de l’illustre songe-creux. C’est ça qui donne une fière idée de la candeur humaine !

L’anticlérical type, le Homais pour comices agricoles, était le petit Bourneville, surnommé familièrement « Boubour », directeur du Progrès Médical. Haut comme une botte, rouge comme une tomate, vindicatif et passionné, il poursuivait d’une haine frénétique les sœurs des hôpitaux. Il avait fondé, sur cette haine, le groupe des infirmières laïques de la Salpêtrière, où se trouvaient d’ailleurs quelques bons sujets. Comment était venue à Boubour cette rage sans merci qui injectait de sang, à la seule vue d’une cornette ou d’une soutane, ses yeux couenneux de cochon malade et donnait des inflexions rauques à son accent bourguignon ? Je l’ignore. Il m’était odieux par son épaisse sottise, son ton péremptoire, son injustice noire et butée et le rôle prépondérant et nocif qu’il jouait dans la presse professionnelle. Je crois bien que, de mon côté, je le dégoûtais profondément par un manque d’hostilité vis-à-vis des choses de la religion qui a fait place, le temps et la raison aidant, à un catholicisme combatif. Le matérialisme médical, politique et littéraire à la fin du XIXe siècle en France était si parfaitement immonde qu’il m’a convaincu, par le contraste, de l’excellence de ceux qu’il persécutait et de la majesté de leur idéal. Les ennemis de Dieu m’ont ramené à Dieu. C’est ce point de vue qui, dès 1894, me dictait, comme un cri de délivrance, la prière finale des Morticoles.

Le professeur Damaschino m’a laissé un bon souvenir. Il était riche, aimable et souriant. Il se tenait hors du jeu périlleux des compétitions et des intrigues. La vie l’avait comblé. Il désarmait les hostilités par son savoir-faire. Il esquivait, même chez Charcot, la domestication et la flagornerie. Il avait une belle clientèle et s’exprimait avec une facilité presque élégante. La mort, une mort précoce, est venue mettre ordre à cela.

Autour de Charcot Imperator, comme une garde d’honneur, fidèle, soumise, éprouvée, se tenaient ses élèves, ses préférés. Leur situation n’était pas commode. Il leur fallait être laborieux, cela va sans dire, zélés dans le service, attentifs. Une certaine initiative, une certaine originalité leur étaient permises, à condition qu’elles n’allassent point contre les opinions et théories du maître. Toute dérogation aux doctrines établies par lui, concernant l’aphasie et la grande hystérie, l’ataxie et la sclérose en plaques par exemple, était considérée comme une trahison et punie comme telle. Il en est résulté un arrêt, une stupeur de vingt ans dans la pathologie nerveuse, qui compense amplement les découvertes de Charcot. Comme Berthelot le chimiste, ce savant orgueilleux s’imaginait que son compartiment avait accompli avec lui tous les progrès dont il était susceptible, que lui-même laisserait un monument inattaquable. Hélas ! le temps — pas celui d’Adrien Hébrard — a tout jeté bas d’un coup de sa faulx impitoyable. Les feuillets sont épars. Combien reste-t-il de pages intactes ?

Parmi ceux qui composaient ce qu’on a appelé l’école de la Salpêtrière, le mieux doué semblait être Brissaud. Je dis « semblait, » car finalement c’est à Babinski qu’est revenue la palme. Brissaud avait une intelligence merveilleuse, beaucoup de cœur, de l’ironie, et il dégageait une sympathie chaude. Cependant il est demeuré en route, médicalement parlant, et il n’a pas joué le rôle prépondérant que tout semblait lui promettre. Je crois bien que, sous ses airs allants et vigoureux, il était faible et influençable. Il a subi l’abstentionnisme thérapeutique de Charcot, comme il a subi plus tard le dreyfussime anarcho-huguenot de Paul Reclus, alors que son entrain joyeux le prédestinait aux interventions hardies et géniales, que sa lucide logique eût dû l’immuniser contre la sombre folie du Bordereau. Son visage régulier d’ouvrier en fin, sa forte encolure, ses cheveux plats, sa voix et son sourire viennent souvent visiter ma mémoire comme le « j’aurais pu être » des grandes nostalgies d’amitié ou d’amour. Il était noble, il était brave, il était bon, mais il n’avait pas cette défense des fibres secrètes, cette armure qui fait que l’on ose être soi. Il était toujours un peu son patron ou son ami. Mais quel magnifique tempérament de clinicien, quel coup d’œil, et comme il défasciculait jusqu’au bout le problème tombé dans sa puissante imagination !

On racontait de lui des farces fameuses. Ennemi du directeur de l’hôpital, alors qu’il était interne à la Salpêtrière, il s’injuriait lui-même sur les murs : « Brissaud est une brute et un ivrogne », puis courait se plaindre chez ce haut fonctionnaire, l’accusait de favoriser ces outrages. Quand les vieilles gâteuses allaient le matin laver leurs pots à la fontaine, et les disposaient en rangs d’oignons pour les sécher, il démolissait de sa fenêtre, à coups de revolver, « ces fâcheux récipients ». Les visiteurs étrangers, guidés par lui, apprenaient d’extraordinaires détails sur une nouvelle maladie, apparue depuis peu, terriblement contagieuse et dont il leur décrivait minutieusement les sinistres symptômes, de façon à leur donner la chair de poule. Un soir d’hiver rigoureux, où des médecins suédois, russes et allemands, réunis chez Charcot, préparaient je ne sais quel congrès de neurologie, Brissaud nous persuada de cacher les snow-boots qu’ils avaient laissés dans l’antichambre. Ce fut, à la sortie une longue recherche sans résultat — car nous n’osions plus avouer notre forfait — pendant laquelle Brissaud proposait à ces doctes personnages, navrés et furetant, les explications les plus saugrenues. C’est pourtant ce mystificateur qui s’est laissé mystifier par le « v’accuve » de l’absurde Zola. Ces médecins si cultivés, si entraînés à la déduction, ne remontaient des effets aux causes que dans leur art, qu’à leur table de travail, que dans leurs hôpitaux et laboratoires. Ils étaient prodigieusement fermés à toute conception politique, timorés comme de petites filles sur ce terrain-là, et jamais je n’ai entendu l’un d’eux se préoccuper des rapports entre l’État, prospère ou non, et sa constitution. Je parlais souvent de cette misère avec mon très cher ami Henry Vivier, aujourd’hui disparu, médecin génial et qui avait été l’élève et l’ami de Brissaud. Lui non plus n’en revenait pas. Il a fallu Charles Maurras pour rappeler l’attention de l’élite sur ce problème de la structure et de l’organisation nationales, qui est cependant le plus important de tous. Car tout le reste, y compris la science et les lettres, en dépend.

Au fond, Brissaud fut un sentimental, un romanesque, prisonnier d’une école et d’un maître qui ne convenaient pas à son tempérament. D’où, vers la fin de sa vie, m’a-t-on raconté, un grand malaise. Chose étrange, il est mort d’une pachyméningite cérébrale, d’une lésion de l’organe qui l’avait toujours occupé et auquel il avait consacré des leçons souvent magnifiques. Tel Trousseau diagnostiquant son propre cancer par la phlébite symptomatique qu’il avait le premier décrite. On dirait que, chez certains médecins, le mal commençant s’impose à leur esprit et que leur cas particulier les tourmente d’abord sourdement, sous l’aspect de l’intérêt scientifique général.

L’aliéniste Féré était sommaire, taciturne et brutal. Imaginez un colosse velu, aux mains larges comme des côtelettes de veau, à l’œil terne, à la parole hésitante. Il ânonnait le syllabaire de la Salpétrière, sans y changer un mot. Je plains les malheureux déments qui sont depuis tombés sous sa coupe, qu’il a camisolés, gavés, trempés dans l’eau froide ou chaude, nourris de morphine et de bromure, soumis aux exercices fallacieux qui sont d’usage dans les maisons de fous. Ce Huron rempli de lectures riait macabrement dans sa barbe, une barbe d’un mètre, quand le mot de religion était prononcé devant lui et il bredouillait, en l’estropiant, le vers célèbre de Lucrèce sur les maux que peut engendrer la superstition. Lui-même était un joli exemple de primaire, tatoué de connaissances anatomo-pathologiques, de dévot du néant, de servant du matérialisme. Il répétait volontiers que l’amour était une maladie, la foi une lésion grave, le talent une névrose, etc., etc. Ce genre affreux est trop périmé aujourd’hui pour que je m’y étende longuement. Il florissait vers 1887, non seulement dans les salles de garde, mais aussi dans les chaires de Faculté. Les maniaques à la Bourneville et à la Féré pondaient, pour les bibliothèques évolutionnistes qui pullulaient à cette époque, des ouvrages pédants et diffus où s’étalait leur fanatisme. Ils aspiraient à réglementer la société, à tyranniser le mariage, la vie de famille, l’éducation des enfants, à mettre la main sur les âmes. J’insiste sur ce délire parce qu’il a passé de leurs têtes obtuses dans celles des politiciens, parce que leurs scories ont été ramassées depuis par les chiffonniers et égoutiers parlementaires. Les lois scolaires que nous fabrique la République ont la trogne furieuse et contractée de ces tourmenteurs munis de diplômes. Elles sont venues au code par ce codex, le plus sot, le plus anti-humain, le plus antisocial de tous.

Gilles de la Tourette était laid, à la façon d’une idole papoue sur laquelle seraient implantés des paquets de poils. Il n’était ni bon ni mauvais, ni studieux ni paresseux, ni intelligent ni sot, et il oscillait, avec sa tête ahurie et malicieuse, entre une multitude de qualités et de défauts auxquels il ne s’attardait pas. Il avait la voix éraillée et brûlée, le geste brusque, la démarche falote. Il passait pour un original, abordait un sujet intéressant, le délaissait pour un autre, déconcertait ses maîtres par des bizarreries qui allaient en augmentant et devenaient de moins en moins drôles. Contrairement aux affirmations du professeur Fournier, qui y voyait juste en dépit de tous, — et de quel œil d’aigle royal ! — Gilles soutenait que la paralysie générale n’a aucun rapport avec la syphilis. Il gambadait, sautait, dansait quand on appelait son attention sur certaines coïncidences. Il répétait : « C’est mon idée très ferme. » Hélas ! ses idées à lui, le pauvre garçon, devenaient de moins en moins fermes, si bien qu’un jour, à un examen, ayant demandé à un candidat « quelle était la maladie qui faisait saigner, au début, de la narine gauche » et ayant reçu cette réponse : « La fièvre typhoïde. Monsieur », il fit non, de la tête et, au bout d’un silence de cinq minutes, déclara solennellement : « C’est la fièvre typhoïde, monsieur ; vous êtes nul, je vous refuse. »

Quelque temps avant sa mort, comme je sortais de chez moi, rue de l’Université, Gilles de la Tourette, que j’avais perdu de vue depuis plusieurs années, m’aperçut et s’approchant, me sauta au cou. J’étais ahuri d’une marque d’affection intempestive que rien dans nos relations antérieures ne justifiait, je vous prie de le croire. Il me dit d’un ton saccadé : « Mon cher Daudet, je vous aime infiniment. Il y a longtemps que j’avais envie de cette formelle réconciliation. » Puis reculant d’un pas il reprit : « Formelle réconciliation… » Il était rouge, avec de grosses larmes dans les yeux. Je devinai tout de suite de quoi il s’agissait. Le diagnostic n’était pas difficile… Pauvre diable de Gilles de la Tourette ! C’est bien la seule minute de sa vie où il m’ait été sympathique. Il faillit tout gâcher, en voulant m’accompagner de force dans mes courses. Je ne pouvais plus me décoller de ses protestations haletantes de tendresse et de dévouement.

Les agrégés Marie et Ballet étaient, chacun dans son genre, des hommes ponctuels et raisonnables, assez sympathiques mais privés de génie et même d’originalité. Ils sont demeurés de bons élèves de Charcot, comme ils eussent été, dans d’autres professions, de bons élèves de Bétolaud, de bons employés de Chauchard ou de bons architectes ou de bons commerçants. Il ne leur est jamais venu à la pensée que le foie, le rein, le pédoncule cérébral pouvaient être construits autrement que ne l’avait décrété Charcot, ni se comporter autrement que ne l’avait établi Charcot. Comment supposeraient-ils une seule minute que ces organes osent désobéir quelquefois à Charcot, alors qu’eux-mêmes ont toujours accepté, même après sa mort, ses impérieuses directions ? Aussi les professeurs Marie et Ballet continuent-ils à faire exactement les mêmes diagnostics que Charcot et à rédiger, dans des termes identiques, les ordonnances qu’a rédigées Charcot. Ils semblent s’attendre toujours à ce que le patron, ouvrant la porte de leur cabinet, vienne à eux de son pas appuyé, remuant les mâchoires comme s’il suçait un bonbon amer, et marmonnant : « Dites donc, Marie, dites donc, Ballet, quoi de nouveau ce matin dans le service ?

— Rien, Monsieur…

— C’est bon, c’est bon. Je vais faire un tour par là tout de même. »

Ô souvenir ! C’est mardi matin ; la cloche sonne annonçant l’arrivée du maître. Son service est là qui l’attend au grand complet. Voici le grand Babinski, la mine ouverte, jovial, les mains dans ses poches sous son tablier blanc. Voici Sollier, la calotte en arrière, une petite pèlerine sur les épaules, non moins alerte, non moins heureux de vivre en faisant de bons diagnostics. Ces deux-là sont les plus aigus, les meilleurs observateurs, et ceux qui demain porteront la hache dans le fameux syndrome de la grande hystérie, dans la théorie de la mémoire, dans l’anorexie mentale, dans la technique de la démorphinisation, dans la fréquence des névrites périphériques du tabes, etc., etc. Pour le moment, ils sont des disciples attentifs et respectueux, rien de plus. Gilles de la Tourette, Brissaud, Marie, Ballet se font un devoir d’assister à la leçon sur le malade debout, laquelle est en effet la plus originale, la plus instructive de toutes les cliniques du monde.

Charcot descend de son coupé, que tirent cahin-caha deux vieux chevaux auxquels, dans son amour des bêtes, il jette fréquemment un coup d’œil, il donne une petite tape amicale. Il salue son monde d’un regard circulaire, tend deux doigts à son chef de clinique, un doigt à son interne et c’est tout. Exception faite pour l’illustre étranger qui baragouine quelque compliment incompréhensible. Le grand homme répond par un sourire stéréotypé, une sorte de hihi qui signifie : « Trop aimable, mais je suis pressé. » Il se dirige vers son vestiaire, contigu à une pièce qui sert de laboratoire, de musée, de salon d’attente. Des moelles épinières, des cerveaux plongés dans l’alcool, étiquetés et numérotés, indiquent que le jeu est sérieux et qu’on est prié d’aller rire plus loin. Brièvement, le chef de clinique signale ce qui s’est passé d’important dans le service depuis la veille. Charcot, à mi-voix, donne quelques rapides, elliptiques conseils. En route pour la salle du cours, spacieuse, assez mal éclairée, telle que l’ont reproduite bien des photographies et des gravures. Les assistants s’entassent dans le fond. On amène un malade. Quelquefois Charcot le connaît ; souvent il ne le connaît pas. Toujours il l’interroge comme s’il le voyait pour la première fois, et dans cet examen éclate son génie ; car il va tout de suite à l’essentiel, déblayant les symptômes secondaires, écartant ce qui dérouterait tout autre médecin, ce qui ne l’embarrasse pas, lui. Il ne se penche pas vers l’échantillon humain qui lui est soumis ; il lui parle simplement, mais avec clarté, sans enfantillage, et quand il a reconnu, à quelques répliques, l’intelligence, laquelle se trouve, comme la sottise, à tous les niveaux sociaux, il s’en sert, ainsi que d’un levier, pour soulever la difficulté.

Alors il s’adresse à son auditoire, devient aussitôt technique et d’une précision tranchante : « Messieurs, vous savez déjà… J’ai déjà eu l’occasion de vous dire… C’est généralement ainsi que les choses se passent… » Il revient au patient : « Mon ami, tendez la jambe, articulez ce mot, faites ceci ou cela… » L’autre obéit, heureux d’être si bien deviné dans ce qu’il éprouve, flatté de servir la cause de la science, dont le prestige est considérable dans les milieux populaires. Quand il a affaire à un abruti, Charcot sourit imperceptiblement, avec humanité cette fois, et répète la question, jusqu’à ce qu’elle soit complètement saisie. Chemin faisant, il se laisse aller, conte l’anecdote d’un cas similaire, cite un vers de Racine, de Molière, de son cher Shakespeare ou du Dante, rappelle un tableau de Hals ou de Velasquez, et c’est un merveilleux spectacle que celui de ces concordances artistiques et médicales qui se nouent et se dénouent pittoresquement dans sa grosse tête méditative, éloquente.

Après celui-là, un autre. Le professeur s’amuse, se surprend, se déroute lui-même. Quand il n’y comprend rien, il murmure : « Je n’y comprends rien ». Quand le pronostic est mauvais, il l’indique en latin : « Pronostic pessimum, exilas letalis, et j’ajouterai properatus. » On devine que le mal l’intéresse plus que celui qui porte le mal. Constater lui importe plus qu’alléger. La recherche des grands secrets de la vie et de la déchéance nerveuse lui fait négliger les petits secrets du traitement approprié. Quand il réfute une erreur, il s’échauffe, son œil brille davantage ou bien il souffle bruyamment, afin de marquer son mépris.

C’est fini. Brouhaha. Charcot, de son même pas, regagne son vestiaire, puis sa voiture, sans se laisser importuner par les questions des profanes. S’il trouve qu’un argument ne mérite pas de réponse, il introduit son petit doigt dans son oreille et la secoue vigoureusement, en dirigeant, vers son interlocuteur ahuri, son rictus bizarre. Les Allemands l’embêtent. Il a une préférence marquée pour les Anglais et pour les Russes. D’ailleurs, il regarde les gens, bien plus qu’il ne les écoute. Ce qui l’amuse, c’est ce qu’on n’exprime pas, c’est la nature du monsieur qui lui parle. Par contraste, et dès le début de mes études, il me fut donné de connaître un tout petit coin de la science française d’autrefois, alors que le mandarinat et les concours n’avaient pas encore desséché la veine de nos physiologistes et de nos anatomistes. Je veux parler du laboratoire de Gréhant au Jardin des Plantes, perdu dans la verdure, entre les ours et les blaireaux, formé de quelques corps de bâtiments juxtaposés, auxquels on accédait par une petite barrière, munie d’une sonnette dont j’entends encore le tintement. Le bras droit de l’aimable et bon Gréhant était le Dr Artaud, à qui m’avait recommandé Paul Belon, son camarade. J’ai passé là des heures exquises et laborieuses, recevant des conseils et des enseignements qui n’ont jamais quitté ma mémoire. Un vieux chien, habitué à la vivisection, qui avait eu le ventre ouvert plusieurs fois, presque toutes les principales artères dénudées, et qui ne s’en portait pas plus mal, rôdait autour de nous comme le barbet de Faust. On entendait au loin des cris d’enfants, l’appel du paon, « Couin… Eon ! » et des bruits indéterminés. Le garçon à barbe blanche, un Alsacien du nom de Clam, nous apportait en soufflant, à cause de son asthme, les instruments dont nous avions besoin. Artaud m’initiait aux fonctions du cervelet et de la moelle, aux mouvements du cœur, systole et diastole, à la dissection du poumon de la grenouille qui a l’air, quand il fait hernie, d’une petite morille instantanée. Il m’apprenait aussi à me méfier des pièges et embûches de l’École et à ne pas croire que les plus diplômés fussent toujours les plus capables. Cela sans nulle amertume, car son détachement des honneurs était extrême, et sa grande valeur apparaissait seulement dans les visites que lui faisaient des camarades ou des pontifes, afin de solliciter son avis.

C’est ainsi qu’un jour je vis apparaître le juif Germain Sée que j’avais rencontré, l’année précédente, au chevet de Victor Hugo. Du col très évasé qu’il portait toujours, sortait une grande tête bourrue, aux yeux noirs et durs de vieillard buté. Sa nullité était proverbiale. On racontait que ses élèves corrigeaient ses bouquins sur le cœur, arbitraires, illisibles et que personne ne consulte plus. Sa haute situation lui venait uniquement de sa race et de son entregent, des ramifications innombrables du ghetto d’or. Lui-même a été l’introducteur, le protecteur d’autres sémites, lesquels, à leur tour, en ont amené d’autres. La pullulence ne s’établît pas autrement. On ne compte plus aujourd’hui les hébreux de la Faculté. Alors Germain Sée et le broussailleux Hayem étaient, avec l’épouvantable Naquet, les trois représentants de leur mauvais peuple. Quelques esprits avisés comme Artaud se préoccupaient déjà de cette invasion. Les autres haussaient les épaules, répétaient avec entrain que « la science n’a pas de patrie » ou taxaient de préjugé religieux une simple constatation ethnique. C’est Jules Soury, à ma connaissance, qui a posé le premier la question sur son véritable terrain, celui de la formation héréditaire. Avant lui, Charcot, précisément dans ses leçons du mardi à la Salpétrière, n’avait fait qu’effleurer le problème.