Souvenirs de la maison des morts/Première partie/5

Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 82-97).



V


LE PREMIER MOIS.


Trois jours après mon arrivée, je reçus l’ordre d’aller au travail. L’impression qui m’est restée de ce jour est encore très-nette, bien qu’elle n’ait rien présenté de particulier, si l’on ne prend pas en considération ce que ma position avait en elle-même d’extraordinaire. Mais c’étaient les premières sensations : à ce moment encore, je regardais tout avec curiosité. Ces trois premières journées furent certainement les plus pénibles de ma réclusion. — « Mes pérégrinations sont finies, me disais-je à chaque instant ; me voici arrivé au bagne, mon port pour de longues années. C’est ici le coin où je dois vivre ; j’y entre le cœur navré et plein de défiance… Qui sait ? quand il me faudra le quitter, peut-être le regretterai-je sincèrement », ajoutais-je, poussé par cette maligne jouissance qui vous excite à fouiller votre plaie, comme pour en savourer les souffrances ; on trouve quelquefois une jouissance aiguë dans la conscience de l’immensité de son propre malheur. La pensée que je pourrais regretter ce séjour m’effrayait moi-même. Déjà alors je pressentais à quel degré incroyable l’homme est un animal d’accoutumance. Mais ce n’était que l’avenir, tandis que le présent qui m’entourait était hostile et terrible. Il me semblait du moins qu’il en était ainsi.

La curiosité sauvage avec laquelle m’examinaient mes camarades les forçats, leur dureté envers un ex-gentilhomme qui entrait dans leur corporation, dureté qui était parfois de la haine, — tout cela me tourmentait tellement que je désirais moi-même aller au travail, afin de mesurer d’un seul coup l’étendue de mon malheur, de vivre comme les autres et de tomber avec eux dans la même ornière. Beaucoup de faits m’échappaient, et je ne savais pas encore démêler de l’hostilité générale la sympathie que l’on me manifestait. Du reste, l’affabilité et la bienveillance que m’avaient témoignées certains forçats, me rendirent un peu de courage et me ranimèrent. Le plus aimable à mon égard fut Akim Akimytch. Je remarquai bientôt aussi quelques bonnes et douces figures dans la foule sombre et haineuse des autres. — « On trouve partout des méchants, mais, même parmi les méchants, il y a du bon, me hâtai-je de penser en guise de consolation. Qui sait ? ces gens ne sont peut-être pas pires que les autres qui sont libres. » Tout en pensant ainsi, je hochais la tête, et pourtant, mon Dieu ! je ne savais pas combien j’avais raison.

Le forçat Souchiloff par exemple : un homme que je n’appris à connaître que beaucoup plus tard, quoiqu’il fût presque toujours dans mon voisinage pendant tout mon temps. Dès que je parle des forçats qui ne sont pas pires que les autres, involontairement je pense à lui. Il me servait, ainsi qu’un autre détenu nommé Osip, qu’Akim Akimytch m’avait recommandé dès mon entrée en prison : pour trente kopeks par mois, cet homme s’engageait à me cuisiner un dîner à part, au cas où l’ordinaire de la prison me dégoûterait et où je pourrais me nourrir à mon compte. Osip était un des quatre cuisiniers désignés par les détenus dans nos deux cuisines : entre parenthèses, ils pouvaient accepter ou refuser ces fonctions et les quitter quand bon leur semblait. Les cuisiniers n’allaient pas aux travaux de fatigue ; leur emploi consistait à faire le pain et la soupe aux choux aigres. On les appelait cuisinières, non par mépris, car c’étaient toujours les hommes les plus intelligents et les plus honnêtes que l’on choisissait, mais par plaisanterie. Ce surnom ne les fâchait nullement. Depuis plusieurs années, Osip avait été constamment choisi comme cuisinière ; il ne déclinait ses fonctions que quand il s’ennuyait trop ou lorsqu’il voyait une occasion d’apporter de l’eau-de-vie à la caserne. Bien qu’il eût été envoyé à la maison de force pour contrebande, il était d’une honnêteté et d’une débonnaireté rares (j’ai parlé de lui plus haut) ; horriblement poltron par exemple et craignant les verges sur toutes choses. D’un caractère paisible, patient, affable avec tout le monde, il ne se querellait jamais ; mais, pour rien au monde, il n’aurait pu résister à la tentation d’apporter de l’eau-de-vie, malgré toute sa poltronnerie, par amour pour la contrebande. Comme tous les autres cuisiniers, il faisait le commerce d’eau-de-vie, mais dans une mesure infiniment plus modeste que Gazine, parce qu’il n’osait pas risquer souvent et beaucoup à la fois. Je vécus toujours en bons termes avec Osip.

Pour avoir sa nourriture à part, il ne fallait pas être très-riche : je me nourrissais à raison d’un rouble par mois, sauf, bien entendu, le pain, qui nous était fourni ; quelquefois, quand j’étais très-affamé, je me décidais à manger la soupe aux choux aigres des forçats, malgré le dégoût qu’elle m’inspirait ; plus tard, ce dégoût disparut tout à fait. J’achetais d’ordinaire une livre de viande par jour, qui me coûtait deux kopeks. Les invalides qui surveillaient l’intérieur des casernes consentaient par bienveillance à se rendre journellement au marché pour les achats des forçats : ils ne recevaient aucune rétribution, si ce n’est de loin en loin quelque bagatelle. Ils le faisaient en vue de leur propre tranquillité, car leur vie à la maison de force eût été un tourment perpétuel, s’ils s’y étaient refusés. Ils apportaient du tabac, du du thé, de la viande, enfin tout ce qu’on voulait, sauf pourtant de l’eau-de-vie. Du reste, on ne les en priait jamais, bien qu’ils se fissent régaler quelquefois.

Pendant plusieurs années, Osip me prépara le même morceau de viande rôtie ; comment il parvenait à la faire cuire, c’était son secret. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que durant tout ce temps, je n’échangeai peut-être pas deux paroles avec lui : je tentai nombre de fois de le faire causer ; mais il était incapable de soutenir une conversation ; il ne savait que sourire et répondre oui et non à toutes les questions. C’était singulier, cet Hercule qui n’avait pas plus d’intelligence qu’un bambin de sept ans.

Souchiloff était aussi du nombre de ceux qui m’aidaient. Je ne l’avais ni appelé ni cherché. Il s’attacha à ma personne de son propre mouvement, je ne me souviens pas même à quel moment. Il avait pour occupation principale de nettoyer mon linge. — Il y avait à cette intention un bassin au milieu de la cour, autour duquel les forçats lavaient leur linge dans des baquets appartenant à l’État. — Souchiloff avait trouvé le moyen de me rendre une foule de petits services ; il faisait bouillir ma théière, courait à droite et à gauche remplir les diverses commissions que je lui confiais ; il me procurait tout ce qu’il me fallait, prenait le soin de faire raccommoder ma veste, graissait mes bottes quatre fois par mois. Il faisait tout cela avec zèle, d’un air affairé, comme s’il sentait quelles obligations pesaient sur lui ; en un mot, il avait tout à fait lié son sort au mien et se mêlait de tout ce qui me regardait. Il n’aurait jamais dit, par exemple : « Vous avez tant de chemises… votre veste est déchirée », mais bien : « Nous avons tant de chemises… notre veste est déchirée. » Il ne voyait de beau que moi, et je crois même que j’étais devenu le but unique de toute sa vie. Comme il ne connaissait aucun métier, il ne recevait d’autre argent que le mien, une misère, bien entendu, et pourtant il était toujours content, quelque somme que je lui donnasse. Il n’aurait pu vivre sans servir quelqu’un, il m’avait accordé la préférence parce que j’étais plus affable et surtout plus équitable que les autres en matière d’argent. C’était un de ces êtres qui ne s’enrichissent jamais, qui ne font jamais bien leurs affaires ; de ces gens que les joueurs louaient pour veiller toute la nuit dans l’antichambre, aux écoutes du moindre bruit qui annoncerait l’arrivée du major ; ils recevaient cinq kopeks pour une nuit entière. En cas de perquisition nocturne, ils ne recevaient rien ; leur dos répondait au contraire de leur inattention. Ce qui caractérise cette sorte d’hommes, c’est leur absence complète de personnalité : ils la perdent partout et toujours, ils ne sont jamais qu’au second ou au troisième plan. Cela est inné en eux. Souchiloff était un pauvre hère, doux, ahuri ; on eût dit qu’il venait d’être battu, il l’était de naissance ; et pourtant personne dans notre caserne n’eût porté la main sur lui. J’ai toujours eu pitié de lui sans savoir pourquoi. Je ne pouvais le regarder sans éprouver une profonde compassion. — Pourquoi avais-je pitié de lui ? Je ne saurais répondre à cette question. Je ne pouvais pas lui parler, car il ne savait pas causer : il s’animait seulement quand, pour mettre fin à la conversation, je lui donnais quelque chose à faire, quand je le priais de courir quelque part. J’acquis la conviction que je lui causais du plaisir en lui donnant un ordre. Ni grand, ni petit, ni laid, ni beau, ni bête, ni intelligent, ni vieux, ni jeune, il était difficile de dire quelque chose de défini, de certain, de cet homme au visage légèrement grêlé, aux cheveux blonds. Un point seulement me paraissait ressortir : il appartenait, autant que je pus le deviner, à la même compagnie que Sirotkine, il lui appartenait par son ahurissement et son irresponsabilité. Les détenus se moquaient quelquefois de lui parce qu’il s’était troqué en route, en venant en Sibérie, et qu’il s’était troqué pour une chemise rouge et un rouble d’argent. On riait de la somme infime pour laquelle il s’était vendu. Se troquer signifie échanger son nom contre celui d’un autre détenu, et, par conséquent, s’engager à subir la condamnation de ce dernier. Si étrange que cela paraisse, le fait est de toute authenticité ; cette coutume, consacrée par les traditions, existait encore parmi les détenus qui m’accompagnaient dans mon exil en Sibérie. Je me refusai tout d’abord à croire à une pareille chose, mais par la suite je dus me rendre à l’évidence.

Voici de quelle façon se pratique ce troc : un convoi de déportés se met en route pour la Sibérie ; il y a là des condamnés de toute catégorie : aux travaux forcés, aux mines, à la simple colonisation. Chemin faisant, quelque part, dans le gouvernement de Perm, par exemple, un déporté désire troquer son sort contre celui d’un autre. Un Mikaïloff, condamné aux travaux forcés pour un crime capital, trouve désagréable la perspective de passer de nombreuses années privé de liberté ; comme il est rusé et déluré, il sait ce qu’il doit faire ; il cherche dans le convoi un camarade simple et bonasse, de caractère tranquille, et dont la peine soit moins rigoureuse ; quelques années de mines et de travaux forcés, ou simplement l’exil. Il trouve enfin un Souchiloff, ancien serf, qui n’est condamné qu’à la colonisation. Celui-ci a fait déjà quinze cents verstes sans un kopek dans sa poche, par la bonne raison qu’un Souchiloff ne peut pas avoir d’argent à lui ; il est fatigué, exténué, car il n’a pour se nourrir que la portion réglementaire, pour se couvrir que l’uniforme des forçats ; il ne peut même pas s’accorder un bon morceau de temps à autre, et sert tout le monde pour quelques liards. Mikaïloff entame conversation avec Souchiloff ; ils se conviennent, ils se lient ; enfin, à une étape quelconque, Mikaïloff enivre son camarade. Puis il lui demande s’il veut « troquer son sort ». — « Je m’appelle Mikaïloff, je suis condamné à des travaux forcés qui n’en sont pas, car je dois entrer dans une section particulière. Ce sont bien des travaux forcés, si tu veux, mais pas comme les autres, ma division est particulière, elle doit être probablement meilleure ! »

Avant que la division particulière fût abolie, beaucoup de gens appartenant au monde officiel, voire même à Pétersbourg, ne se doutaient pas de son existence. Elle se trouvait dans un coin si retiré d’une des contrées les plus lointaines de la Sibérie qu’il était difficile d’en connaître l’existence ; elle était d’ailleurs insignifiante par le nombre des condamnés (de mon temps, il y en avait en tout soixante-dix). J’ai rencontré plus tard des gens qui avaient servi en Sibérie, connaissaient parfaitement ce pays, et qui entendaient parler pour la première fois d’une « division particulière ». Dans le Recueil des Lois, il n’y a en tout que six lignes sur cette institution : « Il est adjoint à la maison de force de … une division particulière pour les criminels les plus dangereux, en attendant que les travaux les plus pénibles soient organisés. » Les détenus eux-mêmes ne savaient rien de cette division particulière ; était-elle perpétuelle ou temporaire ? En réalité, il n’y avait pas de terme fixe, ce n’était qu’un intérim qui devait se prolonger « jusqu’à l’ouverture des travaux les plus pénibles », c’est-à-dire pour longtemps. Ni Souchiloff, ni aucun des condamnés au convoi, ni Mikaïloff lui-même ne pouvaient deviner la signification de ces deux mots. Pourtant Mikaïloff soupçonnait le caractère véritable de cette division ; il en jugeait par la gravité du crime pour lequel on lui faisait parcourir trois ou quatre mille verstes à pied. Certainement, on ne l’envoyait pas dans un endroit où il serait très-bien. Souchiloff devait être colon : que pouvait désirer de mieux Mikaïloff ? — « Ne veux-tu pas te troquer ? » Souchiloff est un peu ivre, c’est un cœur simple, plein de reconnaissance pour son camarade qui le régale, il n’ose lui refuser. Il a du reste entendu dire à d’autres condamnés qu’on peut se troquer, que d’autres l’ont fait, et qu’il n’y a par conséquent rien d’extraordinaire, d’inouï, dans cette proposition. On tombe d’accord ; le rusé Mikaïloff, profitant de la simplicité de Souchiloff, lui achète son nom pour une chemise rouge et un rouble d’argent qu’il lui donne devant témoins. Le lendemain Souchiloff est dégrisé, mais on le fait boire de nouveau, aussi ne peut-il plus refuser : le rouble est bu ; au bout de peu de temps, la chemise rouge a le même sort. — « Si tu ne consens plus au marché, rends-moi l’argent que je t’ai donné ! » dit Mikaïloff. Où Souchiloff prendrait-il un rouble ? S’il ne le rend pas, l’artel le forcera à le rendre ; les déportés sont chatouilleux sur ce point-là. Il faut qu’il tienne sa promesse, l’artel l’exige, sans quoi, malheur ! on tue le malhonnête homme ou au moins on l’intimide sérieusement.

En effet, que l’artel montre une seule fois de l’indulgence pour ceux qui n’exécutent pas leur promesse, et c’en est fait de ces trocs de noms. Si l’on peut renier la parole donnée et rompre le marché conclu, après avoir touché la somme fixée, qui se tiendra lié par les conditions convenues ? En un mot, c’est une question de vie ou de mort pour l’artel, une question qui les touche tous ; aussi les déportés se montrent-ils fort sévères dans ce cas. —Souchiloff s’aperçoit enfin qu’il est impossible de reculer, que rien ne le sauvera, aussi consent-il à ce qu’on exige de lui. On annonce alors le marché à tout le convoi, et si l’on craint les dénonciations, on régale convenablement ceux dont on n’est pas sûr. Cela leur est bien égal, aux autres ! que ce soit Mikaïloff ou Souchiloff qui aille au diable ; ils ont bu de l’eau-de-vie, ils ont été régalés, aussi le secret est-il gardé par tous. À l’étape suivante, on fait l’appel ; quand le tour de Mikaïloff arrive, Souchiloff dit : Présent ! Mikaïloff répond : Présent ! pour Souchiloff, et l’on va plus loin. On ne parle même plus de la chose. À Tobolsk, on trie les prisonniers, Mikaïloff s’en ira coloniser le pays, tandis que Souchiloff est conduit à la division particulière sous une double escorte. Impossible de réclamer, de protester, que pourrait-on prouver ? Combien d’années l’affaire traînerait-elle ? Quel bénéfice en retirerait le plaignant ? Où sont enfin les témoins ? Ils se récuseraient, si même on en trouvait. — Voilà comment Souchiloff, pour un rouble d’argent et une chemise rouge, avait été envoyé à la section particulière.

Les détenus se moquaient de lui, non parce qu’il s’était troqué, bien qu’en général ils méprisent les sots qui ont eu la bêtise d’échanger un travail plus facile contre un plus pénible, mais parce qu’il n’avait rien reçu pour ce marché qu’une chemise rouge et un rouble, ce qui était une rétribution par trop dérisoire. On se troque d’ordinaire pour de grosses sommes, — relativement aux ressources des forçats ; — on reçoit même pour cela quelques dizaines de roubles. Mais Souchiloff était si nul, si impersonnel, si insignifiant, qu’il n’y avait pas moyen de se moquer de lui.

Nous avons vécu longtemps ensemble, lui et moi ; j’avais pris l’habitude de cet homme, et il avait conçu de l’attachement pour ma personne. Un jour cependant, — je ne me pardonnerai jamais ce que j’ai fait là, — il n’avait pas exécuté mes ordres ; comme il vint me demander de l’argent, j’eus la cruauté de lut dire : « — Vous savez bien demander de l’argent, mais vous ne faites pas ce qu’on vous dit ! » Souchiloff se tut et se hâta d’obéir, mais tout à coup devint très-triste. Deux jours se passèrent. Je ne pouvais croire qu’il pût s’affecter si fort de ce que je lui avais dit. Je savais qu’un détenu nommé Vassilief exigeait impérieusement de lui le payement d’une petite dette. Il était probablement à court d’argent, et n’osait pas m’en demander : « —Souchiloff, vous vouliez, je crois, me demander de l’argent pour payer Antône Vassilief, tenez, en voici ! » J’étais assis sur mon lit de camp. Souchiloff resta debout devant moi, fort étonné que je lui proposasse moi-même de l’argent et que je me fusse souvenu de sa position épineuse, d’autant plus que dans ces derniers temps, à son idée, il m’avait demandé beaucoup d’avances et qu’il n’osait pas espérer que je lui en donnasse. Il regarda le papier que je lui tendais, me regarda, se tourna brusquement et sortit. Cela m’étonna au dernier point. Je sortis après lui et le trouvai derrière les casernes. Il était debout, la figure appuyée contre la palissade, accoudé sur les pieux,

— Souchiloff, qu’avez-vous donc ? lui demandai-je. Il ne me répondit pas, et à ma grande stupéfaction je m’aperçus qu’il était prêt à pleurer.

— Vous… pensez… Alexandre… Pétrovitch… fit-il d’une voix tremblante, en tâchant de ne pas me regarder, que je vous… pour de l’argent… mais moi… je… eh !

Il se tourna de nouveau et frappa la palissade de son front ; il se mit à sangloter. C’était la première fois, à la maison de force, que je voyais un homme pleurer. Je le consolai à grand’peine ; il me servit désormais avec encore plus de zèle, si c’est possible, il « m’observait » ; mais à des indices presque insaisissables, je pus deviner que son cœur ne me pardonnerait jamais mon reproche. Et cependant d’autres se moquaient de lui, le taquinaient chaque fois que l’occasion s’en présentait, l’insultaient même sans qu’il se fâchât ; au contraire, il vivait avec eux en bonne amitié. Oui, il est difficile de connaître un homme, même après l’avoir fréquenté de longues années.

Voilà pourquoi la maison de force n’avait pas pour moi au premier abord la signification qu’elle devait prendre plus tard. Voilà pourquoi, malgré mon attention, je ne pouvais démêler beaucoup de faits qui me crevaient les yeux. Ceux qui me frappèrent tout d’abord étaient les plus saillants, mais mon point de vue étant faux, ils ne me laissaient qu’une impression lourde et désespérément triste. Ce qui contribua surtout à ce résultat, ce fut ma rencontre avec A—f, le détenu arrivé au bagne avant moi et qui m’avait si douloureusement étonné les premiers jours. Il empoisonna tout le début de ma réclusion et aggrava encore mes souffrances morales déjà si cruelles.

C’était l’exemple le plus repoussant de l’avilissement et de l’extrême lâcheté où peut glisser un homme dans lequel tout sentiment d’honneur a péri sans lutte et sans repentir. Ce jeune homme, un noble, — j’ai déjà parlé de lui, — rapportait à notre major tout ce qui se faisait dans les casernes, car il était lié avec le brosseur Fedka. Voici son histoire.

Arrivé à Pétersbourg avant d’avoir pu finir ses études, après une querelle avec ses parents, que sa vie débauchée effrayaient, il n’avait pas reculé pour se procurer de l’argent devant une dénonciation ; il s’était décidé à vendre le sang de dix hommes, pour satisfaire la soif insatiable des plaisirs les plus grossiers et les plus déshonnêtes. Il était devenu si avide de ces jouissances de bas étage, il s’était si complètement perverti dans les tavernes et les maisons mal famées de Pétersbourg, qu’il n’hésita pas à se lancer dans une affaire qu’il savait être insensée, car il ne manquait pas d’intelligence : il fut condamné à l’exil et à dix ans de travaux forcés en Sibérie. Sa vie ne faisait que commencer ; il semble que l’effroyable coup dont elle était frappée aurait dû le surprendre, éveiller en lui quelque résistance, provoquer une crise ; mais il accepta son nouveau sort sans la moindre confusion ; il ne s’effraya même pas : ce qui lui faisait peur, c’était l’obligation de travailler et de quitter pour toujours ses habitudes de débauche. Le nom de forçat n’avait fait que le disposer à de plus grandes bassesses et à des vilenies plus hideuses encore, « Je suis maintenant forçat, je puis donc ramper à mon aise, sans honte. » C’est ainsi qu’il envisageait sa situation. Je me souviens de cette créature dégoûtante comme d’un phénomène monstrueux. Pendant plusieurs années j’ai vécu au milieu de meurtriers, de débauchés et de scélérats avérés, mais de ma vie je n’ai rencontré un cas aussi complet d’abaissement moral, de corruption voulue et de bassesse effrontée. Parmi nous se trouvait un parricide d’origine noble, — j’ai déjà parlé de lui, — mais je pus me convaincre par différents traits que celui-ci était beaucoup plus convenable et plus humain que A—f. Pendant tout le temps de ma condamnation, il n’a jamais été autre chose à mes yeux qu’un morceau de chair, pourvu de dents et d’un estomac, avide des plus sales et des plus féroces jouissances animales, pour la satisfaction desquelles il était prêt à assassiner n’importe qui. Je n’exagère rien, car j’ai reconnu en A—f un des spécimens les plus complets de l’animalité qui n’est contenu par aucun principe, par aucune règle. Combien son sourire éternellement moqueur me dégoûtait ! C’était un monstre, un Quasimodo moral. Et il était intelligent, rusé, joli, quelque peu instruit, avec certaines capacités. Non ! l’incendie, la peste, la famine, n’importe quel fléau est préférable à la présence d’un tel homme dans la société. J’ai déjà dit que dans la maison de force, l’espionnage et les dénonciations florissaient, comme le produit naturel de l’avilissement, sans que les détenus s’en formalisassent le moins du monde ; au contraire, ils étaient en relations amicales avec A—f ; on était plus affable pour lui que pour nous. Les bonnes dispositions de notre ivrogne de major à son égard lui donnaient une certaine importance et même une certaine valeur aux yeux des forçats. Plus tard cette lâche créature s’enfuit avec un autre forçat et un soldat d’escorte, mais je raconterai cette évasion en temps et lieu. — Tout d’abord il vint rôder autour de moi, pensant que je ne connaissais pas son histoire. Je le répète, il empoisonna les premiers temps de ma réclusion, à me rendre vraiment désespéré. J’étais effrayé de l’ignoble milieu de bassesse et de lâcheté dans lequel on m’avait jeté. Je supposais que tout était aussi vil et aussi lâche, mais je me trompais quand je jugeais tout le monde semblable à A—f.

Ces trois premières journées, je ne fis que rôder dans la maison de force, quand je ne restais pas étendu sur mon lit de camp. Je confiai à un détenu dont j’étais sûr la toile qui m’avait été délivrée par l’administration, afin qu’il m’en fit quelques chemises. Toujours sur le conseil d’Akim Akimytch, je me procurai un matelas pliant. Il était en feutre, couvert de toile, aussi mince qu’une galette et fort dur pour qui n’y était pas habitué. Akim Akimytch s’engagea à me procurer tous les objets de première nécessité et me fit de ses propres mains une couverture avec des morceaux de vieux drap de l’État, choisis et découpés dans les pantalons et dans les vestes hors d’usage que j’avais achetés à différents détenus. Les effets de l’État, quand ils ont été portés le temps réglementaire, deviennent la propriété des détenus, Ceux-ci les vendent aussitôt, car, si usée que soit une pièce d’habillement, elle a toujours une certaine valeur. Tout cela m’étonnait beaucoup, surtout au début, lors de mes premiers frottements avec ce monde-là. Je devins aussi peuple que mes compagnons, aussi forçat qu’eux. Leurs habitudes, leurs idées, leurs coutumes déteignirent sur moi et devinrent miennes par le dehors, sans pénétrer toutefois dans mon for intérieur. J’étais étonné et confus, comme si je n’eusse jamais entendu parler de tout cela ni soupçonné rien de pareil, et pourtant je savais à quoi m’en tenir, du moins par ce qui m’avait été dit. Mais la réalité produisit une toute autre impression que les ouï-dire. Pouvais-je supposer que des chiffons délabrés eussent encore une valeur ? et pourtant ma couverture était cousue tout entière de guenilles ! Il était difficile de qualifier le drap employé pour les habits des détenus : il ressemblait au drap gris épais, fabriqué pour les soldats, mais aussitôt qu’il avait été quelque peu porté, il montrait la corde et se déchirait abominablement. Un uniforme devait suffire pour une année entière, mais il ne durait jamais ce temps-là. Le détenu travaille, porte de lourds fardeaux, le drap s’use et se troue vite à ce métier-là. Les touloupes devaient être conservées trois ans ; pendant tout ce temps elles servaient de vêtements, de couvertures et de coussins, mais elles étaient solides ; à la fin de la troisième année, il n’était pourtant pas rare de les voir raccommodées avec de la toile ordinaire. Bien qu’elles fussent fort usées, on trouvait néanmoins moyen de les vendre à raison de quarante kopeks la pièce. Les mieux conservées allaient même au prix de soixante kopeks, ce qui était une grosse somme dans la maison de force.

L’argent, — je l’ai déjà dit, — a un pouvoir souverain dans la vie du bagne. On peut assurer qu’un détenu qui a quelques ressources souffre dix fois moins que celui qui n’a rien. — « Du moment que l’État subvient à tous les besoins du forçat, pourquoi aurait-il de l’argent ? » Ainsi raisonnaient nos chefs. Néanmoins, je le répète, si les détenus avaient été privés de la faculté de posséder quelque chose en propre, ils auraient perdu la raison, ou seraient morts comme des mouches, ils auraient commis des crimes inouïs, — les uns par ennui, par chagrin, — les autres pour être plus vite punis et par suite « changer leur sort », comme ils disaient. Si le forçat qui a gagné quelques kopeks à la sueur sanglante de son corps, qui s’est engagé dans des entreprises périlleuses pour les acquérir, dépense cet argent à tort et à travers, avec une stupidité enfantine, cela ne signifie pas le moins du monde qu’il n’en sache pas le prix, comme on pourrait le croire au premier abord. Le forçat est avide d’argent ; il l’est à en perdre le jugement ; mais s’il le jette par la fenêtre, c’est pour se procurer ce qu’il préfère à l’argent. Et que met-il au-dessus de l’argent ? La liberté, ou du moins un semblant, un rêve de liberté ! Les forçats sont tous de grands rêvasseurs. J’en parlerai plus loin, avec plus de détails, mais pour le moment je me bornerai à dire que j’ai vu des condamnés à vingt ans de travaux forcés me dire d’un air tranquille : « — Quand je finirai mon temps, si Dieu le veut, alors… » Le nom même de forçat indique un homme privé de son libre arbitre ; — or, quand cet homme dépense son argent, il agit à sa guise. Malgré les stigmates et les fers, malgré la palissade d’enceinte qui cache le monde libre à ses yeux et l’enferme dans une cage comme une bête féroce, il peut se procurer de l’eau-de-vie, une fille de joie, et même quelquefois (pas toujours) corrompre ses surveillants immédiats, les invalides, voire les sous-officiers, qui fermeront les yeux sur les infractions à la discipline ; il pourra même, — ce qu’il adore, — fanfaronner devant eux, c’est-à-dire montrer à ses camarades et se persuader à lui-même, pour un temps, qu’il jouit de plus de liberté qu’il n’en a en réalité ; le pauvre diable veut, en un mot, se convaincre de ce qu’il sait être impossible : c’est la raison pour laquelle les détenus aiment à se vanter, à exagérer comiquement et naïvement leur pauvre personnalité, fut-elle même imaginaire. Enfin, ils risquent quelque chose dans ces bombances, par conséquent c’est un semblant de vie et de liberté, du seul bien qu’ils désirent. Un millionnaire auquel on mettrait la corde au cou ne donnerait-il pas tous ses millions pour une gorgée d’air ?

Un détenu a vécu tranquillement pendant plusieurs années consécutives, sa conduite a été si exemplaire qu’on l’a même fait dizainier ; tout à coup, au grand étonnement de ses chefs, cet homme se mutine, fait le diable à quatre, et ne recule pas devant un crime capital, tel qu’un assassinat, un viol, etc. On s’en étonne. La cause de cette explosion inattendue, chez un homme dont on n’attendait rien de pareil, c’est la manifestation angoissée, convulsive, de la personnalité, une mélancolie instinctive, un désir d’affirmer son moi avili, sentiments qui obscurcissent le jugement. C’est comme un accès d’épilepsie, un spasme : l’homme enterré vivant et qui se réveille tout à coup doit frapper aussi désespérément le couvercle de son cercueil ; il tâche de le repousser, de le soulever, bien que son raisonnement le convainque de l’inutilité de tous ses efforts, mais le raisonnement n’a rien à voir dans ces convulsions. Il ne faut pas oublier que presque toute manifestation volontaire de la personnalité des forçats est considérée comme on crime ; aussi, que cette manifestation soit importante ou insignifiante, cela leur est parfaitement indifférent. Débauche pour débauche, risque pour risque, mieux vaut aller jusqu’au bout, voire jusqu’au meurtre. Il n’y a que le premier pas qui coûte ; peu à peu l’homme s’affole, s’enivre, on ne le contient plus. C’est pourquoi il vaudrait mieux ne pas le pousser à de pareilles extrémités. Tout le monde serait plus tranquille.

Oui ! mais comment y arriver ?