Souvenirs de la maison des morts/Première partie/6

Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 97-113).



VI


LE PREMIER MOIS (Suite).


Lors de mon entrée à la maison de force, je possédais une petite somme d’argent, mais je n’en portais que peu sur moi, de peur qu’on ne me le confisquât. J’avais collé quelques assignats dans la reliure de mon évangile (seul livre autorisé au bagne). Cet évangile m’avait été donné à Tobolsk par des personnes exilées depuis plusieurs dizaines d’années et qui s’étaient habituées à voir un frère dans chaque « malheureux ». Il y a en Sibérie des gens qui consacrent leur vie à secourir fraternellement les « malheureux » ; ils ont pour eux la même sympathie qu’ils auraient pour leurs enfants ; leur compassion est sainte et tout à fait désintéressée. Je ne puis m’empêcher de raconter en quelques mots une rencontre que je fis alors.

Dans la ville où se trouvait notre prison demeurait une veuve, Nastasia Ivanovna. Naturellement, personne de nous n’était en relations directes avec cette femme. Elle s’était donné comme but de son existence de venir en aide à tous les exilés, mais surtout à nous autres forçats. Y avait-il eu dans sa famille un malheur ? une des personnes qui lui étaient chères avait-elle subi un châtiment semblable au nôtre ? je l’ignore ; toujours est-il qu’elle faisait pour nous tout ce qu’elle pouvait. Elle pouvait très-peu, car elle était elle-même fort pauvre.

Mais nous qui étions enfermés dans la maison de force, nous sentions que nous avions au dehors une amie dévouée. Elle nous communiquait souvent des nouvelles dont nous avions grand besoin (nous en étions fort pauvres) ; quand je quittai le bagne et partis pour une autre ville, j’eus l’occasion d’aller chez elle et de faire sa connaissance. Elle demeurait quelque part dans le faubourg, chez l’un de ses proches parents.

Nastasia lvanovna n’était ni vieille ni jeune, ni jolie ni laide ; il était difficile, impossible même de savoir si elle était intelligente et bien élevée. Seulement dans chacune de ses actions on remarquait une bonté infinie, un désir irrésistible de complaire, de soulager, de faire quelque chose d’agréable. On lisait ces sentiments dans son bon et doux regard. Je passai une soirée entière chez elle avec d’autres camarades de chaîne. Elle nous regardait en face, riait quand nous riions, consentait immédiatement à tout ; quoi que nous disions, elle se hâtait d’être de notre avis, et se donnait beaucoup de mouvement pour nous régaler de son mieux.

Elle nous servit du thé et quelques friandises ; si elle avait été riche, elle ne s’en fût réjouie, on le devinait, que parce qu’elle eût pu mieux nous agréer et soulager nos camarades, détenus dans la maison de force.

Quand nous prîmes congé d’elle, elle fit cadeau d’un porte-cigare de carton à chacun, en guise de souvenir ; elle les avait confectionnés elle-même, — Dieu sait comme, — avec du papier de couleur, de ce papier dont on relie les manuels d’arithmétique pour les écoles. Tout autour, ces porte-cigares étaient ornés d’une mince bordure de papier doré, qu’elle avait peut-être acheté dans une boutique, et qui devait les rendre plus jolis.

— Comme vous fumez, ces porte-cigares vous conviendront peut-être, nous dit-elle en s’excusant timidement de son cadeau,

Il existe des gens qui disent (j’ai lu et entendu cela) qu’un très-grand amour du prochain n’est en même temps qu’un très-grand égoïsme. Quel égoïsme pouvait-il y avoir là ? je ne le comprendrai jamais.

Bien que je n’eusse pas beaucoup d’argent quand j’entrai au bagne, je ne pouvais cependant m’irriter sérieusement contre ceux des forçats qui, dès mon arrivée, venaient très-tranquillement, après m’avoir trompé une première fois, m’emprunter une seconde, une troisième et même plus souvent. Mais je l’avoue franchement, ce qui me fâchait fort, c’est que tous ces gens-là, avec leurs ruses naïves, devaient me prendre pour un niais et se moquer de moi, justement parce que je leur prêtais de l’argent pour la cinquième fois. Il devait leur sembler que j’étais dupe de leurs ruses et de leurs tromperies ; si au contraire je leur avais refusé et que je les eusse renvoyés, je suis certain qu’ils auraient eu beaucoup plus de respect pour moi ; mais, bien qu’il m’arrivât de me fâcher très-fort, je ne savais pas leur refuser.

J’étais quelque peu soucieux pendant les premiers jours de savoir sur quel pied je me mettrais dans la maison de force et quelle règle de conduite je tiendrais avec mes camarades. Je sentais et je comprenais parfaitement que ce milieu était tout à fait nouveau pour moi, que j’y marchais dans les ténèbres, et qu’il serait impossible de vivre dix ans dans les ténèbres. Je décidai d’agir franchement, selon que ma conscience et mes sentiments me l’ordonneraient. Mais je savais aussi que ce n’était qu’un aphorisme bon en théorie, et que la réalité serait faite d’imprévu.

Aussi, malgré tous les soucis de détail que me causait mon établissement dans notre caserne, soucis dont j’ai déjà parlé, et dans lesquels m’engageait surtout Akim Akimytch, une angoisse terrible m’empoisonnait, me tourmentait de plus en plus, « La maison morte ! » me disais-je quand la nuit tombait, en regardant quelquefois du perron de notre caserne les détenus revenus de la corvée, qui se promenaient dans la cour, de la cuisine à la caserne et vice versa. Examinant alors leurs mouvements, leurs physionomies, j’essayais de deviner quels hommes c’étaient et quel pouvait être leur caractère. Ils rôdaient devant moi le front plissé ou très-gais, — ces deux aspects se rencontrent et peuvent même caractériser le bagne, — s’injuriaient ou causaient tout simplement, ou bien encore vaguaient solitaires, plongés en apparence dans leurs réflexions ; les uns avec un air épuisé et apathique ; d’autres avec le sentiment d’une supériorité outrecuidante (eh quoi, même ici !), le bonnet sur l’oreille, la touloupe jetée sur l’épaule, promenant leur regard hardi et rusé, leur persiflage impudemment railleur.— « Voilà mon milieu, mon monde actuel, pensais-je, le monde avec lequel je ne veux pas, mais avec lequel je dois vivre… »

Je tentai de questionner Akim Akimytch, avec lequel j’aimais prendre le thé afin de n’être pas seul, et de l’interroger au sujet des différents forçats. Entre parenthèses, je dirai que le thé, au commencement de ma réclusion, fit presque ma seule nourriture. Akim Akimytch ne me refusait jamais de le prendre en ma compagnie et allumait lui-même notre piteux samovar de fer-blanc, fait à la maison de force et que M… m’avait loué.

Akim Akimytch buvait d’ordinaire un verre de thé (il avait des verres) posément, en silence, me remerciait quand il avait fini et se mettait aussitôt à la confection de ma couverture. Mais il ne put me dire ce que je désirais savoir et ne comprit même pas l’intérêt que j’avais à connaître le caractère des gens qui nous entouraient ; il m’écouta avec un sourire rusé que j’ai encore devant les yeux. Non ! pensais-je, je dois moi-même tout éprouver et non interroger les autres.

Le quatrième jour, les forçats s’alignèrent de grand matin sur deux rangs, dans la cour devant le corps de garde, près des portes de la prison. Devant et derrière eux, des soldats, le fusil chargé et la baïonnette au canon.

Le soldat a le droit de tirer sur le forçat, si celui-ci essaye de s’enfuir, mais en revanche, il répond de son coup de fusil, s’il ne l’a pas fait en cas de nécessité absolue ; il en est de même pour les révoltes de prisonniers ; mais qui penserait à s’enfuir ostensiblement ?

Un officier du génie arriva accompagné du conducteur ainsi que des sous-officiers de bataillons, d’ingénieurs et de soldats préposés aux travaux. On fit l’appel ; les forçats qui se rendaient aux ateliers de tailleurs partirent les premiers ; ceux-là travaillaient dans la maison de force qu’ils habillaient tout entière. Puis les autres déportés se rendirent dans les ateliers, jusqu’à ce qu’enfin arriva le tour des détenus désignés pour la corvée. J’étais de ce nombre, — nous étions vingt. — Derrière la forteresse, sur la rivière gelée, se trouvaient deux barques appartenant à l’État, qui ne valaient pas le diable et qu’il fallait démonter, afin de ne pas laisser perdre le bois sans profit. À vrai dire, il ne valait pas grand’chose, car dans la ville le bois de chauffage était à un prix insignifiant. Tout le pays est couvert de forêts.

On nous donnait ce travail afin de ne pas nous laisser les bras croisés. On le savait parfaitement, aussi se mettait-on toujours à l’ouvrage avec mollesse et apathie ; c’était tout juste le contraire quand le travail avait son prix, sa raison d’être, et quand on pouvait demander une tâche déterminée. Les travailleurs s’animaient alors, et bien qu’ils ne dussent tirer aucun profit de leur besogne, j’ai vu des détenus s’exténuer afin d’avoir plus vite fini ; leur amour-propre entrait en jeu.

Quand un travail — comme celui dont je parlais — s’accomplissait plutôt pour la forme que par nécessité, on ne pouvait pas demander de tâche ; il fallait continuer jusqu’au roulement du tambour, qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures du matin.

La journée était tiède et brumeuse, il s’en fallait de peu que la neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers la berge, derrière la forteresse, en agitant légèrement ses chaînes ; cachées sous les vêtements, elles rendaient un son clair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercher les outils au dépôt.

Je marchais avec tout le monde ; je m’étais même quelque peu animé, car je désirais voir et savoir ce que c’était que cette corvée. En quoi consistaient les travaux forcés ? Comment travaillerai-je pour la première fois de ma vie ?

Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en route un bourgeois à longue barbe, qui s’arrêta et glissa sa main dans sa poche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta son bonnet, et reçut l’aumône, — cinq kopeks, — puis revint promptement auprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Ces cinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches de pain blanc, que l’on partagea également entre tous.

Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes, d’autres indifférents et indolents ; il y en avait qui causaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai et content, — Dieu sait pourquoi ! — il chanta et dansa le long de la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond : ce forçat trapu et corpulent était le même qui s’était querellé le jour de mon arrivée à propos de l’eau des ablutions, pendant le lavage général, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir qu’il était un oiseau kaghane. On l’appelait Skouratoff. Il finit par entonner une chanson joyeuse dont le refrain m’est resté dans la mémoire :

« On m’a marié sans mon consentement,
Quand j’étais au moulin. »

Il ne manquait qu’une balalaïka .

Sa bonne humeur extraordinaire fut comme de juste sévèrement relevée par plusieurs détenus, qui s’en montrèrent offensés.

— Le voilà qui hurle ! fit un forçat d’un ton de reproche, bien que cela ne le regardât nullement.

— Le loup n’a qu’une chanson, et ce Touliak (habitant de Toula) la lui a empruntée ! ajouta un autre, qu’à son accent on reconnaissait pour un Petit-Russien.

— C’est vrai, je suis de Toula, répliqua immédiatement Skouratoff ; — mais vous, dans votre Poltava, vous vous étouffiez de boulettes de pâte à en crever.

— Menteur ! Que mangeais-tu toi-même ? Des sandales d’écorce de tilleul avec des choux aigres !

— On dirait que le diable t’a nourri d’amandes, ajouta un troisième.

— À vrai dire, camarades, je suis un homme amolli, dit Skouratoff avec un léger soupir et sans s’adresser directement à personne, comme s’il se fût repenti en réalité d’être efféminé. — Dès ma plus tendre enfance, j’ai été élevé dans le luxe, nourri de prunes et de pains délicats ; mes frères, à l’heure qu’il est, ont un grand commerce à Moscou ; ils sont marchands en gros du vent qui souffle, des marchands immensément riches, comme vous voyez.

— Et toi, que vendais-tu ?

— Chacun a ses qualités. Voilà ; quand j’ai reçu mes deux cents premiers…

—Roubles ? pas possible ? interrompit un détenu curieux, qui fit un mouvement en entendant parler d’une si grosse somme.

— Non, mon cher, pas deux cents roubles ; deux cents coups de bâton. Louka ! eh ! Louka !

— Il y en a qui peuvent m’appeler Louka tout court, mais pour toi je suis Louka Kouzmitch , répondit de mauvaise grâce un forçat petit et grêle, au nez pointu.

— Eh bien, Louka Kouzmitch, que le diable t’emporte…

— Non ! je ne suis pas pour toi Louka Kouzmitch, mais un petit oncle (forme de politesse encore plus respectueuse).

— Que le diable t’emporte avec ton petit oncle ! ça ne vaut vraiment pas la peine de t’adresser la parole. Et pourtant je voulais te parler affectueusement. — Camarades, voici comment il s’est fait que je ne suis pas resté longtemps à Moscou ; on m’y donna mes quinze derniers coups de fouet et puis on m’envoya… Et voilà…

— Mais pourquoi t’a-t-on exilé ? fit un forçat qui avait écouté attentivement son récit.

— …Ne demande donc pas des bêtises ! Voilà pourquoi je n’ai pas pu devenir riche à Moscou. Et pourtant comme je désirais être riche ! J’en avais tellement envie, que vous ne pouvez pas vous en faire une idée.

Plusieurs se mirent à rire, Skouratoff était un de ces boute-en-train débonnaires, de ces farceurs qui prenaient à cœur d’égayer leurs sombres camarades, et qui, bien naturellement, ne recevaient pas d’autre payement que des injures. Il appartenait à un type de gens particuliers et remarquables, dont je parlerai peut-être encore.

— Et quel gaillard c’est maintenant, une vraie zibeline ! remarqua Louka Kouzmitch. Rien que ses habits valent plus de cent roubles.

Skouratoff avait la touloupe la plus vieille et la plus usée qu’on pût voir ; elle était rapetassée en différents endroits de morceaux qui pendaient. Il toisa Louka attentivement, des pieds à la tête.

— Mais c’est ma tête, camarades, ma tête qui vaut de l’argent ! répondit-il. Quand j’ai dit adieu à Moscou, j’étais à moitié consolé, parce que ma tête devait faire la route sur mes épaules.

Adieu, Moscou ! merci pour ton bain, ton air libre, pour la belle raclée qu’on m’a donnée ! Quant à ma touloupe, mon cher, tu n’as pas besoin de la regarder.

— Tu voudrais peut-être que je regarde ta tête.

— Si encore elle était à lui ! mais on lui en a fait l’aumône, s’écria Louka Kouzmitch. — On lui en a fait la charité à Tumène, quand son convoi a traversé la ville.

— Skouratoff, tu avais un atelier ?

— Quel atelier pouvait-il avoir ? Il était simple savetier ; il battait le cuir sur la pierre, fit un des forçats tristes.

— C’est vrai, fit Skouratoff, sans remarquer le ton caustique de son interlocuteur, j’ai essayé de raccommoder des bottes, mais je n’ai rapiécé en tout qu’une seule paire.

— Eh bien, quoi, te l’a-t-on achetée ?

— Parbleu ! j’ai trouvé un gaillard qui, bien sûr, n’avait aucune crainte de Dieu, qui n’honorait ni son père ni sa mère : Dieu l’a puni, — il m’a acheté mon ouvrage !

Tous ceux qui entouraient Skouratoff éclatèrent de rire.

— Et puis j’ai travaillé encore une fois à la maison de force, continua Skouratoff avec un sang-froid imperturbable. J’ai remonté l’empeigne des bottes de Stépane Fédorytch Pomortser, le lieutenant.

— Et il a été content ?

— Ma foi, non ! camarades, au contraire. Il m’a tellement injurié, que cela peut me suffire pour toute ma vie ; et puis il m’a encore poussé le derrière avec son genou. Comme il était en colère ! — Ah ! elle m’a trompé, ma coquine de vie, ma vie de forçat !

le mari d’Akoulina est dans la cour,
En attendant un peu.

De nouveau il fredonna et se remit à piétiner le sol en gambadant.

— Ouh ! qu’il est indécent ! marmotta le Petit-Russien qui marchait à côté de moi, on le regardant de côté.

— Un homme inutile ! fit un autre d’un ton sérieux et définitif.

Je ne comprenais pas du tout pourquoi l’on injuriait Skouratoff, et pourquoi l’on méprisait les forçats qui étaient gais, comme j’avais pu en faire la remarque ces premiers jours. J’attribuai la colère du Petit-Russien et des autres à une hostilité personnelle, en quoi je me trompais ; ils étaient mécontents que Skouratoff n’eût pas cet air gourmé de fausse dignité dont toute la maison de force était imprégnée, et qu’il fût, selon leur expression, un homme inutile. On ne se fâchait pas cependant contre tous les plaisants et on ne les traitait pas tous comme Skouratoff. Il s’en trouvait qui savaient jouer du bec et qui ne pardonnaient rien : bon gré, mal gré, on devait les respecter. Il y avait justement dans notre bande un forçat de ce genre, un garçon charmant et toujours joyeux ; je ne le vis sous son vrai jour que plus tard ; c’était un grand gars qui avait bonne façon, avec un gros grain de beauté sur la joue ; sa figure avait une expression très-comique, quoique assez jolie et intelligente. On l’appelait « le pionnier », car il avait servi dans le génie : il faisait partie de la section particulière. J’en parlerai encore.

Tous les forçats « sérieux » n’étaient pas, du reste, aussi expansifs que le Petit-Russien, qui s’indignait de voir des camarades gais. Nous avions dans notre maison de force quelques hommes qui visaient à la prééminence, soit en raison de leur habileté au travail, soit à cause de leur ingéniosité, de leur caractère ou de leur genre d’esprit. Beaucoup d’entre eux avaient de l’intelligence, de l’énergie, et atteignaient le but auquel ils tendaient, c’est-à-dire la primauté et l’influence morale sur leurs camarades. Ils étaient souvent ennemis à mort, — et avaient beaucoup d’envieux. Ils regardaient les autres forçats d’un air de dignité plein de condescendance et ne se querellaient jamais inutilement. Bien notés auprès de l’administration, ils dirigeaient en quelque sorte les travaux ; aucun d’entre eux ne se serait abaissé à chercher noise pour des chansons : ils ne se ravalaient pas à ce point. Tous ces gens-là furent remarquablement polis envers moi, pendant tout le temps de ma détention, mais très-peu communicatifs. J’en parlerai aussi en détail.

Nous arrivâmes sur la berge. En bas, sur la rivière, se trouvait la vieille barque, toute prise dans les glaçons qu’il fallait démolir. Du l’autre côté de l’eau bleuissait la steppe, l’horizon triste et désert. Je m’attendais à voir tout le monde se mettre hardiment au travail ; il n’en fut rien. Quelques forçats s’assirent nonchalamment sur des poutres qui gisaient sur le rivage ; presque tous tirèrent de leurs bottes des blagues contenant du tabac indigène (qui se vendait en feuilles au marché, à raison de trois kopeks la livre) et des pipes de bois à tuyau court. Ils allumèrent leurs pipes, pendant que les soldats formaient un cercle autour de nous et se préparaient à nous surveiller d’un air ennuyé.

— Qui diable a eu l’idée de mettre bas cette barque ? fit un déporté à haute voix, sans s’adresser toutefois à personne. On tient donc bien à avoir des copeaux ?

— Ceux qui n’ont pas peur de nous, parbleu, ceux-là ont eu cette belle idée, remarqua un autre.

— Où vont tous ces paysans ? fit le premier, après un silence.

Il n’avait même pas entendu la réponse qu’on avait faite à sa demande. Il montrait du doigt, dans le lointain, une troupe de paysans qui marchaient à la file dans la neige vierge. Tous les forçats se tournèrent paresseusement de ce côté, et se mirent à se moquer des passants par désœuvrement. Un de ces paysans, le dernier en ligne, marchait très-drôlement, les bras écartés, la tête inclinée de côté ; il portait un bonnet très-haut, ayant la forme d’un gâteau de sarrasin. La silhouette se dessinait vivement sur la neige blanche.

— Regardez comme notre frérot Pétrovitch est habillé ! remarqua un de mes compagnons en imitant la prononciation des paysans.

Ce qu’il y avait d’amusant, c’est que les forçats regardaient les paysans du haut de leur grandeur, bien qu’ils fussent eux-mêmes paysans pour la plupart.

— Le dernier surtout…, un dirait qu’il plante des raves.

— C’est un gros bonnet…, il a beaucoup d’argent, dit un troisième.

Tous se mirent à rire, mais mollement, comme de mauvaise grâce. Pendant ce temps, une marchande de pains blancs était arrivée : c’était une femme vive, à la mine éveillée. On lui acheta des miches avec l’aumône de cinq kopeks reçue du bourgeois, et on les partagea par égales parties.

Le jeune gars qui vendait des pains dans la maison de force en prit deux dizaines et entama une vive discussion avec la marchande pour qu’elle lui fit une remise. Mais elle ne consentit pas à cet arrangement.

— Eh bien, et cela, tu ne me le donneras pas ?

— Quoi ?

— Tiens, parbleu, ce que les souris ne mangent pas ?

— Que la peste t’empoisonne ! glapit la femme qui éclata de rire.

Enfin, le sous-officier préposé aux travaux arriva, un bâton à la main.

— Eh ! qu’avez-vous à vous asseoir ! Commencez !

— Alors, donnez-nous des tâches, Ivane Matvieitch, dit un des « commandants » en se levant lentement.

— Que vous faut-il encore ?… Tirez la barque, voilà votre tâche.

Les forçats finirent par se lever et par descendre vers la rivière, en avançant à peine. Différents « directeurs » apparurent, directeurs en paroles du moins. On ne devait pas démolir la barque à tort et à travers, mais conserver intactes les poutres et surtout les liures transversales, fixées dans toute leur longueur au fond de la barque au moyen de chevilles, — travail long et fastidieux.

— Il faut tirer avant tout cette poutrelle ! Allons, enfants ! cria un forçat qui n’était ni « directeur » ni « commandant », mais simple ouvrier ; cet homme paisible, mais un peu bête, n’avait pas encore dit un mot ; il se courba, saisit à deux mains une poutre épaisse, attendant qu’on l’aidât. Mais personne ne répondit à son appel.

— Va-t’en voir ! tu ne la soulèveras pas ; ton grand-père, l’ours, n’y parviendrait pas, — murmura quelqu’un entre ses dents.

— Eh bien, frères, commence-t-on ? Quant à moi, je ne sais pas trop…, dit d’un air embarrassé celui qui s’était mis en avant, en abandonnant la poutre et en se redressant.

— Tu ne feras pas tout le travail à toi seul ?… qu’as-tu à t’empresser ?

— Mais, camarades, c’est seulement comme ça que je disais…, s’excusa le pauvre diable désappointé.

— Faut-il décidément vous donner des couvertures pour vous réchauffer, ou bien faut-il vous saler pour l’hiver ? cria de nouveau le sous-officier commissaire, en regardant ces vingt hommes qui ne savaient trop par où commencer. — Commencez ! plus vite !

— On ne va jamais bien loin quand on se dépêche, Ivan Matvieitch !

— Mais tu ne fais rien du tout, eh ! Savélief ! Qu’as-tu à rester les yeux écarquillés ? les vends-tu, par hasard ?… Allons, commencez !

— Que ferai-je tout seul ?

— Donnez-nous une tâche, Ivan Matvieitch.

— Je vous ai dit que je ne donnerai point de tâches. Mettez bas la barque ; vous irez ensuite à la maison. Commencez !

Les détenus se mirent à la besogne, mais de mauvaise grâce, indolemment, en apprentis. On comprenait l’irritation des chefs en voyant cette troupe de vigoureux gaillards, qui semblaient ne pas savoir par où commencer la besogne. Sitôt qu’on enleva la première liure, toute petite, elle se cassa net.

« Elle s’est cassée toute seule », dirent les forçats au commissaire, en manière de justification ; on ne pouvait pas travailler de cette manière ; il fallait s’y prendre autrement. Que faire ? Une longue discussion s’ensuivit entre les détenus, peu à peu on en vint aux injures ; cela menaçait même d’aller plus loin… Le commissaire cria de nouveau en agitant son bâton, mais la seconde liure se cassa comme la première. On reconnut alors que les haches manquaient et qu’il fallait d’autres instruments. On envoya deux gars sous escorte chercher des outils à la forteresse ; en attendant leur retour, les autres forçats s’assirent sur la barque le plus tranquillement du monde, tirèrent leurs pipes et se remirent à fumer. Finalement, le commissaire cracha de mépris.

— Allons, le travail que vous faites ne vous tuera pas ! Oh ! quelles gens ! quelles gens ! — grommela-t-il d’un air de mauvaise humeur ; il fit un geste de la main et s’en fut à la forteresse en brandissant son bâton.

Au bout d’une heure arriva le conducteur. Il écouta tranquillement les forçats, déclara qu’il donnait comme tâche quatre liures entières à dégager, sans qu’elles fussent brisées, et une partie considérable de la barque à démolir ; une fois ce travail exécuté, les détenus pouvaient s’en retourner à la maison. La tâche était considérable, mais, mon Dieu ! comme les forçats se mirent à l’ouvrage ! Où étaient leur paresse, leur ignorance de tout à l’heure ? Les haches entrèrent bientôt en danse et firent sortir les chevilles. Ceux qui n’avaient pas de haches glissaient des perches épaisses sous les liures, et en peu de temps les dégageaient d’une façon parfaite, en véritable artiste. À mon grand étonnement, elles s’enlevaient entières sans se casser. Les détenus allaient vite en besogne. On aurait dit qu’ils étaient devenus tout a coup intelligents. On n’entendait ni conversation ni injures, chacun savait parfaitement ce qu’il avait à dire, à faire, à conseiller, où il devait se mettre. Juste une demi-heure avant le roulement du tambour la tâche donnée était exécutée, et les détenus revinrent à la maison de force, fatigués, mais contents d’avoir gagné une demi-heure de répit sur le laps de temps indiqué par le règlement. Pour ce qui me concerne, je pus observer une chose assez particulière : n’importe où je voulus me mettre au travail et aider aux travailleurs, je n’étais nulle part à ma place, je les gênais toujours ; on me chassa de partout en m’insultant presque.

Le premier déguenillé venu, un pitoyable ouvrier qui n’aurait osé souffler mot devant les autres forçats plus intelligents et plus habiles, croyait avoir le droit de jurer contre moi, si j’étais près de lui, sous le prétexte que je le gênais dans sa besogne. Enfin un des plus adroits me dit franchement et grossièrement : « — Que venez-vous faire ici ? allez-vous-en ! Pourquoi venez-vous quand on ne vous appelle pas ? »

— Attrape ! ajouta aussitôt un autre.

— Tu ferais mieux de prendre une cruche, me dit un troisième, et d’aller chercher de l’eau vers la maison en construction, ou bien à l’atelier où l’on émiette le tabac : tu n’as rien à faire ici.

Je dus me mettre à l’écart. Rester de côté quand les autres travaillent, semble honteux. Quand je m’en fus à l’autre bout de la barque, on m’injuria de plus belle : « Regarde quels travailleurs on nous donne ! Rien à faire avec des gaillards pareils. »

Tout cela était dit avec intention ; ils étaient heureux de se moquer d’un noble et profitaient de cette occasion.

On conçoit maintenant que ma première pensée en entrant au bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec de pareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaient souvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne de conduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Je savais que mon raisonnement était juste. J’avais décidé de vivre avec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désir de me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser, s’ils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi ; ne craindre nullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possible de ne remarquer ni l’un ni l’autre. Tel était mon plan. Je devinai de prime abord qu’ils me mépriseraient si j’agissais autrement.

Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l’après-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde s’empara de moi. « Combien de milliers de jours semblables m’attendent encore ! Toujours les mêmes ! » pensai-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notre Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne ; car le bagne a son chien, comme les compagnies, les batteries d’artillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivait depuis fort longtemps, n’appartenait à personne, regardait chacun comme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine. C’était un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très-âgé, avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je m’en fis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, il restait immobile, me regardait d’un air doux et, de plaisir, agitait doucement la queue. Ce soir là, ne m’ayant pas vu de tout le jour, moi, le premier qui, depuis bien des années, avais eu l’idée de le caresser, — il accourut en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l’embrasser, je serrai sa tête contre moi : il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure. — « Voilà l’ami que la destinée m’envoie ! » — pensai-je ; et durant ses premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi ; je lui empoignais la tête, et je le baisais, je le baisais ; un sentiment très-doux, en même temps que troublant et amer, m’étreignait le cœur. Je me souviens combien il m’était agréable de penser, — je jouissais en quelque sorte de mon tourment, — qu’il ne restait plus au monde qu’un seul être qui m’aimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami, — mon fidèle chien Boulot.