Souvenirs de la maison des morts/Première partie/11

Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 175-198).



XI


LA REPRÉSENTATION.


Le soir du troisième jour des fêtes eut lieu la première représentation de notre théâtre. Les tracas n’avaient pas manqué pour l’organiser, mais les acteurs en avaient pris sur eux tout le souci, aussi les autres forçats ne savaient-ils pas où en était le futur spectacle, ni ce qui se faisait. Nous ne savions pas même au juste ce que l’on représenterait. — Les acteurs, pendant ces trois jours, en allant au travail, s’ingéniaient à rassembler le plus de costumes possible. Chaque fois que je rencontrais Baklouchine, il faisait craquer ses doigts de satisfaction, mais ne me communiquait rien. Je crois que le major était de bonne humeur. Nous ignorions du reste entièrement s’il avait eu vent du spectacle, s’il l’avait autorisé ou s’il avait résolu de se taire et de fermer les yeux sur les fantaisies des forçats, après s’être assuré que tout se passerait le plus convenablement possible. Je crois qu’il avait entendu parler de la représentation, mais qu’il ne voulait pas s’en mêler, parce qu’il comprenait que tout irait peut-être de travers, s’il l’interdisait ; les soldats feraient les mutins ou s’enivreraient, il valait donc bien mieux qu’ils s’occupassent de quelque chose. Je prête ce raisonnement au major, uniquement parce que c’est le plus naturel. On peut même dire que si les forçats n’avaient pas eu de théâtre pendant les fêtes ou quelque chose dans ce genre, il aurait fallu que l’administration organisât une distraction quelconque. Mais comme notre major se distinguait par des idées directement opposées à celles du reste du genre humain, on conçoit que je prends sur moi une grande responsabilité en affirmant qu’il avait eu connaissance de notre projet et qu’il l’autorisait. Un homme comme lui devait toujours écraser, étouffer quelqu’un, enlever quelque chose, priver d’un droit, en un mot mettre partout de l’ordre. Sous ce rapport il était connu de toute la ville. Il lui était parfaitement égal que ces vexations causassent des rébellions. Pour ces délits on avait des punitions (il y a des gens qui raisonnent comme notre major) ; avec ces coquins de forçats on ne devait employer qu’une sévérité impitoyable et s’en tenir à l’application absolue de la loi — et voilà tout. Ces incapables exécuteurs de la loi ne comprennent nullement qu’appliquer la loi sans en comprendre l’esprit, mène tout droit aux désordres. — « La loi le dit, que voulez-vous de plus ? » Ils s’étonnent même sincèrement qu’on exige d’eux, outre l’exécution de la loi, du bon sens et une tête saine. La dernière condition surtout leur parait superflue, elle est pour eux d’un luxe révoltant, cela leur semble une vexation, de l’intolérance.

Quoi qu’il en soit, le sergent-major ne s’opposa pas à l’organisation du spectacle, et c’est tout ce qu’il fallait aux forçats. Je puis dire en toute vérité que si pendant toutes les fêtes il ne se produisit aucun désordre grave dans la maison, ni querelles sanglantes, ni vol, il faut l’attribuer à l’autorisation qu’avaient reçue les forçats d’organiser leur représentation. J’ai vu de mes yeux comment ils faisaient disparaître ceux de leurs camarades qui avaient trop bu, comme ils empêchaient les rixes, sous prétexte qu’on défendrait le théâtre. Le sous-officier demanda aux détenus leur parole d’honneur qu’ils se conduiraient bien et que tout se passerait tranquillement. Ceux-ci y consentirent avec joie et tinrent religieusement leur promesse : cela les flattait fort qu’on crût en leur parole d’honneur. Ajoutons que cette représentation ne coûtait rien, absolument rien à l’administration ; elle n’avait pas de dépenses à faire. Les places n’avaient pas été marquées à l’avance, car le théâtre se montait et se démontait en moins d’un quart d’heure. Le spectacle devait durer une heure et demie et dans le cas où l’ordre de cesser la représentation serait arrivé à l’improviste, les décorations auraient disparu en un clin d’œil. Les costumes étaient cachés dans les coffres des forçats. Avant tout je dirai comment notre théâtre était construit, quels étaient les costumes, et je parlerai de l’affiche, c’est à dire des pièces que l’on se proposait de jouer.

À vrai dire, il n’y avait pas d’affiche écrite, on n’en fit que pour la seconde et la troisième représentation. Baklouchine la composa pour MM. Les officiers et autres nobles visiteurs qui daignaient honorer le spectacle de leur présence, à savoir : l’officier de garde qui vint une fois, puis l’officier de service préposé aux gardes, enfin un officier du génie ; c’est en l’honneur de ces nobles visiteurs que l’affiche fut écrite.

On supposait que la renommée de notre théâtre s’étendrait au loin dans la forteresse et même en ville, d’autant plus qu’il n’y avait aucun théâtre à N… ; des représentations d’amateurs et rien de plus. Les forçats se réjouissaient du moindre succès, comme de vrais enfants, ils se vantaient. « Qui sait — se disait-on — il se peut que les chefs apprennent cela, et qu’ils viennent voir ; c’est alors qu’ils sauraient ce que valent les forçats, car ce n’est pas une représentation donnée par les soldats, avec des bateaux flottants, des ours et des boucs, mais bien des acteurs, de vrais acteurs qui jouent des comédies faites pour les seigneurs ; dans toute la ville, il n’y a pas un théâtre pareil ! Le général Abrocimof a eu une représentation chez lui, à ce qu’on dit, il y en aura encore une, eh bien ! qu’ils nous dament le pion avec leur costume, c’est possible ! quant à la conversation, c’est une chose à voir ! Le gouverneur lui-même peut en entendre parler — et qui sait ? il viendra peut-être. Ils n’ont pas de théâtre, en ville !… »

En un mot, la fantaisie des forçats, surtout après le premier succès, alla presque jusqu’à s’imaginer qu’on leur distribuerait des récompenses ou qu’on diminuerait le chiffre des travaux forcés, l’instant d’après ils étaient les premiers à rire de bon cœur de leurs imaginations. En un mot, c’étaient des enfants, de vrais enfants, bien qu’ils eussent quarante ans. Je connaissais en gros le sujet de la représentation que l’on se proposait de donner, bien qu’il n’y eût pas d’affiche. Le titre de la première pièce était : Philatka et Mirachka rivaux. Baklouchine se vantait devant moi, une semaine au moins à l’avance, que le rôle de Philatka qu’il s’était adjugé serait joué de telle façon qu’on n’avait rien vu de pareil, même sur les scènes pétersbourgeoiscs. Il se promenait dans les casernes gonflé d’importance, effronté, l’air bonhomme malgré tout ; s’il lui arrivait de dire quelques bouts de son rôle « à la théâtrale », tout le monde éclatait de rire, que le fragment fut amusant ou non, on riait parce qu’il s’était oublié. Il faut avouer que les forçats savaient se contenir et garder leur dignité ; pour s’enthousiasmer des tirades de Baklouchine, il n’y avait que les plus jeunes… gens sans fausse honte, ou bien les plus importants, ceux dont l’autorité était si solidement établie qu’ils n’avaient pas peur d’exprimer nettement leurs sensations, quelles qu’elles fussent. Les autres écoutaient silencieux les bruits et les discussions, sans blâmer ni contredire, mais ils s’efforçaient de leur mieux de se comporter avec indifférence et dédain envers le théâtre. Ce ne fut qu’au dernier moment, le jour même de la représentation, que tout le monde s’intéressa à ce qu’on verrait, à ce que feraient nos camarades. On se demandait ce que pensait le major. Le spectacle réussirait-il comme celui d’il y a deux ans ? etc., etc. Baklouchine m’assura que tous les acteurs étaient « parfaitement à leur place », et qu’il y aurait même un rideau. Le rôle de Philatka serait rempli par Sirotkine. — Vous verrez comme il est bien en habit de femme, disait-il eu clignant de l’œil et en faisant claquer sa langue contre son palais. La propriétaire bienfaisante devait avoir une robe avec des falbalas et des volants, une ombrelle, tandis que le propriétaire portait un costume d’officier avec des aiguillettes et une canne à la main. La pièce dramatique qui devait être jouée en second lieu portait le titre de Kedril le glouton. Ce titre m’intrigua fort, mais j’eus beau faire des questions, je ne pus rien apprendre à l’avance. Je sus seulement que cette pièce n’était pas imprimée ; c’était une copie manuscrite, que l’on tenait d’un sous-officier en retraite du faubourg, lequel avait pour sûr participé autrefois à sa représentation sur une scène militaire quelconque. Nous avons en effet, dans les villes et les gouvernements éloignés, nombre de pièces de ce genre qui, je crois, sont parfaitement ignorées et n’ont jamais été imprimées, mais qui ont apparu d’elles-mêmes au temps voulu pour défrayer le théâtre populaire dans certaines zones de la Russie.

J’ai dit « théâtre populaire » : il serait très-bon que nos investigateurs de la littérature populaire s’occupassent de faire de soigneuses recherches sur ce théâtre, qui existe, et qui peut-être n’est pas si insignifiant qu’on le pense. Je ne puis croire que tout ce que j’ai vu dans notre maison de force fût l’œuvre de nos forçats. Il faut pour cela des traditions antérieures, des procédés établis et des notions transmises de génération en génération. Il faut les chercher parmi les soldats, les ouvriers de fabrique, dans les villes industrielles et même chez les bourgeois de certaines pauvres petites villes ignorées. Ces traditions se sont conservées dans certains villages et dans des chefs-lieux de gouvernement, chez la valetaille de quelques grandes propriétés foncières. Je crois même que les copies de beaucoup de vieilles pièces se sont multipliées, précisément grâce à cette valetaille de hobereaux. Les anciens propriétaires et les seigneurs moscovites avaient leurs propres théâtres sur lesquels jouaient leurs serfs. C’est de là que provient notre théâtre populaire, dont les marques d’origine sont indiscutables. Quant à Kedril le glouton, malgré ma vive curiosité, je ne pus rien en savoir, si ce n’est que les démons apparaissaient sur la scène et emportaient Kedril en enfer. Mais que signifiait ce nom de Kedril ? pourquoi s’appelait-il Kedril, et non Cyrille ? L’action était-elle russe ou étrangère ? je ne pus pas tirer au clair cette question. On annonçait que la représentation se terminerait par une « pantomime en musique ». Tout cela promettait d’être fort curieux. Les acteurs étaient au nombre de quinze, tous gens vifs et décodés. Ils se donnaient beaucoup de mouvement, multipliaient les répétitions, qui avaient lieu quelquefois derrière les casernes, se cachaient, prenaient des airs mystérieux. En un mot, ou voulait nous surprendre par quelque chose d’extraordinaire et d’inattendu.

Les jours de travail, on fermait les casernes de très-bonne heure, à la nuit tombante, mais on faisait une exception pour les fêtes de Noël ; alors on ne mettait les cadenas aux portes qu’à la retraite du soir (neuf heures). Cette faveur avait été accordée spécialement en vue du spectacle. Pendant tout le temps des fêtes, chaque soir, on envoyait une députation prier très-humblement l’officier de garde de « permettre la représentation et ne pas fermer encore la maison de force », en ajoutant qu’il y avait eu représentation la veille, et que pourtant il ne s’était produit aucun désordre. L’officier de garde faisait le raisonnement suivant : Il n’y avait eu aucun désordre, aucune infraction à la discipline le jour du spectacle, et du moment qu’ils donnaient leur parole que la soirée d’aujourd’hui se passerait de la même manière, c’est qu’ils feraient leur police eux-mêmes ; ce serait la plus rigoureuse de toutes. En outre, il savait bien que s’il s’était avisé de défendre la représentation, ces gaillards (qui peut savoir, des forçats !) auraient pu faire encore des sottises, qui mettraient dans l’embarras les officiers de garde. Enfin une dernière raison l’engageait à donner son consentement : monter la garde est horriblement ennuyeux ; en autorisant la comédie, il avait sous la main un spectacle donné non plus par des soldats, mais par des forçats, gens curieux ; ce serait à coup sur intéressant, et il avait tout droit d’y assister.

Dans le cas où l’officier de service arriverait et demanderait l’officier de garde, on lui répondrait que ce dernier était allé compter les forçats et fermer les casernes ; réponse exacte et justification aisée. Voilà pourquoi nos surveillants autorisèrent le spectacle pendant toute la durée des fêtes ; les casernes ne se fermèrent chaque soir qu’à la retraite. Les forçats savaient d’avance que la garde ne s’opposerait pas à leur projet ; ils étaient tranquilles de ce côté là.

Vers six heures Pétrof vint me chercher, et nous nous rendîmes ensemble dans la salle de spectacle. Presque tous les détenus de notre caserne y étaient, à l’exception du vieux-croyant de Tchernigof et des Polonais. Ceux-ci ne se décidèrent à assister au spectacle que le jour de la dernière représentation, le 4 janvier, et encore quand on les eut convaincus que tout était convenable, gai et tranquille. Le dédain des Polonais irritait nos forçats, aussi furent-ils reçus très-poliment le 4 janvier ; on les fit asseoir aux meilleures places. Quant aux Tcherkesses et à Isaï Fomitch, la comédie était pour eux une véritable réjouissance. Isaï Fomitch donna chaque fois trois kopeks : le dernier jour, il posa dix kopeks sur l’assiette ; la félicité se peignait sur son visage. Les acteurs avaient décidé que chaque spectateur donnerait ce qu’il voudrait. La recette devait servir à couvrir les dépenses et « donner du montant » aux acteurs. Pétrof m’assura qu’on me laisserait occuper une des premières places, si plein que fût le théâtre, d’abord parce qu’étant plus riche que les autres, il y avait des chances pour que je donnasse plus, et puis, parce que je m’y connaissais mieux, que personne. Sa prévision se réalisa. Je décrirai préalablement la salle et la construction du théâtre.

La caserne de la section militaire qui devait servir de salle de spectacle avait quinze pas de long. De la cour, on entrait par un perron dans une antichambre, et de là, dans la caserne elle-même. Cette longue caserne était de construction particulière, comme je l’ai dit plus haut : les lits de camp, rangés contre la muraille, laissaient un espace vide au milieu de la chambre. La première moitié de la caserne était destinée aux spectateurs, tandis que la seconde, qui communiquait avec un autre bâtiment, formait la scène. Ce qui m’étonna dès mon entrée, ce fut le rideau, qui coupait la caserne en deux sur une longueur de dix pas. C’était une merveille dont on pouvait s’étonner à juste titre ; il était peint avec des couleurs à l’huile, et représentait des arbres, des tonnelles, des étangs, des étoiles. Il se composait de toiles neuves et vieilles données par les forçats : chemises, bandelettes qui tiennent lieu de bas à nos paysans, tout cela cousu tant bien que mal et formant un immense drap ; où la toile avait manqué, on l’avait remplacée par du papier, mendié feuille à feuille dans les diverses chancelleries et secrétaireries. Nos peintres (au nombre desquels se trouvait notre Brulof) l’avaient décoré tout entier, aussi l’effet était-il remarquable. Ce luxueux appareil réjouissait les forçats, même les plus mornes et les plus exigeants ; du reste ceux-ci, une fois le spectacle commencé, se montrèrent tous de vrais enfants, ni plus ni moins que les impatients et les enthousiastes. Tous étaient contents, avec un sentiment de vanité. L’éclairage consistait en quelques chandelles coupées en petits bouts. On avait apporté de la cuisine deux bancs, placés devant le rideau, ainsi que trois ou quatre chaises empruntées à la chambre des sous-officiers. Elles avaient été mises là pour le cas où les officiers supérieurs assisteraient au spectacle. Quant aux bancs, ils étaient destinés aux sous-officiers, aux secrétaires du génie, aux directeurs des travaux, à tous les chefs immédiats des forçats qui n’avaient pas le grade d’officiers, et qui viendraient peut-être jeter un coup d’œil sur le théâtre. En effet, les visiteurs ne manquèrent pas ; suivant les jours, ils vinrent en plus ou moins grand nombre, mais pour la dernière représentation, il ne restait pas une seule place inoccupée sur les bancs. Derrière se pressaient les forçats, debout et tête nue, par respect pour les visiteurs, en veste ou en pelisse courte, malgré la chaleur suffocante de la salle. Comme on pouvait s’y attendre, le local était trop exigu pour tous les détenus ; entassés les uns sur les autres, surtout dans les derniers rangs, ils avaient encore occupé les lits de camp, les coulisses ; il y avait même des amateurs qui disparaissaient constamment derrière la scène, dans l’autre caserne, et qui regardaient le spectacle de la coulisse du fond. On nous fit passer en avant, Pétrof et moi, tout près des bancs, d’où l’on voyait beaucoup mieux que du fond de la salle. J’étais pour eux un bon juge, un connaisseur qui avait vu bien d’autres théâtres : les forçats avaient remarqué que Baklouchine s’était souvent concerté avec moi et qu’il avait témoigné de la déférence pour mes conseils, ils estimaient qu’on devait par conséquent me faire honneur et me donner une des meilleures places. Ces hommes sont vaniteux, légers, mais c’est à la surface. Ils se moquaient de moi au travail, car j’étais un piètre ouvrier. Almazof avait le droit de nous mépriser, nous autres gentilshommes, et de se vanter de son adresse à calciner l’albâtre ; ces railleries et ces vexations avaient pour motif notre origine, car nous appartenions par notre naissance à la caste de ses anciens maîtres, dont il ne pouvait conserver un bon souvenir. Mais ici, au théâtre, ces mêmes hommes me faisaient place, car ils s’avouaient que j’étais plus entendu en cette matière qu’eux-mêmes. Ceux mêmes qui n’étaient pas bien disposés à mon égard désiraient m’entendre louer leur théâtre et me cédaient le pas sans la moindre servilité. J’en juge maintenant par mon impression d’alors. Je compris que dans cette décision équitable, il n’y avait aucun abaissement de leur part, mais bien plutôt le sentiment de leur propre dignité. Le trait le plus caractéristique de notre peuple, c’est sa conscience et sa soif de justice. Pas de fausse vanité, de sot orgueil à briguer le premier rang sans y avoir des titres, — le peuple ne connaît pas ce défaut. Enlevez-lui son écorce grossière ; Vous apercevrez, en l’étudiant sans préjugés, attentivement et de près, des qualités dont vous ne vous seriez jamais douté. Nos sages n’ont que peu de chose à apprendre à notre peuple ; je dirai même plus, ce sont eux au contraire qui doivent apprendre à son école.

Pétrof m’avait dit naïvement, quand il m’emmena au spectacle, qu’on me ferait passer devant parce que je donnerais plus d’argent. Les places n’avaient pas de prix fixe ; chacun donnait ce qu’il voulait et ce qu’il pouvait. Presque tous déposèrent une pièce de monnaie sur l’assiette quand on fit la quête. Même si l’on m’eût laissé passer devant dans l’espérance que je donnerais plus qu’un autre, n’y avait-il pas là encore un sentiment profond de dignité personnelle ? « Tu es plus riche que moi, va-t’en au premier rang ; nous sommes tous égaux, ici, c’est vrai, mais tu payes plus, par conséquent un spectateur comme toi fait plaisir aux acteurs ; — occupe la première place, car nous ne sommes pas ici pour notre argent, nous devons nous classer nous-mêmes ! » Quelle noble fierté dans cette façon d’agir ! Ce n’est plus le culte de l’argent qui est tout, mais en dernière analyse le respect de soi-même. On n’estimait pas trop la richesse chez nous. Je ne me souviens pas que l’un de nous se soit jamais humilié pour avoir de l’argent, même si je passe en revue toute la maison de force. On me quémandait, mais par polissonnerie, par friponnerie, plutôt que dans l’espoir du bénéfice lui-même ; c’était un trait de bonne humeur, de simplicité naïve. Je ne sais pas si je m’exprime clairement. J’ai oublié mon théâtre, j’y reviens.

Avant le lever du rideau, la salle présentait un spectacle étrange et animé. D’abord la cohue pressée, foulée, écrasée de tous côtés, mais impatiente, attendant, le visage resplendissant, le commencement de la représentation. Aux derniers rangs grouillait une masse confuse de forçats : beaucoup d’entre eux avaient apporté de la cuisine des bûches qu’ils dressaient contre la muraille et sur lesquelles ils grimpaient ; ils passaient deux heures entières dans cette position fatigante, s’accotant des deux mains sur les épaules de leurs camarades, parfaitement contents d’eux-mêmes et de leur place. D’autres arc-boutaient leurs pieds contre le poêle, sur la dernière marche, et restaient tout le temps de la représentation, soutenus par ceux qui se trouvaient devant eux, au fond, près de la muraille. De côté, massée sur des lits de camp, se trouvait aussi une foule compacte, car c’étaient là les meilleures places. Cinq forçats, les mieux partagés, s’étaient hissés et couchés sur le poêle, d’où ils regardaient en bas : ceux-là nageaient dans la béatitude. De l’autre côté, fourmillaient les retardataires qui n’avaient pas trouvé de bonnes places. Tout le monde se conduisait décemment et sans bruit. Chacun voulait se montrer avantageusement aux seigneurs qui nous visitaient. L’attente la plus naïve se peignait sur ces visages rouges et humides de sueur, par suite de la chaleur étouffante. Quel étrange reflet de joie enfantine, de plaisir gracieux et sans mélange, sur ces figures couturées, sur ces fronts et ces joues marqués, sombres et mornes auparavant, et qui brillaient parfois d’un feu terrible ! Ils étaient tous sans bonnets ; comme j’étais à droite, il me semblait que leurs têtes étaient entièrement rasées. Tout à coup, sur la scène, on entend du bruit, un vacarme… Le rideau va se lever. L’orchestre joue… Cet orchestre mérite une mention. Sept musiciens s’étaient placés le long des lits de camp : il y avait là deux violons (l’un d’eux était la propriété d’un détenu ; l’autre avait été emprunté hors de la forteresse ; les artistes étaient des nôtres), trois balalaïki — faites par les forçats eux-mêmes, deux guitares et un tambour de basque qui remplaçait la contre-basse. Les violons ne faisaient que gémir et grincer, les guitares ne valaient rien ; en revanche les balalaïki étaient remarquables. L’agilité des doigts des artistes aurait fait honneur au plus habile prestidigitateur. Ils ne jouaient guère que des airs de danses : aux passages les plus entraînants, ils frappaient brusquement du doigt sur la planchette de leurs instruments : le ton, le goût, l’exécution, le rendu du motif, tout était original, personnel. Un des guitaristes possédait à fond son instrument. C’était le gentilhomme qui avait tué son père. Quant au tambour de basque, il exécutait littéralement des merveilles ; ainsi il faisait tourner le disque sur un doigt ou traînait son pouce sur la peau d’âne, on entendait alors des coups répétés, clairs, monotones, qui soudain se brisaient et rejaillissaient en une multitude innombrable de petites notes sourdes, chuchotantes et rebondissantes. Deux harmonicas se joignirent enfin à cet orchestre. Vraiment, je n’avais jusqu’alors aucune idée du parti qu’on peut tirer de ces instruments populaires, si grossiers : je fus étonné ; l’harmonie, le jeu, mais surtout l’expression, la conception même du motif étaient supérieurement rendus. Je compris parfaitement alors, — et pour la première fois, —la hardiesse souveraine et le fol abandon de soi-même qui se trahissent dans nos airs de danses populaires et dans nos chansons de cabaret. — Le rideau se leva enfin. Chacun fit un mouvement, ceux qui se trouvaient dans le fond se dressèrent sur la pointe des pieds ; quelqu’un tomba de sa bûche ; tous ouvrirent la bouche et écarquillèrent les yeux : un silence parfait régnait dans toute la salle… La représentation commença.

J’étais assis non loin d’Aléi, qui se trouvait au milieu du groupe que formaient ses frères et les autres Tcherkesses. Ils étaient passionnés pour le théâtre et y assistaient chaque soir. J’ai remarqué que tous les musulmans, Tartares, etc., sont grands amateurs de spectacles de tout genre. Près d’eux resplendissait Isaï Fomitch ; dès le lever du rideau, il était tout oreilles et tout yeux ; son visage exprimait une attente très-avide de miracles et de jouissances. J’aurais été désolé de voir son espérance trompée. La charmante figure d’Aléi brillait d’une joie si enfantine, si pure, que j’étais tout gai rien qu’en la regardant ; involontairement, chaque fois qu’un rire général faisait écho à une réplique amusante, je me tournais de son côté pour voir son visage. Il ne me remarquait pas ; il avait bien autre chose à faire que de penser à moi ! Près de ma place, à gauche, se trouvait un forçat déjà âgé, toujours sombre, mécontent et grondeur ; lui aussi avait remarqué Aléi, et je vis plus d’une fois comme il jetait sur lui des regards furtifs en souriant à demi, tant le jeune Tcherkesse était charmant ! Ce détenu l’appelait toujours « Aléi Sémionytch », sans que je susse pourquoi. — On avait commencé par Philatka et Mirochka. Philatka (Baklouchine) était vraiment merveilleux. Il jouait son rôle à la perfection. On voyait qu’il avait pesé chaque phrase, chaque mouvement. Il savait donner au moindre mot, au moindre geste, un sens, qui répondait parfaitement au caractère de son personnage. Ajoutez à cette étude consciencieuse une gaieté non feinte, irrésistible, de la simplicité, du naturel ; si vous aviez vu Baklouchine, vous auriez certainement convenu que c’était un véritable acteur, un acteur de vocation et de grand talent. J’ai vu plus d’une fois Philatka sur les scènes de Pétersbourg et de Moscou, mats je l’affirme, pas un artiste des capitales n’était à la hauteur de Baklouchine dans ce rôle. C’étaient des paysans de n’importe quel pays, et non de vrais moujiks russes ; leur désir de représenter des paysans était trop apparent. — L’émulation excitait Baklouchine, car on savait que le forçat Patsieikine devait jouer le rôle de Kedril dans la seconde pièce ; je ne sais pourquoi, on croyait que ce dernier aurait plus de talent que Baklouchine. Celui-ci souffrait de cette préférence comme un enfant. Combien de fois n’était-il pas venu vers moi ces derniers jours, pour épancher ses sentiments ! Deux heures avant la représentation, il était secoué par la fièvre. Quand on éclatait de rire et qu’on lui criait : — Bravo ! Baklouchine ! tu es un gaillard ! sa figure resplendissait de bonheur, et une vraie inspiration brillait dans ses yeux. La scène des baisers entre Kirochka et Philatka, où ce dernier crie à la fille : « Essuie-toi » et s’essuie lui-même, fut d’un comique achevé. Tout le monde éclata de rire. Ce qui m’intéressait le plus, c’étaient les spectateurs ; tous s’étaient déroidis et s’abandonnaient franchement à leur joie. Les cris d’approbation retentissaient de plus en plus nourris. Un forçat poussait du coude son camarade et lui communiquait à la hâte ses impressions, sans même s’inquiéter de savoir qui était à côté de lui. Lorsqu’une scène comique commençait, on voyait un autre se retourner vivement en agitant les bras, comme pour engager ses camarades à rire, puis faire aussitôt face à la scène. Un troisième faisait claquer sa langue contre son palais et ne pouvait rester tranquille ; comme la place lui manquait pour changer de position, il piétinait sur une jambe ou sur l’autre. Vers la fin de la pièce, la gaieté générale atteignit son apogée. Je n’exagère rien. Figurez-vous la maison de force, les chaînes, la captivité, les longues années de réclusion, de corvée, la vie monotone, qui tombe goutte à goutte pour ainsi dire, les jours sombres de l’automne : — tout à coup on permet à ces détenus comprimés de s’égayer, de respirer librement pendant une heure, d’oublier leur cauchemar, d’organiser un spectacle — et quel spectacle ! qui excite l’envie et l’admiration de toute la ville. « — Voyez-vous, ces forçats ! » Tout les intéressait, les costumes par exemple. Il leur semblait excessivement curieux de voir VanKa, Nietsviétaef ou Baklouchine, dans un autre costume que celui qu’ils portaient depuis tant d’années. « C’est un forçat, un vrai forçat dont les chaînes sonnent quand il marche, et le voilà pourtant qui entre en scène en redingote, en chapeau rond et en manteau, comme un civil. Il s’est fait des cheveux, des moustaches. Il sort un mouchoir rouge de sa poche, le secoue comme un seigneur, un vrai seigneur. » L’enthousiasme était à son comble de ce chef. Le « propriétaire bienfaisant » arrive dans un uniforme d’aide de camp, très-vieux à la vérité, épaulettes, casquette à cocarde : l’effet produit est indescriptible. Il y avait deux amateurs pour ce costume, et — le croirait-on ? — ils s’étaient querellés comme deux gamins, pour savoir qui jouerait ce rôle-là, car ils voulaient tous deux se montrer en uniforme d’officier avec des aiguillettes ! Les autres acteurs les séparèrent ; à la majorité des voix on confia ce rôle à Nietsviétaef, non pas qu’il fût mieux fait de sa personne que l’autre et qu’il ressemblât mieux à un seigneur, mais simplement parce qu’il leur avait assuré à tous qu’il aurait une badine, qu’il la ferait tourner et en fouetterait la terre, en vrai seigneur, en élégant à la dernière mode, ce que Vanka Ospiéty ne pouvait essayer, lui qui n’avait jamais connu de gentilshommes. En effet, quand Nietsviétaef entra en scène avec son épouse, il ne fit que dessiner rapidement des ronds sur le sol, de sa légère badine de bambou ; il croyait certes que c’était là l’indice de la meilleure éducation, d’une suprême élégance. Dans son enfance encore, alors qu’il n’était qu’un serf va-nu-pieds, il avait probablement été séduit par l’adresse d’un seigneur à faire tourner sa canne ; cette impression était restée ineffaçable pour toujours dans sa mémoire, si bien que quelque trente ans plus tard, il s’en souvenait pour séduire et flatter à son tour les camarades de la prison, Nietsviétaef était tellement enfoncé dans cette occupation qu’il ne regardait personne ; il donnait la réplique sans même lever les yeux ; le plus important pour lui, c’était le bout de sa badine et les ronds qu’il traçait. La propriétaire bienfaisante était aussi très-remarquable ; elle apparut en scène dans un vieux costume de mousseline usée, qui avait l’air d’une guenille, les bras et le cou nus, un petit bonnet de calicot sur la tête, avec des brides sous le menton, une ombrelle dans une main, et dans l’autre un éventail de papier de couleur dont elle ne faisait que s’éventer. Un fou rire accueillit cette grande dame, qui ne put contenir elle-même sa gaîté et éclata à plusieurs reprises. Ce rôle était rempli par le forçat Ivanof. Quant à Sirotkine, habillé en fille, il était très-joli. Les couplets furent fort bien dits. En un mot, la pièce se termina à la satisfaction générale. Pas la moindre critique ne s’éleva : comment du reste aurait-on pu critiquer ?

On joua encore une fois l’ouverture, Siéni, moï siéni, et le rideau se releva. On allait maintenant représenter « Kedril le glouton ». Kedril est une sorte de don Juan ; on peut faire cette comparaison, car des diables emportent le maître et le serviteur en enfer à la fin de la pièce. Le manuscrit fut récité en entier, mais ce n’était évidemment qu’un fragment ; le commencement et la fin de la pièce avaient dû se perdre, car elle n’avait ni queue ni tête. La scène se passe dans une auberge, quelque part en Russie. L’aubergiste introduit dans une chambre un seigneur en manteau et en chapeau rond déformé ; le valet de ce dernier, Kedril, suit son maître, il porte une valise et une poule roulée dans du papier bleu. Il a une pelisse courte et une casquette de laquais. C’est ce valet qui est le glouton. Le forçat Potsieikine, le rival de Baklouchine, jouait ce rôle ; tandis que le personnage du seigneur était rempli par Ivanof, le même qui faisait la grande dame dans la première pièce. L’aubergiste (Nietsviétaef) avertit le gentilhomme que cette chambre est hantée par des démons, et se retire. Le seigneur est triste et préoccupé, il marmotte tout haut qu’il le sait depuis longtemps et ordonne à Kedril de défaire les paquets, de préparer le souper. Kedril est glouton et poltron : quand il entend parler de diables, il pâlit et tremble comme une feuille, il voudrait se sauver, mais il a peur de son maître, et puis, il a faim. Il est voluptueux, bête, rusé à sa manière, couard. À chaque instant il trompe son maître, qu’il craint pourtant connue le feu. C’est un remarquable type de valet, dans lequel on retrouve les principaux traits du caractère de Leporello, mais indistincts et fondus. Ce caractère était vraiment supérieurement rendu par Potsieikine, dont le talent était indiscutable et qui surpassait, à mon avis celui de Baklouchine lui-même. Quand, le lendemain, j’accostai Baklouchine, je lui dissimulais mon impression, car je l’aurais cruellement affligé.

Quant au forçat qui jouait le rôle du seigneur, il n’était pas trop mauvais : tout ce qu’il disait n’avait guère de sens et ne ressemblait à rien, mais sa diction était pure et nette, les gestes tout à fait convenables. Pendant que Kedril s’occupe de la valise, son maître se promène en long et en large, et annonce qu’à partir de ce jour il cessera de courir le monde. Kedril écoute, fait des grimaces, et réjouit les spectateurs par ses réflexions en aparté. Il n’a nullement pitié de son maître, mais il a entendu parler des diables : il voudrait savoir comme ils sont faits, et le voilà qui questionne le seigneur. Celui-ci lui déclare qu’autrefois, étant en danger de mort, il a demandé secours à l’enfer ; les diables l’ont aidé et l’ont délivré, mais le terme de sa liberté est échu ; si les diables viennent ce soir, c’est pour exiger son âme, ainsi qu’il a été convenu dans leur pacte. Kedril commence à trembler pour de bon, son maître ne perd pas courage et lui ordonne de préparer le souper. En entendant parler de mangeaille, Kedril ressuscite, il défait le papier dans lequel est enveloppée la poule, sort une bouteille de vin — qu’il entame brusquement lui-même, le public se pâme de rire. Mais la porte a grincé, le vent a agité les volets, Kedril tremble, et en toute hâte, presque inconsciemment, cache dans sa bouche un énorme morceau de poule qu’il ne peut avaler. On pouffe de nouveau. « Est-ce prêt ? » lui crie son maître qui se promène toujours en long et en large dans la chambre. — Tout de suite, monsieur, je vous… le prépare, —dit Kedril qui s’assied et se met à bâfrer le souper. Le public est visiblement charmé par l’astuce de ce valet qui berne si habilement un seigneur. Il faut avouer que Potsiéikine méritait des éloges. Il avait prononcé admirablement les mots : « — Tout de suite, monsieur, je… vous… le prépare. » Une fois à table, il mange avec avidité, et, à chaque bouchée, tremble que son maître ne s’aperçoive de sa manœuvre ; chaque fois que celui-ci se retourne, il se cache sous la table en tenant la poule dans sa main. Sa première faim apaisée, il faut bien songer au seigneur. — « Kedril ! as-tu bientôt fait ? » crie celui-ci ? — « C’est prêt ! » répond hardiment Kedril, qui s’aperçoit alors qu’il ne reste presque rien : il n’y a en tout sur l’assiette qu’une seule cuisse. Le maître, toujours sombre et préoccupé, ne remarque rien et s’assied, tandis que Kedril se place derrière lui une serviette sur le bras. Chaque mot, chaque geste, chaque grimace du valet qui se tourne du côté du public, pour se gausser de son maître, excite un rire irrésistible dans la foule des forçats. Juste au moment où le jeune seigneur commence à manger, les diables font leur entrée : ici l’on ne comprend plus, car ces diables ne ressemblent à rien d’humain ni de terrestre ; la porte de côté s’ouvre, et un fantôme apparaît tout habillé de blanc ; en guise de tête, le spectre porte une lanterne avec une bougie ; un autre fantôme le suit, portant aussi une lanterne sur la tête et une faux à la main. Pourquoi sont-ils habillés de blanc, portent-ils une faux et une lanterne ? Personne ne put me l’expliquer ; au fond on s’en préoccupait fort peu. Cela devait être ainsi pour sûr. Le maître fait courageusement face aux apparitions et leur crie qu’il est prêt, qu’ils peuvent le prendre. Mais Kedril, poltron comme un lièvre, se cache sous la table ; malgré sa frayeur, il n’oublie pas de prendre avec lui la bouteille. Les diables disparaissent, Kedril sort de sa cachette, le maître se met à manger sa poule ; trois diables entrent dans la chambre et l’empoignent pour l’entraîner en enfer. « Kedril, sauve-moi ! » crie-t-il. Mais Kedril a d’autres soucis ; il a pris cette fois la bouteille, l’assiette et même le pain en se fourrant dans sa cachette. Le voilà seul, les démons sont loin, son maître aussi. Il sort de dessous la table, regarde de tous côtés, et… un sourire illumine sa figure. Il cligne de l’œil en vrai fripon, s’assied à la place de son maître, et chuchote à demi-voix au public :

— Allons, je suis maintenant mon maître… sans maître…

Tout le monde rit de le voir sans maître ; il ajoute, toujours à demi-voix d’un ton de confidence, mais en clignant joyeusement de l’œil :

— Les diables l’ont emporté !…

L’enthousiasme des spectateurs n’a plus de bornes ! cette phrase a été prononcée avec une telle coquinerie, avec une grimace si moqueuse et si triomphante, qu’il est impossible de ne pas applaudir. Mais le bonheur de Kedril ne dure pas longtemps. À peine a-t-il pris la bouteille de vin et versé une grande lampée dans un verre qu’il porte à ses lèvres, que les diables reviennent, se glissent derrière lui et l’empoignent. Kedril hurle comme un possédé. Mais il n’ose pas se retourner. Il voudrait se défendre, il ne le peut pas : ses mains sont embarrassées de la bouteille et du verre dont il ne veut pas se séparer ; les yeux écarquillés, la bouche béante d’horreur, il reste une minute à regarder le public, avec une expression si comique de poltronnerie qu’il est vraiment à peindre. Enfin on l’entraîne, on l’emporte, il gigote des bras et des jambes en serrant toujours sa bouteille, et crie, crie. Les hurlements se font encore entendre de derrière les coulisses. Le rideau tombe. Tout le monde rit, est enchanté. L’orchestre attaque la fameuse danse kamarinskaïa . On commence tout doucement, pianissimo, mais peu à peu le motif se développe, se renforce, la mesure s’accélère, des claquements hardis retentissent sur la planchette des balalaïki. C’est la kamarinskaïa dans tout son emportement ! il aurait fallu que Glinka l’entendit jouer dans notre maison de force, La pantomime en musique commence. Pendant toute sa durée, on joue la kamarinskaïa. La scène représente l’intérieur d’une izba ; un meunier et sa femme sont assis, l’un raccommode, l’autre file du lin. Sirotkine joue le rôle de la femme, Nietsviétaef celui du meunier.

Nos décorations étaient très-pauvres. Dans cette pièce comme dans les précédentes, il fallait suppléer par l’imagination à ce qui manquait à la réalité. Au lieu d’une muraille au fond de la scène, ou voyait un tapis ou une couverture ; du côté droit, de mauvais paravents, tandis qu’à gauche, la scène qui n’était pas fermée laissait voir les lits de camp. Mais les spectateurs ne sont pas difficiles et consentent à imaginer tout ce qui manque ; cela leur est facile, tous les détenus sont de grands rêveurs. Du moment que l’on dit : c’est un jardin, eh bien, c’est un jardin ! une chambre, une izba — c’est parfait, il n’y a pas à faire des cérémonies ! Sirotkine était charmant en costume féminin. Le meunier achève son travail, prend son bonnet et son fouet, s’approche de sa femme et lui indique par signes que si pendant son absence elle a le malheur de recevoir quelqu’un, elle aura affaire à lui… et il lui montre son fouet. La femme écoute et secoue affirmativement la tête. Ce fouet lui est sans doute connu : la coquine en donne à porter ! Le mari sort. À peine a-t-il tourné les talons que sa femme lui montre le poing. On frappe : la porte s’ouvre ; entre le voisin, meunier aussi de son état ; c’est un paysan barbu en cafetan. Il apporte un cadeau, un mouchoir rouge. La jeune femme rit, mais dès que le compère veut l’embrasser, on entend frapper de nouveau à la porte. Où se fourrer ? Elle le fait cacher sous la table, et reprend son fuseau. Un autre adorateur se présente : c’est le fourrier, eu uniforme de sous-officier. Jusqu’alors la pantomime avait très-bien marché, les gestes étaient irréprochables. Ou pouvait s’étonner de voir ces acteurs improvisés remplir leurs rôles d’une façon aussi correcte, et involontairement on se disait : Que de talents se perdent dans notre Russie, inutilisés dans les prisons et les lieux d’exil ! Le forçat qui jouait le rôle du fourrier avait sans doute assisté à une représentation dans un théâtre de province ou d’amateurs ; il estimait que tous nos acteurs, sans exception, ne comprenaient rien au jeu et ne marchaient pas comme il fallait. Il entra en scène comme les vieux héros classiques de l’ancien répertoire, en faisant un grand pas ; avant d’avoir même levé l’autre jambe, il rejeta la tête et le corps en arrière, et lançant orgueilleusement un regard circulaire, il avança majestueusement d’une autre enjambée. Si une marche semblable était ridicule chez les héros classiques, elle l’était encore bien plus dans une scène comique jouée par un secrétaire. Mais le public la trouvait toute naturelle et acceptait l’allure triomphante du personnage comme un fait nécessaire, sans la critiquer. — Un instant après l’entrée du secrétaire, on frappe encore à la porte : l’hôtesse perd la tête. Où cacher le second galant ? Dans le coffre, qui, heureusement, est ouvert. Le secrétaire y disparaît, la commère laisse retomber le couvercle. Le nouvel arrivant est un amoureux comme les autres, mais d’une espèce particulière. C’est un brahmine en costume. Un rire formidable des spectateurs accueille son entrée. Ce brahmine n’est autre que le forçat Kochkine, qui joue parfaitement ce rôle, car il a tout à fait la figure de l’emploi : il explique par gestes son amour pour la meunière, lève les bras au ciel, les ramène sur sa poitrine… — De nouveau on frappe à la porte : un coup vigoureux cette fois ; il n’y a pas à s’y tromper, c’est le maître de la maison. La meunière effrayée perd la tête, le brahmine court éperdu de tous côtés, suppliant qu’on le cache. Elle l’aide à se glisser derrière l’armoire, et se met à filer, à filer, oubliant d’ouvrir la porte ; elle file toujours, sans entendre les coups redoublés de son mari, elle tord le fil qu’elle n’a pas dans la main et fait le geste de tourner le fuseau, qui gît à terre. Sirotkine représentait parfaitement cette frayeur. Le meunier enfonce la porte d’un coup de pied et s’approche de sa femme, son fouet à la main. Il a tout remarqué, car il épiait les visiteurs ; il indique par signes à sa femme qu’elle a trois galants cachés chez lui. Puis il se met à les chercher. Il trouve d’abord le voisin, qu’il chasse de la chambre à coups de poing. Le secrétaire épouvanté veut s’enfuir, il soulève avec sa tête le couvercle du coffre, il se trahit lui-même. Le meunier le cingle de coups de fouet, et pour le coup, le galant secrétaire ne saute plus d’une manière classique. Reste le brahmine que le mari cherche longtemps ; il le trouve dans son coin, derrière l’armoire, le salue poliment et le tire par sa barbe jusqu’au milieu de la scène. Le bramine veut se défendre et crie : « Maudit ! maudit ! » (seuls mots prononcés pendant toute la pantomime) mais le mari ne l’écoute pas et règle le compte de sa femme. Celle-ci, voyant que son tour est arrivé, jette le rouet et le fuseau, et se sauve hors de la chambre ; un pot dégringole : les forçats éclatent de rire. Aléi, sans me regarder, me prend la main et me crie : « Regarde ! regarde ! le brahmine ! » Il ne peut se tenir debout tant il rit. Le rideau tombe, une autre scène commence. Il y en eut encore deux ou trois : toutes fort drôles et d’une franche gaieté. Les forçats ne les avaient pas composées eux-mêmes, mais ils y avaient mis du leur. Chaque acteur improvisait et chargeait si bien qu’il jouait le rôle de différentes manières tous les soirs. La dernière pantomime, du genre fantastique, finissait par un ballet, où l’on enterrait un mort. Le brahmine fait diverses incantations sur le cadavre du défunt, mais rien n’opère. Enfin on entend l’air : « Le soleil couchant… », le mort ressuscite, et tous dans leur joie commencent à danser. Le brahmine danse avec le mort et danse à sa façon, en brahmine. Le spectacle se termina par cette scène. Les forçats se séparèrent gais, contents, en louant les acteurs et remerciant le sous-officier. On n’entendait pas la moindre querelle. Ils étaient tous satisfaits, je dirais même heureux, et s’endormirent l’âme tranquille, d’un sommeil qui ne ressemble en rien à leur sommeil habituel. Ceci n’est pas un fantôme de mon imagination, mais bien la vérité, la pure vérité. On avait permis à ces pauvres gens de vivre quelques instants comme ils l’entendaient, de s’amuser humainement, d’échapper pour une heure à leur condition de forçats — et l’homme change moralement, ne fût-ce que pour quelques minutes…

La nuit est déjà tout à fait sombre. J’ai un frisson et je me réveille par hasard : le vieux-croyant est toujours sur son poêle à prier, il priera jusqu’à l’aube. Aléi dort paisiblement à côté de moi. Je me souviens qu’en se couchant il riait encore et parlait du théâtre avec ses frères. Involontairement je regarde sa figure paisible. Peu à peu je me souviens de tout, de ce dernier jour, des fêtes de Noël, de ce mois tout entier… Je lève la tête avec effroi et je regarde mes camarades, qui dorment à la lueur tremblotante d’une chandelle donnée par l’administration. Je regarde leurs visages malheureux, leurs pauvres lits, cette nudité et cette misère — je les regarde — et je veux me convaincre que ce n’est pas un affreux cauchemar, mais bien la réalité. Oui, c’est la réalité : j’entends un gémissement. Quelqu’un replie lourdement son bras et fait sonner ses chaînes. Un autre s’agite dans un songe et parle, tandis que le vieux grand-père prie pour les « chrétiens orthodoxes » : j’entends sa prière régulière, douce, un peu traînante : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous !… »

— Je ne suis pas ici pour toujours, mais pour quelques années ! me dis-je, et j’appuie de nouveau ma tête sur mon oreiller.