Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 2/02
CHAPITRE II.
Les deux années suivantes s’écoulèrent pour moi dans le charme et la sérénité d’un intérieur paisible. Je ne me laissai pas troubler par les fureurs de la Duchesse du Maine, et la conjuration du Prince de Cellamare où M. de Créquy ne risquait rien. Le nouveau président des nuances (M. d’Argenson) avait fait payer à mon mari quatorze cent mille livres, objet de ses justes réclamations contre la couronne ; à la vérité, ce fut en actions de la banque de Law et du Mississipi, sur lesquelles on eut quelque chose à perdre, mais le surplus servit à libérer les terres de votre maison, sans être obligé de vendre les miennes ; enfin la bulle Unigenitus avait triomphé du parlement et des Jansénistes et nous aurions joui d’un bonheur parfait sans les infamies de la régence et les affreux débordemens de la Duchesse de Berry, qui nous humiliaient pour la maison de France, et qui faisaient gémir tous les honnêtes gens.
Cette horrible femme était pour nous comme une sorte de plaie hideuse et honteuse, tous les cœurs en étaient navrés et flétris, et l’on aurait dit qu’il y avait alors dans chaque famille honorable une proche parente qui se serait précipitée dans l’abjection. Je vous assure que ma mère et ma sœur et ma fille auraient été fouettées et marquées en place de Grève, que je n’en aurais pas souffert une irritation plus cuisante et plus douloureuse.
La Duchesse de Berry s’était brûlé le sang et les entrailles par l’abus des liqueurs fortes, elle en tomba malade et quand le danger fut devenu manifeste, le Curé de Saint Sulpice (c’était le fameux Languet de Gerzy) ne manqua pas de se présenter au Luxembourg afin d’y remplir ses devoirs de pasteur. Mme de Mouchy lui répondit impertinemment qu’elle n’irait pas l’annoncer à Mme la Duchesse de Berry, parce qu’elle était bien sûre que cette Princesse ne voudrait pas le recevoir. Il ne put rien obtenir de cette misérable. Il déclara tristement qu’il se trouverait obligé d’interdire l’usage des sacremens à la malade, et le bon Curé s’achemina vers le Palais-Royal où M. le Duc d’Orléans le fit introduire immédiatement dans son cabinet. Au bout d’une demi-heure de cette pénible conférence, on vit partir des écuries d’Orléans un carrosse du Prince qui se dirigea sur l’Archevêché pour en ramener le Cardinal de Noailles, à qui M. le Régent demandait à parler le plus vite possible, et qu’il envoyait conjurer de se rendre au Palais-Royal sans nul retard. M. le Cardinal arriva dans un carrosse à lui, parce que les armes d’Orléans étaient sur l’autre voiture, ce qui déplut souverainement à M. de Ségur, Maître de la garde-robe de S.A.R. et chargé par elle de cette commission. La séance fut longue entre ces deux ecclésiastiques et M. le Régent. Tous les ministres, les conseillers et les courtisans du Palais-Royal en attendaient la fin dans une galerie qui précédait le cabinet du Prince ; enfin, la porte s’ouvre, le Cardinal en dépasse le seuil, il se retourne, et là, devant tout ce monde, et tout à côté du Régent qui avait l’air consterné, voici mot pour mot, ce qu’il dit à l’Abbé de Gerzy : « M. le Curé, en vertu de mon autorité comme Archevêque de Paris et votre supérieur canonique, je vous défends d’administrer, faire administrer ou laisser administrer les sacremens de l’église à Madame la Duchesse de Berry, à moins que M. le Comte de Riom et Mme la Vicomtesse de Mouchy ne soient partis du Luxembourg, et qu’ils n’en aient été congédiés par ordre de cette Princesse. »
Le Cardinal de Noailles avait toujours fait preuve d’austérité, mais c’était pour les doctrines et nullement contre les personnes ; il était la douceur et la charité même ; ainsi vous pouvez supposer ce que c’était que cette fille du Régent, et quelle était l’effronterie de sa vie scandaleuse ?…
Cependant, la Duchesse de Berry se mourait ; elle demandait impérieusement à recevoir les onctions avec le saint Viatique, dont le refus la mettait dans un état d’exaspération forcenée. Elle en brisait ou déchirait tout ce qui se trouvait à sa portée ; elle en mordait ses mains, et des extrémités de son appartement, ses pages, ses gardes et jusqu’à ses valets-de-pied, l’entendaient pousser des cris d’outrage et d’imprécation ! de furie ! de rage infernale !
Ce malheureux Duc d’Orléans, qui l’idolâtrait hélas ! et qui craignait qu’elle ne pût être inhumée comme une chrétienne et comme une Princesse, renvoya M. de Ségur à l’archevêché et au presbytère de Saint-Sulpice, afin d’obtenir du Cardinal et de M. de Gerzy qu’ils se rendissent au Luxembourg, où M. le Régent fut les attendre avec la frayeur dans l’âme et sur le visage. Arrivés et réunis là tous les trois, refus complet, persévérant, opiniâtre insurmontable ! Elle ne voulut pas même recevoir son père, qui se tenait collé contre la porte de sa chambre, et qui se mit à pleurer en l’entendant s’écrier qu’il était bien lâche et bien infâme à lui de la mécontenter pour complaire à des cagots, qu’elle allait ordonner qu’on jetât par les fenêtres, et puis c’étaient des juremens et d’autres propos dont M. le Cardinal avait rougi… Le Régent s’en retourna désespéré. Le Cardinal-Archevêque répéta devant les familiers du Luxembourg ce qu’il avait dit le matin au Palais-Royal, et le Curé s’établit dans une première salle afin d’y rester à portée de veiller au salut de sa paroissienne ; ce qu’il exécuta charitablement pendant quatre nuits et cinq jours consécutifs. Il ne sortait de là que pour aller chez lui prendre ses repas, et nous apprîmes qu’il avait toujours eu soin de s’y faire remplacer par ses deux premiers vicaires.
Jugez donc quelle effroyable perturbation dans les choses et les pensées du monde ! car enfin, cette pierre de scandale et d’achoppement ; cette femme d’opprobre et d’anathème, était la petite-fille et la veuve d’un fils de France ! Il y avait à peine quatre ans que Louis XIV avait cessé de régner ! et c’était une personne royale, une fille de Saint-Louis, à qui le clergé de Paris était obligé de refuser sa communion pour les sacremens et les prières, ainsi qu’on aurait fait pour la Desmarres ou la Camargot ! On a dit avec raison que la Régence avait été le premier coup de cloche de la révolution de quatre vingt-treize.
La jeunesse et la force de tempérament retardèrent la mort de la Duchesse de Berry pour cinq à six semaines, durant lesquelles on apprit qu’elle voulait jouer la comédie de s’être vouée au blanc, comme on aurait fait pour un enfant de quatre mois qui aurait eu des tranchées ; fine tactique à cette fin de se ramener l’esprit du peuple, croyait-elle et pour essayer d’irriter contre le Cardinal et son clergé la bourgeoisie de Paris qui la chansonnait sur sa dévotion prétendue, et qui se moqua d’elle outrageusement. Étant bien assurée que ses parens ne lui permettraient pas d’épouser secrètement M. de Riom, elle ne risquait rien de le demander avec instance à M. son père ; aussi ne lui laissa-t-elle aucun relâche à ce sujet-là. M. le Régent finit par s’en irriter ! Il envoya le favori de sa fille et leur confidente, l’un sur les frontières d’Espagne, à l’armée du maréchal de Berwick, et l’autre en liberté d’aller se faire souffleter en retournant chez son mari, ce qui ne manqua pas d’arriver à Mme de Mouchy qu’on ne voulut recevoir dans aucun couvent. Ce n’est pas qu’elle ne fût en état d’y payer une belle pension, car elle avait acquis aux dépens de Mme la Duchesse de Berry, et de compte fait avec M. de Riom, son complice, environ quatre-vingt mille livres de rente, en inscriptions sur différens états provinciaux, sur le clergé de France, et sur l’Hôtel-de-ville de Paris. Ils en étaient arrivés là par tous les moyens dont les chiens affamés, les renards et les loups dévorans peuvent être capables.
Marie-Louise d’Orléans mourut le 22 juillet 1719 au Pavillon de la Muette. À l’ouverture de son corps, on trouva qu’elle était grosse, et l’on ne put trouver aucun prélat qui voulût officier ni même assister à ses funérailles. Mme la Duchesse d’Orléans, à qui l’on ne disait pas grand’chose et qui ne devinait pas le reste, trouva fort mauvais et fort indécent qu’on ne se fût pas conformé à l’usage et qu’on n’eût pas fait proférer une Oraison funèbre ; mais le Régent, qui n’ignorait de rien, n’avait pas cette prétention-là pour madame sa fille, et je crois qu’il se trouva bien heureux de ce que les moines de Saint-Denis ne lui avaient pas refusé l’entrée du caveau royal.
Des quatre filles qui restèrent à M. le Duc d’Orléans, il y en eut une qui devint Duchesse de Modène, et qui voulait plaider contre son mari pour cause d’impuissance, et quoiqu’elle en eût plusieurs enfans, tandis que son mari la faisait poursuivre en supposition de paternité. Une autre a été Reine d’Espagne et presque aussitôt veuve que mariée. Elle ne voulait se montrer qu’en chemise, elle ne voulait faire sa société que de ses valets du plus bas étage, et l’on a fini par nous la renvoyer comme une indigne et méchante folle qu’elle était. Venait ensuite l’Abbesse de Chelles (Mme la Duchesse d’Orléans la connaissait assez bien pour avoir absolument exigé qu’on en fît une récluse), et puis arrivait Mademoiselle de Beaujolais, qu’on a fait mourir de chagrin. C’était la plus raisonnable et la plus régulière de la famille ; on prétendait qu’elle aimait passionnément et constamment un Infant d’Espagne, et je ne sais comment elle aurait conservé cette passion-là, car elle avait la tête tournée pour le Duc de Richelieu à qui elle écrivait des choses qui brûlaient le papier. Mademoiselle de Beaujolais était jolie, spirituelle et bienveillante, et malgré son tour d’esprit romanesque et ce que M. son père appelait des enfantillages, tout le monde a regretté cette jeune Princesse. Je n’ai pas cru devoir parler ici de Mme la Princesse de Conty, parce qu’on la menait encore à la lisière à l’époque où sa sœur aînée venait de mourir en couches.
Immédiatement après la mort de Mme la Duchesse de Berry, on rendit au public de Paris, la jouissance du jardin du Luxembourg dont cette Princesse avait fait murer toutes les portes, et voilà qu’un bel après midi M. de Créquy m’y voulut conduire avec ma grand’mère et Mesdemoiselles de Breteuil. On nous apporte des siéges que nous avions fait demander aux suisses et lorsque nous sommes assises dans la grand’allée nous y voyons arriver une bette personne élégamment ajustée de mitoyen deuil, avec un habit garni de plumes noires, et des rivières de jayet mêlé d’acier bronzé, tout cela du plus riche et du plus brillant. Elle était environnée d’un essaim de jolis Messieurs, des Abbés, des Mousquetaires et des Conseillers et des Pages, et panachant sur le tout un jeune et beau Prince allemand qui lui donnait la main. (Vous verrez bientôt la mémorable et funeste aventure de ce malheureux étranger qui s’appelait le Comte Antoine de Horn.) Le valet qui portait la robe de cette belle Dame était en livrée d’argent sous cramoisi, ce dont j’avais une idée confuse, et la voilà qui vient s’installer avec tous ses jouvenceaux, précisément à côté de nous sur des chaises de velours et des plians galonnés que lui gardait un gros garçon-rouge de la maison d’Orléans. Elle avait passé devant nous sans nous saluer ; ma grand’mère et M. de Créquy n’avaient pas eu l’air de l’apercevoir, et ceci n’empêcha pas mes cousines et moi de l’envisager ou la dévisager à qui mieux mieux. — Dites-moi donc qui c’est ? demandai-je à M. de Créquy. — C’est une femme de qualité qu’on n’ose pas nommer devant ses parens, me répondit-il à voix haute. Il se fit un profond silence, et puis la belle dame se mit à dire à un de ces jeunes gens qui venait de lui parler à l’oreille : — C’est, je crois bien, M. Paintendre ; ce qu’elle dit en souriant d’un air moqueur et en regardant M. de Créquy. Il est à savoir que ce M. Paintendre était un Écuyer porte-manteau de M. le Duc de Chartres et qu’il avait effectivement un faux air de mon mari, ce qui Lui donnait une vanité singulière, tandis que votre grand-père en éprouvait une espèce de contrariété qui me paraissait divertissante. Cette malicieuse femme avait touché la corde sensible, et le point vulnérable. — Bonjour, Marquis de Créquy ! Bonjour, mon cousin ! s’écria très-étourdiment le Comte Antoine. Le Marquis s’inclina sans répondre. — C’est votre tante de Parabère, me dit Mme de Froulay, d’un air de répulsion convulsive ; et nous allâmes nous asseoir ailleurs !
Je ne l’ai jamais rencontrée nulle autre part, si ce n’est une fois dans la sacristie de Notre-Dame, et pour une cérémonie dont je vous parlerai plus loin.
La Marquise de Parabère, Marie-Madeleine de la Vieuville de Kermorial, avait si bien fait parler d’elle au temps de la Régence, que la famille de son mari n’a plus voulu porter un nom qu’elle avait flétri. Vous verrez dans les mémoires et les dictionnaires de son temps qu’elle avait nom Marie de Villeneuve, Anne de la Mothe-Houdancour et Françoise Tiracot ; sans compter que les uns la font mourir à la fleur de son âge, et les autres en 1783, ce qui ferait qu’elle aurait vécu plus d’un siècle. Ce que je vous en puis assurer, c’est qu’elle est morte en 1769, âgée de soixante-dix-huit ans, ainsi qu’il appert d’un acte de mon chartrier. Elle était la belle-fille de mon bisaïeul, Henry de Baudéan, Marquis de Parabère et de la Mothe-Sainte-Éraye, Comte de Neuillant-sur-Sèvre, Chevalier des ordres et Gouverneur de Poitou. Son vieux mari, César de Baudéan, Marquis de Parabère, l’avait laissée veuve en 1716 ; et je vous ai déjà dit que ma tante de Breteuil avait épousé M. de la Vieuville ; lequel était le père de cette Marquise et le second fils du Duc de la Vieuville (le Surintendant) mais elle était si rejetée loin du monde, que ma tante ne lui rendait seulement pas le salut. — « Des officiers aux gardes, ou des chevau-légers, c’est ridicule. Des Conseillers au Parlement… c’est inimaginable ! mais des Laquais ou des Princes du sang, voilà ce qu’on ne saurait pardonner ! » disait la Duchesse de la Ferté.
On rapportait de Mme de Parabère, que M. le Régent l’avait surprise enfermée dans un cabinet avec ce même Comte de Horn. — Sortez, Monsieur ! lui dit-il avec un air despotique et d’un ton méprisant. — Nos ancêtres auraient dit, sortons ! répondit l’amoureux jeune homme avec une assurance incroyable, et de ce moment-là sa perte fut résolue[1].
- ↑ Voltaire me citait un jour cette même réponse qu’il venait d’apprendre, et qu’on attribuait au Comte de Chabot envers M. le Prince de Conty. — Mon cher Voltaire, lui répondis-je, il y avait autrefois à Jérusalem un vieux juif qui s’appelait Salomon, et qui disait : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. (Note de l’Auteur.)