Souvenirs des Côtes de Californie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 889-916).
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UNE GUERRE


EN SONORA.


SOUVENIRS DES CÔTES DE L'OCEAN PACIFIQUE.




Au milieu des vastes états de la confédération mexicaine, celui de Sonora a conservé une physionomie à part. Les vicissitudes de ses luttes avec les tribus indiennes qui l’entourent, le frottement perpétuel avec ces peuplades, ont imprimé aux mœurs de ses habitans une certaine allure sauvage qui les distingue de ceux des autres provinces, avec lesquels ils n’ont de commun qu’une bizarre pratique du régime constitutionnel, encore si nouveau pour eux. Au Mexique, les libertés politiques sont comprises d’une façon singulière ; un colonel qui s’ennuie et veut devenir général, un capitaine qui désire monter en grade se croit parfaitement en droit de se prononcer pour une cause quelconque. Aussi nul pays n’est plus fécond en révolutions, nulle part ces révolutions n’ont des causes plus futiles, des résultats plus inattendus. Le spectacle d’un des mille incidens de ce turbulent apprentissage de la vie politique est une bonne fortune pour le voyageur, car avant lieu ces mœurs excentriques auront disparu. Quelques années encore, et ce pays aura subi le sort commun ; déjà l’on peut entendre le retentissement lointain de la hache américaine qui frappe à ses frontières. Comme le Texas, la Sonora est destinée à être enclavée dans les États-Unis, et le temps n’est pas loin peut-être où l’Union comptera dans Guaymas un port sur l’Océan Pacifique.

Je n’avais plus que quelques lieues à faire pour gagner cette ville, l’unique port de quelque importance de l’état de Sonora, quand j’arrivai à un endroit où la route traverse un petit bois. Des deux côtés du chemin s’étendaient des fourrés assez épais. A gauche, au-dessus de la cime des liéges et des sumacs, des vautours tournoyaient en grand nombre et semblaient s’exciter à fondre sur une proie en poussant des cris de convoitise et d’effroi. Je piquai mon cheval de ce côté malgré la répugnance qu’il manifestait. Une scène hideuse frappa mes yeux : sept cadavres indiens étaient pendus à autant d’arbres, les uns par le cou, d’autres par une jambe, d’autres enfin par les bras. Tous étaient affreusement mutilés et n’offraient que des vestiges informes de figures humaines. Les meurtriers s’étaient acharnés sur ces cadavres avec une férocité inexplicable. La hache, le couteau, avaient accompli sur eux leur sanglant ministère. Les bourreaux avaient brisé les jointures, disloqué et tordu les membres d’une manière épouvantable. Ils avaient par dérision attaché aux mains des suppliciés leur snacana (casse-tête) de bois de fer, et dénatté leurs longs cheveux, qui balayaient le sol ; mais un soleil perpendiculaire avait cautérisé toutes ces plaies, raccorni et desséché la peau de ces cadavres ; la putréfaction avait respecté ces corps momifiés, et la forme humaine, toute mutilée qu’elle fût, jetait encore la terreur parmi l’essaim de vautours qui tournoyait au-dessus d’eux. Les armes laissées sur le terrain, les débris qui jonchaient le sol, prouvaient que la lutte avait été longue et acharnée ; les nombreuses traces de bestiaux mêlées à celles de pieds d’hommes nus indiquaient aussi que les Indiens avaient été surpris nantis de leur butin. Avais-je sous les yeux un terrible exemple de représailles sanglantes ou la trace d’une agression injuste de la part des blancs ? C’est ce que je ne pouvais décider, et j’étais encore sous l’impression de cet horrible spectacle, quand j’atteignis Guaymas.

De tous les ports que le Mexique possède sur la côte de l’Océan Pacifique, il n’y en a que deux à proprement parler. Le premier est Acapulco, le second Guaymas. Les autres ne sont que des rades foraines mal fermées par des terres plus ou moins basses, et dans lesquelles les navires ne sont pas à l’abri des grands vents périodiques qui règnent dans ces parages. Comme Acapulco, Guaymas est entouré de toutes parts de côtes ou d’îles élevées qui forment un port à l’abri des vents du large ou des vents de terre. Aussi, quand le vent du sud, chargé des émanations glaciales du pôle[1], vient soulever de longues lames au dehors de son enceinte, quand le cordonazo[2], de son souffle irrésistible, fouette et bouleverse le golfe de Californie jusqu’au fond de ses abîmes, le port de Guaymas offre au milieu de sa ceinture verdoyante l’aspect d’un lac tranquille. Ces vents impétueux se transforment pour lui en une brise paisible, qui pousse paresseusement sur la grève de petites vagues que l’écume blanchit à peine. Ces vagues viennent expirer parmi les pousses serrées des mangliers dont elles vivifient les rameaux, qui s’enfoncent dans la vase, y dardent leurs racines, et forment une barrière impénétrable. La verdure pâle de ces arbustes tranche sur le fond d’ocre de la grève et complète l’aspect sauvage de ce port, qui est resté jusqu’à ce jour tel que l’a fait la nature. — Quelques petits bâtimens caboteurs, des pirogues creusées dans un tronc d’arbre, trois grands navires ancrés sous l’île de Venado, dont un français, l’autre américain, l’autre anglais, à certaine époque de l’année une corvette de cette dernière nation, des nuées de mouettes qui couvrent la mer, tel est l’aspect invariable de la rade vue de terre. — Des maisons basses et blanches qui réverbèrent un éclat éblouissant, un fort en terre de la même couleur d’ocre que la grève, dans lequel une demi-douzaine de canons se rouillent sur des affûts de bois, des croupes escarpées de montagnes dont les flancs sont sillonnés par le passage des eaux et dont les crêtes brunes s’élèvent semblables à une couronne de créneaux, tel est à son tour l’aspect de la ville vue de la rade. — Puis, si l’on veut jouir à la fois du spectacle de la rade, de la ville et du golfe, on n’a qu’à monter sur ces rochers, lorsque la chaleur est moins forte, c’est-à-dire vers le coucher du soleil. De là le spectateur domine deux déserts, l’un du côté de la terre, l’autre du côté de la mer ; l’un borné par des montagnes que le jour, à son déclin, teint d’un violet livide, l’autre par des nuages roses, et justifiant son nom de mer Vermeille, quand la pourpre du couchant vient se fondre avec l’azur des flots. Sur la terre, des plaines incultes, des huttes isolées, quelques flocons de fumée qui montent dans l’air avec lenteur et indiquent une halte de muletiers ; sur la mer, nulle voile, nulle trace de la puissance humaine : seulement, de temps à autre, une baleine voyageuse s’élève pesamment à la surface de l’eau, aspire avec un sourd mugissement la provision d’air nécessaire à ses vastes poumons, bat les flots de sa large queue et regagne ses pâturages d’algues et de varechs ; un narval sort du sein de la mer comme une flèche, décrit une courbe dans l’air et disparaît ; des troupes de loups marins, semblables à des nageurs qui luttent de vitesse, s’avancent et font jaillir devant eux une écume blanchissante. On ne jette plus alors qu’un regard de dédain sur le port, qui d’en bas paraît si étendu, sur ces maisons carrées qui semblent des dés d’ivoire jetés au hasard au milieu d’une herbe dont les tiges sont des palmiers, sur ces rigoles bleuâtres qui sillonnent les plaines et qui sont des fleuves. A la gauche du spectateur, la côte décrit une légère courbe ; le dernier de ces minces filets d’eau qu’on aperçoit au loin vient se jeter dans ce petit golfe : c’est la rivière des Hiaquis.

De toutes les peuplades sauvages qui entourent les établissemens des blancs, les Hiaquis sont la plus puissante. Leurs nombreux villages couvrent une vallée fertilisée par la rivière qui porte leur nom. Ils sont à la fois chasseurs, industriels et agriculteurs. Le nombre des habitans de ces diverses bourgades n’est pas moins de trente mille, y compris les femmes et les enfans. Un grand nombre de ces Indiens viennent se louer à Guaymas comme ouvriers ou domestiques. C’est la partie de la population qui tient le milieu entre l’homme sauvage et l’homme civilisé ; mais, au moindre grief contre les blancs, ces ouvriers disparaissent subitement de la ville et vont se joindre aux milliers de combattans que leur race peut mettre sur pied d’un moment à l’autre. On conçoit tout le danger de ce terrible voisinage pour Guaymas, danger amoindri toutefois en ce que cette disparition subite est pour les habitans un avertissement de se tenir sur leurs gardes. Ces querelles se renouvellent fréquemment, et elles sont toujours sanglantes. C’est une guerre sans pitié, dans laquelle les Indiens n’ont pas toujours l’avantage de l’astuce ou de la férocité.

Le jour de mon arrivée, la ville était dans la consternation ; depuis vingt-quatre heures déjà, tous les Hiaquis avaient disparu, déterminés à. venger la mort des leurs que j’avais trouvés égorgés et mutilés dans le petit bois où ils restaient exposés comme un témoignage de la justice des blancs. On commençait à taxer d’atrocité la vengeance exercée contre des maraudeurs, bien que jusqu’alors un tel fait n’eût été considéré que comme un acte de justice un peu sommaire il est vrai, mais bien méritée. Toutefois, ce qui rassurait un peu les habitans, c’était la nouvelle d’une rupture survenue entre deux chefs hiaquis. L’un d’eux, surnommé Banderas, avait eu l’avantage sur son rival, U’Sacame. On pouvait donc jusqu’à un certain point compter sur l’alliance et le secours de ce dernier. Un autre événement contribuait aussi à jeter la perturbation dans Guaymas. Une révolution avait éclaté dans cette ville quelques jours auparavant. Cette révolution partielle est l’histoire générale de toutes les révolutions du Mexique, toujours aussi futiles dans leur origine et aussi mesquines dans leurs résultats qu’originales dans leurs détails. Voici quels avaient été le principe et l’origine de cette farce politique.

Le commandant de la place était un général nommé Tobar. C’était un ancien soldat, homme actif, brouillon, qui s’était signalé dans les guerres contre les Indiens des diverses peuplades, et qui, après leur défaite ou leur pacification, s’ennuyait d’une inaction forcée. Les lauriers du président Santa-Anna, l’homme par excellence des pronunciamientos et des contre-pronunciamientos, l’empêchaient de dormir. Comme il est toujours glorieux pour un Mexicain de se prononcer pour ou contre Santa-Anna, ce dernier étant alors au pouvoir, le général Tobar se disposait à se déclarer contre lui, quand il apprit sa déchéance. Un tel incident déroutait toutes ses mesures et prévenait ses projets, c’était un contre-temps fâcheux ; pour se distraire et dissiper sa mauvaise humeur, le général, en recevant cette nouvelle, monta à cheval et se livra avec plus de fureur que jamais à son passe-temps favori. Cette distraction était singulière. La campagne environnante abonde en taureaux sauvages, et le général, éperonné, botté, leur donnait la chasse à outrance, sans toutefois tirer contre eux son épée, qu’il réservait pour de plus nobles rencontres. Voici comment il se livrait à cet exercice. Les selles mexicaines, lourdes et massives, ressemblent aux selles arabes, avec cette différence, que l’arçon de devant forme un pommeau aussi élevé que solide. Des étrivières épaisses et grossières soutiennent de larges étriers de bois ; une sous-ventrière d’une force extraordinaire assujettit ce lourd appareil sur le dos du cheval. Le Mexicain, aussi collé à la selle que la selle l’est au cheval, compose avec lui un ensemble inébranlable, et la confiance que lui inspire son adresse l’excite aux prouesses les plus folles. Penché sur l’arçon de cette selle, que nul poids ne peut faire tourner, le général saisissait fortement la houppe poilue qui termine la queue du taureau, donnait un tour de jambe sans quitter du pied l’étrier de bois, et étreignait la queue de l’animal entre ses larges étrivières et sa cuisse vigoureusement serrée au flanc du cheval ; puis, au moment où le taureau, redoublant de vitesse, baissait la tête et levait outre mesure le train de derrière, le cavalier le dépassait, l’enlevait du sol avec une vigueur irrésistible, et le taureau culbuté tombait sur le flanc, étourdi, haletant, et faisant trembler la terre sous la violence de sa chute.

Un lieutenant, soldat de fortune comme Tobar, partageait d’ordinaire avec lui ces distractions, et avait conquis sa faveur par une adresse et une audace peu communes. Ce lieutenant s’appelait Ignacio Ochoa. C’était le type, de plus en plus rare, de ces aventuriers intrépides qui vinrent peupler les présides et refouler les tribus sauvages au fond de leurs forêts. Énergique descendant des compagnons de Cortez, Ochoa était ce qu’on appelle au Mexique un hombre de a caballo, c’est-à-dire qu’il pouvait dompter en deux heures un cheval sauvage, qu’il savait ramasser au galop un objet par terre, se suspendre à la crinière d’une main et à l’arçon de derrière à l’aide de l’éperon, et se coucher ainsi sous le ventre de son cheval au galop ; qu’il savait jeter le lazo et abattre trois ennemis à la fois : de la pointe de son épée, d’un coup d’étrier et du choc de sa monture. Au temps de la chevalerie, c’eût été un chevalier sans peur, mais non sans reproches. Espèce de bandit redouté à dix lieues à la ronde, criblé de dettes, également évité de ceux qui avaient le dangereux honneur d’être ses créanciers et de ceux qui craignaient de le devenir, Ochoa, avec toutes ces qualités d’un chef de partisans, n’était cependant encore que lieutenant. C’était sur cet homme que Tobar avait jeté les yeux pour le seconder. Ce jour-là, le lieutenant Ochoa galopait comme à l’ordinaire à côté du général.

— Est-ce que le temps ne te paraît pas affreusement long au milieu de cette tranquillité de l’état ? lui demanda brusquement Tobar en arrêtant son cheval. En vérité, je m’ennuie de n’avoir rien à faire. Ces chiens d’Indiens Pimas, Zeris ou Tiburons ne donnent plus signe de vie.

— Vous les avez à peu près tous exterminés ; j’en voudrais pouvoir dire autant de mes créanciers, répondit gravement Ochoa.

Le général reprit :

— A cet ennui se joignent chez moi de justes motifs de mécontentement ; n’est-il pas honteux pour le gouvernement central d’avoir prononcé la déchéance de l’excellentissime seigneur Santa-Anna ? Ne suis-je pas moi-même encore simple commandant de place, quand je mérite mieux ? Où est la justice ? Eh bien ! je rétablirai l’ex-président, ou je deviendrai moi-même gouverneur de l’état, et je compte sur toi pour m’aider.

— Quand marchons-nous sur Mexico, demanda Ochoa en riant, pour sommer le congrès souverain de faire de moi un capitaine ?

— Je le dirai, répondit majestueusement Tobar. En attendant, vive Santa-Anna !

— Santa-Anna ou la mort ! s’écria Ochoa, et ils rentrèrent à Guaymas.

Les conjurés furent aussi vite trouvés que la conjuration ourdie ; Ochoa n’eut que l’embarras du choix dans le nombre de ses amis. C’étaient des jeunes gens de familles distinguées, mais de mœurs perdues, la plupart devant, selon l’expression énergique du pays, une ou plusieurs morts[3], et qui avaient eu maille à partir avec les alcades ou les recors. C’était une trop belle occasion de payer leurs dettes sans bourse délier (je parle de leurs dettes pécuniaires), et tous briguèrent l’honneur de s’enrôler sous la bannière de Tobar.

Pendant la nuit qui précéda l’exécution de leur projet, les conjurés, au nombre d’une vingtaine, tinrent conseil. L’assemblée fut orageuse. Quelques-uns émirent d’abord l’idée de brûler la ville et d’égorger les habitans en masse, d’autres se récrièrent contre la barbarie de ce plan ; on se calma, et l’on finit par citer des noms et discuter des exécutions partielles. Chacun crut devoir signaler à l’animadversion publique le créancier dont il avait le plus intérêt à se défaire, ou l’alcade dont il avait le plus à se plaindre. Sur ce chapitre, Ochoa garda le silence ; il ne voulait pas l’extermination de tout Guaymas. Puis on proposa de marcher sur Mexico, après s’être rendu maître du fort, dont il fallait avant tout s’emparer. Nouvelle délibération aussi longue que la première sur la façon dont on s’y prendrait pour en déloger les occupans. On proposa derechef un massacre général de la garnison, puis on revint à des moyens plus doux ; on parla de corruption à prix d’or, et, sur l’observation judicieuse de plusieurs prononcés qui déclarèrent n’avoir pas une piastre à leur disposition, il fut résolu qu’on surprendrait le fort au point du jour. Quant aux résolutions ultérieures, elles dépendraient des circonstances. La pénurie de fonds amena tout naturellement une enquête sur les moyens de s’en procurer. Le pillage de la ville fut encore remis en question, mais Tobar s’y opposa, et, se levant avec gravité : — Notre but, messieurs, dit-il, n’est qu’un but politique, et nous devons ménager l’or et le précieux sang mexicains. — Ochoa trancha le différend en proposant de s’emparer du trésor public, c’est-à-dire de celui de la douane, le seul revenu de la république. Comme, en fait de pillage, Ochoa était une autorité, on s’inclina devant son avis, et l’exécution de son plan lui fut confiée. Enfin, avant que chacun allât se livrer au repos dans la maison de Tobar, où se tenait la délibération, celui-ci fut solennellement prié d’accepter le gouvernement de l’état de Sonora ; Ochoa fut nommé capitaine, chaque officier monta aussi d’un grade, quelques-uns même trouvèrent là une magnifique occasion de se transformer en officiers, de simples bourgeois qu’ils étaient. Tout cela réglé, il ne restait plus qu’à s’emparer du fort d’ocre rouge dont j’ai parlé.

Au point du jour, les prononcés, armés jusqu’aux dents, traversèrent silencieusement la ville, arrivèrent au pied du fort, et, aux cris de vive Santa-Anna ! sommèrent la garnison de se rendre. Les soldats qui la composaient dormaient comme des gens qui n’ont rien à perdre, et ne se firent que médiocrement prier pour crier de fort bonne grace vive Santa-Anna ! Les prononcés, surpris de ce facile succès, ignoraient que, la veille même, ces soldats avaient vendu leurs cartouches pour compenser quelque peu l’arriéré de solde qui leur était dû. Au lever du soleil, on apprit dans Guaymas l’installation du nouveau gouvernement.

Quelques heures après, le lieutenant du général Tobar se présenta chez l’administrateur de la douane. Celui-ci faisait la sieste dans son hamac. Ochoa, s’adressant à lui avec toute la courtoisie dont ne saurait se départir un voleur mexicain, lorsqu’il détrousse un voyageur sur la grande route, lui demanda poliment combien il y avait d’argent dans les coffres de la contaduria.

— Douze mille piastres, répondit l’administrateur.

— C’est peu, dit Ochoa, mais c’est cependant assez pour m’éviter une commission désagréable.

— Laquelle ? dit l’administrateur en faisant un soubresaut dans son hamac.

— Celle de vous apporter vous-même à mon général, dit Ochoa, car je lui avais promis de lui livrer ou le trésor ou l’administrateur de la douane.

— Vous voudrez bien me donner un reçu, capitaine, j’espère ?

— Comment donc ! mais c’est trop juste ; je crains seulement que ma signature ne soit de bien mince valeur. Ah ! seigneur administrateur, j’ai été étrangement calomnié dans ce pays !

L’administrateur, après avoir vidé ses coffres contre le reçu d’Ochoa, continua sa sieste. Ochoa revint chargé de son butin, qu’il déposa dans la maison de Tobar, transformée pour l’heure en maison de ville. À cette vue, les conjurés poussèrent des cris de triomphe. Il n’y eut qu’une voix sur la destination des douze mille piastres : ce fut de les employer au bien public ; mais ce mot de bien public est susceptible de mille interprétations. Chacun l’entendait à sa manière et donnait son avis plus ou moins désintéressé, et la question restait difficile à résoudre. Cependant, après bien des pourparlers, il fut décidé, sur l’avis d’Ochoa, qu’on emploierait les fonds à la restauration des affûts de canon, dont le bois, horriblement fendu par le soleil, était hors de service. Sans doute, si le bruit de cette échauffourée parvint au général Santa-Anna au fond de l’hacienda de manga de clavo où il avait l’habitude de se retirer après les crises politiques, il dut être bien flatté d’un mouvement en sa faveur qui se manifestait d’une manière aussi patriotique. Pour achever de se modeler sur son illustre patron, Tobar, après avoir investi Ochoa de ses pouvoirs, se retira également dans une propriété qu’il possédait aux environs de Guaymas. Il y était encore quand j’arrivai sur le théâtre des événemens que je viens de raconter.

La cité de Guaymas, qui, malgré ce titre prétentieux, n’est encore qu’à l’état de bourgade, ne possède ni église ni auberge. Le premier point lui est particulier entre toutes les villes du Mexique quant au second, elle le partage avec toutes celles de l’état de Sonora. L’étranger ou le voyageur qui y arrive est forcé de demander dans la première maison venue une hospitalité qui ne lui est jamais refusée. Des remerciemens sincères quand le propriétaire est riche, une indemnité pécuniaire quand il ne l’est pas, dédommagent l’hôte qui vous a reçu de ses soins, de ses dépenses et de son bon accueil. Ce fut donc avec une entière confiance dans cette louable coutume que je dirigeai mon cheval, assez fatigué par une longue route, vers la maison d’un de mes compatriotes à qui l’on m’avait recommandé. Comme, dans ces pays reculés, les chevaux sont reçus familièrement, même dans les chambres à coucher, voyant que personne ne se présentait sur le seuil de la boutique, je n’hésitai pas à y pousser ma monture de manière à ce que sa tête dominât le comptoir, et, de cette position élevée, j’a dressai ma requête selon l’usage de ces pays primitifs. Mon compatriote ne parut que médiocrement flatté de la préférence qui lui était accordée. Tout Gascon qu’il était, il me donna à entendre, avec une franchise peu ménagée, que sa maison était bien petite, mais qu’il en connaissait une à louer dans un endroit qu’il m’indiqua, et que dans cette maison, meublée à la mexicaine, avec la selle d’un cheval, les armes d’eau[4] et la peau de mouton, j’arriverais facilement à y composer un excellent lit et l’ameublement d’une chambre à coucher. Après ces renseignemens, mon excellent compatriote me tendit la main avec une cordialité qui prouvait combien il avait hâte de se débarrasser de moi, et je me mis à chercher la maison qu’il m’avait désignée. Je ne tardai pas à la découvrir. C’était une maison basse, ornée sur le devant d’un péristyle soutenu par quatre piliers en pisé. La porte, ouverte à deux battans, laissait voir une grande chambre à moitié décarrelée par le passage des chevaux. Une autre porte, pratiquée parallèlement, de manière à établir, suivant l’usage, un courant d’air perpétuel sous ce ciel de feu, donnait accès dans une vaste cour.

Je ne pus, au premier aspect, saisir qu’imparfaitement ces détails à travers les festons pressés de la chair sanglante de trois ou quatre vaches découpées en longues lanières. Ces lanières décrivaient, à la manière des lianes dans les forêts, mille capricieux enchevêtremens le long des piliers du péristyle et sur des cordes tendues à cet effet ; elles offraient, sous le soleil qui les desséchait, tous les tons les plus cadavéreux, depuis le rouge cramoisi, les divers violets et le bleu jusqu’au plus beau vert. Ce n’était donc que fort confusément, à travers ce labyrinthe de viande, qu’on apercevait la cour, constellée de mares d’eau croupie, sur lesquelles la pourriture étendait un glacis couleur d’arc-en-ciel. Des peaux fraîchement écorchées étaient tendues sur le sol au moyen d’une infinité de piquets. Des essaims de mouches bourdonnaient sur toute cette putréfaction, d’où s’exhalaient des effluves empoisonnées. Tel était l’asile que m’avait indiqué mon obligeant compatriote.

Un homme d’une quarantaine d’années, de petite taille, était assis sur une espèce de chaise en roseaux et fumait impassiblement une cigarette au milieu de ce charnier. Sa physionomie était à la fois cynique et réservée ; sa tournure et ses vêtemens tenaient le milieu entre le prêtre et le laïque. Comme je passais et repassais devant la porte, fort indécis si je profiterais des renseignemens qu’on m’avait fournis, cet homme m’adressa la parole.

— Vous êtes étranger, à ce que je vois, seigneur cavalier, et peut-être cherchez-vous un logement ?

— Je l’avoue, et, si cette maison est à louer, comme on me l’a dit, je pourrais m’en accommoder.

— Eh bien ! alors mettez pied à terre, et veuillez accepter l’hospitalité que je vous offre… dans la maison de mon ami.

J’appris, en causant avec mon nouvel hôte, qu’il était sacristain à Guaymas, ce qui lui donnait aussi peu de peine que de profits, puisque son église n’était encore qu’en expectative.

— En attendant, dit-il, que le gouvernement de l’état fasse construire l’église qu’il nous promet, je fais avec mon ami Casillas quelques affaires ; c’est un jeune homme qu’il faut bien pousser.

Avant d’entrer en arrangement définitif, je désirai m’entendre au sujet de l’affreux étalage qui obstruait l’entrée de la maison.

— Quant à cela, répondit le sacristain, n’en ayez nul souci : je suis intéressé à vous en délivrer le plus promptement possible, car c’est une spéculation que je fais en l’absence de Casillas, et que, pour des motifs à moi connus, je suis forcé de terminer avant son retour, qui doit avoir lieu sous deux jours.

Complètement rassuré sur la disparition prochaine de cet incommode voisinage, mon marché fut bientôt conclu. Le sacristain se montra fort accommodant sur tous les points. Restait l’article de la table ; il me nomma une espèce de petit cabaret, situé près du port, où je pourrais aller prendre mes repas, et il ajouta : — Les principaux membres du gouvernement provisoire le fréquentent assidument, et vous pourrez y faire de brillantes connaissances. Maintenant, continua-t-il avec un sourire engageant, comme je suis certain que mon ami n’a pas d’argent, vous lui rendriez un grand service en m’avançant le prix d’une quinzaine de son loyer ; j’ai sa procuration.

Le soir venu, je me rendis au cabaret qu’il m’avait signalé, et dans lequel se trouvait déjà réunie une compagnie nombreuse. Le cabaret était tenu par deux jeunes gens qui, grace au crédit illimité qu’ils faisaient aux chefs des prononcés, jouissaient en ce moment d’une grande considération. L’un d’eux se chargea de me présenter. Dans une petite salle attenant à la pièce où se trouvait le comptoir, assis autour d’une table longue en bois de balsamo massif, une douzaine d’hommes environ étaient occupés à boire ou à jouer. Quelques chandelles, dont les mèches charbonnaient d’une façon lugubre, répandaient dans toute la salle une lueur douteuse qui en laissait les coins dans l’obscurité. Sur ceux des bancs restés inoccupés, des manteaux brodés, des sarapes aux mille couleurs, des chapeaux à galons d’or ou tout simplement de paille de Guayaquil, étaient jetés pêle-mêle avec de longues rapières à garde de fer ou d’argent. Une épaisse fumée de tabac tourbillonnait autour de la flamme des chandelles et s’élevait en dais au-dessus de ces figures bronzées. L’eau-de-vie de France, le tafia, le mescal de Tequila, circulaient rapidement de main en main, mais l’ivresse n’était encore qu’au début. Un homme de haute taille, aux traits fortement caractérisés, aux yeux noirs, et dont les favoris épais venaient rejoindre une bouche ornée de dents étincelantes, se leva à mon entrée.

— Soyez le bienvenu, seigneur Français, car votre nation ne contient pas de servilesdans son sein ; soyez le bienvenu. Qu’on apporte un verre.

Une voix épaissie par l’eau-de-vie s’éleva aussi d’un des angles de la salle

— La France est une grande nation, et l’empereur Napoléon un grand homme ! Comment se porte-t-il ?

À cette question bizarre, je me retournai pour voir d’où partait la voix ; c’était celle d’un vieux sergent assis contre la muraille, une immense rapière entre les jambes.

— Vous êtes bien bon. — Comme un grand homme qui est mort depuis vingt ans !

Le vieux sergent ferma ses yeux appesantis et n’entendit probablement pas cette réponse, car sa tête retomba lourdement sur sa poitrine.

Ignacio Ochoa (c’était lui qui m’avait reçu) frappa sur la table comme pour imposer silence ; il se tourna vers moi, et s’écria de ce ton emphatique et sentencieux que les habitans de la Sonora ont emprunté aux Indiens :

— J’ai été horriblement calomnié dans ce pays, seigneur étranger, c’est le sort du pauvre. J’ai été pauvre, maintenant je suis puissant. Qui m’empêcherait d’en tirer vengeance ? Personne ! Ochoa peut entrer où entre le feu ; il peut atteindre ce qu’atteint le vent ! Mais non, je ne veux me venger que par des bienfaits.

En achevant ces mots, le futur bienfaiteur de la Sonora enfonça violemment son couteau dans la table de bois massif, ébranlant ainsi toutes les bouteilles et faisant vaciller les chandelles, dont les champignons jonchèrent la table de flammèches fumeuses.

— Bah ! qui de nous n’a pas été calomnié ? N’a-t-on pas dit dans Arispe que j’avais tué mon frère ! s’écria avec un sourire sinistre un jeune homme aux cheveux crépus, au teint bilieux.

— Vous, Guttierrez ! interrompit Ochoa d’une voix sombre ; Dieu veuille que ce soit une calomnie !

— Quoi ! s’écria violemment le jeune homme en se levant de son banc, tandis qu’une pâleur livide couvrait sa figure, oseriez-vous prétendre qu’ils ont dit vrai ?

Et il arracha le poignard d’Ochoa, qui vibrait encore dans la table. Ochoa recula vivement, entoura son bras du premier manteau qu’il trouva, et se mit, l’épée à la main, dans la posture d’un toreador prêt à l’attaque. Les assistans restaient immobiles, sans penser à s’interposer entre eux, quand un homme accroupi dans un coin de la salle saisit aussitôt une petite harpe portative placée à côté de lui et fit entendre un prélude plaintif. Le son de cet instrument, comme celui de la harpe de David, sembla chasser le malin esprit. Ochoa et Guttierrez se rassirent.

En ce moment, un jeune homme entra dans la salle Bien que sa contenance ne trahît aucune émotion violente, néanmoins sa figure pâle, ses cheveux épars et ses habits en désordre semblaient démentir l’expression de sa physionomie.

— Ah ! c’est vous, Casillas ! s’écria Ochoa ; avez-vous, selon mes ordres, poussé votre reconnaissance le plus loin possible ? Où sont les Hiaquis ?

Le jeune homme à qui s’adressait Ochoa se recueillit quelques secondes avant de répondre, mais avec un certain embarras.

— Heureusement, seigneur capitaine, le danger n’est pas si imminent qu’on le craignait. Les Hiaquis sont tranquilles, et rien ne fait prévoir qu’ils songent à nous attaquer de sitôt ; du moins, ajouta-t-il, je le pense ainsi.

Ce nom de Casillas m’avait frappé ; c’était celui de l’ami du sacristain, je l’examinai avec attention. Ce jeune homme devait avoir de vingt-cinq à vingt-six ans ; sa figure était intéressante. La pâleur de son front chargé d’une magnifique chevelure faisait ressortir de grands yeux noirs surmontés de sourcils bien arqués. Après avoir rendu compte de sa mission, il reprit l’expression de mélancolie qui paraissait caractériser habituellement sa physionomie.

Un nouveau personnage se présenta sur le seuil ; il portait à la main une canne de jonc à poignée d’or sur laquelle il s’appuyait. Quoiqu’il affectât un air d’importance, il était facile de deviner qu’il éprouvait un certain malaise à se mêler à la réunion sans y être invité. Par contre aussi, quelques-uns des aventuriers assis à la table dissimulèrent de leur mieux une appréhension également visible sous un masque de dignité d’emprunt. Ochoa seul garda sa contenance assurée.

— Eh ! que nous veut ici le seigneur alcade ? s’écria-t-il en toisant des pieds à la tête le nouvel arrivant avec un orgueilleux dédain.

— J’apporte de mauvaises nouvelles, messieurs, dit l’alcade ; j’apprends que les Hiaquis marchent contre le Rancho[5], que leurs bataillons couvrent la plaine et que leurs feux s’étendent jusqu’au Cerro dei Huerfano, et je viens essayer de prendre avec vous les mesures nécessaires à la sûreté de Guaymas.

— Et vous venez probablement nous offrir le bras de vos recors, s’écria Ochoa. L’autorité militaire que je représente ici, ajouta-t-il en se levant avec impétuosité, n’a ni conseils ni ordres à recevoir de l’autorité civile ; faut-il donc vous rappeler nos fueros ?

La verge de justice représentée par la canne à pomme d’or s’inclina devant la rapière militaire. L’alcade se tut.

— Est-ce tout ce que vous aviez à nous dire, seigneur alcade ?

— J’ai encore une autre nouvelle, mais elle n’intéresse que vous, messieurs ; deux régimens arrivent, dit-on, d’Arispe ; c’est le gouverneur-général qui les envoie.

Les yeux d’Ochoa s’animèrent d’un enthousiasme guerrier, et il s’écria :

— Eh bien ! seigneur alcade, il ne fallait rien moins que cette double nouvelle pour que vous fussiez ici le bienvenu parmi nous ; soyez-le donc deux fois ! Barde, ajouta-t-il en se tournant vers le joueur de harpe, entonne un chant de guerre ; chante notre triomphe et les funérailles de nos ennemis. Et vous, Casillas, recevez mes remerciemens pour l’exactitude de vos renseignemens !

Casillas balbutia quelques excuses que le son de la harpe couvrit entièrement. Un coup frappé en dehors au volet de la salle fit tressaillir l’assemblée, et une voix aigre s’écria :

— Est-il vrai que mon ami Casillas soit déjà de retour ?

Je reconnus mon hôte le sacristain. C’était lui en effet ; il se précipita dans la salle, tandis que l’alcade s’esquivait sans bruit.

— Que vient-on de m’apprendre ? s’écria le sacristain en se jetant avec effusion dans les bras de Casillas. — Que tu arrives à l’instant ! Mais qu’as-tu donc ? que signifient ces gouttes de sang que j’aperçois sur le collet de ta chemise ?

— Ce n’est rien, répondit Casillas en se dégageant vivement de l’étreinte de son ami.

— Mais si, parbleu ! c’est quelque chose ; on dirait un coup de couteau ; serais-tu dangereusement blessé ?

— Ce n’est rien, te dis-je, reprit Casillas en remontant sa cravate, c’est une épine qui m’a déchiré le cou.

Et il me sembla entendre sa voix et voir sa main trembler. — Tu sais, dit-il au sacristain, que les Hiaquis sont à nos portes ?

Le sacristain eut à cette nouvelle l’air d’un homme qui trouve le mot d’une énigme long-temps cherchée, et s’écria :

— Oh ! mon ami, je m’explique maintenant la disparition de tes trois vaches !

— De mes vaches ! .., dit Casiilas alarmé.

— Oui, tu sais ? les dernières, les seules que nous n’eussions pas perdues au Monte. — Eh bien ! je le vois à présent, ce sont les maraudeurs indiens qui les ont volées ?

En soutenant cette assertion avec une rare impudence, le sacristain m’aperçut, me salua, et reprit vivement :

— Quand je dis qu’elles sont perdues, tu vas voir … Dès que je sus qu’elles avaient disparu, je me mis à leur recherche. Les traces étaient faciles à suivre, car il y en avait une qui boitait. Tout à coup les traces disparaissent ; heureusement, à quelque distance de là, ta bonne étoile me les fait retrouver, mais déjà dépecées. C’est ainsi que tu les verras à la maison en cecina[6], comme ce cavalier a pu les voir, dit-il en me désignant.

— Mais les mouches ne les ont pas mangées, j’espère ? s’écria Casillas.

— Oh ! reprit le sacristain d’un air de dignité offensée.

— Parbleu ! dit Casillas d’un air de mauvaise humeur, je craignais qu’il n’en fût de mes vaches comme de cette partie de panocha[7] que tu avais achetée avec mon argent, et que les ravets[8] ont mangée pendant mon absence.

— On n’est pas toujours malheureux, reprit sentencieusement le sacristain un peu déconcerté par les éclats de rire qui partirent dans la salle au souvenir de cette insigne fourberie dont tout Guaymas avait eu connaissance.

— Écoute, continua Casillas : si j’ai pu te devoir quelques services, je me crois parfaitement quitte envers toi, et je te promets que cette fois est la dernière où je serai ta dupe.

Le pauvre Casillas ne pouvait pas prévoir l’avenir.

Après avoir de nouveau, malgré cette déclaration formelle, félicité son ami sur son prompt retour et sur le bonheur qu’il avait eu d’échapper aux indiens, le sacristain, qui sans doute se sentait mal à l’aise dans cette réunion, prétexta quelques affaires, et sortit de la salle.

L’entrée du sacristain et sa conversation avec Casillas avaient fait oublier un instant les graves nouvelles apportées par l’alcade. Quand la porte se fut refermée sur le sacristain, la préoccupation causée par le danger qui menaçait Guaymas et les prononcés amena un profond silence. Ce silence n’était troublé que par les rumeurs du dehors et, les ronflemens du vieux sergent, toujours assoupi sur la coquille de sa rapière. Celui-ci, n’entendant plus autour de lui le bruit des voix, le choc des verres et le cliquetis des bouteilles au milieu desquels il s’était endormi, ouvrit tout à coup les yeux.

— Vous m’avez dit, je crois, s’écria-t-il d’une voix enrouée en me faisant l’honneur de m’adresser de nouveau la parole, que l’empereur Napoléon se portait bien : caramba ! j’en suis bien aise. C’est un grand homme ! et après Santa-Anna…

Puis, voyant que tous les assistans se taisaient, il continua : — Ah çà ! que se passe-t-il donc ici ? n’y a-t-il plus ni mescal ni eau-de-vie ?

On l’interrompit pour lui apprendre les nouvelles.

— Eh bien ! ajouta-t-il, est-ce une raison, parce que le gouvernement se révolte contre nous, parce que les Hiaquis envoient un régiment pour nous combattre, de ne pas boire ? Et, saisissant la première bouteille qui tomba sous sa main, il fit d’un trait disparaître ce qui en restait. Ce qui lui restait de raison et de force disparut aussi, et il glissa sous la table avec un bruit de ferraille produit par le retentissement de sa rapière contre le carreau.

Cet épisode inattendu ramena la gaieté parmi tous les prononcés, qui recommencèrent à jouer et à boire. Ochoa seul paraissait pensif ; il réfléchissait peut-être à la responsabilité qui pesait sur lui en l’absence du général Tobar ; les circonstances devenaient graves, et l’affaire pouvait tourner mal pour le capitaine ; il tordait ses moustaches avec impatience, et de sombres éclairs jaillissaient de ses prunelles dilatées. Au milieu de la scène qui l’entourait, ce bandit, sur qui reposait presque le sort d’une ville entière, ne manquait pas de grandeur.

— Eh bien ! qu’allez-vous faire ? demanda Casillas à Ochoa en le regardant avec anxiété.

— Ce que je vais faire ! s’écria Ochoa arraché à ses préoccupations… Le général Tobar doit être instruit de ce qui se passe ; quelqu’un de vous veut-il monter immédiatement à cheval et courir à franc étrier jusqu’à lui ?

Un profond silence accueillit cette proposition. Ochoa regarda autour de lui en fronçant le sourcil.

— J’irai, moi ! s’écria Zampa Tortas, un jeune homme à l’air doux et modeste qui jusque-là n’avait pas dit un mot.

— Mais c’est un luron qu’il me faut, un hombre de a caballo, car la route est dangereuse, reprit Ochoa à l’aspect du jeune commis de la douane, car telle était la position sociale de Zampa Tortas.

— J’irai, reprit simplement le jeune homme, et je ne demande que le temps de seller mon cheval.

— Eh bien ! que Dieu vous accompagne ! dit Ochoa, et il le prit à l’écart pour lui donner ses instructions.

— Maintenant, poursuivit le capitaine, notre devoir est tout tracé. Notre place est au Rancho, qui sera sans doute bientôt attaqué. Il est onze heures : dans trois ; nous partirons ; que chacun aille se reposer pour se trouver sur la place au moment désigné. — Puis, se retournant vers moi : Seigneur français, me dit-il en son langage pompeux, vous êtes fils d’un pays guerrier, voulez-vous être des nôtres ? Si vous en revenez, ce que vous aurez vu vaudra la peine d’être raconté.

J’aurais voulu, je l’avoue, pouvoir décliner cet honneur ; mais après tout, comme il y avait autant de danger à rester qu’à marcher en avant, je maudis de nouveau l’inhospitalité de mon compatriote, et j’acceptai.

— Un dernier choc des verres, s’écria Ochoa, et puissions-nous demain nous retrouver tous en ce même endroit pour boire à nos succès et à la gloire de la nation mexicaine !

Les verres retentirent de nouveau ; le vieux sergent fut réveillé de son assoupissement et se leva en murmurant les noms de Napoléon et de Santa-Anna ; puis, chacun à son tour quitta la table pour se préparer aux dangers de la nuit.

Cependant la nouvelle de l’attaque prochaine que méditaient les Hiaquis s’était répandue dans Guaymas. La consternation s’était accrue par les récits de plusieurs personnes qui, leur ayant heureusement échappé, vinrent annoncer que les bataillons indiens couvraient les bois et les plaines, et que, si par malheur le Rancho, qui était comme une citadelle avancée, venait à être emporté, c’en était fait de Guaymas. Malgré l’heure de la nuit, personne n’était couché. Comme les ténèbres grossissent toujours la peur, chaque fois que quelque rumeur inséparable de la confusion s’élevait dans une des rues les plus éloignées, on s’imaginait entendre les hurlemens des Indiens et les voir déboucher au cœur de la place ainsi que des démons déchaînés. Les femmes et les enfans se disposaient à aller chercher un refuge à bord des navires étrangers ou caboteurs et au milieu des îles qui forment l’enceinte du port ; les hommes préparaient leurs armes pour la défense.

A deux heures, chacun fut exact au rendez-vous. Au milieu d’un ciel brillant d’étoiles, la lune allait se coucher derrière cette couronne de créneaux qui domine Guaymas ; ses rayons tombaient obliquement sur le port, dont ils éclairaient les eaux limpides, et qui eussent paru stagnantes sans la frange d’écume que le flux poussait sur la grève au pied des rochers et parmi les tiges des mangliers. La masse noire des navires à l’ancre se dessinait sous l’île du Venado, qui ressemblait dans l’ombre à un gigantesque navire échoué. Des pirogues, des canots chargés de femmes et d’enfans, se croisaient sur la rade, en laissant après eux un long sillage phosphorescent, une traînée scintillante comme la flamme du punch. Des feux brillaient dans les îles, sur la cime des palmiers aux feuilles aiguës et des goyaviers en fleurs ; des nuages de fumée glissaient, chassés par la brise. Des essaims de mouettes voletaient éperdues avec des cris perçans, tandis que les grands pélicans pêcheurs, posés sur une patte comme des hiéroglyphes, regardaient impassiblement tout ce tumulte inusité. En arrivant sur la place, je vis une masse compacte de cavaliers dont les chevaux piaffaient et poussaient des hennissemens. De temps en temps, la lueur des cigarettes éclairait des figures bronzées qui s’évanouissaient aussitôt dans l’ombre. Tout le monde était prêt à partir ; on attendait seulement que ceux qui avaient été mettre leur famille en sûreté dans les îles fussent de retour.

Le mouvement tumultueux du port cessa peu à peu, et de nouveaux renforts vinrent successivement se joindre aux cavaliers réunis sur la place. Bientôt la rade ne présenta plus sur sa surface ni canots, ni pirogues ; ses eaux redevinrent tranquilles ; les familles étaient en sûreté soit au milieu des îles, soit à bord des divers bâtimens. Ochoa, avant de donner le signal du départ, parcourut le front de son escadron pour s’assurer si tous ses hommes étaient présens. Tout à coup il s’écria : — Mais je ne vois point Casillas ! — On lui apprit qu’en sortant du cabaret, Casillas avait sellé son cheval et s’était éloigné sans dire où il allait. Je vis le capitaine froncer le sourcil d’un air mécontent. Enfin il allait donner le signal attendu, lorsqu’il fut rejoint par le jeune homme qu’il avait dépêché au général Tobar. Ochoa s’avança au-devant de lui dès qu’il l’eut reconnu, et, lui secouant affectueusement la main :

— Eh bien ! Zampa Tortas, lui dit-il, vous arrivez à temps pour vous joindre à nous. Quelles nouvelles m’apportez-vous du général ?

— Le général était absent : il parcourt le pays pour gagner des soutiens à notre cause ; mais je lui ai fait parvenir votre message par un exprès pour venir vous retrouver, et me voici.

— Soyez le bienvenu, dit Ochoa ; nous allons partir.

— Un instant, seigneur capitaine, dit Zampa Tortas en l’arrêtant, je ne suis pas revenu seul. Un messager indien attend à l’entrée de la ville un sauf-conduit de votée part pour communiquer, dit-il, des nouvelles importantes au chef des yoris[9].

— Il n’a rien à craindre, amenez-le.

Zampa Tortas piqua son cheval, et revint quelques instans après, accompagné d’un Indien dans son costume de guerre. Celui-ci s’arrêta devant Ochoa en attendant que le capitaine lui adressât la parole.

— Parle, dit le capitaine. Qui t’envoie ? Est-ce ce chien de Banderas ?

— Banderas est un chien en effet, dit le Hiaqui ; je ne porte pas ses messages. C’est U’Sacame qui m’envoie, et voici les paroles qu’il m’a chargé de transmettre au chef des yoris : U Sacame a été insulté par Banderas ; sa maison a été brûlée ; il est devenu l’ennemi de sa race. Deux cents guerriers l’accompagnent. Que les blancs lui promettent leur appui pour brûler à son tour la maison de Banderas, et ses guerriers seront aussitôt rendus au Rancho que ces cavaliers qui vont partir.

Ce message, transmis à haute voix et en assez bon espagnol, fut accueilli avec un vif sentiment de satisfaction, car tout le monde connaissait la bravoure du rival de Banderas, et, à la veille d’une action décisive, ce renfort inespéré n’était pas à dédaigner. Ochoa accepta les offres de U’Sacame, et engagea sa parole et celle de ses compagnons qu’ils l’aideraient à tirer de son rival une éclatante vengeance.

— Maintenant, messieurs, s’écria Ochoa, en avant !

L’escadron se mit en marche, tandis que le messager indien coupait la route par un chemin de traverse pour aller rejoindre son chef. En ce moment, Casillas nous rejoignit aussi. Son cheval était haletant comme après une course rapide. — Mieux vaut tard que jamais, — dit Ochoa d’une voix railleuse. Casillas ne répondit rien.

Deux petites lieues séparent le Rancho de San-José de Guaymas de Guaymas même. La route parcourt, pendant près des trois quarts de cette distance, des plaines et des terrains calcaires, où les nopals et les cactus mêmes ne poussent que de loin en loin. La lune éclairait ces plaines désolées et silencieuses, les cactus allongeaient leurs grandes ombres sur cette terre blanche et nue qui n’avait pas d’écho pour répéter le bruit sourd des pas de nos chevaux. Ces landes furent promptement traversées ; mais, à peu de distance du Rancho, des bois d’arbres épineux bordent les deux côtés de la route. Il semblait qu’on apercevait dans l’obscurité des formes noires immobiles. Ochoa fit faire halte.

— Au galop, messieurs, dit-il à mi-voix, pour traverser ce défilé, et feu sur les deux flancs ! Puis il ajouta, d’une voix qui retentit dans le silence de la nuit : Santiago !

À ce mot, auquel les chevaux ont l’habitude de s’élancer, leur galop ébranla la terre, et notre escadron s’engagea résolument au milieu des bois. Des détonations répétées signalaient notre passage, mais pas un cri, pas un hurlement ne se fit entendre. Seulement, dans les momens de silence des armes à feu, une flèche traversait l’air en sifflant, un cheval se cabrait, un cavalier étouffait un gémissement de douleur. Puis des coups de feu retentissaient de nouveau, et des bruits de feuilles froissées, de branches brisées par la chute d’un corps, sortaient des fourrés ; nos chevaux poursuivaient leur course avec un cliquetis de mors impatiemment secoués, d’éperons retentissans, de fourreaux de fer heurtés les uns contre les autres. On aurait dit, au milieu de l’obscurité, un combat de fantômes.

En quelques minutes, nous eûmes franchi ce pas périlleux, qui aurait pu nous devenir funeste, s’il eût été occupé par la multitude des Indiens et non par un corps isolé. Une halte eut lieu dans la plaine. Quelques chevaux et quelques cavaliers étaient blessés, mais personne ne manquait. Bientôt les premières maisons du Rancho se dessinèrent, à travers la nuit. Un hourra retentissant, poussé par tout l’escadron, fut répété par la garnison, pendant qu’on abaissait les barrières pour nous donner passage.

Le Rancho est composé d’une place et de deux rues qui le coupent à angle droit, de façon qu’il a quatre entrées seulement. Ces entrées étaient barricadées solidement avec des troncs de palmiers qui résistent presque autant au feu qu’à la hache ; une petite pièce de campagne ajoutait à la défense de chaque porte. Deux cents hommes environ étaient déjà réunis dans l’enceinte du village, les uns campés au milieu de la place, les autres retranchés dans les maisons, et, avec ceux qu’amenait Ochoa, la garnison blanche se montait à trois cents hommes environ.

Du premier coup d’œil qu’il jeta à son entrée dans le Rancho, Ochoa vit que U’Sacame avait tenu parole. Ses deux cents guerriers, isolés au milieu de la place et groupés autour des feux qu’ils avaient allumés, semblaient se reposer d’une longue route. Ce renfort portait à cinq cents le nombre des défenseurs du Ranches. Deux Indiens, debout au milieu de leurs compagnons couchés, tenaient la bride d’un beau cheval de bataille à moitié couvert d’une housse de drap rouge, la queue ornée de rubans, et la crinière de pompons de même couleur. Pendant qu’Ochoa l’examinait en connaisseur, il se sentit légèrement touché à l’épaule ; il se retourna, U’Sacame était devant lui. Le chef blanc et le chef indien s’examinèrent un instant avec curiosité, car ils étaient inconnus l’un à l’autre. Par une singularité qui surprit Ochoa, U’Sacame portait le costume d’un cavalier mexicain.

U’Sacame n’a qu’une parole, dit l’Indien en montrant du geste ses guerriers couchés autour des feux ; les blancs n’en auront-ils pas deux ?

— Non, dit Ochoa, les blancs n’oublient pas les services rendus ; ils sont braves, l’ingratitude est le vice des lâches.

— C’est bon, dit l’Indien, à qui une plus longue réponse eût inspiré de la défiance ; le moment n’est pas loin où les blancs montreront s’ils savent récompenser leurs amis, le moment approche où ils vont montrer s’ils sont braves.

L’Indien indiqua du doigt à Ochoa deux points dans le ciel l’un après l’autre, et ajouta :

— Quand la lune descendra derrière cette colline, quand le chariot (la grande ourse) s’inclinera derrière ces palmiers, les flèches siffleront, mais pas avant ; les Indiens n’aiment pas la clarté de la lune. Le chef des yoris et ses soldats feront bien de reprendre des forces en dormant ; U’Sacame veillera pour eux.

— Non, les femmes et les enfans dorment dans les îles de Guaymas, les hommes veilleront au Rancho, répondit Ochoa en se servant du même ton d’emphase pour cacher sa défiance d’un allié non encore éprouvé.

L’Indien n’insista pas, car il approuvait cet amour-propre d’un soldat, et son cœur était pur d’arrière-pensée. Sans échanger d’autres paroles, les deux chefs se dirigèrent instinctivement vers la barrière qui fermait l’issue du côté où il était certain que commencerait l’attaque. A une certaine distance, un pli de terrain cachait la route, qui descendait dans une vallée ; c’était là que les Hiaquis étaient campés. La campagne était morne et silencieuse, le ciel clair, la lune brillante. Ses rayons argentaient les spirales de la fumée des bivouacs indiens, dont le grand nombre indiquait qu’ils étaient au moins deux mille. Le silence avait quelque chose de terrible qui, joint à la fraîcheur de la nuit, aurait fait frissonner le plus brave.

— L’œil ouvert prévient la trahison, dit U’Sacame après un long silence, comme préoccupé encore des derniers mots d’Ochoa, dont il avait deviné le sens caché. U’Sacame répond de ses hommes, le chef yori peut-il en dire autant ?

— Je réponds des miens, dit fièrement Ochoa ; mais je tuerais un traître, s’il en existait parmi eux.

— Bon, dit froidement l’Indien, et tous deux se turent de nouveau.

Cependant la lune était tout près de l’horizon, le chariot allait atteindre la cime des palmiers, quand toutes les dispositions furent prises, les toits des maisons garnis de blancs et d’Indiens, les artilleurs à leurs pièces, chacun à son poste. Bientôt un murmure confus commença de monter lentement de la vallée, puis grossit comme le bruit de la mer dans le lointain. De moment en moment, le fracas se rapprochait, semblable à une tempête, jusqu’au moment où des hurlemens annoncèrent que cet orage grondait dans des poitrines humaines. Confians dans leur force numérique, les Hiaquis négligeaient les précautions d’usage, et dédaignaient de dissimuler leur approche. Alors, derrière l’ondulation de la plaine assombrie par l’absence de la lune, des têtes surgirent en quantité, une masse noire se forma, puis un sifflement de flèches se fit entendre. La masse noire approchait toujours, une détonation suivit un éclair éblouissant, et la mitraille vint y faire une large trouée aussitôt comblée. Le combat était engagé.

Les Indiens qui formaient le premier rang, poussés par la multitude qui grossissait derrière eux, vinrent heurter les barricades et s’efforcèrent de les escalader. La lutte alors eut lieu corps à corps avec d’affreux hurlemens ; le sabre, le couteau, brillaient aux lueurs des armes à feu, le sang coulait de part et d’autre. Malheureusement les Mexicains qui servaient la pièce de campagne dont la gueule dépassait, comme par un sabord, les troncs de palmiers des barricades, gênés par ceux des leurs qui combattaient les assaillans, ne pouvaient faire feu qu’à de longs intervalles. Quant à pointer, il n’en était pas besoin, car les Hiaquis arrivaient à bout portant. Une nuée de flèches entremêlées d’une grêle de balles partaient des terrasses des maisons contiguës aux barricades, et portaient le désordre dans les rangs ennemis ; mais de nouveaux assaillans remplaçaient ceux qui tombaient ou fuyaient.

Parmi les plus acharnés, dont le flot venait se briser contre les retranchemens, une forme noire et gigantesque se faisait remarquer dans les ténèbres. Une lourde hache, qui brillait aux lueurs de l’artillerie, s’abattait à chaque instant avec un sifflement aigu. Un gémissement suivait chaque coup, un Mexicain tombait, ou, à défaut, les barricades criaient sous sa redoutable atteinte.

Personne n’abattra-t-il donc ce démon de l’enfer ? s’écria Ochoa, Guttierrez, un coup de pistolet à ce chien, ou bien faites-moi place.

On entendit la pierre qui frappait le bassinet, mais des étincelles seules jaillirent ; un éclat de rire et un hurlement répondirent à cette vaine tentative. La hache s’abattit de nouveau, et, si Guttierrez esquiva le coup, à côté de lui, le vieux sergent à la longue rapière tomba la tête fendue pour ne plus se relever. Cette fois, plusieurs coups de feu partirent ensemble sans atteindre le but qu’ils cherchaient ; des Hiaquis tombèrent, il est vrai, mais la hache brillait toujours, et de minute en minute un Mexicain disparaissait des rangs.

— Camoté se rit des balles des blancs, et il les tue comme des chiens ! hurla le géant indien.

Le nom de Camoté circula de bouche en bouche parmi ses ennemis. C’était le nom bien connu d’un Hiaqui, redoutable par sa force extraordinaire, qui venait à Guaymas se louer comme charpentier ; il avait appris, parmi les blancs, à manier cette hache dont il faisait contre eux un si terrible usage. Après cette bravade, l’Indien céda sa place à des combattans moins fatigués. Cependant ces assauts repoussés et toujours renouvelés de la part des Indiens, le besoin de se multiplier et d’être partout à la fois de la part des blancs, commencèrent à lasser les deux partis. Une espèce de trêve s’ensuivit, si l’on peut appeler ainsi un combat qui n’avait plus lieu que de loin.

À cette heure, le jour commençait à poindre, les armes à feu jetaient une lueur moins vive, et l’on pouvait distinguer les flèches dans l’air, bientôt un rayon de soleil vint éclairer les résultats du combat de la nuit. Du côté des Hiaquis, des mares de sang, desséchées par la poussière, décelaient seules les ravages de l’artillerie ; pas un cadavre n’était étendu par terre, car, suivant la coutume des Indiens, c’est un point d’honneur de ne pas laisser leurs morts sur le terrain. Du côté des blancs, les pertes ne laissaient pas d’être nombreuses, et surtout visibles ; accablés qu’ils étaient par la multitude, à peine avaient-ils eu le temps de ramasser leurs blessés, seulement les morts avaient été mis à l’écart et déposés sur le seuil des maisons.

Les flèches et les balles traversaient incessamment l’espace laissé vide par les assaillans entre eux et les barricades. C’était déjà un premier succès pour les blancs. Au premier rang des ennemis, à demi-portée de fusil environ, insolemment assis par terre comme un bûcheron qui se repose, Camoté tenait son arme sur ses genoux.

— Les balles des blancs, dit-il en faisant allusion à la maladresse des Mexicains dans le maniement des armes à feu, ne sont fatales qu’à leurs amis ; c’est un ami que va frapper le coup destiné à un ennemi. La hache de Camoté est plus sûre ; elle ne fait pas long feu, quoiqu’elle soit teinte du sang des blancs.

Une grêle de balles répondit à cette audacieuse raillerie. Camoté secoua la tête.

— Que les yoris comptent leurs combattans, ces balles doivent en avoir tué quelques-uns, dit-il en faisant un geste de mépris.

— Quand les Hiaquis auront pris Guaymas, et que les blancs cultiveront pour eux le maïs et les melons d’eau, Banderas nous a donné l’ordre de lui amener trois de leurs plus belles femmes, dit un autre Indien, qui en effet nomma celles qui jouissaient dans Guaymas de la plus grande réputation de beauté.

Un cri d’étonnement partit du côté des Mexicains à ces trois noms parfaitement articulés.

Un autre Indien vint s’asseoir à côté de Camoté. Il s’accroupit à la manière des tailleurs ; puis, se renversant sur le dos, et tendant avec les pieds un arc que la force d’un bras ordinaire n’aurait pu ployer

— Le zapatero (cordonnier) va prendre la mesure des blancs, s’écria-t-il.

Une flèche partit, lancée avec une vigueur incroyable, et traversa le chapeau d’Ochoa en lui labourant le crâne.

— En voici une autre, c’est une mesure de quinze points, reprit l’Indien, et il décocha encore une flèche qui vint percer de part en part un des hommes de U’Sacame.

Puis la voix de Camoté domina tout le tumulte.

— Les blancs, tous des enfans ! cria-t-il en reprenant avec acharnement sa plaisanterie sur les armes à feu des Mexicains ; leurs fusils sont des roseaux creux, leurs balles des garbanzos, leurs canons des écorces de troncs d’arbres !

Puis s’animant, s’enivrant de ses propres paroles, Camoté agita les longues nattes de ses cheveux ; d’un bond aussi il se dressa sur ses pieds, accourut suivi d’une centaine des siens, et, au milieu des cris de rage de ses ennemis, il saisit à deux mains la bouche du canon qu’il se mit à secouer comme un arbuste.

— Abattez ces barricades ! criait-il en donnant sa hache à l’un de ses compagnons, tandis que sa large poitrine touchait la gueule de la pièce d’artillerie.

C’était pousser trop loin le mépris pour la maladresse des blancs ; le coup partit, et les débris sanglans du corps de l’Indien furent lancés dans toutes les directions. Des hurlemens aigus firent retentir les airs, et un nuage de poussière fut soulevé par les Indiens, qui s’étaient jetés à plat ventre ; quand il fut dissipé, l’espace était vide de nouveau, et les Maquis en pleine déroute. Le combat avait commencé à cinq heures, il en était dix.

— A cheval, enfans, à cheval ! s’écria Ochoa, poursuivons-les jusqu’à leur rivière ; que pas un n’échappe au tranchant de nos sabres !

Le chef yori veut-il donc épuiser les forces de ses guerriers, au lieu de les ménager pour soutenir une nouvelle attaque ? dit U’Sacame en arrêtant l’élan du capitaine ; qu’ils songent à se reposer, car, lorsque le soleil sera au tiers de sa course, les Hiaquis reviendront en plus grand nombre.

Ce conseil fut goûté des Mexicains, qui se battaient bravement depuis cinq heures, et, après avoir pansé tant bien que mal les blessés, chacun ne songea plus qu’à prendre de la nourriture et du repos. Pendant ce temps, U’Sacame promenait un regard attentif sur les principaux d’entre ses nouveaux alliés réunis autour d’Ochoa. Tout à coup, à l’aspect de la figure triste et pâle de Casillas, l’œil du sauvage brilla d’un éclat sinistre, comme s’il eût cherché à retrouver dans sa mémoire une trace à demi effacée, et l’Indien enveloppa de son regard ardent le jeune homme, qui devint plus pâle encore. De son côté, celui-ci paraissait interroger des souvenirs confus à l’aspect du chef hiaqui. Durant ce mutuel examen, nul des deux ne fit un mouvement ; Casillas détourna ses regards pour les fixer sur la terre. Quant à U’Sacame, il parut avoir éclairci ses doutes au bout d’un instant, car, se dirigeant vers Ochoa, il lui toucha la poitrine du doigt en lui disant

— Que le chef ordonne à ses hommes de ne pas faire un pas hors de l’endroit où ils sont, les paroles de U’Sacame sont pour les oreilles de tous.

— Restez, messieurs, dit Ochoa, surpris de l’air solennel du guerrier hiaqui, et voyons quelles sont ces paroles.

U’Sacame reprit :

— Que m’a dit ce matin le capitaine yori ? qu’il répondait de ses hommes ?

— Oui, dit Ochoa de plus en plus surpris.

— Qu’il tuerait un traître, s’il s’en trouvait parmi eux ?

— Je l’ai dit.

U’Sacame fit deux pas en avant, puis, étendant brusquement le bras vers Casillas, il s’écria d’une voix terrible :

— Ce jeune homme doit mourir !

Il n’avait pas achevé que son poignard plongeait jusqu’au manche dans la gorge du jeune homme, qui tomba en poussant un soupir. Certes, la main de presque tous les spectateurs de cette scène avait été rougie de sang humain, et un assassinat avait été pour beaucoup d’entre eux un événement assez insignifiant ; malgré cela, toutes les physionomies exprimèrent une horreur profonde à l’aspect de ce coup inattendu, et plus d’un sabre fut tiré pour venger cette mort imprévue.

— Arrêtez, messieurs ! s’écria Ochoa en s’interposant entre eux. Puis, s’adressant à U’Sacame, qui, après avoir enfoncé son couteau dans la terre pour l’essuyer, le passait froidement dans sa gaine : — Le chef hiaqui veut-il donc s’arroger droit de vie et de mort sur mes hommes ? s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion.

— U’Sacame a voulu éviter à son allié l’office de bourreau ; son poignard a tenu la parole du chef blanc, ce poignard a achevé ce qu’avait commencé la flèche de U’Sacame.

Et, à la grande surprise des assistans, il découvrit le cou de Casillas, et leur montra la blessure, objet de la sollicitude du sacristain. Il raconta comment il avait su, par un de ses partisans restés dans la tribu de Banderas, qu’un blanc trahissait la cause de ses frères, et qu’il devait endormir leur vigilance par de faux rapports jusqu’au moment où le chef hiaqui attaquerait Guaymas après avoir forcé le Rancho, surpris à l’improviste. Il dit que ce blanc commandait l’arsenal et devait le livrer aux Indiens. U’Sacame ajouta que, la veille au soir, sachant que Casillas venait d’avoir avec Banderas une dernière et décisive entrevue, il avait voulu donner à ceux dont il venait demander l’alliance un gage de sa loyauté en leur livrant le traître mort ou vivant, mais qu’au moment où ses coureurs avaient réussi à s’emparer de cet homme et le lui amenaient, Casillas avait, par un effort désespéré, échappé au sort qui l’attendait ; qu’alors il lui avait décoché dans sa fuite une flèche qui n’avait fait que le blesser légèrement.

L’Indien attendit ensuite froidement la réponse d’Ochoa.

— Je m’explique maintenant sa conduite singulière d’hier soir, dit le capitaine ; mais quelqu’un de vous, messieurs, peut-il deviner le motif de cette trahison ?

Tout le monde se fut.

— Il aura voulu se faire cacique, dit enfin Guttierrez en riant.

— Que Dieu lui fasse paix ! dit Ochoa en donnant l’ordre de réunir le corps de Casillas aux cadavres entassés dans une maison voisine.

Bientôt cependant le soin de la sûreté personnelle de chacun vint distraire l’attention de cette scène lugubre. La prédiction de U’Sacame s’accomplit à la lettre. La sentinelle placée sur la plus haute maison s’écria : Aux armes, voici les Indiens !

Il était trois heures ; les mêmes épisodes signalèrent ce nouveau combat, plus acharné que le premier. Vers six heures, le soleil éclairait obliquement un monceau de morts entassés dans le Rancho ; Ochoa, grièvement blessé, blasphémait de toute la force de sa voix mourante ; ses hommes découragés ne combattaient plus que faiblement ; les Indiens de leur côté, quoique ayant fait des pertes énormes, tentèrent un dernier effort pour écraser ce qui restait des défenseurs de la place.

Au milieu de ses bataillons, Banderas, visible cette fois, encourageait de la voix ses guerriers. Monté sur un cheval couvert d’une selle de velours rouge, mais immobile comme un satrape d’Orient, il dédaignait de prendre part au combat, sa présence seule lui semblait suffisante. Au moment où les blancs fatigués sentaient le cœur leur manquer, un cri de guerre retentissant comme le tonnerre partit derrière eux. Il était poussé par U’Sacame. Le chef hiaqui paraissait transfiguré ; il avait dépouillé son costume mexicain, et, monté sur son beau cheval de bataille, dont il avait ôté la housse traînante, nu des pieds à la tête, le corps huilé et luisant comme du bronze, il avait repris toute la majesté sauvage d’un chef indien. Sa main brandissait sa longue épée ; derrière lui, ses soldats se pressaient, prêts à s’élancer comme leur chef,

A la vue de Banderas, son ennemi mortel, les veines de son front se gonflèrent, sa lèvre en se retroussant laissa voir ses dents serrées. — Place à U’Sacame ! s’écria-t-il impétueusement ; puis, éperonnant son cheval avec ardeur, il lui fit franchir la barricade et tomba comme un jaguar au milieu des Hiaquis stupéfaits. Un autre cheval bondit derrière le sien : c’était celui de Zampa Tortas. Cette héroïque imprudence n’échappa pas à Banderas, qui donna à haute voix l’ordre de le prendre vivant pour le faire périr du supplice des traîtres ; mais l’ordre n’était pas facile à exécuter. U’Sacame, bien qu’enveloppé de toutes parts, secouait avec une vigueur indomptable les grappes de corps noirs suspendus à ses jambes, qui glissaient entre leurs mains ; ce que son épée ne perçait pas était foulé sous les pieds de son cheval ou assommé à coups redoublés de ses étriers cerclés de fer. Un autre cavalier le suivait de près, qui foulait aussi les Hiaquis acharnés après U’Sacame ; son épée frappait comme la sienne, et les Indiens tombaient autour de lui c’était Zampa Tortas, dont personne n’eût attendu ces prodiges de valeur.

— Chiens ! hurlait U’Sacame, qui poussait avec fureur son cheval bondissant au milieu de ces vagues humaines, laissez U’Sacame se mesurer avec Banderas.

Mais les Hiaquis continuaient de l’entourer. Malgré sa vigueur, malgré ses efforts, il y eut un instant où l’on n’aperçut plus qu’un monceau de corps parmi lesquels surgissaient à peine la tête d’un homme et celle d’un cheval ; c’en était fait du chef indien, lorsque la barrière s’ouvrit enfin. Ses deux cents guerriers s’élancèrent ; les blancs, ranimés par cet exemple, les suivirent, et U’Sacame, le corps sanglant, les narines gonflées, la poitrine haletante, domina de nouveau la foule de ses ennemis épouvantés. Alors une horrible déroute commença ; les Hiaquis tombèrent comme l’herbe qu’on fauche ; Banderas tourna bride, et ses Indiens l’imitèrent, laissant cette fois la terre jonchée de leurs morts. A l’heure où le soleil était sur son déclin, tout était fini. Le siège du Rancho avait duré quinze heures.

Ce soir-là même, un homme arriva au galop de Guaymas au Rancho ; c’était le sacristain. Il chercha long-temps le cadavre de son ami.Casillas ; puis, l’apercevant, il se précipita sur lui et le tint longuement embrassé. — Oh ! mon ami, s’écria-t-il, je ne pourrai donc plus te protéger, comme je me complaisais naguère encore à le faire ! — Il le considéra ensuite avec attention, comme s’il eût médité sur le parti qu’il pourrait encore tirer de ce corps inanimé. Tout à coup une idée lumineuse éclaira son esprit. Il tira de sa poche un couteau, et, avec un soin tout particulier, il détacha de la tête les deux oreilles de son ami, et les enveloppa dans son mouchoir.

— O Casillas, s’écria-t-il en serrant le précieux débris, peut-être es-tu mort en péché mortel ! Je veux te donner une preuve de plus du tendre intérêt que je te portais pendant ta vie. Tu te réjouiras, même après ta mort, d’avoir trouvé un ami tel que moi !

Puis il remonta à cheval et s’éloigna.

Après les événemens que je viens de raconter, quelques jours se passèrent encore, pendant lesquels l’argent trouvé dans les coffres de la douane fut dissipé au point qu’il n’en resta d’autre trace que le reçu d’Ochoa. Il fallut recourir aux exactions, car les nouvelles arrivaient de plus en plus menaçantes d’Arispe. Le général Tobar, toujours retiré dans sa propriété, n’était pas fâché de laisser à Ochoa la responsabilité de ces mesures de rigueur. Plusieurs riches habitans de Guaymas se laissèrent d’abord rançonner d’assez bonne grace ; mais tout a un terme, et le gouvernement provisoire était à bout de ressources.

Un jour, un gros navire bordelais, probablement chargé de riches marchandises, fut signalé comme cherchant à gagner les passes de l’entrée du port. Ce fut pour les prononcés une heureuse nouvelle, car ils devaient percevoir les droits de ces marchandises. Comme l’arrivée d’un chargement de marchandises européennes ne pouvait être sans influence sur les intérêts que je représentais à Guaymas, je me dirigeai le jour suivant, de bon matin, sur la hauteur dont j’ai parlé, et qui domine la ville à une distance assez rapprochée pour laisser voir tout ce qui, s’y passe. Sur l’azur éblouissant de la mer, sur l’azur plus limpide encore de l’horizon, un navire détachait ses voiles blanches, le cap tourné vers la terre. Pendant que je le considérais attentivement, je me sentis toucher le bras ; je me retournai, Ochoa était à côté de moi. Il avait la tête enveloppée de bandages et recouverte d’un chapeau à larges bords qui projetait une demi-teinte sur son visage pâli par les blessures, et au milieu duquel ses yeux noirs semblaient encore plus étincelans. Il venait d’attacher son cheval à une pointe de rocher.

— C’est le ciel qui nous l’envoie si à propos, me dit-il en étendant la main vers le bâtiment et en le couvant du regard.

Tout d’un coup le plus affreux juron que puisse fournir la langue espagnole s’échappa de sa bouche :

— Tenez, dit-il, c’est l’enfer qui s’en mêle ! Voyez.

En effet, on apercevait dans la plaine un nuage de poussière que le soleil éclairait d’un vif éclat, et qui laissait percer les banderoles rouges et la pointe des lances d’un corps de cavalerie.

— C’est le gouverneur-général qui arrive, dit Ochoa en fermant les poings ; un jour plus tard, nous l’aurions défait, ou nous l’aurions acheté !

Soit qu’un coureur eût apporté cette nouvelle à Guaymas, soit pour toute autre cause, de la hauteur où nous étions placés, nous remarquâmes bientôt dans la ville un mouvement inusité. Ochoa considérait cette scène d’un œil hagard, mais sans bouger. Quelques minutes après, il jeta un cri de rage.

— Les lâches ! les traîtres ! les imbéciles ! s’écria-t-il en jetant son chapeau par terre, les voilà qui se débandent ; voilà Guttierrez qui monte à cheval ; va-t-il rassembler nos amis ? Non, il s’éloigne au galop. Arrêtez ! criait-il en proie à une fureur indicible, comme si sa voix eût pu parvenir jusqu’à eux. — Ah ! voilà le brave Tobar, celui-là du moins ne fuira pas ! Non, non, continuait-il en frappant dans ses mains ! — Ah ! tout est perdu, il s’éloigne dans la direction contraire à Guttierrez. Ah ! les lâches, les traîtres ! la légalité les effraie, eux que les Indiens hurlans n’épouvantent pas ! Mais je suis là, moi, dit-il en frappant sur sa poitrine.

En disant ces mots, il s’élança malgré sa faiblesse sur le cheval qu’il avait attaché près de lui, et se précipita au grand trot le long de la rampe escarpée, avec une audace à donner le vertige, faisant rouler les pierres sous les fers de son cheval. Je le suivais de l’œil avec anxiété ; il arriva heureusement sur la place ; je le vis bondir au milieu de la foule, puis je le perdis de vue.

Bientôt la place fut évacuée. Les troupes du gouverneur faisaient leur entrée dans Guaymas. Par une singulière coïncidence, au moment où le gouverneur déployait sur la place son régiment de cavalerie et son infanterie indienne armée d’arcs et de flèches, ce navire bordelais, objet de la convoitise des insurgés, qui recélait dans ses flancs la riche cargaison dont ils avaient espéré un secours décisif, entrait majestueusement dans le port, au moment aussi où le dernier des prononcés, Ochoa, venait de quitter Guaymas.

Dans mes pérégrinations ultérieures à travers l’état de Sonora, j’eus l’occasion de retrouver les principaux membres du gouvernement provisoire de Guaymas humblement cachés dans d’obscures bourgades, hormis un seul, le capitaine Ochoa, dont la destinée m’inspirait plus de sympathie ; ses amis mêmes n’avaient plus entendu parler de lui. — Le général Tobar fut plus heureux ; il était assez haut placé pour être un de ces hommes que les orages politiques n’atteignent que rarement au Mexique. Son commandement, quelque temps inoccupé, lui fut rendu, et son pronunciamiento se confondit avec tant d’autres au milieu des secousses qui ébranlent et ébranleront long-temps encore le Mexique. — U’Sacame, imposé pour chef aux Hiaquis, qui implorèrent la paix, brûla de sa main la cabane de Banderas proscrit, et, après la dissolution du gouvernement provisoire, Zampa Tortas, le commis de la douane, revint s’asseoir à son bureau avec autant de modestie que s’il n’avait pas été tout simplement un héros au milieu de la mêlée sanglante que j’ai essayé de décrire. — Quant à Casillas, sa pâle et mélancolique figure, sa fin tragique, apparaissent souvent dans mes souvenirs ; un mystérieux intérêt s’attache encore dans mon esprit au secret motif de la trahison qu’il avait méditée, et qui lui coûta la vie. Le sacristain n’eut garde d’oublier ce malheureux jeune homme. Colportant les oreilles de son ami, il alla quêter de maison en maison, afin de faire dire des messes pour le repos de son ame. Les personnes pieuses, à la vue de ce qui restait de Casillas, s’émurent de pitié, la collecte fut abondante ; mais le sacristain lui donna-t-il la religieuse destination qu’il annonçait ? Il est permis d’en douter. Il est des hommes dont le sort doit s’accomplir jusqu’à la fin ; Casillas mort devait être exploité par le sacristain comme Casillas vivant, et peut-être le sacristain a-t-il réalisé le proverbe espagnol :

Los dineros del sacristan
Cantando vienen y cantando se van[10]


G. FERRY.

  1. Ce vent, qui vient du pôle sud sans traverser de déserts de sables, est froid dans ces parages, comme le vent du nord dans nos climats.
  2. Coup de cordon de saint François. On appelle ainsi un vent impétueux de sud-ouest qui souffle dans le golfe de Californie en septembre et octobre.
  3. C’est-à-dire qui avaient commis un ou plusieurs assassinats.
  4. Peaux de chèvres suspendues au pommeau de la selle, et qui, par la pluie, servent à envelopper les jambes comme un sac.
  5. Le Rancho de San-José de Guaymas, petit village à quatre kilomètres de Guyamas.
  6. Viande découpée en lanières et séchée au soleil, ainsi que je l’ai dit en commençant.
  7. Cassonnade en petits pains dont on fait un grand commerce en Sonora.
  8. Espèce d’insectes rongeurs.
  9. Les blancs.
  10. L’argent du sacristain vient en chantant et s’en va en chantant.