Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/1

Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 199-214).


DEUXIÈME PARTIE




I


L’HÔPITAL.


Peu de temps après les fêtes de Noël je tombai malade et je dus me rendre à notre hôpital militaire, qui se trouvait à l’écart, à une demi-verste environ de la forteresse. C’était un bâtiment à un seul étage, très-allongé et peint en jaune. Chaque été, on dépensait une grande quantité d’ocre à le rebadigeonner. Dans l’immense cour de l’hôpital se trouvaient diverses dépendances, les demeures des médecins-chefs et d’autres constructions nécessaires, tandis que le bâtiment principal ne contenait que les salles destinées aux malades : elles étaient en assez grand nombre ; mais comme il n’y en avait que deux réservées aux détenus, ces dernières étaient presque toujours pleines, surtout l’été : il n’était pas rare qu’on fût obligé de rapprocher les lits. Ces salles étaient occupées par des « malheureux » de toute espèce : d’abord, par les nôtres, les détenus de la maison de force, par des prévenus militaires, incarcérés dans les corps de garde, et qui avaient été condamnés ; il s’en trouvait d’autres encore sous jugement, ou de passage ; on envoyait aussi dans nos salles les malades de la compagnie de discipline — triste institution où l’on rassemblait les soldats de mauvaise conduite pour les corriger ; au bout d’un an ou deux, ils en revenaient les plus fieffés chenapans que la terre puisse porter. — Les forçats qui se sentaient malades avertissaient leur sous-officier dès le matin. Celui-ci les inscrivait sur un carnet qu’il leur remettait, et les envoyait à l’hôpital, accompagnés d’un soldat d’escorte : à leur arrivée, ils étaient examinés par un médecin qui autorisait les forçats à rester à l’hôpital, s’ils étaient vraiment malades. On m’inscrivit donc dans le livre, et vers une heure, quand tous mes compagnons furent partis pour la corvée de l’après-dînée, je me rendis à l’hôpital. Chaque détenu prenait avec lui autant d’argent et de pain qu’il pouvait (car il ne fallait pas espérer être nourri ce jour-là), une toute petite pipe, un sachet contenant du tabac, un briquet et de l’amadou. Ces objets se cachaient dans les bottes. Je pénétrai dans l’enceinte de l’hôpital, non sans éprouver un sentiment de curiosité pour cet aspect nouveau, inconnu, de la vie du bagne.

La journée était chaude, couverte, triste ; — c’était une de ces journées où des maisons comme un hôpital prennent un air particulièrement banal, ennuyeux et rébarbatif. Mon soldat d’escorte et moi, nous entrâmes dans la salle de réception, où se trouvaient deux baignoires de cuivre ; nous y trouvâmes deux condamnés qui attendaient la visite, avec leurs gardiens. Un feldscherr entra, nous regarda d’un air nonchalant et protecteur, et s’en fut plus nonchalamment encore annoncer notre arrivée au médecin de service ; il arriva bientôt, nous examina, tout en nous traitant avec affabilité, et nous délivra des feuilles où se trouvaient inscrits nos noms. Le médecin ordinaire des salles réservées aux condamnés devait faire le diagnostic de notre maladie, indiquer les médicaments à prendre, le régime alimentaire à suivre, etc. (J’avais déjà entendu dire que les détenus n’avaient pas assez de louanges pour leurs docteurs. « Ce sont de vrais pères ! » me dirent-ils en parlant d’eux, quand j’entrai à l’hôpital. Nous nous déshabillâmes pour revêtir un autre costume. On nous enleva les habits et le linge que nous avions en arrivant, et l’on nous donna du linge de l’hôpital, auquel on ajouta de longs bas, des pantoufles, des bonnets de coton et une robe de chambre d’un drap brun très-épais, qui était doublée non pas de toile, mais bien plutôt d’emplâtres : cette robe de chambre était horriblement sale, mais je compris bientôt toute son utilité. On nous conduisit ensuite dans les salles des forçats qui se trouvaient au bout d’un long corridor, très-élevé et fort propre. La propreté extérieure était très-satisfaisante ; tout ce qui était visible reluisait : du moins cela me sembla ainsi après la saleté de notre maison de force. Les deux prévenus entrèrent dans la salle qui se trouvait à gauche du corridor, tandis que j’allai à droite. Devant la porte fermée au cadenas se promenait une sentinelle, le fusil sur l’épaule ; non loin d’elle, veillait son remplaçant. Le sergent (de la garde de l’hôpital) ordonna de me laisser passer. Soudain je me trouvai au milieu d’une chambre longue et étroite ; le long des murailles étaient rangés des lits au nombre de vingt-deux. Trois ou quatre d’entre eux étaient encore inoccupés. Ces lits de bois étaient peints en vert, et devaient comme tous les lits d’hôpital, bien connus dans toute la Russie, être habités par des punaises. Je m’établis dans un coin, du côté des fenêtres.

Il n’y avait que peu de détenus dangereusement malades, et alités ; pour la plupart convalescents ou légèrement indisposés, mes nouveaux camarades étaient étendus sur leurs couchettes ou se promenaient en long et en large ; entre les deux rangées de lits, l’espace était suffisant pour leurs allées et venues. L’air de la salle était étouffant, avec l’odeur particulière aux hôpitaux : il était infecté par différentes émanations, toutes plus désagréables les unes que les autres, et par l’odeur des médicaments, bien que le poêle fût chauffé presque tout le jour. Mon lit était couvert d’une housse rayée, que j’enlevai : il se composait d’une couverture de drap, doublée de toile, et de draps grossiers, d’une propreté plus que douteuse. À côté du lit, se trouvait une petite table avec une cruche et une tasse d’étain, sur laquelle était placée une serviette minuscule qui m’était confiée. La table avait encore un rayon, où ceux des malades qui buvaient du thé mettaient leur théière, le broc de bois pour le kwass, etc. ; mais ces richards étaient fort peu nombreux. Les pipes et les blagues à tabac — car chaque détenu fumait, même les poitrinaires — se cachaient sous le matelas. Le docteur et les autres chefs ne faisaient presque jamais de perquisitions ; quand ils surprenaient un malade la pipe à la bouche, ils faisaient semblant de n’avoir rien vu. Les détenus étaient d’ailleurs très-prudents, et fumaient presque toujours derrière le poêle. Ils ne se permettaient de fumer dans leurs lits que la nuit, parce que personne ne faisait de rondes, à part l’officier commandant le corps de garde de l’hôpital.

Jusqu’alors je n’avais jamais été dans aucun hospice en qualité de malade ; aussi tout ce qui m’entourait me parut-il fort nouveau. Je remarquai que mon entrée avait intrigué quelques détenus : on avait entendu parler de moi, et tout ce monde me regardait sans façons, avec cette légère nuance de supériorité que les habitués d’une salle d’audience, d’une chancellerie, ont pour un nouveau venu ou un quémandeur. À ma droite était étendu un prévenu, ex-secrétaire, et fils illégitime d’un capitaine en retraite, accusé d’avoir fabriqué de la fausse monnaie : il se trouvait à l’hôpital depuis près d’une année ; il n’était nullement malade, mais il assurait aux docteurs qu’il avait un anévrysme. Il les persuada si bien qu’il ne subit ni les travaux forcés, ni la punition corporelle à laquelle il avait été condamné ; on l’envoya une année plus tard à T—k, où il fut attaché à un hospice. C’était un vigoureux gaillard de vingt-huit ans, trapu, fripon avoué, plus ou moins jurisconsulte. Il était intelligent et de manières fort aisées, mais très-présomptueux et d’un amour-propre maladif. Convaincu qu’il n’y avait pas au monde d’homme plus honnête et plus juste que lui, il ne se reconnaissait nullement coupable ; il garda cette assurance toute sa vie. Ce personnage m’adressa la parole le premier et m’interrogea avec curiosité ; il me mit au courant des mœurs de l’hôpital ; bien entendu, avant tout, il m’avait déclaré qu’il était le fils d’un capitaine. Il désirait fort que je le crusse gentilhomme, ou au moins « de la noblesse ». Bientôt après, un malade de la compagnie de discipline vint m’assurer qu’il connaissait beaucoup de nobles, d’anciens exilés ; pour mieux me convaincre, il me les nomma par leur prénom et leur nom patronymique. Rien qu’à voir la figure de ce soldat grisonnant, on devinait qu’il mentait abominablement. Il s’appelait Tchékounof. Il venait me faire sa cour, parce qu’il soupçonnait que j’avais de l’argent ; quand il aperçut un paquet de thé et de sucre, il m’offrit aussitôt ses services pour faire bouillir l’eau et me procurer une théière. M—kski m’avait promis, de m’envoyer la mienne le lendemain, par un des détenus, qui travaillaient dans l’hôpital, mais Tchékounov s’arrangea pour que j’eusse tout ce qu’il me fallait. Il se procura une marmite de fonte, où il fit bouillir l’eau pour le thé ; en un mot, il montra un zèle si extraordinaire, que cela lui attira aussitôt quelques moqueries acérées de la part d’un des malades, un poitrinaire dont le lit se trouvait vis-à-vis du mien. Il se nommait Oustiantsef. C’était précisément le soldat condamné aux verges, qui, par peur du fouet, avait avalé une bouteille d’eau-de-vie dans laquelle il avait fait infuser du tabac, et gagné ainsi le germe de la phtisie : j’ai parlé de lui plus haut. Il était resté silencieux jusqu’alors, étendu sur son lit et respirant avec difficulté tout en me dévisageant, d’un air très-sérieux. Il suivait des yeux Tchékounof, dont la servilité l’irritait. Sa gravité extraordinaire rendait comique son indignation. Enfin il n’y tint plus :

— Eh ! regardez-moi ce valet qui a trouvé son maître ! dit-il avec des intervalles, d’une voix étranglée par sa faiblesse, car c’était peu de temps avant sa fin.

Tchékounof, mécontent, se tourna :

— Qui est ce valet ? demanda-t-il en regardant Oustiantsef avec mépris.

— Toi ! tu es un valet, lui répondit celui-ci, avec autant d’assurance que s’il avait eu le droit de gourmander Tchékounof et que c’eût été un devoir impérieux pour lui.

— Moi, un valet ?

— Oui, un vrai valet ! Entendez-vous, braves gens, il ne veut pas me croire. Il s’étonne le gaillard !

— Qu’est-ce que cela peut bien te faire ? Tu vois bien qu’ils ne savent pas se servir de leurs mains. Ils ne sont pas habitués à être sans serviteur. Pourquoi ne le servirais-je pas ? farceur au museau velu.

— Qui a le museau velu ?

— Toi !

— Moi, j’ai le museau velu ?

— Oui, un vrai museau velu et poilu !

— Tu es joli, toi ! va… Si j’ai le museau velu, tu as la figure comme un œuf de corbeau, toi !

— Museau poilu ! Le bon Dieu t’a réglé ton compte, tu ferais bien mieux de rester tranquille à crever !

— Pourquoi ? J’aimerais mieux me prosterner devant une botte que devant une sandale. Mon père ne s’est jamais prosterné et ne m’a jamais commandé de le faire. Je… je…

Il voulait continuer, mais une quinte de toux le secoua pendant quelques minutes ; il crachait le sang. Une sueur froide, causée par son épuisement, perla sur son front déprimé. Si la toux ne l’avait pas empêché de parler, il eût continué à déblatérer, on le voyait à son regard, mais dans son impuissance, il ne put qu’agiter la main… si bien que Tchékounof ne pensa plus à lui.

Je sentais bien que la haine de ce poitrinaire s’adressait plutôt à moi qu’à Tchékounof. Personne n’aurait eu l’idée de se fâcher contre celui-ci ou de le mépriser à cause des services qu’il me rendait et des quelques sous qu’il essayait de me soutirer. Chaque malade comprenait très-bien qu’il ne faisait tout cela que pour se procurer de l’argent. Le peuple n’est pas du tout susceptible à cet endroit-là et sait parfaitement ce qu’il en est. J’avais déplu à Oustiantsef, comme mon thé lui avait déplu ; ce qui l’irritait, c’est que, malgré tout, j’étais un seigneur, même avec mes chaînes, que je ne pouvais me passer de domestique ; et pourtant je ne désirais et ne recherchais aucun serviteur. En réalité, je tenais à faire tout moi-même, afin de ne pas paraître un douillet aux mains blanches, et de ne pas jouer au grand seigneur. J’y mettais même un certain amour-propre, pour dire la vérité. Malgré tout, — je n’y ai jamais rien compris, — j’étais toujours entouré d’officieux et de complaisants, qui s’attachaient à moi de leur propre mouvement et qui finirent par me dominer : c’était plutôt moi qui étais leur valet ; si bien que pour tout le monde, bon gré, mal gré, j’étais un seigneur qui ne pouvait se passer des services des autres et qui faisait l’important. Cela m’exaspérait. Oustiantsef était poitrinaire et partant irascible ; les autres malades ne me témoignèrent que de l’indifférence avec une nuance de dédain. Ils étaient tous occupés d’une circonstance qui me revient à la mémoire : j’appris, en écoutant leurs conversations, qu’on devait apporter ce soir même à l’hôpital un condamné auquel on administrait en ce moment les verges. Les détenus attendaient ce nouveau avec quelque curiosité. On disait du reste que la punition était légère : cinq cents coups.

Je regardai autour de moi. La plupart des vrais malades étaient — autant que je pus le remarquer alors — atteints du scorbut et de maux d’yeux, particuliers à cette contrée : c’était la majorité. D’autres souffraient de la fièvre, de la poitrine et d’autres misères. Dans la salle des détenus, les diverses maladies n’étaient pas séparées ; toutes étaient réunies dans la même chambre. J’ai parlé des vrais malades, car certains forçats étaient venus comme ça, pour « se reposer ». Les docteurs les admettaient par pure compassion, surtout s’il y avait des lits vacants. La vie dans les corps de garde et dans les prisons était si dure en comparaison de celle de l’hôpital, que beaucoup de détenus préféraient rester couchés, malgré l’air étouffant qu’on respirait et la défense expresse de sortir de la salle. Il y avait même des amateurs de ce genre d’existence : ils appartenaient presque tous à la compagnie de discipline. J’examinai avec curiosité mes nouveaux camarades ; l’un d’eux m’intrigua particulièrement. Il était phtisique et agonisait ; son lit était un peu plus loin que celui d’Oustiantsef et se trouvait presque en face du mien. On l’appelait Mikaïlof ; je l’avais vu à la maison de force deux semaines auparavant ; déjà alors il était gravement malade ; depuis longtemps il aurait dû se soigner, mais il se roidissait contre son mal avec une opiniâtreté inutile ; il ne s’en alla à l’hôpital que vers les fêtes de Noël, pour mourir trois semaines après d’une phtisie galopante ; il semblait que cet homme eût brûlé comme une bougie. Ce qui m’étonna le plus, ce fut son visage qui avait terriblement changé — car je l’avais remarqué dès mon entrée en prison, — il m’avait pour ainsi dire sauté aux yeux. À côté de lui était couché un soldat de la compagnie de discipline, un vieil homme de mauvaise mine et d’un extérieur dégoûtant. Mais je ne veux pas énumérer tous tes malades… Je viens de me souvenir de ce vieillard, simplement parce qu’il fit alors impression sur moi et qu’il m’initia d’emblée à certaines particularités de la salle des détenus. Il avait un fort rhume de cerveau, qui le faisait éternuer à tout moment (il éternua une semaine entière) même pendant son sommeil, comme par salves, cinq ou six fois de suite, en répétant chaque fois : « — Mon Dieu ! quelle punition ! » Assis sur son lit, il se bourrait avidement le nez de tabac, qu’il puisait dans un cornet de papier afin d’éternuer plus fort et plus régulièrement. Il éternuait dans un mouchoir de coton à carreaux qui lui appartenait, tout déteint à force d’être lavé. Son petit nez se plissait alors d’une façon particulière, en se rayant d’une multitude innombrable de petites rides, et laissait voir des dents ébréchées, toutes noires et usées, avec des gencives rouges, humides de salive. Quand il avait éternué, il dépliait son mouchoir, regardait la quantité de morve qu’il avait expulsée et l’essuyait aussitôt à sa robe de chambre brune, si bien que toute la morve s’attachait à cette dernière, tandis que le mouchoir était à peine humide. Cette économie pour un effet personnel, aux dépens de la robe de chambre appartenant à l’hôpital, n’éveillait aucune protestation du côté des forçats, bien que quelques-uns d’entre eux eussent été obligés de revêtir plus tard cette même robe de chambre. On aurait peine à croire combien notre menu peuple est peu dégoûté sous ce rapport. Cela m’agaça si fort que je me mis à examiner involontairement, avec curiosité et répugnance, la robe de chambre que je venais d’enfiler. Elle irritait mon odorat par une exhalaison très-forte ; réchauffée au contact de mon corps, elle sentait les emplâtres et les médicaments ; on eût dit qu’elle n’avait jamais quitté les épaules des malades depuis un temps immémorial. On avait peut-être lavé une fois la doublure, mais je n’en jurerais pas ; en tout cas au moment où je la portais elle était saturée de tous les liquides, épithèmes et vésicatoires imaginables, etc. Les condamnés aux verges qui avaient subi leur punition venaient directement à l’hôpital, le dos encore sanglant ; comme on les soignait avec des compresses ou des épithèmes, la robe de chambre qu’ils revêtaient sur la chemise humide prenait et gardait tout. Pendant tout mon temps de travaux forcés, chaque fois que je devais me rendre à l’hôpital (ce qui arrivait souvent) j’enfilais toujours avec une défiance craintive la robe de chambre que l’on me délivrait.

Dès que Tchékounof m’eut servi mon thé (par parenthèses, je dirai que l’eau de notre salle, apportée pour toute la journée, se corrompait vite sous l’influence de l’air fétide), la porte s’ouvrit, et le soldat qui venait de recevoir les verges fut introduit sous double escorte. Je voyais pour la première fois un homme qui venait d’être fouetté. Plus tard, on en amenait souvent, on les apportait même quand la punition était trop forte : chaque fois cela procurait une grande distraction aux malades. On accueillait ces malheureux avec une expression de gravité composée : la réception qu’on leur faisait dépendait presque toujours de l’importance du crime commis, et par conséquent du nombre de verges reçues. Les condamnés les plus cruellement fouettés et qui avaient une réputation de bandits consommés jouissaient de plus de respect et d’attention qu’un simple déserteur, une recrue, comme celui qu’on venait d’amener. Pourtant, ni dans l’un ni dans l’autre cas on ne manifestait de sympathie particulière ; on s’abstenait aussi de remarques irritantes : on soignait le malheureux en silence, et on l’aidait à se guérir, surtout s’il était incapable de se soigner lui-même. Les feldschers eux-mêmes savaient qu’ils remettaient les patients entre des mains adroites et exercées. La médication usuelle consistait à appliquer très-souvent sur le dos du fouetté une chemise ou un drap trempé dans de l’eau froide ; il fallait encore retirer adroitement des plaies les échardes laissées par les verges qui s’étaient cassées sur le dos du condamné. Cette dernière opération était particulièrement douloureuse pour les patients ; le stoïcisme extraordinaire avec lequel ils supportaient leurs souffrances me confondait. J’ai vu beaucoup de condamnés fouettés, et cruellement, je vous assure ; eh bien ! je ne me souviens pas que l’un d’eux ait poussé un gémissement. Seulement, après une pareille épreuve, le visage se déforme et pâlit, les yeux brillent, le regard est égaré, les lèvres tremblent si fort que les patients les mordent quelquefois jusqu’au sang. —Le soldat qui venait d’entrer avait vingt-trois ans ; il était solidement musclé, assez bel homme, bien fait et de haute taille, avec la peau basanée : son échine — découverte jusqu’à la ceinture — avait été sérieusement fustigée ; son corps tremblait de fièvre sous le drap humide qui lui couvrait le dos ; pendant une heure et demie environ, il ne fit que se promener en long et en large dans la salle. Je regardai son visage : il semblait qu’il ne pensât à rien ; ses yeux avaient une étrange expression, sauvage et fuyante, ils ne s’arrêtaient qu’avec peine sur un objet. Je crus voir qu’il regardait fixement mon thé bouillant ; une vapeur chaude montait de la tasse pleine : le pauvre diable grelottait et claquait des dents, aussi l’invitai-je à boire. Il se tourna de mon côté sans dire un mot, tout d’une pièce, prit la lasse de thé qu’il avala d’un trait, debout, sans la sucrer ; il s’efforçait de ne pas me regarder. Quand il eut bu, il reposa la tasse en silence, sans même me faire un signe de tête, et recommença à se promener de long en large : il souffrait trop pour avoir l’idée de me parler ou de me remercier. Quant aux détenus, ils s’abstinrent de le questionner ; une fois qu’ils lui eurent appliqué ses compresses, ils ne firent plus attention à lui, ils pensaient probablement qu’il valait mieux le laisser tranquille et ne pas l’ennuyer par leurs questions et par leur « compassion » ; le soldat sembla parfaitement satisfait de cette décision.

La nuit tombait pendant ce temps, on alluma la lampe. Quelques malades possédaient en propre des chandeliers, mais ceux-là étaient rares, Le docteur fit sa visite du soir, après quoi le sous-officier de garde compta les malades et ferma la salle, dans laquelle on avait apporté préalablement un baquet pour la nuit… J’appris avec étonnement que ce baquet devait rester toute la nuit dans notre infirmerie ; pourtant le véritable cabinet se trouvait à deux pas de la porte. Mais c’était l’usage. De jour, on ne laissait sortir les détenus qu’une minute au plus ; de nuit, il n’y fallait pas penser. L’hôpital pour les forçats ne ressemblait pas à un hôpital ordinaire : le condamné malade subissait malgré tout son châtiment. Par qui cet usage avait-il été établi, je l’ignore ; ce que je sais bien, c’est que cette mesure était parfaitement inutile et que jamais le formalisme pédant et absurde ne s’était manifesté d’une façon aussi évidente que dans ce cas. Cette mesure n’avait pas été imposée par les docteurs, car, je le répète, les détenus ne pouvaient pas assez se louer de leurs médecins : ils les regardaient comme de vrais pères et les respectaient ; ces médecins avaient toujours un mot agréable, une bonne parole pour les réprouvés, qui les appréciaient d’autant plus qu’ils en sentaient toute la sincérité.

Oui, ces bonnes paroles étaient vraiment sincères, car personne n’aurait songé à reprendre les médecins, si ceux-ci avaient été grossiers et inhumains : ils étaient bons avec les détenus par pure humanité. Ils comprenaient parfaitement qu’un forçat malade a autant de droits à respirer un air pur que n’importe quel patient, ce dernier fût-il un grand personnage. Les convalescents des autres salles avaient le droit de se promener librement dans les corridors, de faire de l’exercice, de respirer un air moins empesté que celui de notre infirmerie, puant le renfermé, et toujours saturé d’émanations délétères.

Durant plusieurs années, un fait inexplicable m’irrita comme un problème insoluble, sans que je pusse en trouver la solution. Il faut que je m’y arrête avant de continuer ma description : je veux parler des chaînes, dont aucun forçat n’est délivré, si gravement malade qu’il puisse être. Les poitrinaires eux-mêmes ont expiré sous mes yeux, les jambes chargées de leurs fers. Tout le monde y était habitué et admettait cela comme un fait naturel, inéluctable. Je crois que personne, pas même les médecins, n’aurait eu l’idée de réclamer le déferrement des détenus gravement malades ou tout au moins des poitrinaires. Les chaînes, à vrai dire, n’étaient pas excessivement lourdes, elles ne pesaient en général que huit à douze livres, ce qui est un fardeau très-supportable pour un homme valide. On me dit pourtant qu’au bout de quelques années les jambes des forçats enchaînés se desséchaient et dépérissaient ; je ne sais si c’est la vérité, mais j’incline à le croire. Un poids, si petit qu’il soit, voire même de dix livres, s’il est fixé à la jambe pour toujours, augmente la pesanteur générale du membre d’une façon anormale, et, au bout d’un certain temps, doit avoir une influence désastreuse sur le développement de celui-ci… Pour un forçat en bonne santé, cela n’est rien, mais en est-il de même pour un malade ? Pour les détenus gravement atteints, pour les poitrinaires, dont les mains et les jambes se dessèchent d’elles-mêmes, le moindre fétu est insupportable. Si l’administration médicale réclamait cet allègement pour les seuls poitrinaires, ce serait un vrai, un grand bienfait, je vous assure… On me dira que les forçats sont des malfaiteurs, indignes de toute compassion ; mais faut-il redoubler de sévérité pour celui sur lequel le doigt de Dieu s’est déjà appesanti ? On ne saurait croire que cette aggravation ait pour but de châtier le forçat. Les poitrinaires sont affranchis des punitions corporelles par le tribunal. Il doit y avoir là une raison mystérieuse, importante, une précaution salutaire, mais laquelle ? Voilà ce qui est impossible à comprendre. On ne croit pas, on ne peut pas croire, en effet, que le poitrinaire s’enfuira. À qui cette idée pourrait-elle venir, surtout si la maladie a atteint un certain degré ? Il est impossible de tromper les docteurs et de leur faire prendre un détenu bien portant pour un poitrinaire ; c’est là une maladie que l’on reconnaît du premier coup d’œil. Et du reste (disons-le puisque l’occasion s’en présente), les fers peuvent-ils empêcher le forçat de s’enfuir ? Pas le moins du monde. Les fers sont une diffamation, une honte, un fardeau physique et moral, — c’est du moins ce que l’on pense, — car ils ne sauraient embarrasser personne dans une évasion. Le forçat le plus maladroit, le moins intelligent, saura les scier ou briser le rivet à coups de pierre, sans trop de peine. Les fers sont donc une précaution inutile, et si on les met aux forçats comme châtiment de leur crime, ne faut-il pas épargner ce châtiment à un agonisant ?

En écrivant ces lignes, une physionomie se détache vivement dans ma mémoire, la physionomie d’un mourant, d’un poitrinaire, de ce même Mikaïlof qui était couché presque en face de moi, non loin d’Oustiantsef, et qui expira, je crois, quatre jours après mon arrivée à l’hôpital. Quand j’ai parlé plus haut des poitrinaires, je n’ai fait que rendre involontairement les sensations et reproduire les idées qui m’assaillirent à l’occasion de cette mort. Je connaissais peu ce Mikaïlof. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, de petite taille, mince et d’une très-belle figure. Il était de la « section particulière » et se faisait remarquer par une taciturnité étrange, mais douce et triste : on aurait dit qu’il « avait séché » dans la maison de force, comme s’exprimaient les forçats, qui gardèrent de lui un bon souvenir. Je me rappelle qu’il avait de très-beaux yeux — je ne sais vraiment pourquoi je m’en souviens si bien. Il mourut à trois heures de l’après-midi, par un jour clair et sec. Le soleil dardait ses rayons éclatants et obliques à travers les vitres verdâtres, congelées de notre salle : un torrent de lumière inondait ce malheureux, qui avait perdu connaissance et qui agonisa pendant quelques heures. Dès le matin ses yeux se troublèrent et ne lui permirent pas de reconnaître ceux qui s’approchaient de lui. Les forçats auraient voulu le soulager, car ils voyaient qu’il souffrait beaucoup ; sa respiration était pénible, profonde, enrouée ; sa poitrine se soulevait violemment, comme s’il manquait d’air. Il rejeta d’abord sa couverture et ses vêtements loin de lui, puis il commença à déchirer sa chemise, qui semblait lui être un fardeau intolérable. On la lui enleva. C’était effrayant de voir ce corps démesurément long, aux mains et aux jambes décharnées, au ventre flasque, à la poitrine soulevée, et dont les côtes se dessinaient aussi nettement que celles d’un squelette. Il ne restait sur ce squelette qu’une croix avec un sachet, et les fers, dont ses jambes desséchées auraient pu se dégager sans peine. Un quart d’heure avant sa mort, le bruit s’apaisa dans notre salle ; on ne parlait plus qu’en chuchotant. Les forçats marchaient sur la pointe des pieds, discrètement. De temps à autre, ils échangeaient leurs réflexions sur des sujets étrangers et jetaient un coup d’œil furtif sur le mourant. Celui-ci râlait toujours plus péniblement. Enfin, d’une main tremblante et mal assurée, il tâta sa croix sur sa poitrine et fit le geste de l’arracher : elle aussi lui pesait, le suffoquait. On la lui enleva. Dix minutes plus tard il mourut. On frappa alors à la porte, afin d’avertir la sentinelle. Un gardien entra, regarda le mort d’un air hébété et s’en alla quérir le feldscher. Celui-ci était un bon garçon, un peu trop occupé peut-être de son extérieur, assez agréable du reste ; il arriva bientôt ; il s’approcha du cadavre à grands pas, ce qui fit un bruit dans la salle muette, et lui tâta le pouls avec une mine dégagée qui semblait avoir été composée pour la circonstance ; il fit un geste vague de la main et sortit. On prévint le poste, car le criminel était d’importance (il appartenait à la section particulière) ; aussi pour le déclarer dûment mort fallait-il quelques formalités. Pendant que nous attendions l’entrée du poste de l’hôpital, un des détenus dit à demi-voix qu’il ne serait pas mal de fermer les yeux au défunt. Un autre écouta ce conseil, s’approcha en silence de Mikaïlof et lui ferma les yeux ; apercevant sur le coussin la croix qu’on avait détachée du cou, il la prit, la regarda, la remit et se signa. Le visage du mort s’ossifiait ; un rayon de lumière blanche jouait à la surface et éclairait deux rangées de dents blanches et jeunes, qui brillaient entre les lèvres minces, collées aux gencives de la bouche entr’ouverte. Le sous-officier de garde arriva enfin, sous les armes et casque en tête, accompagné de deux soldats. Il s’approcha en ralentissant le pas, incertain ; il examinait du coin de l’œil les détenus silencieux, qui le regardaient d’un air sombre. À un pas du mort, il s’arrêta net, comme cloué sur place par une gêne subite. Ce corps nu et desséché, chargé de ses fers, l’impressionnait : il défit sa jugulaire, enleva son casque (ce qu’il n’avait nullement besoin de faire) et fit un grand signe de croix. C’était une figure sévère, grisonnante, une tête de soldat qui avait beaucoup servi. Je me souviens qu’à côté de lui se trouvait Tchékounof, un vieillard grisonnant lui aussi ; il regardait tout le temps le sous-officier, et suivait tous les mouvements de ce dernier avec une attention étrange. Leurs regards se croisèrent, et je vis que la lèvre inférieure de Tchékounof tremblait. Il la mordit, serra les dents et dit au sous-officier, comme par hasard, avec un mouvement de tête qui lui montrait le mort :

— Il avait pourtant une mère, lui aussi…

Ces mots me pénétrèrent… Pourquoi les avait-il dits, et comment cette idée lui était-elle venue ? On souleva le cadavre avec sa couchette ; la paille craqua, les chaînes traînèrent à terre avec un bruit clair… On les releva et l’on emporta le corps. Brusquement tous parlèrent à haute voix. On entendit encore le sous-officier, déjà dans le corridor, qui criait à quelqu’un d’aller chercher le forgeron. Il fallait déferrer le mort…

Mais j’ai fait une digression hors de mon sujet…