SOUVENIRS
DES
CÔTES D’AFRIQUE.
(Fragmens inédits communiqués par M. Duvernay.)

second fragment.
SIERRA-LÉONE, LE RIO-PONGO.
I. Sierra-Léone.

C’est avec quelque répugnance que je m’occupe de ce pays ; d’abord parce que je n’y ai résidé que depuis le 25 janvier jusqu’au 7 février 1829, temps trop court pour l’étudier suffisamment, et ensuite à cause d’une petite aventure qui m’humilia beaucoup dans le moment, sans pourtant m’étonner, puisqu’elle m’arrivait dans un pays appartenant aux Anglais. Voici le fait : le commandant d’une frégate française, mouillée à Sierre-Léone, réclama des Anglais un Français qui était à terre ; aussitôt un ordre émané de je ne sais qui prescrivit d’arrêter, partout où on les verrait, les étrangers blancs qui se trouvaient dans le pays, et de les mener au police-office. Les constables nègres se mirent à parcourir la ville, les hôtels, les cabarets, et arrêtèrent indistinctement les Espagnols, les Portugais, les Hollandais et les Français. À ce moment je passais dans une rue ; un nègre, ayant à la main un bâton de deux pouces de diamètre, marque distinctive des constables de Sierra-Léone, m’aperçut, et reconnut que j’étais étranger, probablement à ce que je marchais au soleil sans parasol ; il s’avança vers moi, et m’ordonna de le suivre au police-office. Ce fut en vain que je lui demandai son warrant ; que je lui dis que j’appartenais à une goëlette française qui commerçait actuellement dans le pays, et qui était régulièrement expédiée ; j’ajoutai même que je consentais à le suivre, mais qu’il me menât chez un magistrat, et non pas dans un lieu où l’on conduisait les vagabonds ; rien n’y fit : il se mit en posture de me frapper avec son bâton. Ayant cru débarquer dans un pays aussi civilisé que Saint-Louis du Sénégal, j’étais venu à terre sans armes ; je fus donc forcé de le suivre, pour ne pas donner à des marchands anglais qui me regardaient de la porte de leurs boutiques le plaisir de voir un Français boxant dans les rues avec un nègre ; Une fois arrivé à l’office, un clerc mulâtre me dit que je pouvais retourner chez moi, que c’était par erreur qu’on m’avait arrêté. Je sortis, laissant derrière moi un major et un capitaine portugais, des capitaines négriers et des matelots de diverses nations. Je sais qu’en tout pays, par erreur, on peut se trouver arrêté pour un autre ; mais j’ai peine à croire que partout ailleurs que dans un pays régi par les lois anglaises on montre un mépris assez grand des autres nations pour faire enlever indistinctement, et sur un ordre verbal, tous les étrangers qui s’y rencontrent, afin de s’assurer d’un seul individu dont l’adresse était bien connue, puisqu’il avait écrit des lettres aux autorités pour demander justice.

J’appartiens au dix-neuvième siècle, et j’ai passé douze années de ma vie en pays étranger ; on ne peut donc m’accuser d’avoir conçu contre les Anglais cette haine d’instinct qui caractérisait nos pères, et qui était une suite des maux qu’ils nous ont causés ; comme individus, j’aime autant les Anglais que les Wallos, les Foulahs et les Mandingues ; mais comme nation, je suis loin de partager l’admiration de beaucoup de mes compatriotes. Ces réflexions me viennent naturellement en me rappelant ce que j’ai vu à Sierra-Léone ; et, avant de le rapporter, je veux jeter un coup d’œil en arrière sur ce que les Anglais ont fait à Saint-Louis, au Rio-Pongo, et chez les Mandingues voisins de Sierra-Léone. Pendant le temps que les premiers ont possédé le Sénégal, après nous l’avoir enlevé, ce sont eux qui ont réduit les Wallos à l’état d’abaissement où ils se trouvaient lorsque le pays nous a été rendu ; et ce n’est que depuis 1815 ou 1816 que ceux-ci ont commencé à se débarrasser insensiblement du joug des Maures, qui sont pour nous des voisins bien plus dangereux que les nègres. Brack est, comme on sait, le titre du roi des Wallos, et Bétio est celui d’un prince fort redouté à l’époque où les Anglais possédaient le Sénégal. Le brack alors régnait sur les deux rives du fleuve ; les Anglais, probablement inquiets d’avoir des voisins si puissans, soutinrent Bétio dans une révolte contre le brack ; ce dernier eut le dessous ; les Anglais alors, par des cadeaux d’armes, de munitions et de guinées, relevèrent le parti du brack. En fournissant ainsi, au parti le plus faible, des moyens de se rétablir, ils entretenaient la guerre civile chez les Wallos, jusqu’à ce que ces peuples se trouvèrent tellement affaiblis que les Maures Trarzas vinrent s’emparer, sans coup férir, de la rive droite du fleuve ; une partie des Wallos qui habitaient cette rive passa sur l’autre bord ; le reste se soumit, et tomba entièrement sous la domination des Maures. Lorsque les Anglais évacuèrent la colonie pour nous la remettre, des accaparemens de grains occasionnèrent une disette, qui les aida à emporter tous les ornemens d’or que possédaient les indigènes. Depuis que les Français occupent le pays, quelquefois les récoltes ont manqué dans les contrées environnantes, les grains ont été chers ; mais il n’y a jamais eu de disette à Saint-Louis : le commerce de cabotage offre trop de ressources pour que les approvisionnemens viennent à manquer tout-à-fait.

Au Rio Pongo, les bâtimens de guerre anglais ont souvent détruit les villages. Ils ont pu quelquefois avoir à la vérité de justes sujets de plaintes ; mais le plus souvent ils n’ont agi de la sorte que pour se faire livrer des nègres, afin de les exporter à Sierra-Léone. Le but des philanthropes d’Angleterre est d’abolir la traite des nègres ; mais les gens qu’on emploie à cet effet n’ont pas du tout les mêmes intentions : leur but est de gagner dix livres sterling par nègre qu’ils apportent à Sierra-Léone. Lorsqu’ils sont pressés, et qu’ils n’ont pas le temps d’attendre que les négriers aient mis la cargaison à bord, ils prennent le navire, et font eux-mêmes les recouvremens ; ils disent aux indigènes : « Ce capitaine négrier vous a remis ses marchandises pour avoir des nègres ; nous prenons le navire, nous entrons dans tous les droits du propriétaire, payez-nous, ou nous vous exterminons. » S’ils se contentaient d’enlever le navire et les négriers, ils empêcheraient la traite aussi efficacement ; mais en laissant la cargaison de nègres à terre, les capteurs n’auraient pour part de prise que le produit de la vente du navire, et ils perdraient le principal gain, qui résulte des dix livres sterling par nègre amené à Sierra-Léone.

Dans le pays des Mandingues, les Anglais ont tenu la même conduite qu’avec les Wallos : ils ont soutenu alternativement les chefs révoltés ou leur roi, aidant toujours le parti le plus faible pour entretenir la guerre civile. Ils n’ont pas, il est vrai, occasionné de disette chez ces peuples, mais uniquement parce que cela était hors de leur pouvoir.

À Sierra-Léone, voyons comment la cause de l’humanité est servie. Pour que chacun puisse juger, je n’ai qu’à rapporter l’histoire d’un navire négrier, laquelle, à quelques légers détails près, est l’histoire de tous les négriers pris par les Anglais ; ce n’est pas un récit fait à plaisir, mais une histoire dont j’ai moi-même vu le dénouement pendant mon court séjour à Sierra-Léone. Un négrier, porteur d’expéditions françaises, mouille au Vieux-Calabar, et y vend sa cargaison pour trois cents nègres ; quelque temps après entre un navire de guerre anglais qui visite le navire marchand mouillé dans la rivière, reconnaît qu’il est en règle, et qu’étant français on n’a rien à lui dire. Le capitaine anglais a un homme blessé à son bord : le chirurgien du négrier lui donne ses soins ; l’anglais manque de provisions fraîches, le négrier lui envoie en cadeau une barrique de vin, des raisins secs, etc. ; il l’invite à dîner, l’autre s’y rend ; en buvant et mangeant la confiance s’établit ; l’officier anglais demande au capitaine négrier s’il partira bientôt ; celui-ci répond à son nouvel ami que sa cargaison est prête ; alors l’officier anglais médite une ruse. Il dit à son hôte : « Pardieu, capitaine, vous êtes un aimable homme ; je suis charmé d’avoir fait votre connaissance ; il faut que je vous donne un conseil d’ami : la station française rôde dans les environs ; les lois de France sont sévères ; je serais fâché que vous fussiez pris : j’appareille ce soir, levez l’ancre demain à la marée descendante, et faites même route que moi, à vingt-quatre heures de distance ; les bâtimens de guerre français ne viendront pas vous chercher dans les eaux d’un bâtiment de guerre anglais. » Le Français remercie du conseil, promet de le suivre, et après bien des complimens ces messieurs se quittent enchantés l’un de l’autre. L’Anglais appareille ; le Français passe la nuit et une partie de la journée du lendemain à charger ses provisions et embarquer ses noirs ; il profite d’une brise de terre et de la marée descendante pour lever l’ancre à l’heure convenue. Après avoir doublé une pointe, et à l’embouchure de la rivière, on aperçoit un bâtiment : nul moyen de faire retraite ; on ne peut remonter le courant : la marée descend, et la brise vient de terre ; le navire est droit sur la route, et à demi-portée de canon : la pointe que l’on vient de doubler a empêché de le voir plus tôt. Il tire un coup ; on n’a pas de canons pour lui répondre, il faut amener le pavillon ; bientôt on reconnaît dans le navire capteur le bâtiment de guerre commandé par le capitaine anglais qui a donné un si bon conseil ; mais ce capitaine a changé de langage ; la veille, le négrier était un français dont les expéditions se trouvaient en règle ; maintenant que les nègres sont à bord, et qu’il y a de l’argent à gagner en le capturant, c’est un hollandais, et par conséquent il est de bonne prise. Le capitaine a beau exhiber les expéditions françaises, cela n’y fait rien ; l’anglais connaît son affaire, il sait que le navire sera condamné à Sierra-Léone.

Jusqu’ici cette ruse n’est que l’action d’un seul individu ; mais suivons le navire dans le pays des philanthropes. Nous l’avons vu pris dans un moment où les nègres n’avaient pas encore vingt-quatre heures de résidence à bord ; par conséquent ils n’avaient pas encore souffert de la mer, et les provisions étaient abondantes ; une traversée de huit jours les mène à Sierra-Léone. Ici envisageons sérieusement la question : « Que sont ces nègres ? – Des hommes comme vous, ayant des droits aussi incontestables que les vôtres à la liberté. – Pourquoi les amenez-vous à Sierra-Léone ? – Pour les arracher à l’esclavage qu’on leur destinait, pour améliorer leur sort, et pour les civiliser s’il est possible ; en un mot, nous les amenons dans un but philanthropique. – En suivant les lois de l’humanité, que devez-vous faire aussitôt que vous les tenez en sûreté dans votre port ? »

Ici la réponse est facile, le simple bon sens l’indique : il faut débarquer les noirs, peu habitués à la mer, entassés au nombre de trois cents sur une petite goëlette, et leur fournir ensuite des vivres jusqu’au moment où le navire, étant condamné, on pourra les distribuer de manière à assurer leur existence. On doit concevoir que si le procès dure long-temps, et qu’on laisse les nègres à bord sans leur envoyer des vivres de terre, l’état de malaise dans lequel ils se trouvent en fera périr beaucoup, et les provisions du bord, quoique suffisantes pour les nourrir pendant un mois à la ration, en calculant, d’après les probabilités, qu’ils éprouveront le mal de mer, ne pourront suffire pour nourrir le même nombre d’hommes pendant un mois et demi ou deux mois à bord d’un navire mouillé dans un port où ils n’éprouvent pas le mal de mer.

Loin de les débarquer en arrivant à Sierra-Léone, on les garde à bord, et en voici la raison ; les capteurs disent : « Si le navire n’était pas condamné, tous les frais qu’on aurait faits retomberaient à notre charge, et nous aimons mieux qu’ils meurent que risquer de perdre notre argent ; si au contraire le navire est condamné, peu nous importe le nombre de ceux qui succomberont : on ne nous paiera pas la prime d’après le nombre de ceux qui débarqueront, mais bien d’après la quantité que nous aurons amenée. » Aussi, dans le cas que je cite ici, en huit jours que j’ai passés à Sierra-Léone, avant la condamnation du navire qui était mouillé à côté du nôtre, j’ai vu mourir dix-sept hommes de cette cargaison, et bien certainement je ne restais pas exprès à bord pour compter les décès. Comme on n’avait pas pu découvrir les expéditions hollandaises, qu’on prétendait avoir été jetées à la mer par le capitaine, le navire ne pouvant être condamné comme français, le procès tira en longueur, les vivres manquèrent, et les noirs furent réduits à si petite ration que, lorsque plus tard on les débarqua, ils ressemblaient à des spectres ; ils étaient tellement affaiblis que plusieurs tombèrent en montant la côte pour se rendre au bureau où on les enregistrait, et ne purent se relever sans l’aide de leurs conducteurs. Une fois enregistrés, on donna une chemise à chaque homme, un mouchoir à chaque femme, on les ramena sur le bord de l’eau, on les embarqua dans deux grandes pirogues, et on les emmena je ne sais où. Spectateur désintéressé, voyageant pour connaître cette partie de la côte d’Afrique avant de m’en retourner en France, je ne pouvais m’empêcher de maudire le gouvernement inhumain qui tolère de pareilles horreurs et qui les couvre du masque de la philanthropie. Si, au lieu de tenir les nègres à bord jusqu’à la condamnation du navire, on les parquait dans une cour où ils pussent marcher, si on les nourrissait de riz et de manioc, assaisonnés simplement de sel, la dépense que cela occasionnerait diminuerait bien faiblement la prime, et le but de l’humanité serait atteint ; dans le cas que je cite, vingt jours de mer ne les avaient pas assez affaiblis pour qu’on ne pût espérer de les conserver tous, sauf les chances ordinaires de mortalité. On ne peut pas dire que le gouvernement anglais ignore ces circonstances. Étranger et faisant un court séjour, j’ai vu ce que je rapporte ; comment les autorités du pays ne verraient-elles pas ce qui se passe sous leurs yeux et dans leur port ?

Il est de toute justice d’ajouter que probablement, en Angleterre, ceux qui ont fait établir des primes pour la libération des nègres avaient des vues philanthropiques, et que les grands abus qui existent ne proviennent que de ce qu’on en a fait un objet de spéculation pour la marine ; mais toujours est-il que ces abus existent.

La conduite des Anglais à l’égard du capitaine négrier que j’ai vu à Sierra-Léone est celle qu’ils tiennent envers tous les négriers français qu’ils peuvent saisir. Ne trouvant point au capitaine capturé des expéditions étrangères, cette circonstance les arrête peu ; ils lui proposent cent livres sterling une fois payées, ses frais remboursés à raison de vingt francs par jour, et son passage gratuit pour le lieu où il voudra se rendre ; ils lui représentent que, si le navire est reconnu comme français, ils seront à la vérité obligés de le rendre à un de nos bâtimens de guerre ; mais que, dans ce cas, non-seulement il perdra tout, mais qu’il sera condamné à dix années d’exil. Si le capitaine consent, on l’appelle au tribunal : là, il déclare qu’à l’insu de son équipage il avait des expéditions étrangères et qu’il les a jetées à la mer ; sur cette simple assertion le navire est déclaré de bonne prise. Si le capitaine refuse de faire une déclaration semblable, alors commence contre lui une série de menaces et de persécutions odieuses. On lui déclare qu’on va le débarquer à Fernando-Po, et qu’on l’y retiendra un an et un jour ; on exécute même cette menace, on le jette à terre avec sa malle, sans lui laisser aucune ressource pour exister ; et il ne peut se tirer de là qu’en signant une déclaration par laquelle il s’engage à ne pas appeler devant l’amirauté de Londres du jugement qui sera prononcé à Sierra-Léone. En même temps les Anglais gagnent quelque homme de l’équipage, pour lui faire dire qu’il a vu entre les mains du capitaine de doubles expéditions ; qu’on a jeté les unes à la mer et qu’on n’a gardé que les françaises. Cette déclaration leur suffit encore pour condamner le navire.

On doit voir par cette conduite le peu de sûreté qu’offrent les expéditions françaises. Rien de plus juste que d’empêcher la traite des nègres ; mais il serait plus avantageux pour nous que toutes les propriétés françaises saisies et condamnées par les Anglais tombassent entre les mains de notre marine militaire. D’un autre côté, dans un moment d’humeur, les Anglais ne pourraient-ils pas se servir des mêmes moyens pour arrêter nos navires faisant un commerce légal ? Et puisque les papiers français ne suffisent pas pour qu’ils laissent passer tranquillement un navire, il pourrait en résulter les inconvéniens les plus graves pour nous, si notre commerce leur paraissait prendre trop d’extension.

Le capitaine négrier capturé que j’ai vu à Sierra-Léone est un ancien officier français, élevé avec moi dans les écoles militaires de La Flèche et de Saint-Cyr.

II. Le Rio-Pongo

Ce pays est celui qui m’a paru mériter le plus d’attention par le commerce qui s’y fait, par le caractère facile des indigènes, et par la fertilité du sol, qui permettrait aux étrangers de se procurer des fruits et des légumes en abondance. Je regarde les légumes comme essentiels à des Européens, et je crois qu’une table fournie de mets variés contribue à la santé dans tout pays où la chaleur diminue l’appétit, et où, par conséquent, on se dégoûte aisément des mêmes mets.

La suzeraineté qu’exercent les gens du Fouta-Dialon sur les Sousous du Rio-Pongo rendrait ces derniers peu à craindre ; et en cas de brouille avec le Fouta-Dialon, en excitant ces mêmes Sousous à secouer le joug, ils deviendraient des alliés utiles. La position du Rio-Pongo me paraît d’autant plus avantageuse, qu’avec l’alliance du Fouta-Dialon on pourrait s’y maintenir sans guerre, et que la position plus éloignée de ce dernier pays épargnerait toutes les tracasseries qui naissent du voisinage ; la justice devant former la base de tout établissement français, on serait sûr d’avoir toujours gain de cause avec des gens qui n’ont pas d’intérêt immédiat dans la querelle.

Les Sousous sont idolâtres, les Dialonkais sont mahométans, circonstance encore très-favorable. Les mahométans jugeraient avec impartialité les querelles qui pourraient survenir entre des chrétiens et des idolâtres, tandis que si les Sousous étaient mahométans, le fanatisme ferait pencher la balance en leur faveur.

En parlant plus haut de la Cazamanse, de Bissao, de Boulam, et de Cagnabac, j’ai déduit les raisons qui me faisaient penser que ces lieux n’étaient pas propres à établir des comptoirs. Mon opinion serait toute différente si l’on voulait y établir des colonies : le terrain est fertile, et une colonie exigerait un déploiement de forces, inutile pour un comptoir. Avant qu’une colonie soit en état de se défendre par elle-même, elle exige des sacrifices d’hommes et d’argent ; et dans ce cas le plus ou le moins de turbulence des nègres du voisinage influe bien peu sur ses succès ; un comptoir, au contraire, doit se suffire à lui-même dès son début ; les frais doivent se borner à une enceinte d’une dizaine de pieds de hauteur, visitée de temps à autre par un bâtiment de guerre, seulement pour prouver que des secours peuvent arriver au besoin. Si par la suite ce comptoir réussit, ceux qui l’habitent sauront bien d’eux-mêmes multiplier les moyens de défense qui leur paraîtraient indispensables.

On arrive au Rio-Pongo par deux passes, Sand-Barr et Mud-Barr ; cette dernière est sûre. Lorsqu’on y est entré, on navigue quelques lieues dans des marigots, et l’on vient tomber à Charlestown-Barr, vis-à-vis Sand-Barr. Charlestown-Barr est un banc de sable que l’on passe à marée haute ; un navire calant dix pieds ne court aucun danger ; dans les grandes marées, un navire d’un tonnage beaucoup plus fort peut franchir ce banc. On est sûr de se procurer un pilote en tirant un coup de canon en dehors de Mud-Barr, le roi a beaucoup de ses gens qui ont navigué avec les Anglais, et qui, premier signal, s’embarquent dans leurs pirogues pour se rendre à bord du navire qui réclame leurs services.

Je ne m’étendrai pas sur la fertilité du pays ; je me bornerai à dire que les nègres sont abondamment fournis de riz, de mil, de pistaches, de manioc, d’ignames, de bananes, de plantin ; les citronniers, les orangers, les corosoliers, les manguiers, les goyaviers, y viennent très-bien et sans culture ; les ananas et les pommes de cajou se trouvent dans les bois, avec une quantité considérable d’autres fruits fort agréables et qui me sont inconnus ; le caroubier s’y rencontre partout : son fruit sert de nourriture aux marchands qui voyagent en caravanes. Les sources d’eau douce sont très-abondantes ; à chaque quart de lieue on trouve un ruisseau d’eau limpide, où l’on peut se désaltérer, se baigner, et laver son linge. Les bras principaux et les nombreux marigots du Rio-Pongo sont bordés de mangliers, couverts d’huîtres jusqu’à la hauteur qu’atteint le flot.

Quelques indigènes, ainsi que les Européens établis dans le pays, élèvent des magasins à l’épreuve du feu : ils bâtissent d’abord en terre glaise des murailles de dix à douze pieds de hauteur ; ils forment le plafond avec des troncs de mangliers, placés les uns à côté des autres, et par-dessus ils mettent une couche de deux à trois pieds de terre. En dehors, à dix pieds de distance de la muraille, ils plantent tout autour des piquets, sur lesquels viennent aboutir les perches qui servent à soutenir la toiture ; le haut de ces perches est maintenu par une traverse, supportée elle-même par des troncs d’arbres, engagés à leur base dans les murs de refend ; ils recouvrent le toit de paille fort adroitement arrangée ; de cette manière, le toit peut brûler sans endommager les magasins : le feu se trouve arrêté de tous côtés par les couches de glaise. Cette manière de construire a l’avantage de former au-dessus de la maison un vaste grenier, et autour une galerie qui sert de promenade dans la saison des pluies ; de plus le toit dépassant les murs de dix pieds en tout sens, les préserve de la pluie qui leur ôterait leur solidité en peu de jours ; les crépissages se font avec une terre blanchâtre, qui donne un aspect très-propre à l’édifice. Le sol de la maison et de la galerie, élevé d’un pied au-dessus du sol environnant, est formé de terre bien battue, enduite une fois par semaine d’une couche de terre d’un gris foncé ; ils prennent cette précaution pour éviter la poussière.

Je ne dois point m’occuper ici de la manière dont les gens qui ont le monopole du commerce dirigent leurs affaires ; si des Français venaient s’y fixer, tout brigandage serait sévèrement interdit aux Européens et à leurs agens. Je ferai seulement observer que la conduite des marchands actuellement établis dans le pays est tellement odieuse, qu’elle servirait à nous faire recevoir favorablement. Les indigènes en sont indignés, et sans cesse ils s’assemblent pour délibérer sur leur renvoi ; mais ils sont retenus par une considération grave que voici ; je me servirai des expressions d’un mandingue qui était mon hôte : « Ces blancs sont de mauvaises gens, ils trompent sans cesse ; nous voudrions en être débarrassés, mais c’est à leur consignation qu’arrivent tous les navires ; nous ne sommes pas connus ; si nous les chassons, notre pays perdra son commerce : il ne viendra plus de marchandises, et alors les chefs du pays n’étant plus retenus par leur intérêt ne resteront pas tranquilles. Si le roi Ndjangi, si Méri-Balké, si Amros ne trouvent plus moyen de se maintenir dans l’abondance par les profits qu’ils retirent des marchandises qu’on nous apporte, je vois d’avance d’anciennes haines mal assoupies se réveiller, et des guerres interminables vont commencer. Déjà j’ai quitté le pays des Mandingues pour avoir fait la guerre au roi de ma nation, guerre suscitée et entretenue par les Anglais. Si le commerce cesse au Rio-Pongo, pour éviter les malheurs qui suivront je serai obligé de partir, d’aller me réfugier dans le Fouta-Dialon, et d’abandonner à mon âge le pays des Sousous, qui est devenu ma patrie. »

Le vieux marabout mandingue qui me parlait ainsi jouit d’une grande influence ; lorsque le gouverneur du Fouta-Dialon est absent, il lui sert en quelque sorte de substitut. Il est très-versé dans le Coran ; il s’est beaucoup occupé de commerce, et emploie les caractères arabes pour écrire en mandingue toutes ses affaires. Souvent il me racontait des histoires de patriarches que j’avais lues dans l’ancien Testament ; il me donnait aussi pour des vérités des récits dans le genre des contes arabes ; il m’entretenait, entr’autres choses, du roc, oiseau qui enlève des éléphans, et des génies qui vivent sous l’eau. Notre conversation se faisait en anglais.

Ainsi que je l’ai déjà dit, on rencontre ici beaucoup de ressources. On peut s’y procurer, et à peu de frais, une nourriture abondante et variée ; on y trouverait facilement des charpentiers, des forgerons et des matelots, ces derniers parmi les Sousous libres qui ont navigué avec les Anglais. Comme en nous établissant nous empêcherions l’exportation des nègres, les charpentiers et les forgerons resteraient ; d’ailleurs ces ouvriers, quoique esclaves, ne seraient jamais vendus, dans l’état actuel des choses : un propriétaire ne peut pas se défaire, sans risque, de ses captifs de case ; aussitôt qu’ils lui en soupçonnent l’intention, ils désertent tous, et ne reviennent que quand le navire suspect est parti.

Je voudrais d’abord voir éloigner du pays le peu d’Européens et de mulâtres qui y sont établis ; ces gens sont pour la plupart des scélérats qui pervertissent les nègres : pour arriver à ce but il n’y aurait qu’à dire aux nègres que dorénavant nous ferons le commerce avec eux, et qu’ils peuvent être assurés que les navires français apporteront des marchandises ; alors d’eux-mêmes ils expulseront ces étrangers qu’ils détestent. Ils m’ont proposé de le faire, si je pouvais leur promettre que les navires français viendraient ; je leur ai répondu que mon gouvernement était un gouvernement pacifique, ne se mêlant point des affaires des autres nations ; que jamais il ne commencerait une guerre, mais qu’il punissait sévèrement ceux qui l’attaquaient ; que j’étais venu voir le pays dans des intentions amicales et que l’on sévirait contre moi si je me mêlais de leurs affaires ; enfin, que je ne pouvais rien leur promettre pour les décider à prendre un parti. Je leur fis entendre que si, selon mon désir, des Français venaient s’établir dans leur pays, ils conclueraient avec eux des traités qu’ils seraient les premiers à respecter, et qu’ils sauraient faire respecter de tous. L’idée que les plus éclairés d’entre eux ont conçue de notre nation nous est assez avantageuse ; les Anglais, au contraire, sont généralement peu aimés au Rio-Pongo, pour avoir brûlé des villages à plusieurs reprises. D’anciens colons de Sierra-Léone, établis au Rio-Pongo, se rappellent que les Français ont pris Sierra-Léone, et ont distribué aux habitans tout ce qui se trouvait dans les magasins du gouvernement ; ils nous regardent donc comme des gens faisant la guerre pour venger des injures, sans tenir au butin qu’elle procure. L’expédition dont ils m’ont parlé, et qui a eu lieu en 1794 ou 1795, était composée du vaisseau rasé l’Expériment, de deux frégates, de deux bricks et de deux bâtimens négriers[1]. Lorsqu’en 1829 M. Villaret-Joyeuse vint mouiller vis-à-vis Sierra-Léone, avec la frégate l’Aurore et trois bricks de guerre, les nègres s’imaginèrent que c’était pour prendre le pays : plusieurs d’entre eux firent passer leurs effets dans l’intérieur ; ils attendaient l’événement avec impatience, espérant profiter encore une fois de ce que contenaient les magasins du gouvernement. Les nègres de Yoloff-Town, dont je parle la langue, et avec lesquels je causais, me disaient qu’ils auraient changé de gouvernement avec plaisir.

Un comptoir établi au Rio-Pongo me semblerait former le complément de nos établissemens en Afrique. J’y ai rencontré des hommes qui m’avaient connu dans le Wallo, et qui arrivaient ici de leur pays pour commercer. Le comptoir que je propose aurait tout le commerce du Fouta-Dialon, et offrirait des communications même avec Temboktou ; car on y voit des maures à longs cheveux, appartenant à des tribus inconnues au Sénégal, et qui arrivent en caravanes. Les marchands d’or ont moins de chemin à parcourir pour venir au Rio-Pongo que pour aller partout ailleurs, et la route est plus sûre ; ils n’ont qu’à traverser le pays des Dialonkais, qui sont mahométans comme eux, et ensuite, en trois jours de marche, le pays des Sousous, tributaires du Fouta-Dialon. Un comptoir au Rio-Pongo pourrait réunir en outre tout le commerce du Soulima (Solimana de Laing) ; les gens de ce dernier pays venaient autrefois ; j’en ai même vu encore quelques-uns, mais les trahisons des Européens les éloignent de plus en plus. Quinze d’entre eux furent livrés, presqu’en ma présence, à leurs ennemis, les Dialonkais ; un marchand, pour ne pas leur payer le prix de ce qu’ils avaient apporté, les fit saisir par des marchands du Fouta-Dialon, les acheta d’eux, et les revendit ensuite à un négrier. Une pareille conduite doit nécessairement nuire beaucoup au commerce, et deviendrait impossible dans un comptoir autorisé et surveillé par le gouvernement

Si, lors de mon retour à Saint-Louis, j’y avais trouvé un gouverneur bien disposé qui eût voulu m’indemniser de mes dépenses et de l’emploi de mon temps, mon intention eût été, après la formation d’un comptoir au Rio-Pongo, de faire un voyage dans le Soulima, afin d’engager le roi de ce pays, Yorédi, à envoyer des caravanes à ce nouvel établissement. J’avais pris mes précautions. Ma route n’eût point traversé le Fouta-Dialon, vu l’état de guerre permanente qui existe entre les Dialonkais qui sont mahométans, et les gens du Soulima qui sont idolâtres ; guerre rendue encore plus terrible depuis que Yorédi a fait massacrer tous les mahométans qui se trouvaient dans ses états. J’aurais traversé le pays des Sousous, où règne Will-Fernando, nègre élevé en Angleterre ; de là, j’aurais passé, à travers une autre nation de Sousous, dont parle un voyageur anglais (le major Laing, je crois), gens qui, pour la plupart, habitent dans les bois. Voici les mesures que j’avais prises : Will-Fernando m’ayant écrit en très-bon anglais, pour me demander des marchandises, je lui répondis que je ne faisais pas le commerce, mais qu’ayant beaucoup entendu parler de sa puissance et de ses talens, je me proposais de l’aller visiter lorsque je reviendrais au Rio-Pongo ; il m’annonça qu’il m’enverrait une pirogue et des hommes pour me transporter quand je le ferais prévenir. Ainsi le début de mon voyage était assuré ; moyennant un présent et quelques complimens, j’espérais traverser son pays sous sa protection. Le second roi auquel je devais avoir affaire n’était pas si aisé à gagner ; mais mon vieil ami mandingue, dont j’ai parlé plus haut, avait eu un fils d’une des sœurs de ce prince ; il s’appelait Younisa ; cet enfant m’était confié par son père ; il devait me servir, et en retour, je m’engageais à lui faire apprendre à lire et à écrire en français. En traitant bien Younisa, en l’habillant proprement, je me proposais de me présenter avec lui chez le roi des Sousous son oncle ; j’avais eu soin de m’assurer que sa nourrice me suivrait : cette femme, enlevée de son pays à l’âge de vingt-cinq ans, y devait encore connaître du monde ; la manière favorable dont elle et le jeune garçon parleraient de moi devait m’assurer la bienveillance du roi ; du moins j’aurais employé les bons traitemens pour m’assurer l’affection de mes deux compagnons de voyage. Avec un présent j’espérais encore passer ; au moins j’avais les probabilités en ma faveur.

Je pensais aussi que Yorédi me recevrait bien ; je me proposais d’associer à mon voyage un nommé Souleiman, dont je vais raconter l’histoire, pour faire comprendre de quelle utilité il pouvait m’être. La sœur de Yorédi, enlevée dans un pillage, fut vendue à un Européen, qui en fit sa femme ; l’Européen mort, un mandingue l’épousa et en eut Souleiman, qui est ainsi le neveu de Yorédi ; ce roi, ayant fait demander son neveu, le père de celui-ci le voyant trop jeune, craignit que Souleiman n’abandonnât la religion de Mahomet, et ne voulût pas le laisser partir. En 1829, Souleiman avait à peu près vingt à vingt-deux ans ; il était très-avancé dans la connaissance du Coran ; le père, ne trouvant plus les mêmes inconvéniens à l’envoyer auprès de son oncle, me dit qu’il le laisserait aller avec moi. Souleiman m’aurait été de la plus grande utilité ; il parle bien l’anglais, le sousou, le mandingue et le foulah, et ayant été plusieurs années commis à Sierra-Léone, il se trouve en état de bien comprendre un Européen. J’aurais fait un présent à Yorédi, je lui aurais promis sûreté pour ses gens lorsqu’ils se rendraient sur notre établissement ; je lui aurais représenté qu’avec nous le système de brigandage avait cessé au Rio-Pongo, que notre comptoir était indépendant des Dialonkais, et que nous y maintenions tous les marchands dans un état de paix, en prenant sous notre protection tous ceux qui s’y trouvaient.

Les soldats que le gouvernement a fait engager pour former la garnison de Madagascar ont presque tous été enrôlés au Rio-Pongo : si l’on avait encore besoin de troupes noires, on parviendrait peut-être en y recrutant les hommes à arrêter la guerre à mort que se font les gens du Fouta-Dialon et ceux du Soulima. Sans doute on ne réussirait jamais à arrêter l’esprit d’envahissement des mahométans, mais on rendrait la guerre moins cruelle, puisqu’ils livreraient les hommes au lieu de les tuer ; quant aux femmes et aux enfans, ils les font esclaves.

Un comptoir au Rio-Pongo pourrait servir d’entrepôt pour les marchandises que notre commerce fournirait à Sierra-Léone ; elles peuvent y entrer moyennant un droit de 6 p. 0/0. Je joins ici une note, prise à Sierra-Léone des objets que nous pourrions y importer avec avantage :

Chandelles, parfumeries, savons, beurre et saindoux, fromage dit de Hollande, sardines, huile, bouchons, cidre, vins, eaux-de-vie, anisette ; faux galons or et argent, mouchoirs de couleurs saillantes, parapluies et parasols, cadenas, bijouterie, corail rond et carré no 1 à 4, dragées communes, figues, pruneaux, raisins, noix et noisettes.

Le Rio-Pongo est couvert de montagnes, qui viennent aboutir presque au bord de la mer. Je désignerai, comme propre à l’établissement d’un comptoir, un endroit appelé Domingue, situé sur le bord de la rivière, et qui est élevé d’une centaine de pieds ; il s’y trouve une source ; cet endroit me paraît avantageux à cause de sa position au-dessous du confluent des deux principales rivières, et parce qu’aucun navire ne pourrait entrer sans passer devant, les marigots inférieurs n’étant navigables que pour des pirogues.

Le pays contient une quantité prodigieuse d’abeilles : la cire fait la principale branche de commerce des indigènes. Les caravanes apportent de l’or, du morfil, de l’écaille de tortue, de la cire, du riz, des cuirs, des bestiaux, des captifs. Les caboteurs pourraient se procurer dans les environs de la gomme copal et des bois de teinture ; dans les marigots, en traitant avec les Bagos, on achète du sel et de l’huile de palme.

On pourrait trafiquer au Rio-Pongo avec le Fouta-Dialon et Timbou, les Sousous, les Bagos, le Soulima, le Bondou, le Bambouc, les Mandingues, les Saracoulets en général, et même avec Temboktou, au moyen des Maures qui en viennent. On se procurerait parmi les Sousous tous les manouvriers dont on aurait besoin : ces gens se louent volontiers aux Européens, et coûtent moins cher que les gens de Saint-Louis ; ils imitent aussi avec plus de facilité nos manières.

Pour s’établir dans le pays, il faudrait nécessairement faire un traité d’alliance avec le Fouta-Dialon ; l’almami de ce pays donne au Rio-Pongo un gouverneur, qui y vient de temps à autre rendre la justice et décider les affaires. Le pays est divisé entre plusieurs petits princes indépendans les uns des autres, mais tous sous l’influence du gouvernement dialonkais.

Les chefs sousous ajoutent avant leur nom le mot Mongo : ainsi ils disent Mongo-Djangi, Mongo-Méri-Balké, Mongo-Facori. Lorsqu’un Européen désire s’établir dans le pays, le roi vient lui accorder le terrain qu’il a demandé, le remet entre les mains du chef du village voisin, et charge ce dernier de lui donner aide et protection, de chercher ses captifs désertés et ses bestiaux ; il recommande au blanc de traiter le chef du village avec considération, ce qui signifie de lui faire quelques cadeaux ; mais pour que l’investiture soit légale, il faut que le blanc fasse tuer un bœuf, mette en perce une barrique d’eau-de-vie, et qu’il distribue de la poudre pour tirer en signe de réjouissance. Cette cérémonie accomplie, le terrain lui appartient ainsi qu’à ses descendans : les indigènes ne le chassent pas de cette place ; mais pourtant ils se regarderont toujours comme propriétaires du terrain, et l’Européen ainsi que ses descendans comme des usufruitiers.

Les Sousous sont idolâtres et superstitieux, comme tous les nègres ; les hommes et les femmes sont circoncis à l’âge de quatorze à quinze ans. Lors de cette opération, on enferme les femmes dans une case : les matrones chargées de l’opération peuvent seules y entrer dans les quinze premiers jours ; après quoi, on les fait promener, et on les mène chanter à la porte des principales personnes du pays pour en obtenir des présens ; au bout d’un mois, on les fait baigner : alors la case cesse d’être interdite aux hommes.

On n’enferme les garçons que quinze jours plus tard. L’opération leur est rendue agréable par les fêtes qui l’accompagnent : pendant tout le mois ce n’est que chants, que danses ; ils reçoivent de tous côtés des cadeaux de vivres et d’habillemens ; on leur fournit de la viande en abondance ; aussi paraissent-ils plutôt désirer que craindre la circoncision. Les jeunes esclaves se trouvent mêlés avec les maîtres.

Lorsqu’un homme meurt, on l’enterre jusqu’au cou, et on lui demande ce qui l’a fait mourir ; il arrive rarement qu’on ne trouve pas quelques raisons d’accuser un individu. Cette cérémonie est interdite aux étrangers : je n’ai donc pu savoir comment le mort répondait. J’ai vu à la porte du village un tombeau ; il était couvert de pierres, et surmonté d’une natte, d’un chapeau, de morceaux de vêtemens, d’un siége et de fragmens de poterie. Ces peuples ont une autre cérémonie religieuse également interdite aux étrangers ; si une de leurs femmes même y assistait par hasard, on lui couperait les seins, et on les suspendrait à un arbre.

Étant allé visiter le roi Djangi, on le prévint de mon arrivée. En rentrant dans sa case, où je l’attendais, il prit de l’eau dans un vase et la but. Je lui dis qu’il devrait couvrir ce vase, attendu que son chien venait d’y boire avant lui : aussitôt le roi se crut malade, il se plaignit de coliques, et ne vit d’autre moyen de se guérir que de prendre son fusil et de tuer son chien ; à peine le pauvre animal mort, que Djangi se trouva soulagé.

Quelques jours après ce roi tua deux de ses captifs, et en mit cinq autres aux fers pour crime de sorcellerie, et voici comment : un de ses captifs étant tombé malade, lui avait déclaré que ces sept individus l’avaient engagé à faire un grigri pour se débarrasser de lui, mais qu’un jet de lumière était tombé du ciel, le grigri du roi s’était trouvé plus fort que le sien, et qu’il succombait victime de sa tentative : on l’emprisonna. Le roi ayant reçu cette déclaration, prit son fusil et tua deux des individus accusés ; sa mère et ses parens eurent beaucoup de peine à sauver la vie aux autres. On rassembla tous les Mongos pour juger les prétendus coupables ; mon vieil hôte mandingue fut appelé au conseil. Il fut reconnu que le dénonciateur avait agi par esprit de vengeance ; car une des femmes du roi qui était compromise, et aux fers comme les autres, déclara que cet homme ne lui en voulait que parce qu’elle avait rejeté ses propositions. Il fut alors déclaré coupable d’avoir causé la mort des deux individus tués à coups de fusil, et d’avoir manqué de faire périr les cinq autres. Jusque-là le conseil avait été unanime ; mais les opinions furent partagées sur le châtiment à infliger. Les Sousous, gens prévoyans, dirent qu’il fallait le vendre à un négrier, qu’il rachèterait le mal qu’il avait causé en travaillant au sucre sur les plantations des Européens, et que le prix qu’on retirerait de sa vente paierait l’honorable assemblée de ses peines ; mon vieux Mandingue voulut, d’après le Coran, que la loi du talion fût appliquée. Son avis l’emporta, et le coupable fut conduit dans un champ, où il fut égorgé avant que les Mongos assemblés eussent eu le temps de s’humecter les lèvres de quelques verres d’eau-de-vie.

Lorsque les Sousous nont pas de Mandingues avec eux, ils ne sont pas si sévères dans leurs jugemens ; en payant on peut éviter le châtiment. Une mulâtresse mariée avait un amant, qui tous les soirs venait la trouver, et pour lequel elle préparait un petit repas. Un soir elle appela une jeune captive et lui dit d’apporter le souper ; le riz était cuit, mais le chat avait mangé la viande. La maîtresse furieuse pendit son esclave par le cou à une traverse de la case, et sortit aussitôt. Quelques instans après, la négresse expira. Lorsque cet assassinat fut connu, les Mongos sousous condamnèrent la mulâtresse à mourir ; le mari intervint, fit quelques cadeaux, et sa femme fut absoute.

Les Sousous du Rio-Pongo vivent dans un pays fertile, où les pâturages sont abondans, et pourtant ils sont pauvres et n’ont point de bestiaux ; je crois que leur pauvreté fait leur sûreté. Les Dialonkais, dont ils dépendent, veulent bien oublier qu’ils sont idolâtres, parce qu’ils ne gagneraient rien à leur faire la guerre ; mais s’ils devenaient riches, ils exciteraient la cupidité de leurs voisins, qui, sous prétexte de les convertir, viendraient les piller.

Les nègres, en général, sont à peu près ce que les localités les font ; cultivateurs dans un pays fertile, pasteurs là où les prairies abondent, et où ils peuvent élever leurs bestiaux en sûreté, industrieux là où ils ont du superflu qu’ils échangent par le commerce, et pillards quand ils sont obligés d’employer ce moyen pour subsister. Le Sousou qui possède un sol fertile cultive assez pour se nourrir ; mais son état de dépendance l’empêche de rien amasser ; il vit bien ou mal, selon la récolte qu’il fait.

On boit dans le pays du vin de palme ; on y fabrique aussi, avec du miel fermenté, une liqueur assez agréable, et qui enivre aisément. Le poisson est abondant. La seule chose qu’on ne pourrait se procurer chez les Sousous, c’est la viande ; mais chaque propriétaire a chez lui un troupeau de bœufs et de moutons qu’il achète aux Foulahs, et qui ne revient pas plus cher qu’à Saint-Louis. Les chevaux sont extrêmement rares ; on n’en élève même pas ; tous les voyages se font par eau. Comme le pays est couvert de montagnes et de vallées, on trouve sans cesse entre les rocs, des passages difficiles pour les chevaux ; d’ailleurs, même au Sénégal où ces animaux sont assez communs, ils ne servent que pour l’agrément.

L’aspect de la contrée est généralement beau ; la végétation est vigoureuse ; toutes les parties élevées sont parsemées de fragmens de rochers : on semble voir un sol bouleversé par des volcans. Les pluies commencent à la fin de mars ; elles n’étaient pas terminées à la fin de juillet. Étant arrivé au Rio-Pongo vers la fin de la saison sèche, la végétation ne m’a pas paru souffrir du manque de pluie ; seulement j’ai remarqué que les ruisseaux avaient considérablement diminué de volume, et ils ont grossi de nouveau vers le mois de mai.

J’ai résidé au Rio-Pongo jusqu’au 23 juillet 1829 ; de là, je suis retourné à Saint-Louis, d’où je partis pour la France à la fin de septembre. Je débarquai au Havre le 25 novembre suivant. Renté dans ma famille, j’y ai constamment été malade, et même en terminant ces lignes je m’aperçois que la fièvre d’Afrique ne m’a point encore définitivement quitté.

Duvernay
Paris…, juillet 1830.



  1. L’expédition citée ici par M. Duvernay eut lieu le 28 septembre 1794 ; elle causa à la colonie de Sierra-Léone des dommages immenses : le naturaliste suédois Afzélius qui s’y trouvait y perdit toutes ses collections ; une lettre qu’il écrivit à ce sujet à l’ambassadeur de Suède en Angleterre a été publiée par le docteur Wadstrom, dans l’Appendice de son Essay on colonization, in-4o, 1795.

    *A…