Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/04

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Tome 7


CHAPITRE IV.


Embarras dans les finances et manœuvres de Necker. — Lettre de Mgr le Comte d’Artois à l’Assemblée de la Noblesse de Paris. — Belles paroles de M. Bailly, et belles manières de sa femme. — Les États-Généraux et l’Assemblée nationale. — Liste des membres du côté droit (minorité royaliste.) — Liste des députés du parti des anglomanes et de la majorité jacobine. — Funérailles du jeune Dauphin. — Son catafalque à Meudon. — Le Grand-Maître des cérémonies et le Citoyen Goupilleau. — Le Gros-Caillou. — Secène de l’Assemblée nationale. — Mme de Condorcet et la chaste Suzanne. — Reproche que se fait l’auteur. — La Comtesse de Milon, née de Créquy.

Après vous avoir parlé de la disposition des esprits, je vais tâcher de vous expliquer la situation financière où se trouvait le Royaume de France en 1789, et vous allez voir quel était ce grand sujet d’inquiétude et d’embarras pour notre malheureux gouvernement.

La totalité des recettes était de quatre cent soixante-quinze millions de livres, et celle des dépenses, considérées comme obligatoires, était de cinq cent trente-un millions ; d’où provenait (sans autre déficit) un excédant de dépenses de cinquante-six millions cent cinquante mille livres par an. Si l’on n’avait pas voulu s’attaquer aux franchises de certaines provinces qui ne payaient presque rien en fait d’impôts, il aurait été bien aisé d’économiser sur les dépenses abusives, à commencer par les dix-sept cent mille livres de rente accordées à Messieurs de Talleyrand. Il n’aurait pas été difficile d’obtenir l’aveu du premier Ordre et l’autorisation de N. S. P. le Pape, à l’effet d’aliéner au profit de l’État une partie des biens du Clergé ; ce que le Roi Louis XIV avait déjà fait, à la fin de son règne, aux dépens de la congrégation des Célestins, et ce qui s’était opéré sans commotion ni contestation. Mais ces deux moyens auraient été trop simples et trop vulgaires pour satisfaire à l’arrogance de M. Necker et pour suffire à son ambition. Il voulait dominer la France en la régissant par les finances ; et quand il devait produire sa colonne de recette, il avait toujours soin de la combiner par accolades et de la compliquer avec des anticipations prévues, des remboursemens douteux, des rentrées suspendues et autres nébulosités auxquelles on ne comprenait rien du tout, et qui donnaient de l’épouvante à tout le monde à commencer par MM. les Conseillers d’État au comité des finances, et ceci n’était pas la faute du Roi.

Il est assez connu que la première chose que firent les députés de la Noblesse et du Clergé à l’Assemblée nationale, ce fut l’abandon de leurs priviléges pécuniaires, avec la proposition de contribuer à tous les besoins de l’État ; on leur répondit qu’il était trop tard. On voulait arriver, par la perturbation générale de la France, à ce qu’on osait appeler sa régénération, et la situation des finances était purement et simplement un prétexte. Les astucieux comptes-rendus et les ennuyeux rapports de M. Necker n’avaient pas été plus satisfaisans pour l’Assemblée des Notables que pour le comité des finances. On criait de partout : — Les États-généraux ! les États-généraux ! et la convocation des États-généraux fut résolue par l’influence et les intrigues de M. Necker.

Étant bien prévenu de l’état des esprits, et surtout dans la classe bourgeoise où l’incrédulité moderne et la vanité philosophique avaient fait un ravage affreux, ce mauvais ministre avait manœuvré de façon que la représentation du troisième Ordre avait été portée au double de ce qu’elle devait être en bonne justice et légalité coutumière ; mais quand on fut averti de cette combinaison funeste, il n’était plus temps de la déjouer. Il en résultait que le nombre des députés du tiers-état devait surpasser les deux nombres réunis des représentans de la Noblesse et du Clergé, dont les déterminations se trouveraient asservies à celles de la roture. M. Necker disait pour ses raisons que la bonne intention, les lumières, la prudence et la capacité des gens du troisième Ordre n’étaient pas douteuses. Nous avons eu la satisfaction de les voir à l’œuvre, et nous avons éprouvé leur aptitude à bien arranger les affaires du Roi, les affaires de la Noblesse et du Clergé, et même leurs propres affaires. Il ne s’agissait pourtant que de faire face à cinquante-six millions de rente, et le tiers-état nous a fait banqueroute, après avoir absorbé détruit ou gaspillé des valeurs équivalentes à quatre ou cinq milliards de livres, en dix-neuf mois. C’est la moindre chose que nous ait fait endurer l’Assemblée nationale ; mais il ne faut pas que je vous mène si vite et nous allons procéder par ordre.

Ce fut le 5 mai 1789, que l’Assemblée des États-généraux fut ouverte, à Versailles, après cent soixante et quinze années d’interruption. Le Clergé de France y avait député quarante-quatre Prélats Épiscopaux, cinquante-deux Abbés Commandataires, Chanoines ou Vicaires-généraux, deux cent cinq curés de paroisses et cinq religieux de congrégation monastique ; ce qui faisait un total de trois cent huit députés du premier Ordre de l’État.

M. Necker avait encore arrangé les choses de manière à ce que la députation de la Noblesse ne pût être formée que de deux cent quatre-vingt-cinq nobles ; savoir : deux cent soixante-six gentilshommes d’Épée et dix-neuf magistrats de Cours Souveraines ; d’où venait que la noblesse, (autrement dit le second Ordre) qui formait naturellement la plus nombreuse et la plus puissante corporation de l’État, ne se trouvait représentée que par deux cent quatre-vingt-cinq députés.

La députation du tiers-état était formée de quatre mauvais prêtres et de quinze nobles diffamés, de vingt-neuf maires ou officiers municipaux, de deux magistrats de tribunaux supérieurs, de cent cinquante-huit justiciers subalternes, et de cent soixante-dix-huit bourgeois rentiers ou commerçans. Le surplus n’était composé que d’avocassiers, de médicastres, d’écrivassiers et autres égrefins plumitifs. Ainsi, le total du tiers-état était six cent vingt-un membres ; le total des deux premiers Ordres, cinq cent quatre-vingt-treize, et celui des trois Ordres réunis, douze cent quatorze.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’au mépris du bon droit et du mandat exprès de leurs commettans, la majorité des députés du troisièmes ordre aux États-généraux avaient envahi tous les pouvoirs de l’état, et s’étaient réigés en simulacre de corps souverains qu’ils appelèrent Assemblée nationale. Ils avaient été soutenus dans cette inconcevable usurpation par quelques membres de l’Ordre du Clergé, prélats défectueux ou mauvais prêtres, ainsi que le reste de leur vie l’a scandaleusement prouvé. Le petit nombre des nobles qui les suivit ne s’élevait guère au-dessus d’une cinquantaine, et dans ce nombre, il est bon d’observer qu’il se trouvait tout au moins quinze à dix-huit partisans de la constitution britannique qu’on avait eu la belle imagination d’appliquer à notre pays et de vouloir imposer au Roi Louis XVI. Le surplus de ces députés de la Noblesse ou de ces gentilshommes élus par le tiers, ainsi que l’aîné des Mirabeau, étaient des êtres dégradés et des âmes vendues au Duc d’Orléans qu’ils avaient comploté de faire parvenir à la couronne. Ceux-ci n’ont fait que traverser l’orléanisme pour aller se plonger dans la démagogie, et ce qu’il y a de miraculeusement providentiel en tout ceci, c’est que tous les députés de cette abominable catégorie ont péri sur l’échafaud, sans qu’on y puisse trouver une seule exception.

Voici la liste et les honorables noms de MM. les députés qui n’ont cessé de combattre pour l’autorité du Roi leur souverain , pour les immunités de l’Église gallicane, et pour le maintien de l’état civil de la Noblesse et du Clergé de France, ainsi qu’ils avaient juré de le faire, en acceptant les mandats de leurs commettans. Ils ont protesté jusqu’à la fin contre cette foule d’injonctions révolutionnaires, appelées décrets de l’assemblée nationale, et la plupart d’entre eux refusèrent de participer à ses travaux, et ne voulurent pas même assister à ses séances, aussitôt qu’on eut adopté la constitution Targenitus.


PREMIER ORDRE DE L’ÉTAT.
Députés de Nosseigneurs du Clergé de France.
(En ordre de leurs dignités de clergie.)
Nossgrs Le Cardinal de la Rochefoucauld.
Le Cardinal-Prince de Rohan.
L’Archevêque et Duc de Reims.
L’Archevêque et Prince de Vienne.
L’Archevêque et Vice-Roi d’Arles.
L’Archevêque de Toulouse.
Le Coadjuteur d’Alby (Ach. in part. inf.)
L’Évêque et Duc de Langres.
L’Évêque et Comte de Chalons.
L’Évêque et Comte d’Agen.
L’Évêque de Nancy (Primat de Lorraine).
L’Évêque et Seigneur de Clermont.
L’Évêque de Nîmes.
L’Évêque et Vicomte de Couscrans[1].
Dom Louis Chevreux (Abbé général).
Dom Charles d’Avoult (Prieur claustral).
L’Abbé-Prince d’Andlau.
L’Abbé d’Eymar (Abbé mitré).
L’Abbé de Barmond (Conseiller clerc).
L’Abbé Maury (Prieur commandataire).
L’Abbé Coster (Vicaire-général).
Dom Louis Estin (Prieur régulier).


SECOND ORDRE.
Députés de Nosseigneurs de la Noblesse de France
(En ordre alphabétique.)
Nossgrs Le Comte de Sainte-Aldegonde.
Le Marquis d’Argenteuil.
Messire Henry d’Aguesseau de Fresne (Chevalier).
Le Marquis d’Avaray.
Le Baron d’Aurillac.
Le Baron de Batz.
Messire N. Godard de Belbœuf (Chevalier).
Le Comte de Bournazel.
Le Chevalier de Boufflres.
Le Marquis de Bouthillier.
Le Marquis de Bouville.
Le Marquis de Causans.
Le Duc de Caylus.
Messire Casimir de Cazalès (Écuyer).
Le Commandeur-Comte de Castillon.
Messire Guillaume de Chabrol (Écuyer).
Le Marquis de Chambord.
Le Comte de la Châtre.
Le Comte de Clermont-Lodève.
Le Comte de Clermont de Mont-Saint-Jean.
Le Marquis de Crussol d’Amboise.
Le Bailly de Crussol (Grand’Croix de Malte).
Le Marquis de Créquy.
Le Duc de Crouy et d’Havré.
Le Chevalier de Cocherel.
Le Comte d’Egmont.
Le Seigneur d’Égligny.
Le Comte d’Entraigues.
Le Comte François d’Escars.
Le Marquis d’Escouloubre.
Messire Jacques du Val d’Espreménil (Écuyer).
Le Bailly de Flackslanden (Grand’Croix de Malte).
Le Comte de Faucigny-Lucinge.
Le Marquis de Ferrières.
Le Marquis de Foucauld-l’Ardimalie.
Le Comte de la Galissonnière.
Le Premier Président de Grobois.
Messire C. de Guilhermy (Écuyer).
Le Chevalier Guittard.
Le Baron d’Harambure.
Le Chevalier de Hercé.
Le Seigneur d’Isberg.
Le Marquis de Juigné.
Le Baron de Juigné.
Le Président de Lambert de Frondeville.
Le Comte de Lambertye.
Le Marquis de Lancosme.
Le Comte de Lannoy.
Le Comte de Lautrec.
Le Duc de Lévis.
Le Marquis de Loras.
Le Comte de Ludre.
Le Baron de Lupé.
Le Duc de Luxembourg.
Le Vicomte de Malartic.
Le Duc de Mailly-d’Haucourt.
Le Marquis de Saint-Maurice.
Le Vicomte de Mirabeau.
Le Comte de Mirepoix.
Le Marquis de Montcalm.
Le Comte de Montjoie-Montjoie.
Le Comte de Montboissier-Canillac.
Le Comte de Montmonrency-Laval-Boisdauphin.
Le Baron de Nédonchel.
Le Président d’Ormesson.
Le Comte de Pardieu.
Le Prince de Robecq.
Le Marquis de Saint-Simon.
Le Marquis de Sassenay.
Le Vicomte de Ségur.
Le Chevalier de Sinety.
Messire Antoine-Omer Talon (Chevalier).
Le Comte de Thiboutost.
Le Comte de la Tour-du-Pin.
Le Comte de Toustain.
Le Vidame de Vassé.
Le Marquis de la Valette-Parisot.
Le Commandeur de Verthamont.
Messire A.-R. de Villiers de Rancourt (Écuyer).
Le Comte de Villeneuve-Bargemont.
Le Marquis de Vogué.
L’Amplissime et Scientifique personne du Recteur de l’Université de Paris, siégeant au rang de la Noblesse en ladite qualité.


TIERS-ÉTAT.
Les Srs Achard de Bonvolloir (élu du Cottentin).
Auclerc (docteur en médecine).
Audier (L. G. à la sénéchaussée d’Aix).
Augier (Notaire à Cognac).
Banchetou (avocat en parlement).
Baudouin de Maison-Neuve (avocat).
Binot (Principal d’Ancenys).
Bouvier (Syndic de la principauté d’Orange).
Claye (laboureur).
Delâtre (A. Maître des eaux et forêts).
Ducellier (professeur en droit civil).
Dupré (fabricant).
Fleury (agriculteur et fermier).
Gâgon du Chesnay (maire de Dinan).
Guillaume (notable de Paris)?
Le Déarn (commissaire aux états de Bretagne).
Lesterp (juge-sénéchal).
Loys (premier consul de Sarlat).
Jamier (greffier du point-d’honneur).
Martin (licencié ès-lois).
Mathieu de Rondeville (avocat).
Mortier (cultivateur).
Moyat (négociant).
Murchais (assesseur de la Duché de la Trémoille).
Nicodesme (échevin de Valenciennes).
Pœutre des Épinettes (bourgeois notable).
Pelleren (avocat en parlement).
Pernet (notaire royal).
Poyat de Lherbey (bailly d’Issoudun).
Poyardet de Maison-Neuve (docteur ès-lois).
Simont (cultivateur au pays de Caux).
De la Terrade (juge-mage du comté d’Armagnac).
Texier (marchand).
Valentin Beruard (bourgeois de Bordeaux).
Vaillant (garde-des-sceaux de la Comté d’Artois).
Viard (L. de Pol. à Pont-à-Mousson)[2].


Voici présentement la liste des Députés qui prétendaient obliger le Roi, leur maître, à nous donner une constitution pareille à celle des Anglais, (sans avoir observé que les deux élémens qui constituent l’Angleterre sont l’hérésie et l’usurpation.) Ils n’entendaient en aucune façon militer pour le parti d’Orléans, et voici quels étaient ces judicieux publicistes : Le Garde-des-Sceaux, le Comte Stanislas de Clermont-Tonnerre et le Comte de Virieu (qui s’en est bien repenti), les Comtes de Lally-Tollendal, de Toulougeon, de Sérent, de Linières et d’Angosse ; le Prince de Poix, le Marquis d’Estourmel et celui de bonnay ; Messieurs Mounier, Malouet, Cremière, et finalement les Sieurs Dabadie, Redon, Boussinard, Durget, Dufraisse, Le Brun, Deschamps et Nourrissart. Apparemment qu’ils espéraient arriver à la pairie dans quelque chambre haute ? Si jamais le bon Dieu les excuse en sa miséricorde et les admet aux félicités de son saint paradis, ce sera, par ma foi, dans la piteuse confrérie de ces pauvres innocens, pour qui je vous ai vu verser tant de larmes à Jossigny[3].

La majorité de ladite Assemblée nationale se composait d’orléanistes, de jansénistes et d’anarchistes ; d’administrateurs économistes et négrophiles, de démocrates royaux, de nigauds patriotiques et de républicains enragés. Il est juste de les désigner en pêle-mêle, attendu qu’à l’Assemblée nationale, au moins, ils n’ont jamais manquer de voter ensemble. Voici quels étaient les plus renommés d’entr’eux, et j’aurai soin d’orthographier leurs noms d’après leur vocabulaire de 92.

Louis-Philippe Orléans, Daiguillon, Ménou, Sillery, Victor Broglie, Beauharnais (le jeune), Rochambeau, Mirabeau l’aîné, Montrsquiou, Mathieu Montmorency, Deluynes, Degouy-Darcy, Charle et Alexandre Lameth, Talleyrand (Évêque d’Autun), La Rochefoucauld-La Rochefoucauld, La Rochefoucauld-Liancourt, Lafayette, Crillon, Luzignan, Castellane, Arthur Dillon, Lepelletier-St.-Fargeau, Dubois-Crancé, Péhion, Guillotin, Lanjuinais, Garat, Populus, Target, Grégoire, Madié-Monjau, Volney, Goupil-Prefeln, Merlin, Camus, Rabaud, Chapelier, Bailly, Barrère, Barnave et Robespierre. Vous voyez qu’entre Philippe-Égalité, pour chef de file, et l’illustre député d’Arras, ces quarante citoyens du côté gauche étaient honorablement encadrés !

Vous pensez bien que si j’entreprenais de vous faire une histoire des assemblées nationale, constituante et conventionnelle, ce qui me reste de vie n’y suffirait pas ; et plutôt que de vous parler des choses que tout le monde connaît, je vous parlerai des personnes que vous ne sauriez connaître, attendu qu’elles ne sont plus de ce monde ; comme aussi vous parlerai-je avec plus de profit et d’intérêt pour vous, de certaines particularités dans certains événemens que j’ai malheureusement eu l’occasion d’éprouver ou d’observer pendant la révolution.

Je me souviens que, lorsque les électeurs du tiers-état de la vicomté de Paris se furent déclarés en séance permanente, l’ordre de la Noblesse avait arrêté, à la pluralité de 174 voix, qu’on allait envoyer des commissaires pour se concerter avec le troisième ordre, à dessein de se maintenir en bon accord, et le Clergé de Paris ne manqua pas à s’y déterminer sans avoir eu le temps de se concerter avec les Nobles.

M. Necker avait intrigué sourdement, et M. le Comte d’Artois fut obligé d’écrire à l’assemblée de la Noblesse que des ordres du Roi l’empêchaient de venir y siéger ; « mais je donne à la chambre, ajoutait ce prince, et chaleureusement à la chevalière, je vous donne la ferme et certaine assurance que le sang d’Henri IV, mon aïeul, a été transmis à mon cœur dans toute sa pureté, et que tant qu’il m’en restera une seule goutte dans les veines, je saurai prouver que je suis né Gentilhomme français. »

Les Gentilshommes du côté gauche ne lui en tinrent compte, et les bourgeois lui firent répondre, par l’organe de M. Bailly, que dans l’état des choses, c’était digne d’être né citoyen français, qu’il aurait fallu dire. Voici qui suffira pour vous donner une idée de l’excellente judiciaire de ce Vertueux Bailly. Du reste, M. Mounier, qui était Dauphinois et qui, par cette raison-là, ne pouvait manquer d’avoir autant d’esprit et de vertu que M. Bailly (pour le moins), M. Mounier, vous dirai-je, a fait imprimer un ouvrage dans lequel il adresse à M. le Comte d’Artois précisément la même observation, le même conseil et les mêmes reproches[4].

Il n’était pas jusqu’aux simples choses d’étiquette et de cérémonial qui n’eussent l’inconvénient d’offusquer ces gens de roture. Ils prétendaient que M. de Barentin avait médité de les faire agenouiller devant le Roi pour opérer la présentation de leurs cahiers, ce qui, du reste, aurait été de justice, attendu que c’était de coutume. Ils se dépitèrent outrageusement de ce que l’Évêque de Nanci, M. de la Fare, avait dit au Roi dans son discours de présentation, qu’il suppliait Sa Majesté d’agréer les respects du Clergé de France, les hommages de sa fidèle Noblesse, et les doléances avec les très humbles supplicalions du tiers-état[5]. Ils étaient révoltés de ce que l’entrée majeure de la salle des séances avait été réservée pour les membres des deux premiers ordres, comme aussi de ce qu’ils n’y pouvaient arriver que par une porte latérale, et voyez le fameux grief ! Il n’était pas jusqu’aux choses de prescription pour les funérailles qui ne les missent en irritation. À l’effet d’introduire les Députés des trois Ordres qui étaient venus de Meudon pour y jeter de l’eau bénite aux pieds de feu M. le Dauphin, dont le corps était exposé sur une estrade en chapelle ardente, le Marquis de Brézé (ils sont Grands-Maîtres des cérémonies, de père en fils, depuis quatre à cinq générations), cet Officier de la Couronne ne manqua pas d’aller dire en s’inclinant devant le corps du défunt, à voix basse et funèbrement : Monseigneur, la députation des trois États du Royaume. — Voyez donc disait à M. de Cypière, en s’en allant, M. Goupilleau, qui était un notaire de Montaigu en Poitou, voyez donc s’il est possible et permis de porter aussi loin l’orgueil de l’étiquette et l’insolence aristocratique. annoncer une députation de l’Assemblée nationale à un enfant mort !…

S’il avait vu qu’on dressait et servait un couvert à côté du cercueil de l’Enfant royal, à l’heure de ses repas, il en aurait dit de belles choses et profondément judicieuses ! Ces bourgeois philosophes étaient choqués par toutes les choses auxquelles ils ne s’attendaient pas et qu’ils ne savaient point, de sorte qu’ils se trouvaient animadversés continuellement.

À propos de ce député Goupilleau, qui était garde-notes et procureur-fiscal de mon neveu de Tessé pour sa vicomté de Montaigu, je vous dirai, tout en vous priant d’excuser la pauvreté de l’anecdote, qu’un pourvoyeur de l’hôtel de Tessé l’avait rencontré sur le bord de la rivière, au-delà des Invalides, et qu’il était à s’y promener avec l’air de s’impatienter.

C’est un de mes amis, dit-il à ce domestique, un député de Paris, qui m’a donné rendez vous pour dîner au Gros-Caillou ; il m’a dit que je le trouverais au Gros-Caillou entre l’Esplanade et l’École militaire, et je n’y vois rien ! Il avait pensé que ce devait être à côté de quelque gros caillou, qu’il ne pouvait découvrir. J’ai quoique honte, en vérité, de vous avoir entretenu de si petite gent, ledit Goupilleau n’étant pas même un de ces roturiers du tiers-frisé, qui savaient marcher les pieds en dehors.

Je ne vous parlerai pas, à l’occasion de ce Poitevin, des naïvetés de madame Bailly, dont on a fait des ana volumineux. Je n’ai jamais eu l’avantage de la rencontrer, et tout ce que j’en sais qui n’ait pas obtenu les honneurs de l’impression, c’est qu’en entrant dans le premier salon de l’hôtel de la Rochefoucauld, elle se trouva si confondue de surprise et si remplie d’admiration pour deux grands vases de Sèves qui sont accolés à la porte qu’elle se mit à crier, avant de saluer et de rien dire à la Duchesse d’Anville : Ah ! les Beaux Pots !

Il était fâcheux d’aller souvent dans les tribunes de l’Assemblée nationale à cause de la compagnie qui s’y trouvait. Un certain jour de belle séance, il y avait eu malentendu de la part de votre père ; il n’avait pas écrit au président, et l’on m’avait fait entrer dans une mauvaise logette à côté de la porte. Arrive une espèce de tricoteuse en gants de soie, qui riait à grande bouche en causant avec un jouvenceau couleur de rose et blond, qu’elle endoctrinait en philosophisme, et qui rougissait quelquefois, le pauvre enfant. Les voilà quis’asseyent et la conversation continue. J’entends qu’il est question de l’Écriture Sainte, et la dame se met à dire avec un air de malice et d’enjouement séducteur, que si la chaste Suzanne avait été une vieille femme entre deux jeunes gens, elle aurait eu plus de mérite… J’aperçois Mme de Milon qui m’indiquait une place à côté d’elle, je lui fais un signe affirmatif, et je me lève tout de suite ; mais voilà cette femme qui dit effrontément à son bachelier : — Il est bien contrariant pour nous que {{Mme|la Mise de Créquy ne veuille pas nous laisser l’espérance de profiter de sa conversation !… Je la regarde entre les deux yeux : — Pour ce que je vous aurais dit, vous n’y perdez pas grand’chose ! et je m’en allai sans autre compliment. On vint nous dire ensuite que c’était une madame de Condorcet.

Le Maréchal de Richelieu nous disait une fois qu’auprès des femmes galantes, les jeunes gens sont des riches honteux. Je lui répondis que les gens qui ne sont plus jeunes, et qui s’occupent de galanterie, sont des mendians effrontés.

Je ne sais pourquoi je ne vous ai pas encore parlé de la Comtesse de Milon, votre parente. Elle était la seconde fille de Jacques-Charles, Marquis de Créquy, agnat en chef de votre branche, et de Marie-Louise de Monceaux-d’Auxy, laquelle était la tante paternelle de ma très-bonne et très chère amie la Duchesse de Fleury. Le Marquis Jacques-Charles avait été Menin du Dauphin Louis IX, qui l’estimait et l’aimait comme un frère ; il avait obtenu la Grand’Croix de Saint-Louis sur le champ de bataille de Fontenoy, et son éloge, à titre d’Officier-Général, se trouve partout. Il avait eu pour fille aînée la Comtesse d’Aubéry, dont votre père a toujours pensé qu’il avait à se plaindre ; mais ce seraient des tracasseries surannées dont je vous éviterai l’ennuyeux récit. Nos relations avec la Comtesse de Miton de Mesne ont été toujours de la meilleure nature ; elle est glorieuse de son nom de Créquy, et voilà ce que je ne lui reproche pas. Elle a toujours agi de concert avec nous dans toutes les occasions familières, et notamment dans cette affaire contre MM. Lejeune, où cette chère Comtesse avait pris une peine infinie. Ma nièce de Milon, disais-je, équivaut dans un procès généalogique à trois Bénédictins, c’est à savoir Dom Chartrier, Dom Procureur et Dom Trésorier. Elle se tient continuellement dans ses terres, et c’est une véritable contrariété pour nous.

  1. Si je ne vous rapporte pas ici tous les noms des Évêques élus, c’est parce que le plus grand nombre se retira de l’Assemblée nationale avant de pouvoir signer les protestations du côté droit, et notamment notre excellent et vénérable Archevêque de Paris, M. de Juigné, que le Duc d’Orléans avait comploté de faire assassiner pour intimider les autres, et qui préféra le voisinage de Lauzane à la lanterne.
    (Note de l’Aut.)
  2. Voyez au pièces justificatives la déclaration fraternelle des Membres de la Noblesse, en faveur des députés du tiers-état qui sont restés fidèles à leur serment, et pour qui les signataires se réservent de solliciter des lettres d’anoblissement lorsque l’autorité royal aura été établie.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Vous souvenez-vous aussi d’avoir pleuré toute une journée sur le triste sort de Jésabel, mangée des chiens ? Vous aviez cru que c’était parce qu’elle avait mis du rouge, et voilà qui vous alarmait terriblement sur la destinée de votre grand’mère, qui est une rabâcheuse et qui vous permet d’en convenir pour cette fois-ci.
  4. Jean-Joseph Mounier, député du tiers-états du Dauphiné à l’Assemblée constituante, créé Baron par Buonaparte, et mort Préfet du département d’Ille-et-Vilaine en 1806.
    (Note de l’Éditeur.)
  5. Anne-Ludovic-Henry de la Fare, ancien Évêque de Nancy, Cardinal, Archevêque de Sens, Évêque d’Auxerre et Primat de la Gaule Belgique, Duc et Pair de France, Premier Aumônier de Madame la Dauphine et Commandeur de l’Ordre royal du Saint-Esprit, mort à Sens, en 1829, âgé de 77 ans.
    (Note de l’Éditeur.)