Souvenirs des Côtes de Californie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 238-260).
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JOSE JUAN


LE PÊCHEUR DE PERLES.




SOUVENIRS DES CÔTES DE CALIFORNIE.




Au temps où les Indes occidentales reconnaissaient encore la domination espagnole, le port de San-Blas, situé à l’entrée du golfe de Californie, sur la côte de l’ancienne intendance, qui est devenue l’état de Xalisco, était l’entrepôt des îles Philippines. Des navires richement chargés des soieries de la Chine, des épices précieuses de l’Orient, se pressaient dans la rade ; une population affairée remplissait les rues ; des arsenaux bien garnis, des chantiers toujours en activité, faisaient alors de San-Blas le point le plus important de la côte du sud. Aujourd’hui toute cette splendeur s’est évanouie, et San-Blas ne conserve plus que des restes de chantiers, des restes d’arsenaux, des restes de population, le souvenir de son ancien commerce et sa situation pittoresque.

La ville se divise en deux parties, la ville haute, et la ville basse ou la plage. Des arceaux de la Commandance générale, bâtie sur le sommet d’un rocher escarpé, le regard embrasse un des points de vue les plus mélancoliques et les plus beaux qu’on puisse contempler. D’un côté, s’offre la ville haute, silencieuse et dépeuplée, triste et morne comme tout ce qui s’affaisse et tombe en ruine après avoir été puissant ; de l’autre, une épaisse et verte forêt dont les premières cimes viennent caresser, comme un flot de verdure, les fondemens de la Commandance, s’abaisse en amphithéâtre jusqu’à la plage. Un chemin tortueux, qui se perd et se retrouve au milieu des arbres, descend jusqu’au niveau de la mer. Là, sur la grève, parmi des bouquets de palmiers et de bananiers, à l’ombre des cocotiers, se montrent de tous côtés de pittoresques huttes de bambous. Au pied de ces huttes, la plage s’arrondit, baignée par le flux presque insensible qui vient de la haute mer, dont les eaux reflètent comme un miroir l’azur étincelant du ciel. Çà et là, des îles riantes s’épanouissent au soleil comme des bouquets de fleurs marines ; de grands rochers s’élèvent pareils à des pyramides d’ambre jaune, et quelques bateaux pêcheurs, glissant au loin, détachent sur les profondeurs lumineuses de l’horizon leurs blanches voiles triangulaires.

Je me trouvais à San-Blas il y a quelques années. Des intérêts commerciaux m’appelaient en Californie, et j’attendais, depuis une quinzaine de jours environ, que quelque navire caboteur se mît en charge pour un point quelconque de cette côte. Enfin j’appris que la Guadalupe, petite goëlette de cinquante-huit tonneaux, allait faire voile pour Pichilin ou Pichilingue, sous le commandement d’un capitaine catalan, qui en était le propriétaire. Je me hâtai de l’aller trouver et d’arrêter passage à son bord. J’acceptai ses conditions sans marchander. Bien qu’il fût alors sans concurrent, le capitaine eut la discrétion de ne pas me demander un prix trop exorbitant. « Si vous habitez, comme je n’en doute pas, la ville haute, me dit-il en nous séparant, vous ferez bien de descendre à la plage avec vos effets, car d’un moment à l’autre nous pouvons partir, et j’enverrai une embarcation pour vous chercher ; ainsi, tenez-vous prêt pour ne pas perdre une minute. »

J’avais tellement hâte de me dérober à la chaleur étouffante de San-Blas et aux myriades de maringouins qui en rendent le séjour presque intolérable, que, pour n’y pas rester une heure de plus, je m’empressai de suivre le conseil du capitaine. J’allai donc m’installer sur la plage, dans une de ces charmantes huttes en bambous que j’avais déjà remarquées du haut de la ville ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir que, sur cette plage, de loin si séduisante, les maringouins étaient en plus grand nombre encore que sur la hauteur, et d’autant plus affamés qu’ils avaient moins de victimes à tourmenter. Enfin, au bout de trois jours de martyre, je reçus un matin l’avis de me tenir prêt à monter dans l’embarcation qui devait me prendre dans l’après-midi. À l’heure dite, une pirogue vint aborder à quelques pas de la hutte que j’habitais. Comme c’était une pirogue creusée dans un tronc d’arbre et à fond plat, le trajet de la plage au navire ne se fit pas sans quelque danger. La moindre lame, le moindre mouvement maladroit, peuvent faire chavirer ce frêle esquif, et de grands requins, qu’on voit à fleur d’eau suivre sournoisement le sillage, font assez deviner quelles seraient les suites d’un pareil accident. Nous arrivâmes heureusement à bord.

Des montagnes de ces beaux et savoureux oignons de San-Blas, d’une prodigieuse grosseur, des calebasses et des bananes, étaient entassés sur le pont de la goëlette. Cet amas de fruits et de légumes formait, avec ma malle, à peu près toute la cargaison. L’appareillage fut bientôt terminé. On arrima les oignons tant bien que mal dans les trois pirogues, on suspendit les régimes de bananes en longues franges au couronnement et aux lisses de babord et de tribord, puis le navire fut livré à la discrétion des vents et à la grace de Dieu.

L’équipage n’était pas moins singulièrement composé que le chargement. Le capitaine catalan, don Ramon Pauquinot, avait sous ses ordres un matelot français, déserteur d’un navire baleinier, un Mexicain qui avait la prétention de servir de second, un Canaca ou Indien des îles Sandwich, un Chinois qui passait, avec une égale répugnance, de la cuisine à la manœuvre, et vice versa, enfin deux jeunes Apaches[1] de quatorze à quinze ans, arrachés tout jeunes à leurs déserts et faisant l’office de mousses. Le capitaine, quand il n’était pas aux prises avec ses matelots, dont il finissait toujours par faire les volontés, se promenait, fumait, ou passait en revue ses oignons et ses calebasses. Le Français, avec l’arrogance de ses compatriotes en pays étranger, traitait de Parisiens son capitaine et ses camarades ; il s’était réservé le maniement de la barre, près de laquelle il restait assis sans façon, donnant la nuit au sommeil et le jour au far niente. Le Mexicain, affectant de se croire officier à bord, et voluptueusement couché dans une pirogue, râclait constamment une petite mandoline qui ne le quittait pas. Il était fort surpris quand don Ramon lui donnait des ordres, et regardait comme des actes de tyrannie intolérable ses prétentions à exercer une autorité dont pourtant le capitaine n’abusait guère. Le Chinois, sous le prétexte d’être à la fois à la cuisine et à la manœuvre, ne faisait ni manœuvre ni cuisine. Le Canaca se chargeait à sa place de faire cuire le riz et les bananes qui, avec de la cecina[2] revenue dans l’eau, composaient toute notre nourriture. En revanche, quand le capitaine donnait l’ordre d’amener ou de border une voile, le Chinois revendiquait avec aigreur les fonctions de cuisinier usurpées par le pauvre Indien. Ce dernier, le seul qui travaillât parmi les hommes de l’équipage, était, comme il arrive presque toujours, le moins payé. Quant aux deux jeunes Apaches, ils passaient leur temps, en vrais sauvages, à lutter d’adresse dans le maniement du couteau. On les voyait, accroupis l’un devant l’autre à quelques pouces de distance, et avançant un de leurs pieds nus, balancer lentement leurs couteaux entre le pouce et l’index, puis, à un signal donné, les laisser échapper, de façon à percer le pied qui ne se retirait pas assez vite. Cette escrime d’un nouveau genre amenait mille parades fort bizarres, mais rarement heureuses, et le délassement favori des Apaches finissait toujours par ensanglanter le pont.

L’anarchie qui régnait à bord de la Guadalupe ne doit pas être considérée comme une exception ; je pourrais citer plusieurs traits de cette incroyable mollesse particulière aux capitaines de navires mexicains, et dont le pauvre don Ramon offrait un triste exemple. L’absence de lois et la crainte de se voir abandonnés par les rares matelots qu’ils peuvent recruter sur ces côtes ne permettent pas aux capitaines de recourir aux moyens coërcitifs, qui seuls feraient respecter leur autorité. Au reste, la plupart prennent leur mal en patience. Don Ramon surtout montrait une indolence, une résignation où se reconnaissait, mieux encore que dans son teint bronzé, l’invincible influence du soleil des tropiques.

Il y avait déjà quinze jours que nous avions levé l’ancre, et nous pensions être encore loin de Pichilingue. L’eau se corrompait dans les futailles sous un soleil perpendiculaire, car nous touchions au solstice de juin. La cecina m’était devenue odieuse, le riz insupportable. J’aspirais avec ardeur à la fin de notre navigation, quand, un jour, au moment où le soleil allait disparaître dans les brumes lointaines de l’horizon, le matelot français me fit signe de venir à lui :

— Tenez, me dit-il en me montrant du doigt un point éloigné presque imperceptible, regardez là-bas ! Pour les Parisiens comme vous, ce point noir n’est peut-être qu’un nuage un peu plus bas que les autres ; pour moi, qui ai navigué dans ces mers, c’est l’île de Cerralbo, qui cache celle d’Espiritu-Santo.

— Eh bien ! que faut-il penser de ce voisinage ? répondis-je avec surprise.

— Ce qu’il faut en penser ? c’est que nous avons dépassé Pichilingue, qui se trouve à l’extrême pointe de la Californie, de soixante lieues au moins. Or, le capitaine s’en croit éloigné encore de soixante, ce qui fait à son compte une erreur de calcul de cent vingt lieues ; c’est peu sur une navigation du double à peu près.

— En êtes-vous certain ?

— Aussi certain, reprit le matelot, que je le suis qu’un capitaine français ferait une maladie de chagrin pour une pareille bévue, et que celui-ci n’en sourcillera pas. — Capitaine, s’écria-t-il presque en même temps, nous avons la terre à l’avant.

— Bah ! dit don Ramon en s’approchant de la lisse pour mieux voir, c’est, ma foi, vrai ! Eh bien ! tant mieux, nous arriverons plus vite que je ne l’avais pensé.

Puis, s’apercevant de sa double erreur, il se tourna vers moi, et sans beaucoup s’étonner, il s’écria d’un air de bonne humeur : — Il est bien heureux, ma foi, que je ne me sois pas trompé de cent lieues, car j’aurais eu à vous nourrir plus long-temps ; mais soyez sans inquiétude, les escales tant directes que rétrogrades sont comprises dans le prix du passage ; nous allons nous reposer à Cerralbo, et je vous reconduirai à Pichilingue.

Le matelot français me lança un regard expressif, il était impossible d’avoir plus complètement raison.

Le soleil s’abaissait déjà au moment où les îles signalées commencèrent à être visibles à des yeux autres que ceux d’un marin ; il allait se coucher lorsque nous arrivâmes à l’entrée du canal qui sépare l’île de Cerralbo de celle d’Espiritu-Santo. Rien n’est triste comme l’aspect de ces deux îles, avec leurs bords escarpés de roches noires contre lesquelles l’eau se brise, jaillit et retombe en remous écumeux. Habituellement désertes, les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ne sont peuplées que deux mois de l’année par les pêcheurs de perles, et cela en juin et juillet : j’ai dit que nous étions à la fin du premier de ces deux mois.

Nous commencions à distinguer les huttes élevées temporairement par ces aventuriers, les embarcations attachées dans les anfractuosités des rochers, quand deux canots, montés par deux hommes dont l’un semblait poursuivre l’autre, se détachèrent de l’île de Cerralbo dans la direction de l’île voisine. Des cris partis du rivage annonçaient qu’à terre on prenait un vif intérêt à cet incident. Les deux canots, luttant de vitesse, semblaient voler sur la surface de la mer, devenue paisible à quelque distance des rochers de la grève. Cependant l’avantage paraissait insensiblement passer du côté du poursuivant. Notre équipage s’émut de ce spectacle ; le Canaca, le Chinois, montèrent sur les haubans pour mieux voir la course, tandis que les Apaches grimpèrent dans les hunes, le long du calhauban, à l’aide des doigts de leurs pieds, dont ils se servaient comme les singes. Le capitaine lui-même prit sa longue-vue, et, après avoir regardé attentivement pendant quelques minutes :

— Il est perdu, dit-il en se tournant vers moi.

— Qui ? demandai-je.

— Eh bien ! l’homme qui se sauve dans son canot.

— Qui vous le fait croire ?

— C’est José Juan qui le poursuit.

Ce nom ne m’apprenait rien, mais je jugeai inutile de troubler par de nouvelles questions le capitaine, qui semblait fort préoccupé du résultat de la course. Je repris donc mon attitude d’observateur attentif et silencieux. La goëlette avançait toujours, et la distance qui nous séparait des deux jouteurs, diminuant de plus en plus, me permettait de mieux suivre les phases de la lutte. Il était évident que celui qui fuyait tendait à gagner une petite crique qu’on apercevait au milieu des roches à pic qui bordent l’île d’Espiritu-Santo. C’était le seul endroit où l’on pût aborder. Il fallait donc, du point où il était parvenu, se diriger en droite ligne vers cet asile. José Juan ne sembla d’abord pas deviner cette intention, car, au lieu de suivre cette ligne droite, il agrandit l’espace qui le séparait de son antagoniste en remontant le canal. Celui qu’il poursuivait le regardait avec anxiété, et redoublait d’efforts, mais il avait probablement à lutter contre un courant rapide, car son canot dérivait sensiblement. Celui de José Juan, au contraire, après être parvenu au sommet de l’angle qu’il avait décrit, se dirigeait en diagonale, avec une apparente facilité, de manière à gagner la crique avant le fugitif. Ce point décidé, ce n’était plus qu’une lutte de temps qui devait avoir lieu entre les deux adversaires, lutte dans laquelle José Juan avait tout l’avantage du courant produit par le resserrement des deux îles.

— Allons, dit le capitaine, ce drôle n’a plus qu’à se laisser prendre au lieu de se fatiguer inutilement.

Soit découragement, soit lassitude, le pauvre diable dont parlait le capitaine ne ramait plus qu’avec mollesse, et se retournait de temps à autre pour juger des progrès que faisait son persécuteur. Au moment où celui-ci, que chaque coup d’aviron rapprochait rapidement, était sur le point de l’atteindre, il parut prendre un parti désespéré, et, abandonnant ses rames, il monta sur l’avant du canot et regarda l’eau avec attention.

— Il est fou, s’écria le capitaine, ou la peur lui trouble l’esprit, s’il espère échapper, en se jetant à la mer, au meilleur plongeur de toutes ces côtes.

C’était cependant la seule chance de salut qui lui restât. En effet, la nuit allait venir. Les eaux se teignaient déjà d’une couleur plus sombre ; quelques minutes encore, et il se dérobait à son ennemi à la faveur de l’obscurité du ciel et de la mer, en supposant toutefois que le motif de sa fuite fût assez grave pour lui faire affronter les requins qui foisonnent dans toutes les mers de la zone torride. Malheureusement il n’y avait pas une minute à perdre, car, grace à la vigueur avec laquelle José Juan faisait avancer son canot, en quelques coups d’aviron il allait se mettre bord à bord avec le fugitif ; celui-ci le sentit sans doute, car il s’élança la tête la première, et les flots, un instant séparés, se refermèrent au-dessus de lui. Ce fut au tour de José Juan de lâcher ses avirons et de se tenir debout à l’avant de sa barque. Il tenait d’une main un de ces filets qui servent aux plongeurs à rapporter les coquillages qu’ils détachent des bancs de rochers, et de l’autre une corde assez longue. Après un instant d’hésitation, lâchant le filet et gardant la corde, il disparut à son tour sous l’eau, tandis que les deux canots, abandonnés au courant, allèrent se heurter bord contre bord.

Les rochers de l’île de Cerralbo s’étaient garnis de curieux qui suivaient avec anxiété cet étrange spectacle. Quant à l’équipage de la Guadalupe, il témoignait une joie voisine de l’ivresse. Le Canaca ne pouvait assister sans frémir à une course en canots et à des prouesses de natation qui lui rappelaient ses îles natales, et les deux Apaches poussaient, du haut de la hune, des hurlemens d’allégresse. Une minute s’était à peine écoulée, au milieu de cette vive préoccupation, lorsqu’une tête se montra à la surface de l’eau, c’était celle du fugitif. Il nageait vers Espiritu-Santo avec toute l’énergie du désespoir, quand tout à coup, comme s’il eût été entraîné par un de ces puissans tourbillons qui engloutiraient un vaisseau, il s’enfonça rapidement et disparut. Une légère écume qui blanchissait, de petites vagues qui bouillonnaient au-dessus de la place où on l’avait perdu de vue, indiquaient une lutte sous-marine. Avait-elle lieu entre José et son adversaire, ou bien le malheureux était-il aux prises avec un de ces monstres féroces dont la vue seule donne le frisson à l’homme qui les contemple en sûreté du pont d’un navire ? Cependant l’écume blanchissait toujours et ne se teignait pas de sang ; cette vue rassura les spectateurs. Enfin l’eau se fendit de nouveau, une tête parut, puis une autre ; la première, c’était celle de José Juan, la seconde celle du fugitif : seulement on s’aperçut bientôt que ce dernier ne se soutenait sur l’eau que par le jeu de ses jambes, car la corde de José Juan se repliait trois fois autour de ses bras collés à son buste par cette triple étreinte. Cette merveilleuse prouesse, accomplie sous les vagues, excita, tant à bord que sur le rivage, un tonnerre d’applaudissemens, parmi lesquels se mêlaient des cris de : Viva José Juan ! que viva ! tandis que le capitaine se retournait vers moi pour me dire :

— Je vous avais bien dit qu’un homme poursuivi par José Juan était un homme perdu !

La nuit, qui arriva rapidement, nous déroba la suite de cette scène extraordinaire, mais nous entendîmes, au bout de quelques instans, des cris lamentables qui partaient du rivage mêlés à des rires ironiques, le murmure sourd de la lutte d’un seul homme contre plusieurs, puis nous n’entendîmes plus rien.

Quand la Guadalupe eut achevé de mouiller à une demi-portée de canon du rivage de Cerralbo, l’heure du repos était venue pour cette population de plongeurs, de marchands et d’aventuriers, dont la journée est si remplie de périls et de fatigues. La lune, déjà levée, éclairait de ses pâles rayons les molles ondulations de la mer. De longues lames venaient se briser avec un bruit monotone sur une grève semée de coquillages nacrés, et qu’on eût pu croire complètement déserte.

Les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ont été renommées de tous temps dans le golfe de Californie pour leurs bancs d’huîtres perlières et le grand nombre de ces tortues carets dont la carapace fournit l’écaille. Le premier qui découvrit ce placer de perles[3] fut un soldat espagnol qui, au terme d’une aventureuse campagne, se trouva riche de plus de trois cent mille francs. Depuis cette époque, les concessionnaires de ce placer le font exploiter tous les ans pendant les mois de juin et de juillet. L’exploitation des perles tient une grande place dans l’industrie et le commerce du Mexique. Un heureux hasard m’avait conduit sur un des principaux théâtres de cette exploitation ; je voulus en profiter. Deux choses m’intéressaient surtout : l’état de l’industrie perlière d’abord ; ensuite, faut-il le dire ? je tenais à avoir l’explication de la scène étrange qui m’avait frappé avant d’arriver devant Cerralbo, et dont le héros était précisément un pêcheur de perles, José Juan. Je me promis de ne pas quitter ces îles sans avoir satisfait ma curiosité.

Lorsque des hasards ou des recherches font découvrir au Mexique une mine d’or ou d’argent, on en déclare l’existence au gouverneur de l’état, qui en accorde la concession, si toutefois le dénonciateur (c’est ainsi qu’on l’appelle) n’est ni étranger, ni soldat, ni prêtre, et à la charge pour lui de la mettre en exploitation dans le délai d’un an et un jour, faute de quoi la concession retombe dans le domaine public. Les formalités sont les mêmes, à quelques exceptions près, pour les bancs de perles. Une fois ces formalités remplies, on songe aux préparatifs de la pêche.

Les propriétaires du placer qu’on doit exploiter embauchent, parmi les tribus indiennes du littoral de Californie et de celui de Sonora, qui y fait face, le nombre de buzos (plongeurs) dont ils ont besoin. Comme les mineurs, les plongeurs sont à la part, c’est-à-dire que leur salaire consiste uniquement dans une portion du bénéfice qu’on leur abandonne. Dès que les opérations de pêche sont commencées, ils deviennent l’objet d’une surveillance incessante, car on conçoit combien il est facile de soustraire une perle d’un grand prix. Le capataz ou chef d’une brigade est chargé de ce soin. On confie d’ordinaire cette autorité, presque toujours despotique, à un homme que sa force morale ou physique a fait respecter ou craindre de ses camarades.

Ces plongeurs sont accompagnés de leurs familles. À leur suite viennent les sorcières des diverses tribus parmi lesquelles les buzos sont recrutés. Ces femmes, qui exploitent la crédulité indienne, ont pour mission de charmer les requins et d’endormir leur férocité ou leur vigilance. C’est peut-être, de tous les métiers qui viennent s’exercer dans une pêcherie, le plus commode et le plus lucratif. Les rescatadores (racheteurs) se transportent également au buceo (pêcherie) pour racheter aux plongeurs la part de bénéfice qui leur est payée en perles. Puis d’autres spéculateurs de bas étage arrivent en foule pour ouvrir des tendajos (cabarets) ou des casas de partida (maisons de jeu). Comme la saison de la pêche des perles est aussi celle de la pêche des tortues à écaille, qui attire de nombreuses flottilles à Cerralbo et Espiritu-Santo, une population flottante et nomade de deux à trois cents habitans se trouve subitement réunie dans ces deux îles désertes pendant dix mois de l’année. À peine arrivés, les pêcheurs réparent les huttes de la campagne précédente, au besoin ils en bâtissent de nouvelles, et la campagne commence.

Les barques disposées pour la pêche contiennent les rameurs et les plongeurs. Ces derniers se jettent à l’eau alternativement, c’est-à-dire que, pendant que l’un plonge, l’autre se repose. Une corde au bout de laquelle est attachée une assez grosse pierre, et qu’ils tiennent entre l’orteil et les doigts du pied, leur sert à plonger avec plus de rapidité. L’autre bout de la corde, attaché au canot, les aide à remonter plus facilement, quand leur poids s’est augmenté de celui des coquillages qu’ils vont détacher sur les roches à dix et douze brasses de profondeur. Ces coquillages remplissent un filet que les plongeurs portent devant eux comme un tablier. Il n’est pas rare de voir ces hommes rester jusqu’à trois et quatre minutes sous l’eau, après quoi ils remontent brisés de fatigue, ce qui ne les empêche pas de plonger ainsi dans une matinée quarante ou cinquante fois. Les meilleurs plongeurs sont en général les Indiens Hiaquis, qui vivent sur les bords de la rivière de ce nom, près de Guaymas. Ce sont eux qu’on emploie de préférence, à cause de leur intrépidité et de leur adresse. Bien que les requins se réunissent en grand nombre auprès de ces pêcheries, comme dans tous les endroits fréquentés de ces parages, les Hiaquis plongent dans ce terrible voisinage avec une audace qui fait frémir, surtout si l’on considère la seule arme qu’ils aient à leur disposition. C’est un morceau de bois dont les deux extrémités sont aiguisées et durcies au feu ; cette arme grossière, qu’ils portent à la ceinture de leur caleçon de cuir, s’appelle estaca. On sait que, par la conformation de sa mâchoire inférieure, le requin, pour saisir sa proie, est obligé de se retourner ; c’est ce moment qu’ils choisissent pour enfoncer le pieu dans la gueule de leur ennemi, dont les mâchoires dès-lors ne peuvent plus se rejoindre. Un seul genre de requin, la tintorera, met en défaut le courage des Hiaquis, et leur fait éprouver cette horrible angoisse que cause aux autres hommes la vue d’un requin ordinaire.

Chaque soir, on amoncelle et on parque sur le rivage les huîtres qui ont été arrachées des rochers, et là, sous la garde spéciale des capataz, ou chefs des corporations, on les laisse s’ouvrir par la putréfaction, que le soleil ne tarde pas à développer. Quand cette putréfaction est complète, on procède au lavage, à peu près comme pour le sable aurifère. Ce lavage se fait aussi dans de grandes auges en bois ; on fouille avidement cette horrible décomposition, qui exhale au loin des miasmes empoisonnés, et on en extrait les perles. Celles qu’on pêche ainsi sur toute la côte de Californie, à la mission de la Paz, à Loreto, ne se distinguent pas en général par la blancheur de leur eau et la pureté de leur orient comme les perles de l’Inde ; leur couleur est généralement bleuâtre ; les plus grosses sont même d’une couleur irisée tirant sur le noir-violet ; elles affectent surtout la forme de poires. Ces perles, toutefois, ne laissent pas que d’être d’une certaine valeur, et sont employées à des parures de deuil. Il n’est pas d’ailleurs, sur toute la surface de la république mexicaine, de femme jouissant de quelque aisance qui ne possède un collier de perles d’un grand prix, et ces perles ne viennent que de Californie. On conçoit dès-lors toute l’importance qu’on attache à l’extraction de ces perles, et le grand nombre de spéculateurs qui s’en emparent. Cette pêche dure deux mois.

Une fois la pêche terminée, toute cette population nomade remonte dans les canots qui l’ont amenée ; les Indiens retournent dans les villes louer leurs bras pour un autre travail, les sorcières vont raconter à leurs tribus la puissance de leurs incantations, les rescatadores vont, d’habitation en habitation, réaliser le bénéfice de leurs achats ; les cabaretiers portent ailleurs leurs buvettes, les banquiers leurs baraques de jeu ; les pêcheurs d’écailles, enfin, rapportent à leurs armateurs le fruit de leur campagne, et les deux îles redeviennent désertes jusqu’à la saison suivante. Pendant ce temps, le travail mystérieux qui forme la perle s’accomplit de nouveau ; des monceaux de coquilles de nacres blanchissent sur le rivage et l’encombrent. Primitivement, les navires d’Europe en retour obtenaient une prime pour en débarrasser la grève, en les chargeant comme lest ; plus tard, on payait un droit de deux francs cinquante centimes par tonneau, et maintenant le gouvernement en fait un objet de spéculation, car ce sont, comme on sait, ces écailles qui fournissent la nacre.

À l’époque où j’arrivai devant les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo, la pêche était en pleine activité. Dès le lendemain, quand je montai sur le pont de la Guadalupe, un spectacle animé frappa mes yeux. Un grand nombre de barques portant des pavillons de diverses couleurs, les unes se croisant, les autres immobiles, couvraient la surface de la mer. Les premières portaient les pêcheurs, qui se disposaient à gagner le large, en quête des carets qu’ils pourraient surprendre endormis à fleur d’eau, tandis que leurs compagnons disposaient, dans les endroits les plus isolés des deux îles, des filets pour les prendre quand ils viendraient paître les algues, les varechs et les autres herbes marines qui tapissent le fond de la mer. Les barques qui restaient immobiles étaient montées par les plongeurs. De minute en minute, on les voyait disparaître sous l’eau, puis se remontrer les yeux et les traits gonflés par la fatigue, les muscles tendus. Ils déposaient au fond de leurs embarcations les coquillages qu’ils avaient pu détacher des bancs, se couchaient un instant, attendant que ceux de leurs camarades qui alternaient avec eux fussent revenus, puis replongeaient de nouveau. Quelques-uns d’entre eux étanchaient avec de l’eau de mer les flots de sang que la trop longue compression des poumons leur faisait rendre par les oreilles et surtout par les narines.

De temps en temps, sur les cimes des promontoires qui dominaient la rade, apparaissaient quelques vieilles femmes hideuses et à peine vêtues ; c’étaient des sorcières indiennes. Elles s’avançaient en étendant sur les flots leurs bras décharnés, et murmuraient ou chantaient des paroles mystérieuses pour endormir la férocité des requins. Cet ensemble si pittoresque, les sauts des plongeurs, le bruit continuel de l’eau jaillissante, les cris des signaux, les encouragemens, les défis, les rumeurs de la terre se mêlant à celles de la mer, les chants lugubres des sorcières, puis de temps à autre les évolutions des requins signalés par l’aileron qui s’élève de leur épine dorsale, toutes ces scènes si étranges, si diverses, composaient un spectacle des plus curieux pour un Européen. Pendant que je le contemplais avec un vif intérêt, le capitaine s’approcha de moi avec son calme habituel et me dit :

— Si mes gens n’avaient pas besoin de se reposer de leurs fatigues, je mettrais à votre disposition une de mes embarcations ; mais vous pouvez y suppléer en hêlant une de ces barques, qui vous conduiront à Cerralbo pour la moindre des choses. Une journée sur la terre ferme paraît bien douce après une longue navigation.

Comme j’étais parfaitement de cet avis, je suivis le conseil du capitaine, et quelques instans après je débarquais à Cerralbo. Le premier aspect de l’île n’a rien d’agréable. Un village entier composé de cabanes faites de planches, de débris de barques hors de service ou de navires échoués, de bambous, de troncs de palmiers, s’élève à quelque distance de la mer. Sur la plage, je remarquai des monceaux de coquillages de nacre qui attestaient l’abondance de la pêche précédente ; plus loin, ces mêmes coquillages, que la putréfaction avait ouverts, étaient vidés dans des auges en bois et lavés avec soin. De temps à autre, on tirait de cet amas de coquilles fétides des perles de diverses grosseurs, depuis la semence jusqu’à la calebasse. Des cris de joie éclataient chaque fois qu’une perle de grande dimension s’offrait aux regards des travailleurs. Dans d’autres endroits de l’île, de malheureuses tortues cuisaient toutes vives, au milieu des plus affreux tourmens, dans leur carapace, que le feu ramollissait et aidait à séparer de leur corps. On raccommodait des barques ou des filets, on durcissait des estacas, on aiguisait des harpons ; bref, l’activité qui régnait à terre égalait celle qu’on déployait sur l’eau.

Les réflexions morales sur les peines que coûtent certains objets de luxe sont devenues presque un lieu commun. Cependant, quand on a vu ces perles, cette écaille, produites par une cause mystérieuse au fond des mers de la zone torride, arrachées de leurs abîmes malgré les requins, gardiens jaloux de ces trésors, puis tirées de cette putréfaction aux miasmes souvent mortels, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant aux périls qu’affronte l’homme, aux prodiges qu’il accomplit sous l’impulsion de sa cupidité.

Il fallait cependant me décider à demander l’hospitalité pour cette journée et la nuit suivante dans quelqu’une des huttes de Cerralbo, et pour cela, choisir la plus apparente ; mais toutes présentaient un tel aspect de misère et de dénûment, que le choix était fort difficile. Une rumeur sourde, qui s’éleva du côté de la mer dont je m’étais un peu éloigné, vint mettre un terme à ma perplexité. Quoique l’heure à laquelle la pêche se termine chaque jour n’eût pas sonné, tous les plongeurs restaient immobiles sur leurs bateaux, le cou tendu, les yeux fixés sur un endroit de la mer assez rapproché du banc qu’ils étaient en train d’exploiter. Les vieilles femmes dont j’ai parlé redoublaient leurs conjurations, et cette fois sur un ton plus élevé et dans un langage inconnu. Tout à coup, à l’aspect d’une forme hideuse de requin qui décrivait de grands cercles en s’enfonçant lentement sous l’eau, les pécheurs, dans l’espoir d’épouvanter le monstre, firent retentir l’air de cris redoublés. Malheureusement la couche d’eau qui recouvrait le requin devait l’empêcher d’entendre ces cris, malgré la finesse d’ouïe qui distingue ces animaux.

— C’est une tintorera, me dit le Mexicain, que je retrouvai parmi les spectateurs.

J’ai dit l’effroi que cause cette variété du requin à ces hommes intrépides.

— C’est une tintorera, reprit le Mexicain, et, si tout autre que le plongeur que vous allez voir sortir de l’eau se trouvait dans cette position, ce serait un homme perdu ; mais celui-là s’en soucie comme d’un botete[4].

— Quoi ! m’écriai-je, il y a quelque malheureux sous l’eau, et vous le connaissez !

— Certes, oui ; c’est José Juan.

Si on ne l’a pas oublié, c’était la seconde fois que, depuis la veille, on me jetait le nom de cet homme avec un laconisme qui indiquait qu’après ce nom tout commentaire était inutile. Cette fois, vu la terrible gravité de la circonstance, ce nom me frappa vivement. Le Mexicain avait à peine achevé cette brève réponse, qu’on vit le plongeur sortir de l’eau comme un trait et s’élancer dans son bateau à l’aide de la corde qui y était attachée. Presque au même moment cette corde était tranchée par les dents du requin comme un fil d’araignée ; une seconde de plus, l’homme eût été tranché de même. Des cris d’allégresse, des vivat, des applaudissemens, éclatèrent de toutes parts à l’apparition du plongeur. Celui-ci les reçut comme un hommage mérité, mais toujours flatteur, à en juger par le gonflement de ses narines et l’air d’orgueilleux dédain avec lequel ses yeux suivaient la retraite de son ennemi.

Ce n’est pas à la peur que José avait cédé en fuyant. Une femme jeune et belle se tenait immobile et presque défaillante sur le rivage. Un ardent regard que lui jeta José Juan m’expliqua suffisamment que c’était à elle qu’il avait fait ce sacrifice. Le Mexicain soupira et me dit d’un air de regret :

— Il y a un an, nous aurions vu un beau combat entre lui et le requin. A pareille époque, il a tué une tintorera pour sauver un ami ; mais alors il n’était pas encore marié. Depuis, le mariage l’a amolli. Voulez-vous que je vous raconte cette histoire ? elle est fort curieuse.

— Non, merci, j’aime mieux la lui entendre raconter à lui-même, car je compte lui demander l’hospitalité pour cette nuit.

Mon indécision avait cessé. La hutte qui abritait un pareil hôte devait être à mes yeux la plus belle de toutes. Je demandai donc à José Juan de vouloir bien me recevoir pour une nuit sous son toit. La cabane du hardi plongeur était située à une assez grande distance des autres, et presque à l’extrémité de l’île de Cerralbo. Elle était adossée à un rocher dans les fentes duquel poussaient des cactus et des aloès, et dont le sommet servait d’abri aux oiseaux de mer pendant les dix mois où l’île est solitaire. Du seuil de la hutte, on dominait la grève et la mer ; on pouvait apercevoir les bords escarpés d’Espiritu-Santo, et même entendre le sourd ressac des flots qui venaient s’y briser. Ce fut vers cet endroit sauvage que mon nouvel hôte me conduisit avec toute l’urbanité et la courtoisie de ses compatriotes, et sans que rien dans son maintien indiquât l’effroyable danger auquel il venait d’échapper.

José Juan était un métis, fils d’un Indien et d’une blanche ; il avait hérité de la couleur cuivrée de son père, et le type indien de sa figure n’offrait rien de remarquable. Sa taille était moyenne, ses mains presque délicates ; mais ses larges épaules, ses reins étroits et sa maigreur nerveuse indiquaient une grande force physique, sur laquelle se fondait peut-être son énergie morale.

Je trouvai, en arrivant à la hutte, la jeune femme dont il a été question occupée à préparer notre dîner, dîner de pêcheur indien s’il en fut. C’était une tortue dont on avait arraché le plastron, et qui cuisait à petit bruit dans sa carapace sur des braises recouvertes de cendres. J’ajouterai qu’en ma qualité de pensionnaire du capitaine don Ramon, et grace au piment, au citron et aux clous de girofle dont le mets en question était abondamment épicé, je trouvai ce dîner délicieux. Une bouteille de mescal de Téquila de la plus forte espèce, dont j’avais eu soin de me munir, et que José Juan paraissait trouver de son goût, ne tarda pas à faire régner entre nous cette cordialité qui donne un charme de plus à la bonne chère. La bouteille était à moitié vidée par mon hôte ; il était nuit close ; une lampe fumeuse alimentée d’huile de tortue répandait une lumière inégale. La jeune femme de José Juan écoutait notre conversation, assise comme nous par terre, mais dans la pose naïve des femmes indiennes. Par la porte ouverte, on voyait la mer rouler sur la grève ses vagues lumineuses ; le ciel montrait ses étoiles ; l’heure et le lieu, tout était propice aux histoires émouvantes de chasse ou de pêche. J’entrai résolument en matière.

— J’avoue, seigneur don José Juan, que s’il est un homme qui ait piqué ma curiosité, c’est vous, et à un point que je ne saurais dire. José Juan me regarda d’un air étonné.

— Les deux circonstances singulières au milieu desquelles j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois, ce qu’on m’a dit de vous, rendent cette curiosité bien légitime, et j’espère qu’elle n’a rien d’offensant.

— Vous parlez de cette tintorera qui a manqué de me couper en deux ? reprit le métis d’un air de dédain. C’est un fait qui n’a rien d’extraordinaire, un fait assez fréquent, malheureux ; mais c’est tout.

— D’accord ; mais que vous avait fait ce pauvre diable que vous avez poursuivi et traîné à la remorque ?

— A moi, rien personnellement ; aussi je n’y mettais pas d’animosité, dit José Juan en riant. Seulement, en ma qualité de capataz, je devais lui faire rendre une perle de grand prix qu’il avait avalée, et qu’il voulait aller digérer à son aise chez ses amis d’Espiritu-Santo.

— Ce n’était pas chose facile de la faire rendre !

— Bah ! répliqua mon hôte, il avait déjà les bras liés, comme vous avez pu le voir, et malgré ses cris une bonne dose d’huile de caret la lui a fait restituer à l’instant. C’est encore un fait assez fréquent et peu curieux.

— Pardonnez-moi, je trouve le fait très plaisant ; c’est un trait de mœurs qui n’est pas ordinaire.

Avant d’en venir à la question que je mourais d’envie de lui faire, je présentai de nouveau à José Juan la bouteille de mescal. Involontairement il me semblait que cette histoire dont m’avait parlé le Mexicain d’un ami pour lequel mon hôte avait exposé ses jours dans un combat avec un animal aussi redoutable qu’une tintorera devait réveiller quelques pensées pénibles. On concevra que mon hésitation fût naturelle. Cependant je me rappelai rapidement mille traits de nature à vaincre mes scrupules à l’endroit de la sensibilité mexicaine, et je repris :

— Vous conviendrez au moins qu’on ne se dévoue pas tous les jours aussi vaillamment que vous pour ses amis, et que votre combat avec une tintorera vous fait le plus grand honneur.

À ces mots, la figure de la jeune Indienne se couvrit d’une si mortelle pâleur, qu’il était impossible de ne pas soupçonner dans le fait auquel je faisais allusion quelque drame domestique, dont mes paroles avaient indiscrètement réveillé le douloureux souvenir. Quant à José Juan, sa figure restait impassible, seulement il répondit par un regard d’une impitoyable dureté au regard suppliant que lui lança sa jeune femme, et d’un geste impérieux il la congédia. La jeune Indienne obéit avec cette docilité qui caractérise les femmes de sa race, et la porte la plus reculée de la hutte se referma sur elle.

Lorsqu’elle eut disparu, une expression de sauvage orgueil éclaira la physionomie de José que j’avais vue tout à l’heure si sombre et si rigide.

— Je ne sais pourquoi, dit-il, mais je ne me suis jamais senti plus disposé à la confiance.

Et il vida en même temps un verre de ce mescal aux vertus duquel j’attribuai la disposition expansive que José Juan ne s’expliquait pas.

— Vous m’avez dit que vous partiez demain ? reprit-il brusquement.

— Demain à la pointe du jour.

— C’est bien, alors vous saurez mon histoire, dit José Juan en se levant et en me faisant signe de le suivre. Et, quand nous fûmes hors de la cabane, il regarda le ciel et ajouta : — Le coromuel souffle comme d’habitude, et demain à dix heures, quand il cessera de souffler, la Guadalupe sera loin.

Cela dit, il s’assit sur un canot renversé à la porte de sa hutte et reprit :

— Au commencement de la pêche de l’année dernière, il y avait un homme que je rencontrais partout. C’était un plongeur comme moi. Comme moi aussi, il affectait de n’avoir pas de nom de famille, il s’appelait Rafaël. Au lavoir, sous l’eau, de tous côtés enfin, nous nous trouvions ensemble. Ces fréquentes occasions de nous voir nous avaient rendus fort amis, et l’adresse remarquable qu’il portait dans ses opérations de plongeur m’avait en outre inspiré de l’estime pour lui. Son courage ne le cédait pas d’ailleurs à son adresse des requins, il n’en prenait nul souci ; il avait, disait-il, une certaine manière de les regarder qui les intimidait ; bref, c’était un plongeur intrépide, un beau travailleur, et par-dessus tout un joyeux compagnon.

Cela alla bien ainsi jusqu’au jour où une jeune fille vint avec sa mère s’établir dans l’île d’Espiritu-Santo. Une affaire que j’avais à traiter dans l’île avec les rescatadores me fournit l’occasion de la voir. J’en devins passionnément amoureux. Comme j’étais précédé par une certaine réputation, elle ne parut pas, voir de mauvais œil, ni sa mère non plus, mes avances et mes cadeaux. Dès que notre journée était finie, pendant que tout le monde me croyait endormi dans ma hutte, je gagnais à la nage l’île d’Espiritu-Santo, d’où je revenais vers une heure de la nuit sans qu’on se doutât de mes absences.

Quelques jours s’étaient passés déjà depuis ma première course nocturne à Espiritu-Santo, quand un matin, en me rendant à la pêcherie avant le lever du soleil, je rencontrai une de ces vieilles femmes que vous avez dû voir assister à nos travaux. C’était une de ces folles qui s’imaginent ou du moins veulent faire croire qu’elles ont le pouvoir de charmer les requins. Elle était assise près de ma hutte et semblait attendre ma sortie.

— Salut à mon fils José Juan ! dit-elle en m’apercevant.

— Bonjour, la mère, lui dis-je en m’apprêtant à passer outre.

Mais la vieille s’avança vers moi et reprit :

— Écoutez-moi, José Juan, car j’ai à vous parler dans votre intérêt.

— Dans mon intérêt ? lui demandai-je d’un air étonné.

— Oui, répliqua la vieille, nierez-vous que votre cœur soit dans l’île d’Espiritu-Santo ? Nierez-vous que vous traversez chaque nuit le détroit pour voir et entretenir celle à qui vous avez donné votre amour ?

— Qui vous a dit cela ?

— Je le sais. Eh bien ! José Juan, ce trajet est doublement périlleux pour vous. Des ennemis que nos charmes endorment seulement le jour vous guettent la nuit au milieu de la mer ; sur la plage, des ennemis plus dangereux peut-être, et contre lesquels nos paroles sont impuissantes, vous épient encore ; c’est contre ces dangers que je viens vous offrir mon secours.

Un éclat de rire méprisant fut ma seule réponse. La colère étincela dans les yeux de la vieille Indienne, qui s’écria :

— Parce que vous êtes incrédule, vous pensez que je suis sans pouvoir ! Eh bien ! d’autres croient à ce pouvoir dont vous vous moquez.

En disant ces mots, elle tira de sa poche un petit sachet de toile imprimée, et me montrant, parmi de menues perles, une calebasse d’une certaine grosseur et d’un magnifique orient, elle reprit :

— Connaissez-vous cela ?

C’était une perle dont j’avais fait cadeau à Jesusita (c’était le nom de la jeune fille).

— Qui vous l’a donnée ? m’écriai-je en la reconnaissant.

La sorcière me lança un regard de haine.

— Qui me l’a donnée, dites-vous ? Une jeune fille, la plus belle qui ait jamais paru sur ces côtes, une jeune fille qui ferait la gloire et le bonheur d’un homme, et qui est venue implorer ma protection, cette protection que vous méprisez, pour l’amant qu’elle aime follement.

— Son nom ? m’écriai-je avec un horrible serrement de cœur.

— Eh ! que vous importe, s’écria la vieille avec un éclat de rire moqueur, puisque ce nom n’est pas le vôtre ?

Je ne sais ce qui me retint d’écraser sous mes pieds cette damnée sorcière ; mais au bout d’une seconde de réflexion, pour ne pas lui donner le bonheur de lire dans l’explosion de ma colère les sourdes angoisses de mon cœur, je lui tournai le dos et lui dis froidement : — Allez, la mère, vous êtes une folle et une menteuse. Puis je m’acheminai rapidement vers la pêcherie.

Le soir, après une journée qui me parut bien longue, je me rendis comme d’habitude chez Jesusita, et sa vue, son accueil, me firent oublier mes soupçons. Je ne doutai plus que, pour se venger de mon dédain, la vieille ne m’eût à dessein trompé sur le nom de celui pour qui Jesusita était venue implorer cette puissance que j’avais méprisée.

J’avais donc complètement oublié les perfides avis de la sorcière, quand une nuit je traversai le détroit comme d’habitude pour regagner ma demeure. Le ciel était sombre et chargé de nuages. La mer n’était pas cependant assez obscure pour que je ne pusse distinguer au milieu des flots un corps noir qui, à sa manière de nager, ne pouvait être qu’un homme. Ce corps s’avançait de mon côté. Les paroles de la vieille femme me revinrent en mémoire, et je me sentis pris d’une affreuse angoisse. Je me souciais peu d’un ennemi, mais l’idée d’un rival m’épouvantait. Je résolus de reconnaître aussitôt le nageur, et, voulant ne pas être vu, je me glissai vers lui entre deux eaux. Quand j’eus calculé que nous devions, l’inconnu et moi, nous être croisés, lui sur l’eau, moi dessous, je revins à la surface. Le sang qui m’était monté à la tête m’aveuglait tellement, que je ne pus d’abord rien distinguer au milieu des ténèbres que des lueurs phosphorescentes, avant-coureurs de l’orage, qui commençaient à se former à la cime des vagues. Je continuai néanmoins de suivre la direction du rivage d’Espiritu-Santo. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que je revis de nouveau la tête du nageur. Il fendait l’eau avec une rapidité telle que j’avais presque peine à le suivre. Parmi les hommes que je connaissais, un seul pouvait à peu près lutter de vitesse avec moi ; je redoublai mes efforts, et bientôt je le gagnai tellement, que je fus obligé de ralentir mes brassées. Bref, je le vis prendre pied sur un rocher, le gravir, et, à la lueur d’un éclair qui vint illuminer la mer et la grève, je reconnus Rafaël.

Cela devait être, pensais-je, et je devais me rencontrer avec lui dans mon amour pour Jesusita, comme nous nous rencontrions partout. Or, continua José Juan d’un ton sombre, je sentis la haine se glisser rapidement dans mon cœur, et je pensai qu’il n’était pas bon que nous nous rencontrassions désormais plus d’une fois encore. Vous verrez cependant par la suite de mon histoire, ajouta le plongeur avec un étrange sourire, comment je le retrouvai près de moi une fois de plus que je ne le voulais.

J’eus un moment la pensée de l’arrêter en l’appelant par son nom et en lui faisant connaître ma présence, mais il y a certains momens dans la vie où l’on ne fait pas ce que l’on veut. Je le laissai donc aller malgré moi, et il venait à peine de quitter le sommet du rocher, que je l’y avais remplacé. De là, il m’était facile de le suivre du regard. Je le vis prendre la direction que je suivais moi-même d’habitude, puis frapper doucement à la porte de la hutte que je connaissais si bien, entrer et disparaître.

Il me sembla un instant que le vent de la mer apportait à mes oreilles le rire moqueur de la vieille sorcière quand elle m’avait dit Que vous importe, puisque ce nom n’est pas le vôtre ? Je crus au milieu des ténèbres apercevoir sur le rivage opposé son bras décharné indiquer la cabane de Jesusita, et je m’élançai, mon couteau à la main, sur les traces de mon rival. En quelques bonds je parvins jusqu’à la porte. J’écoutai, mais je n’entendis rien que le faible bruit d’une conversation à voix basse : aucune parole ne m’arrivait distinctement. J’avais retrouvé un peu de mon sang-froid, et, quoique je fusse décidé à me débarrasser d’un odieux rival, j’eus la présence d’esprit de ne pas vouloir me brouiller avec la loi. Il fallait pour cela chercher un moyen terme. Voici celui que j’imaginai.

Le juge criminel avait fait publier un arrêt qui enjoignait à tous les plongeurs et pêcheurs, comme cela s’était déjà pratiqué sur l’autre Océan, d’épointer leurs couteaux, punissant de mort celui qui, dans une querelle, infligeait à son ennemi une blessure perpendiculaire. Quelque temps auparavant, un des nôtres, à la suite d’une difficulté avec un ami, n’avait rien trouvé de mieux pour y mettre fin que de lui ouvrir le ventre transversalement avec son couteau carré. L’affaire avait fait du bruit, tant de bruit même, que bien que l’agresseur fût aussi pauvre que celui qu’il avait coupé[5], et que ni l’un ni l’autre n’eussent de quoi payer une seule feuille de papier timbré, l’alcade ne put se dispenser d’agir. Il fit comparaître le meurtrier devant lui. Or, des pièces de conviction, il ne restait que le couteau ; le pauvre diable qui avait été tué était déjà mis en terre lors de la comparution de son ami. Lecture faite du bando du juge criminel, l’alcade dit à l’accusé qu’il ne restait plus qu’une simple formalité, celle de le condamner à mort ; mais celui-ci fit judicieusement observer que la blessure qui avait tué son ami était parfaitement horizontale, et qu’il n’avait pas enfreint la loi. L’alcade, frappé de la justesse de cette observation, le réprimanda de sa vivacité, et le renvoya à ses travaux ordinaires, « attendu, dit-il, qu’il n’y avait point de partie civile, et que le bando punissait de mort les blessures faites avec un couteau pointu, sans qu’il fût question des couteaux sans pointe. »

Je me rappelai fort à propos cette histoire au moment où j’allais tirer le couteau que je porte à la ceinture en place d’estaca. Ce couteau était des plus pointus, et j’étais bien aise de me mettre dans mon droit. Je voulus donc en casser la pointe, mais dans mon trouble je m’y pris si maladroitement, que la lame se brisa juste au manche, et qu’il ne me resta dans la main qu’un inutile tronçon. Privé de la seule arme qui pût assurer ma vengeance, je sentis qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Je revins à la grève en courant ; un canot s’y trouvait, je le détachai ; la fureur me donnait une force nouvelle, je traversai le détroit, je pris dans ma hutte un autre couteau sans songer cette fois à l’épointer, et je revins de nouveau vers l’île d’Espiritu-Santo.

Le vent d’orage commençait à s’élever ; dans l’obscurité de la nuit, les lames envoyaient contre les brisans des gerbes de feu ; la gaviota gémissait tristement sur le sommet des rochers, les loups marins hurlaient dans les ténèbres, et de temps à autre le lamentin mêlait aux soupirs du vent ses accens mélancoliques et plaintifs comme ceux d’une ame en peine. Tout à coup un autre bruit arriva à mon oreille, il semblait sortir du sein même de la mer. J’écoutai, mais une rafale chassa bien loin de moi les rumeurs confuses de l’Océan, et je croyais m’être trompé, lorsque, quelques secondes après, ce cri arriva directement jusqu’à moi. Cette fois il n’y avait plus à se méprendre, c’était un cri de suprême angoisse, c’était l’appel déchirant d’une créature humaine en détresse. Comme la voix venait du côté d’Espiritu-Santo, il ne me fut pas difficile de deviner que c’était Rafaël qui appelait à l’aide. Déchiré par mille sentimens contraires, je montai sur l’avant du canot pour m’assurer encore que je ne me trompais pas ; mais ce fut en vain que je promenais mes regards sur la mer : la nuit était trop obscure pour que je pusse rien apercevoir. Tout à coup j’entendis de nouveau et distinctement :

— Oh ! du canot, oh ! pour l’amour de Dieu !

C’était bien la voix de Rafaël.

Ici José Juan s’interrompit un instant, et s’écria d’un air inquiet :

— N’avez-vous pas entendu un soupir ?

Nous écoutâmes, mais le ressac des brisans, le cri de l’huîtrier, le battement des ailes d’un oiseau qui s’envolait du sommet d’un rocher voisin de la cabane, troublaient seuls le profond silence de la nuit.

— J’avais cru entendre un soupir sortir de la hutte, reprit-le plongeur. Ah ! seigneur cavalier, vous avez pu voir la pâleur de Jesusita, car vous devinez que c’est d’elle qu’il est question, quand vous avez fait allusion à l’histoire que je vous raconte. Eh bien ! malgré toutes ses protestations, un cruel soupçon n’a cessé de déchirer mon cœur depuis le moment où j’ai su qu’elle connaissait Rafaël.

José Juan soupira lui-même fortement et continua :

— On a beau avoir juré la mort d’un ennemi, on a beau avoir contre lui de justes motifs d’une haine mortelle : quand, par une nuit sombre comme celle-là, sa voix sort des profondeurs d’une mer peuplée de monstres, quand cette voix est celle d’un homme intrépide, et que l’angoisse cependant la fait trembler, il y a dans cette plainte suprême une puissance mystérieuse qui remue les entrailles. Je ne pus m’empêcher de tressaillir.

En disant ces mots, le plongeur baissait les yeux comme un pénitent qui se confesse d’une faute dont il rougit ; mais bientôt sa physionomie reprit une expression de férocité railleuse qu’elle conserva jusqu’à la fin du récit, et il ajouta vivement :

— Cette émotion dura peu. Bientôt j’entendis battre l’eau avec force, je ramai de ce côté. Je ne tardai pas à distinguer l’écume blanche qui jaillissait, et Rafaël au milieu de la pluie d’étincelles qui retombait autour de lui. Par une singularité qui me frappa, au lieu d’employer sa vigueur de nageur à gagner mon canot, il restait stationnaire. Je devinai bientôt la cause de son immobilité. A quelque distance de lui et à une vare environ au-dessous de l’eau brillait une lueur phosphorique. Cette lueur avançait lentement vers Rafaël. Vous ne devinez pas ce que c’était ?

— Non.

— C’était une tintorera, et de la plus belle espèce ! reprit José Juan.

— Ce fut alors que vous vous jetâtes à l’eau pour secourir votre rival ?

— Oh ! non, pas encore, répondit le plongeur avec un sourire, c’eût été trop tôt. Un coup d’aviron m’amena près de Rafaël, il jeta un cri en m’apercevant, mais il n’eut pas la force de me parler ; l’angoisse et la fatigue lui coupaient la voix. D’un effort désespéré, il jeta ses deux mains sur le bord du canot, ses bras épuisés ne pouvaient pas soulever le poids de son corps. Ses yeux, quoique éteints par la terreur, me regardaient d’une façon si expressive, que je saisis ses deux mains dans les miennes, en les étreignant avec force contre les planches de l’embarcation. La tintorera avançait toujours. Un instant, un seul instant, les jambes de Rafaël restèrent immobiles ; il poussa un cri affreux, ses yeux se fermèrent, ses mains lâchèrent prise, et le tronçon supérieur de son corps retomba dans la mer : le requin l’avait coupé en deux !

— Sans que vous eussiez pu le secourir ?

— Dame ! reprit le plongeur, il est possible que je ne lui aie pas porté l’assistance qu’il devait attendre en pareil cas d’un autre que moi, mais cela se conçoit.

— Voyons, la main sur la conscience ?

— Peut-être, dans mon trouble, lui ai-je trop fortement comprimé les mains.

— Sans mauvaise intention ?

— Eh bien ! reprit le métis d’une voix qui perçait à peine à travers ses dents serrées, tandis que sa bouche exhalait un souffle ardent, je crois que je l’ai empêché de monter dans le canot !

— Vous ne vous en êtes jamais repenti ?

Le plongeur, qui depuis quelques minutes roulait une cigarette, battit le briquet, des étincelles jaillirent et vinrent éclairer sa figure ; évidemment cette question l’étonnait.

Caramba ! l’alcade n’avait aucun droit sur ma personne, le bando ne parle pas de tintorera. — Mais attendez, continua le plongeur, je n’ai pas fini mon histoire. Au moment où Rafaël disparut sous l’eau, je m’y précipitai moi-même.

Ce fut à mon tourde montrer une profonde stupéfaction à cet incident inattendu. José Juan s’en aperçut.

— J’avais cent raisons, dit-il, pour en agir ainsi. D’abord cette tintorera, bien qu’elle m’eût débarrassé d’un rival qui m’était devenu odieux, me déplaisait par la brutalité avec laquelle elle avait dépecé le pauvre Rafaël. Elle avait touché à l’honneur de la corporation des plongeurs. N’oubliez pas que je suis un de ses capataz. Puis, une fois affriandée de chair humaine, elle n’eût pas manqué de venir nous attaquer plus tard. Enfin le juge criminel ou l’alcade pouvait-il me demander compte de mon ami quand j’aurais tué le requin qui l’avait coupé en deux ? Vous ne connaissez pas les mœurs des requins, seigneur cavalier ?

Je convins modestement de mon ignorance.

— Eh bien ! rien ne les met plus en belle veine de férocité (je parle de la tintorera et non du requin ordinaire, dont Rafaël, je vous l’ai dit, ne se souciait nullement) que les nuits d’orage semblables à celle où je vis mourir mon rival. Une matière gluante distillée par des trous placés autour du museau des tintoreras se répand sur toute leur peau et les rend luisantes comme des mouches à feu, surtout quand le tonnerre se fait entendre. Cette lueur les fait apercevoir la nuit, et plus la nuit est sombre, plus elles brillent. Par bonheur aussi, elles n’y voient guère, et un nageur silencieux a sur ces monstres l’avantage de la vue. Ajoutez à cela qu’ils ne peuvent vous happer qu’en se retournant sur le dos, et vous concevrez qu’un homme intrépide et bon nageur a quelque chance d’en venir à bout.

Je ne plongeai, comme vous pensez, qu’à une médiocre profondeur, pour ne pas m’essouffler et aussi pour jeter un coup d’œil au-dessus, au-dessous et autour de moi. Les flots mugissaient sur ma tête avec un bruit semblable à celui du tonnerre, des pointes de feu tourbillonnaient comme la poussière par un vent d’orage, mais à côté de moi tout était calme. Une masse noire vint me heurter sous l’abîme, c’était ce qui restait de Rafaël : il était dit que je devais le rencontrer toujours !

Je pensai alors que l’animal que je cherchais n’était pas bien loin. En effet, une raie de feu presque imperceptible grossissait peu à peu. La tintorera et moi nous devions être à la même profondeur, mais le requin tendait à remonter ; l’haleine commençait à me manquer, et je ne voulais pas donner au requin l’avantage de se trouver au-dessus de moi, car, dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de se retourner sur le dos pour me faire subir le sort de Rafaël. Je ne comptais, pour en venir à bout, que sur le temps qu’il mettrait à faire cette manœuvre. La tintorera nagea vers moi diagonalement avec tant de vélocité, que je me trouvai un moment assez près d’elle pour distinguer, aux clartés phosphoriques de son corps, la membrane qui couvrait à moitié ses yeux, et sentir ses nageoires brunâtres effleurer mon corps. Des lambeaux de chair livide étaient encore attachés à la mâchoire inférieure qu’elle faisait claquer avec un air de volupté gourmande. Le monstre jeta sur moi un regard terne et vitreux. Ma tête en ce moment se trouvait au niveau de la sienne. J’aspirai l’air avec bruit, je m’élançai dans une direction parallèle à environ une demi-vare au-dessus du requin, et me retournai ; il était temps. La lune fit briller un instant le ventre argenté de la tintorera, et en même temps qu’elle ouvrait une gueule énorme, hérissée, comme une carde, de dents aiguës et serrées les unes contre les autres, le poignard que j’avais destiné à Rafaël s’enfonça dans son corps, traçant aussi loin que mon bras put atteindre un large et sanglant sillon. La tintorera, blessée à mort, fit un bond prodigieux et retomba en battant deux fois l’eau de sa queue ; heureusement je n’en fus pas atteint. Seulement je me débattis une minute, aveuglé par une pluie d’écume sanglante qui me fouetta la figure ; puis, à la vue de mon ennemi flottant comme une masse inerte et livide sur l’eau qui bouillonnait dans sa blessure béante, je poussai un cri de triomphe qui, malgré l’orage, fut entendu des deux îles.

L’aube allait poindre au moment où je regagnais le rivage, épuisé par les efforts que j’avais faits pour fendre les vagues qui grossissaient. Les pêcheurs visitaient leurs filets, et la lame vint faire aborder presque en même temps que moi la tintorera et les débris de Rafaël. Personne ne douta que je n’eusse voulu arracher mon ami au sort dont il avait été victime. Je laissai les bavards exalter mon dévouement. Une femme seulement soupçonna la vérité ; vous l’avez vue pâlir au souvenir de cette nuit : est-ce un regret pour Rafaël ? est-ce l’idée du danger que j’ai couru ? voilà ce que je ne puis deviner, et cette incertitude m’accable. Vous seul, seigneur cavalier, ajouta le plongeur, connaissez les particularités de mon histoire, et dans quelques heures vous allez partir.

Le plongeur se tut et parut réfléchir profondément. Après quelques instans de silence, il se souvint des devoirs de l’hospitalité. Nous rentrâmes dans la hutte. Dans la pièce la plus reculée, où, d’après l’ordre de son mari, la jeune femme s’était retirée, deux chandelles achevaient de se consumer. On distinguait à leur pâle lumière une image grossière représentant les ames dans le purgatoire, en l’honneur et pour la rédemption desquelles les deux chandelles brûlaient pieusement chaque soir. Vaincue par la fatigue, la jeune femme, assise par terre, la tête appuyée sur une escabelle, sommeillait paisiblement. Les longues nattes de ses cheveux s’étaient déroulées jusqu’à ses pieds. Devant l’éclatante beauté de Jesusita, on comprenait aisément l’amour de José Juan, mais on ne s’expliquait guère sa jalousie à voir le tranquille sommeil de la Mexicaine. Le métis, après l’avoir contemplée pendant quelques instans, déroula une natte de Chine et l’étendit dans la pièce qui était à l’entrée de la cabane ; c’était le lit le plus somptueux que pût offrir à son hôte cet homme à moitié sauvage. Tout l’ameublement de la hutte se composait de deux autres nattes semblables et de quelques chaises en roseaux. L’hospitalité du capitaine don Ramon n’était pas, du reste, plus magnifique ; mais pourquoi n’avouerais-je pas qu’après cette sanglante histoire j’eusse préféré au toit de cet homme le pont de notre petite goëlette ? Je ne pus donc fermer l’œil, et le jour allait paraître, quand la voix de José Juan se fit entendre :

— Le coromuel souffle toujours, me dit-il, et la Guadalupe va lever l’ancre.

Je pris congé de mon hôte pour retourner à bord sans plus tarder.

— Eh bien ! me dit le capitaine don Ramon en me voyant de retour, vous ne vous étonnerez plus quand on vous parlera de José Juan ! Que pensez-vous de cet homme-là ?

— Que c’est un ami bien dévoué ! répondis-je d’un air pénétré.

Le lendemain matin nous jetâmes l’ancre à Pichilingue : cette fois le capitaine ne s’était plus trompé.


GABRIEL FERRY.

  1. Nation sauvage et indomptée, dont le vaste territoire s’étend au nord de l’état de Sonora.
  2. Viande séchée au soleil.
  3. Le mot placer désigne un endroit où l’on trouve de l’or ou des perles à fleur de terre ou à fleur d’eau ; le mot mina entraîne avec lui l’idée de travaux souterrains. L’exploitation d’un placer est presque toujours heureuse, et celle d’une mina trop souvent stérile.
  4. Poisson venimeux, qui, mis à l’air, enfle et éclate.
  5. C’est l’expression usitée en Sonora pour indiquer un meurtre commis par l’épée ou le poignard.