Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/11

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Tome 7


CHAPITRE XI.


L’abbé Desmarets. — Révélations sur un des principaux agens de la police impériale. — Une bonne nouvelle de l’émigration. — Les funérailles du général Duphot. — Anniversaire des 13 et 14 juillet. — Représentation scénique à Notre-Dame. — L’évêque du département de la Seine et M. de Talleyrand. — Ils assistent à cette parade révolutionnaire. — On chante Ça ira dans cette église. — Le député Gasparin. — Il est organiste et devient régicide. — Lettre du Dieu St.-Simon à l’auteur. — Entreprise industrielle dont M. de Talleyrand veut être actionnaire. — Projet de démolir la Métropole de Paris. — Proposition de fabriquer des pipes. — Réponse de l’auteur au Dieu St.-Simon. — M. Rouillé de Lestang. — Son caractère honorable et ses habitudes remarquables. — M. de Pastoret, héritier de M. de Lestang. — Origine de sa famille et singularité de ses armoiries. — Notice biographique sur M. le Chancelier.

Retournons à nos débats judiciaires avec Nicolas Bézuchet, car encore est-il indispensable que nous donnions à un personnage réel (et malheureusement trop réel) un nom quelconque ; je ne saurais lui reconnaître le droit de s’appeler ni Bourbon ni Créquy ; ainsi, va pour Bézuchet. C’était d’ailleurs sous ce nom-là que mes gens d’affaires étaient convenus de le poursuivre.

Je m’étais bien gardée que quitter Paris, où j’avais pu rendre quelques services à nos malheureux souverains, et je calculai que si je me déplaçais après cette horrible journée du 10 août, ce serait pour tomber de Charybde en Scylla, ce qui fit que je restai cinq à six mois claquemurée dans mon hôtel, où je ne laissais plus entrer que mon fils, que M. le Duc de Penthièvre et que Mmes de Chastillon, de Fleury, de Noailles et de la Rivière.

Ce fut à la même époque que l’abbé Desmarets, mon chapelain, s’en alla de chez moi sans m’en rien dire ; et quand j’appris qu’il avait fini par se marier, et par entrer dans la police, il est bien entendu que j’en ai rendu grâce au ciel ! (C’est du départ de l’abbé que j’entends parler.) Je n’ai jamais revu Desmarets qu’une seule fois ; c’était à la commission de radiation pour la liste des émigrés, sur laquelle on n’avait pas manqué de m’inscrire, quoique je ne fusse pas sortie de l’Île de France et du Gâtinais depuis cinq à six ans. Le Citoyen commissaire national écrivait de toute sa force, il ne leva pas les yeux de dessus ses papiers, et nous fîmes semblant de ne pas nous reconnaître.

Je me souviens qu’il se trouvait dans son antichambre un brave homme de l’armée de Condé qui m’attaqua de conversation et qui me raconta les plus consolantes et les plus satisfaisantes nouvelles du monde ; il m’assura positivement que le Roi n’était pas mort ; c’était, disait-il, un apothicaire de la rue Saint-Denis qui ressemblait prodigieusement à Louis XVI, et qui s’était laissé mettre à mort à la place du Roi ; il ajouta qu’il avait très bien connu ce bon apothicaire, et que c’était, du reste, un des signataires de la protestation du cloître Saint-Merry.

— Vous verrez, lui dis-je, que pour décider ce brave homme à se laisser guillotiner, on lui aura promis une rente viagère ?

— Oh ! non, répliqua notre émigré, ce sera plutôt quelque bonne pension sur la gabelle ou sur les parties casuelles après la rentrée de nos princes ; et ceci vous prouvera que mon nouvelliste était un fin matois.

Il me dit aussi qu’il était allé quelques jours auparavant dans une tribune de la salle du Corps-Législatif, où l’on avait déposé le corps du général Duphot qui avait été tué dans les rues de Rome. Le cercueil était élevé sur une estrade au milieu de la salle toute pavoisée de drapeaux tricolores ; on fit des panégyriques interminables à la gloire du défunt, et tous les législateurs défilèrent à tour de rôle en étendant la main droite sur le cercueil du général Duphot, et en disant, chacun avec l’accent de sa province : il sera vengé !

— Je n’y comprends rien, disait une vieille dame qui se trouvait dans la tribune, et j’entends : il sera mangé !

— Allons donc, citoyenne, lui répondit un jeune officier républicain, manger le corps d’un général qui est mort en Italie il y a plus de trois mois ! Comment peux-tu supposer que des représentans du peuple soient capables d’une pareille cannibalerie, une saloperie ?…

— Monsieur ! lui dit notre émigré avec un air et d’un ton foudroyant, ces gens-là sont capables de tout !

Il avait l’air de s’applaudir de cette belle réplique, et j’en ai ri toutes les fois que j’y ai pensé.

Revenons donc à ce procès, étrange épisode de ma longue vie ; vous savez que je n’ai pas entrepris de vous faire l’histoire de France avant ou pendant la révolution : l’effet d’une révolution pareille à la nôtre était d’isoler et de contracter nos sentimens dans un cercle d’affections tellement restreint, qu’au-delà de notre Souverain, de sa famille, de la nôtre et de quelques amis intimes, on ne voyait personne et l’on ne songeait à nulle autre chose qu’à bien mourir. Tout ce que je vous dirai dorénavant, sera purement et simplement mon histoire, attendu que je ne me suis plus occupée que de ce qui regardait personnellement les prisonniers du Temple et M. le Duc de Penthièvre, mon fils, ses enfans, mes vieilles amies et quelques bons prêtres à qui je donnais l’hospitalité chez moi.

Le deuxième anniversaire de la prise de la Bastille avait été célébré de la manière la plus tyrannique, car on nous avait envoyé l’ordre d’illuminer, exigence à laquelle je n’avais pas voulu satisfaire, et ce dont il ne m’arriva rien, grâce à Dieu ! Vous verrez qu’il m’a toujours fait la grâce de ne montrer aucune faiblesse et de ne donner aucun scandale.

Il y avait eu la veille une horrible parade à Notre-Dame, où l’évêque constitutionnel de la Seine avait trôné sur la chaire de M. l’Archevêque, en assistant à la représentation d’une parade intitulée Conquête de la Bastille, lequel hiérodrame était mêlé d’évolutions militaires avec des couplets fabriqués par un jeune homme appelé M. Désaugiers (je ne doute pas qu’il ne s’en soit repenti quand on l’a mis en prison). L’organiste avait été prévenu la veille, au nom du corps électoral et des quatre corporations administratives ; c’est-à-dire le Club des Jacobins, le Département, le District et la Commune de Paris, pour qu’il eût à se rendre à l’église métropolitaine afin d’y jouer l’air national et patriotique de Ça ira. Voici les paroles de ce cantique :

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrat’ à la lanterne !
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrat’ on les pendra !

Mais ce pauvre organiste avait dit pour dissimuler son aristocratie, et parce qu’il avait donne envie de ne pas être pendu, il avait dit que ce bel air de métropole était trop nouveau pour se trouver dans son répertoire, et qu’il ne saurait comment s’en acquitter. Ce fut un député nommé Gasparin qui joua de l’orgue et qui ne s’en tira pas trop bien, quoique ce fût son ancien métier. À la vérité, c’était dans les rues qu’il en avait joué et c’était de l’orgue de Barbarie, disait-on ; mais la chose n’est pas tout-à-fait certaine, et c’était peut-être de la vielle organisée ? Vous verrez dans les Actes des apôtres, à propos de ce Gasparin, qu’ayant été nommé du comité de correspondance, à la Convention nationale, il avait eu la conscience de demander son remplacement parce qu’il ne savait lire que l’écriture imprimée ; il n’en a pas moins voté la mort du Roi, par conscience ; et quand à M. de Talleyrand, consécrateur de M. Gobel, évêque de la Seine, je vous dirai qu’il assistait à ladite cérémonie triomphale côte-à-côte avec son confrère et sur la même estrade, en habit d’évêque. Il paraît que c’est la dernière fois qu’il a porté le violet, ce digne prélat ! Mais tout ce que je vous raconte ici n’est qu’en préambule, et vous saurez que sept ou huit mois après tout ceci, l’église de Notre-Dame avait été mise en vente, et que c’était un M. de Saint-Simon, l’intime ami de M. de Talleyrand, qui l’avait soumissionnée pour la démolir.

Malheureusement pour M. de Talleyrand, qui voulait prendre part aux bénéfices de l’entreprise, il se trouve que M. de Saint-Simon n’avait plus ni crédit ni fortune, et comme M. de Talleyrand n’avait jamais eu ni l’un ni l’autre, il ne leur fut pas possible de réunir une assez forte somme en assignats, pour obtenir à titre d’arrhes, apparemment, l’enregistrement de la soumission que ce prélat constitutionnel avait fait entreprendre, en ayant eu le bon goût d’arranger la chose à cette fin qu’il n’y parût pas à découvert. Il avait fallu deux charettes à M. de Saint-Simon pour transporter de chez lui jusqu’à la maison du ci-devant St-Esprit, place de Grèce, une immensité d’assignats qu’il avait apprêtée pour son opération sacrilége ; mais le compte fait, il s’en manquait encore de trois cent cinquante à quatre cents millions, pour qu’il eût complété la somme exigée par l’administration des biens nationaux ; et voilà du moins ce qu’il m’écrivit en me demandant si je ne voulais par lui prêter deux cent vingt mille francs en numéraire, afin de les convertir en papier, et d’y profiter raisonnablement. Il avait ouï dire à M. de Sillery que j’étais une riche capitaliste, et que je devais me trouver fort embarrassée pour employer ce qu’il appelait mes capitaux !

Ce M. de Saint-Simon avait déjà pris la peine de m’écrire il y avait de cela deux ou trois mois, et c’était pour me proposer de prendre un intérêt dans une fabrique de pipes et de poterie, dont le Duc de Liancourt avait fait les premiers frais ; mais vous pensez bien que je n’avis pas pris la peine de lui répondre. Vous représentez-vous votre grand’mère, Mlle de Froulay-Tessé-Beaumanoir et Lavardin, qui aurait fait faire des cruches, des pipes et des pots de chambre en terre, afin de les vendre ? Je suis pourtant fâchée de n’avoir pas gardé copie de la réponse que je fis à cet extravagant Saint-Simon relativement à la démolition de Notre-Dame, et parce qu’il m’avait parlé de l’Empereur Charlemagne, en disant qu’il était son petit-fils ; ce que je ne voulus par souffrir impunément quoique nous fussions dans la pleine terreur. Du reste, je l’avais si bien complimenté sur l’origine de sa famille et son extraction de la maison de Vermandois, qu’il m’écrivit une lettre remplie d’injures, et que je n’ai plus entendu reparler de lui sinon pour des cartes à jouer, comme je vous le dirai plus tard. Il faut convenir que c’était une étrange espiéglerie de M. de Sillery ; sa femme n’y comprenait rien du tout[1].

Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous parler d’un notable personnage, entre mes contemporains ; riche, honorable et généraux citoyen qui s’était trouvé, pendant longues années, à la tête de toutes les affaires municipales de Paris. On n’aurait pu expliquer comment ni pourquoi, si l’importance et la pleine confiance dont il était en possession n’avaient pas eu leur principe dans sa capacité, sa dignité modeste, et la parfaite obligeance de son caractère[2].

Avant la révolution de 90, on ne baptisait, on ne mariait, on n’enterrait jamais personne de la magistrature ou de la haute bourgeoisie de Paris, sans avoir convié M. de Létang pour assister à la cérémonie, où il ne manquait jamais de se trouver toutes les fois qu’il en avait le temps. S’il avait pu le faire, il aurait été l’exécuteur testamentaire et le tuteur de tout le monde. Tous les honnêtes gens venaient le supplier d’être leur arbitre, et il accommodait si bien tous les procès, qu’on l’avait surnommé le fléau des procureurs. Il avait reçu je ne sais combien de legs assez considérables ; mais, comme il ne manquait jamais de remettre la valeur d’un legs aux parens du testateur, on avait fini par ne lui léguer autre chose que des remerciemens, ce qui l’arrangeait beaucoup mieux.

Il s’était soulevé entre ma belle-fille et la Maréchale du Muy, veuve de son oncle, et pour la succession de ce Ministre, une contestation dans laquelle on entrevoyait le germe d’un procès : Mme votre mère s’en désespérait ; mais elle était excitée par ses gens d’affaires à ne rien céder, et c’était pour ne pas abandonner les intérêts de son fils, à ce qu’ils disaient. Mais ce qu’elle me disait avec une sorte d’embarras, comme celui d’un malade qui demanderait à son médecin la permission d’user d’un remède de bonne femme, c’est qu’elle aurait eu grande envie de proposer à la Maréchale du Muy de s’en rapporter à l’arbitrage de M. de Létang ? Celle-ci finit par y consentir en dépit de l’avocat Siméon qui lui conseillait de n’en rien faire, et je m’en allai trouver M. de Létang, pour le prier d’examiner le testament, les consultations et autres paperasses, ce qui ne fut pour lui qu’une affaire de quarante-huit heures. Il me répondit que personne ne trouverait son compte à poursuivre et soutenir un pareil procès, à moins que ce ne fussent les procureurs et les avocats des parties plaidantes, attendu que les immeubles qu’on voulait réclamer au nom de votre mère, avaient été distraits de la succession de son oncle avant son mariage, et que c’était son cousin du Muy de Saint-Même qui devait s’en trouver en possession. Cette entreprise des gens d’affaires aurait eu le résultat de nous faire attaquer toutes les donations du Maréchal à ce collatéral de MM. du Muy, ce qui nous aurait plongés dans un dédale de procédures inextricables. Les instigateurs de cette mauvaise chicane en furent cassés aux gages, et tout le monde exalta la sagesse et l’intelligence de notre Salomon citoyen !

— Monsieur de Létang, voilà qu’on va bâtir la place de Louis XV, est-ce que vous n’y voudrez pas bien mettre du vôtre, à cette fin d’en parachever la belle décoration ?

— Vraiment oui ! Monsieur, répondait-il au vieux Gouverneur de Paris, le Maréchal de Brissac, — le devoir de tous ceux qui le peuvent est de contribuer à l’ornement tout aussi bien qu’à la salubrité de cette capitale ! — Et c’est lui qui a fait magnifiquement édifier la colonnade qui se trouve en pendant avec le Garde-Meuble, entre les hôtels de la Vieuville et de Coislin. Il y avait dans cet homme là du civisme de l’ancienne Rome, en équilibre avec la sujetion chrétienne ; il y avait de l’édilité gauloise et de l’urbanité monarchique : c’était un homme à part dans la civilisation moderne, et je vous assure bien qu’il y aurait en sa mémoire une inscription lapidaire et laudative sous le porche de l’Hôtel-de-Ville, si j’avais été la femme du Prévôt des Marchands, ou seulement d’un Échevin de Paris.

Cette importance de respect et d’affection, qu’il avait dans l’opinion générale, était comme une sorte de rémunération publique à la gloire des honnêtes gens, et ce digne M. de Létang est un personnage dont je me rappellerai toujours l’existence avec un sentiment de vénération.

Il avait marié sa nièce avec un jeune Maître des Requêtes, appelé M. de Pastoret, qui était membre de l’Académie des inscriptions, et dont M. de Belloy, l’Évêque de Marseille, était l’ami d’enfance. Celui-ci nous disait toujours que cette famille était provenue d’un illustre personnage, appelé Jean Pastoret, qui fut un des Régens de France, sous Charles VI, et dont on voit la tombe à l’abbaye royale de Saint-Denis, honneur qui n’a jamais été partagé que par Bertrand du Guesclin, Tanneguy du Chastel et le grand Turenne. Il paraît que cette descendance n’était pas une prétention déplacée ; car elle avait été reconnue par les commissaires aux États de Provence, où ceci n’avait pas manqué d’inspirer une juste considération poour la naissance de MM. de Pastoret. Ils ont des armes très singulières, et la première fois que j’en vis l’empreinte, en recevant une lettre de M. de Pastoret, lequel était devenu Procureur-Général de Paris, j’observai qu’elles étaient semblables à des armoiries que j’avais remarquées sur un pilier de l’église de Saint-Denis, et qui ressemblaient à une églogue. Je me souviens aussi que ce bon M. de Létang se trouvait émerveillé de ma science, et ne pouvait s’expliquer cette sorte d’érudition.

Malgré ma bonne intention de parvenir directement à Nicolas Bézuchet, vous voyez que je me laisse dérouter, et que je m’arrête à chaque pas de ma course. J’ai grand’peine à marcher vitre et droit à présent. Laissez moi respirer jusqu’à demain matin, passé neuf heures, et je vous dirai comment j’entrepris de me débattre contre mon dénonciateur, avec l’assistance de ce digne M. de Létang, l’oncle de M. de Pastoret[3].

  1. Ces deux premières lettres du Messie des St.-Simoniens font partie de la collection d’autographes de M. Duval Dumpierre, à qui Mme de Créquy les avait données ou confiées en 1799.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. David-Étienne Rouillé de Létang, Écuyer, Conseiller-Secrétaire du Roi, Maison, Couronne et Finances de France. C’est, je crois bien, le dernier protestant qui se soit soustrait aux pénalités de la révocation de l’Édit de Nantes, en se convertissant. Il était né bon gentilhomme, mais de famille huguenotte, et ne jouissant par conséquent d’aucune sorte de privilége ; il me semble que c’était comme enseigne de son abjuration (très édifiante et profondément sincère, en vérité), qu’il avait obtenu l’agrément d’acquérir une charge de Secrétaire du Roi. Ceci m’avait fait lui dire (après Boileau) :

    « Nous le savons, Monsieur, votre famille illustre
    « De l’assistance au sceau ne tire point son lustre. »

    Ce qu’il écouta modestement et ce qu’il entendit avec plaisir.

    (Note de l’Auteur.)

  3. Claude-Emmanuel-Joseph-Pierre, Marquis de Pastoret, Chancelier de France et Chevalier des Ordres du Roi, est né à Marseille, en 1756, d’une ancienne et très noble famille parisienne. Roger Pastorret, qui soutint, au Parlement de Paris, de concert avec Pierre de Cagnières, les franchises du royaume contre certains prétentions étrangères ; un autre Jean, petit-fils de ce dernier, lequel, après avoir contribué à remettre Paris sous l’obéissance de Charles V, devint l’un des membres du Conseil de Régence pendant la minorité de Charles VI, avaient donné à cette ancienne famille de magistrature une sorte d’éclat qu’elle perdit à l’époque des guerres d’Italie, lorsque ses membres s’arrêtèrent et se laissèrent oublier au fond d’une vallée de Provence. Le père de M. le Chancelier était Lieutenant particulier de l’Amirauté du Levant. Il avait, dès l’enfance, destiné son fils à la magistrature, et celui-ci fut reçu, à 24 ans, Conseiller du Roi en sa cour des aides de Paris. Il devint Maître des requêtes de l’hôtel du Roi en 1788, fut Procureur-Général syndic du département de Paris en 1789, lorsque les électeurs, réunis pour la première fois, eurent à choisir entre Mirabeau et lui, et devint député de Paris à l’Assemblée législative. Là, ses opinions, favorables un moment aux changemens qu’avait trop vivement demandés la magistrature, se modifièrent aussitôt qu’il vit la réforme devenir une révolution sans mesure et sans avenir. Il y résista de tout son pouvoir, soit à la tribune, ou dans les comités ; il essaya d’éclairer le Roi sur ses dangers, et, tout en refusant le ministère, auquel il avait été deux fois appelé, parce qu’il ne put obtenir du Roi la liberté d’agir avec la promptitude et la vigueur qu’il croyait indispensables au rétablissement de l’autorité royale, il se déclara constamment pour les principes de devoir et de fidélités sans lesquels il n’y a point de société possible. Il avait cessé de paraître à l’Assemblée depuis l’attentat du 20 juin. La nouvelle du danger du Roi le détermina à y revenir le 10 août ; mais pour y parvenir il fallait traverser (de l’hôtel bâti par M. de Létang sur la place Louis XV, jusqu’au château) une nuée d’hommes armés, de femmes furieuses, et d’assassins qui venaient d’égorger les Suisses de la garde et qui cherchaient des victimes nouvelles. Aucun domestique ne voulut accompagner M. de Pastoret. Sa jeune femme, nourrice d’un enfant au berceau, et aussi remarquable, alors, par sa beauté, qu’elle l’a été par son esprit et ses vertus charitables, Mme de Pastoret, disons-nous, vint s’attacher au bras de son mari et le conduisit jusqu’à la porte de l’Assemblée. Là, il monta vers la tribune du Logographe où l’on avait placé le Roi, et tandis que ceux qui s’y asseyaient habituellement avaient déserté cette place, lui s’approcha le plus près possible du Roi pour recevoir ses ordres et lui témoigner son dévouement ; mais tout était inutile alors. Le Roi passa de l’Assemblée au Temple, et de la tour du Temple à l’échafaud, et M. de Pastoret, obligé de fuir, ne reparut qu’à la chute de la Convention, alors que le département du Var le nomma député au conseil des Cinq-Cents. Il y devint l’un des chefs de ce qu’on appelait le Parti de Clichy ; il y prit la plus grande part aux luttes, aux espérances et aux projets des royalistes, et fut condamné la déportation par le décret du 18 fructidor, lorsque le Directoire, épouvanté de sa propre situation, ne crut pouvoir échapper au danger que par un coup d’état. Errant de nouveau hors de France, il n’eut la permission d’y rentrer qu’à l’époque du Consulat. Deux fois, en six année, les Colléges Électoraux de Paris le désignèrent, alors, pour leur candidat au Sénat. Napoléon, qui ne l’aimait pas, le mit cependant sur une liste de présentation soumise au choix du Sénat, qui l’admit au nombre des sénateur. Appelé par le roi Louis XVIII aux honneurs de la pairie, il fut membre de la commission qui rédigea la charte de 1814, devint vice-président de la chambre en 1820, vice-chancelier en 1828, et Chancelier de France en 1829. Lorsque les événemens de juillet renversèrent le trône, avant même que la monarchie du 7 août ne se fût improvisée, mais du moment où le Duc d’Orléans se fut fait proclamer lieutenant-général par la chambre des députés, au lieu d’accepter loyalement et simplement la mission que le Roi lui confiait, M. le Marquis de Pastoret alla lui déclarer, à lui-même, qu’il ne pouvait et ne voulait plus exercer les fonctions de Chancelier. Il ne pouvait se démettre de sa charge qui est inamovible, et nous pouvons assurer qu’il ne s’en démit point, quoi qu’en ait dit une ordonnance officielle ; il en abdiqua seulement les fonctions, et se retira dans sa famille avec la dignité de son caractère et de sa position. C’est en 1834, et lorsque les circonstances particulières ont engagé Madame, Duchesse de Berry, à quitter la tutelle de ses enfans, que M. le Chancelier de Pastoret a été déclaré Tuteur des Enfans de France.
    (Note de l’Éditeur.)