Souvenirs de quarante ans/21

XIX


Le petit écrit dont je vous ai parlé donne une idée parfaitement exacte de ce qui a rapport à la sépulture du Roi et de la Reine ; le voici :

« Un respectable vieillard (M. Descloseaux), propriétaire d’une maison contiguë au cimetière de la Madeleine, avait été témoin oculaire de l’inhumation du Roi et de la Reine.

« Ce cimetière, dont tant d’exécutions remplirent bientôt toutes les places, fut d’abord interdit : quelque temps après, la vente en fut ordonnée.

« M. Descloseaux, guidé par son attachement pour ceux qu’il y avait vu déposer, s’empressa d’acquérir le terrain qui renfermait leurs précieuses dépouilles.

« Il fit entourer d’une haie vive le petit espace qui contenait ces restes précieux. Un modeste tapis de gazon devint la pierre sépulcrale de ce monument : deux saules pleureurs furent plantés près de chaque tombeau.

« Dès lors cet asile fut regardé par le propriétaire comme sacré ; il fut fermé à tous les profanes.

« M. Descloseaux et ses deux estimables filles eurent seuls la clef de la porte qui y communiquait.

« Les années de troubles, de terreur, se passèrent sans qu’on entendît parler de ce jardin.

« Cependant les orages politiques s’apaisèrent, on osa se rappeler les victimes de la Terreur et, surtout, les deux plus augustes.

« On se dit à l’oreille que, dans le jardin d’un particulier, reposaient le Roi et la Reine, on se montra de loin les peupliers qui servaient d’indice.

« On ne se hasarda point encore à demander la grâce de porter là un douloureux hommage, on ne savait point encore quel sentiment animait le propriétaire, quel avait été son but, et s’il n’y aurait pas eu quelque danger à lui faire connaître le motif d’une démarche qui pourrait lui paraître criminelle.

« Madame la comtesse de Béarn (née Pauline de Tourzel), et son amie la duchesse de la Trémoille (princesse de Tarente), eurent les premières la confiance de hasarder une demande : en 1803, elles allèrent dans ce lieu prier et verser des larmes.

« Ces dames en conduisirent d’autres dont elles étaient sûres, mais toujours elles étaient guidées par le père ou par l’une de ses deux filles. La famille Descloseaux ne voulait céder à personne le droit d’accompagner les visiteurs sur cette terre sacrée.

« Ce fut vers cette époque que, par un bonheur qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, je fus introduit dans ce mystérieux asile : l’air vénérable du père, l’air modeste de celle de ses filles qui me conduisait m’inspirèrent tout d’abord un profond respect, j’écoutai avec avidité jusqu’au moindre détail. Je fatiguai mes guides de questions pour n’en négliger aucune, et cependant j’étais impatient d’approcher de ces tombeaux sacrés.

« La porte s’ouvre ; j’entre, escorté du père et d’une de ses filles ; un saint respect me saisit : je tremble de fouler aux pieds cette poussière, qui peut-être est la cendre de ces augustes victimes.

« Je ne vous peindrai pas ce que j’ai éprouvé en me trouvant là, sur cette place, sur ce petit coin de terre auquel se rattachent tant de sujets de douleur, tant de pénibles souvenirs, et où les grandes réflexions naissent d’elles-mêmes.

« Le Roi et la Reine sont là ! me dit mon respectable guide... Le Roi a été déposé ici ; neuf mois après, la Reine, au moment où elle monta sur l’échafaud, demanda que son corps fût mis à côté de celui du Roi ; cette grâce lui fut accordée : un courrier nous arriva, porteur de l’ordre de creuser sa fosse auprès de celle du Roi. Cette fosse fut, comme l’avait été celle du Roi, creusée à plus de dix pieds de profondeur.

« Alors on reconnut que les planches du cercueil du Roi étaient encore apparentes.

« On plaça dans le fond de la fosse un lit de chaux, comme il avait été fait pour le Roi, puis le cercueil, puis un lit de chaux. De l’eau fut répandue en abondance, le tout fut recouvert de terre. J’ai été témoin oculaire de tout ce que je vous raconte, j’étais à ma fenêtre et je suivais le travail des ouvriers. Mon gendre a été obligé d’assister à cette triste cérémonie comme garde national ; lui, mes deux filles et moi, voilà quatre témoins existant dans ma maison... Vous voyez ici, à côté, la place où ont été enterrées les personnes qui ont péri lors du mariage de Louis XVI. Un peu plus loin les Suisses, victimes du 10 août, et quelques autres personnes attachées au Roi ; là-bas, au bout du jardin, sont les membres du Comité de salut public, et d’autres jacobins pêle-mêle avec eux.

« Ainsi les décrets de la Providence avaient voulu que les victimes et les bourreaux fussent confondus dans le même cimetière !

« Je sortis ému jusqu’aux larmes ; je reviendrai souvent visiter ce tombeau : je reviendrai y méditer ; que de sujets de méditation ! »

Ce récit est d’un homme tendrement attaché au Roi. Louis XVI avait une bonté à laquelle il était difficile de résister quand on approchait de sa personne. Barnave et Dumouriez l’aimèrent dès qu’ils le connurent, et il y eut jusque dans la tour du Temple des municipaux qui se sentirent émus à l’aspect de tant de patience, de douceur et de vertu.

M. Descloseaux était âgé de plus de quatre-vingts ans à l’époque de la Restauration ; sa vie se prolongea assez pour qu’il pût remettre à la famille royale le dépôt sur lequel il avait veillé. Son jardin lui fut acheté par Louis XVIII. Une pension lui fut donnée, réversible sur la tête de ses filles. Il reçut le cordon de Saint-Michel, et, en outre, il jouit, pendant quelques années, des témoignages d’estime si bien dus à son attachement, à son dévouement et à sa noble conduite.

Le lendemain de son arrivée à Paris, madame la duchesse d’Angoulême, par un petit billet, me manda de venir la voir avec votre père et nos enfants. Vous vous souvenez de la bonté touchante avec laquelle elle nous reçut. Il est impossible de douter d’un intérêt exprimé avec tant d’abandon. Elle me répéta qu’elle désirait que ce fût moi qui la menasse à la sépulture de son père. Le Roi, ajouta-t-elle, ne lui avait pas encore accordé la permission d’y aller, apparemment parce qu’il voulait vérifier l’exactitude des détails donnés à ce sujet. Dès que cette permission lui serait accordée, elle m’en préviendrait.

Quelque temps après elle me manda que cette visite, objet si douloureux et cependant si ardemment désiré, aurait lieu le lendemain.

Sur-le-champ je fis prévenir M. Descloseaux, afin que sa maison ne fût ouverte que pour Madame ; vous vous le rappelez, c’est vous, mon fils, qui avez rempli cette mission.

À sept heures du matin, nous montâmes avec Madame en voiture. La princesse n’avait aucune suite ; rien ne pouvait la faire reconnaître ni indiquer où elle allait.

Nous nous rendîmes rue d’Anjou, chez M. Descloseaux. Madame était vêtue d’une robe très-simple ; son chapeau était couvert d’un grand voile. Elle gardait un morne silence. Je respectai cette douleur muette. Nous fîmes le trajet sans échanger une parole. Je voyais combien elle souffrait.

Au moment où la voiture s’arrêta, la petite porte de la maison s’ouvrit. Madame descendit ; elle s’appuyait sur mon bras et sur le vôtre, mon fils.

Sur le seuil, nous trouvâmes l’une des filles de M. Descloseaux. Par un signe de la main, elle nous indiqua le chemin à prendre, mais pas une parole ne sortit de ses lèvres ; aucun signe de respect n’annonça qu’elle connaissait le nom de celle qui venait visiter la tombe de Louis XVI et celle de Marie-Antoinette. À l’entrée du jardin, la seconde fille de M. Descloseaux était à son poste. Elle étendit silencieusement le bras, montra de quel côté il fallait tourner. Près du tombeau se tenait le vénérable vieillard, qui, dans un silence respectueux, l’indiqua à Madame.

Une croix de bois noir marquait la place. Madame s’en approche avec un tremblement qui agite tout son corps ; elle se jette à genoux sur ce tombeau, se prosterne, enfonce sa tête dans l’herbe qui le couvre et reste pendant quelque temps absorbée dans sa douleur.

Je m’étais mise à genoux. Je pleurais et je priais. Quand Madame releva la tête, je vis son visage inondé de larmes ; les yeux au ciel, les mains jointes, elle fit cette prière, qui se grava dans mon cœur et ne s’en effacera jamais :

« Ô mon père ! vous qui m’avez obtenu la première grâce que je vous aie demandée, celle de revoir la France... obtenez que je la voie heureuse ! »

Ainsi la première fois que la fille de Louis XVI s’agenouillait sur le tombeau de son père, elle remerciait Dieu d’avoir revu la France, et elle lui demandait de la voir heureuse !

Après cette prière, elle baisa la place où reposaient son père et sa mère, se releva et reprit d’un pas chancelant le chemin qui la ramenait à sa voiture.

En passant, elle saisit la main du bon vieillard et la serra affectueusement : elle en fit autant à chacune de ses filles quand elle passa près d’elles ; mais pas un mot ne fut dit. Dans le lieu où reposaient ces vénérables reliques, la seule parole qui pût être prononcée, c’était une prière. La fille de Louis XVI agenouillée ne pouvait parler qu’à Dieu.

Une fois montée en voiture, elle se jeta à mon cou, me remercia du douloureux bonheur que je lui avais procuré par cette visite, qui avait fait tant de bien et tant de mal à son pauvre cœur.

Il ne me reste maintenant que bien peu de choses à vous dire. Les temps les plus calmes et les plus heureux de la vie sont ceux qui passent le plus vite et fournissent le moins de souvenirs à la mémoire, le moins de matière aux récits. Les années de la Restauration s’écoulèrent rapidement.

Madame m’avait permis de la voir aussi souvent que je le voudrais ; je profitai avec empressement de la permission, et j’allais de bonne heure chez elle, car elle était toujours levée de grand matin. Là, de douces conversations me faisaient reconnaître le fond de son cœur. Elle aimait tendrement la France, elle désirait son bonheur. Dauphine, elle fit tout le bien qu’elle put ; ses charités furent immenses ; elles allèrent chercher sans distinction d’opinion tous ceux qui souffraient ; Reine, elle aurait employé son influence de manière à confondre ceux qui ont été si injustes à son égard. La fille de Louis XVI n’a été méconnue que par ceux qui l’ont jugée à distance. Les princes, dit-on, n’ont point d’amis. Madame ferait donc parmi eux une exception ; elle avait des amis sincères, dévoués et désintéressés, parce qu’elle méritait d’en avoir.

Quand elle quitta la France au mois d’avril 1815, après avoir montré à Bordeaux qu’elle était la digne fille de la grande Marie-Thérèse, j’étais à la campagne, en Picardie. C’était encore un coup dont la Providence la frappait ; mais elle devait en recevoir un plus terrible. Du moins après les Cent-Jours elle revint.

Madame la duchesse d’Angoulême, lorsqu’elle avait formé sa Maison, m’avait nommée l’une de ses dames. Cette place, je ne l’avais pas ambitionnée. Madame m’avait donné le titre de son amie, mon ambition et mon cœur étaient satisfaits. Je n’étais plus jeune : Madame menait une vie bien active ; ma santé était affaiblie, j’avais besoin de repos ; mais où est notre cœur, là nous sommes tout entiers. Madame m’appelait : j’étais à elle, je vins.

Je fis avec elle quelques voyages : à Bordeaux, aux eaux, dans les provinces, en Vendée. Je montais à cheval souvent avec elle ; elle était pour moi toujours bonne, toujours tendre.

Au mariage d’Alix, ma fille, elle me donna une nouvelle marque de cette bonté. Quoique le nombre de ses dames fût fixé et complet, elle donna une place à ma fille. En m’annonçant cette grâce, elle me dit que ma fille me suppléerait toutes les fois que j’en sentirais le besoin. Alix devint ma compagne. Je voudrais maintenant qu’elle la fût ici ; elle manque à notre réunion ; elle y porterait le charme et la gaieté de son caractère ; mais, après s’être concilié l’estime de ceux qui l’ont connue à la cour et ne s’y être fait que des amis, à la campagne, aujourd’hui, elle cherche à faire des heureux.

En 1823, pendant la guerre d’Espagne, que M. le duc d’Angoulême fit à la tête de l’élite de l’armée française, madame la duchesse d’Angoulême vint s’établir à Bordeaux, afin d’être plus à portée des nouvelles. Vous vous souvenez, mon fils, avec quelle bonté cette chère princesse voulut que nous vinssions, vous et moi, passer près d’elle ces jours d’attente, et vous pouvez comme moi raconter avec quelle charmante affabilité elle accueillait successivement tous les jours à sa table et dans ses salons les différents chefs des maisons de commerce de Bordeaux.

Il était touchant de voir la bonté avec laquelle la princesse entrait avec chacun dans des détails qui ne pouvaient avoir d’intérêt que pour les hommes initiés à la science du commerce ; mais Madame trouvait toujours à interroger, à écouter et à rendre heureux tous ceux qui avaient l’honneur de l’approcher.