Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 2/01

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 2p. 1-18).


CHAPITRE PREMIER.


Le jeune Arouet. — Le Régent l’exile. — Mme Arouet, sa mère. — Elle voudrait le faire officier de justice. — Le Duc de Richelieu se moque d’elle. — Les bals masqués du Régent. — Ses orgies. — Scandale qu’il donne par un sacrilége. — Mme de Coulanges. — Mme de Simiane. — Invention du Maréchal de Richelieu relativement à Mme de Sévigné. — La Duchesse de Chaulnes et le Vidame d’Amiens. — Le Czar Pierre et sa cour. — Sa visite à Saint-Cyr. — L’auteur dément une assertion de Saint-Simon. — Le Grand-Prieur d’Aquitaine. — La Duchesse d’Angoulême, belle-fille de Charles IX et morte en 1713. — Son mari accusé d’être incendiaire et faux monnayeur. — La Marquise douairière de Créquy. — Son aventure avec un neveu du Pape. — Poursuite judiciaire contre M. de Richelieu. — Sa lettre au Duc d’Aumont, père de Mme de Créquy. — Son duel avec le Marquis d’Aumont. — Résultat de leur querelle.

L’ancien notaire des Richelieu, des Breteuil et des Froulay avait laissé un garnement de fils qu’on soupçonna d’avoir écrit une satire horriblement impudente, ce qui le fit exiler à Tulles en Limousin, Mme Arouet, sa mère, n’en était pas autrement fâchée parce qu’il ne voulait faire autre chose que de rimer dans sa chambrette ou flâner sur les pavés de Paris, tandis qu’on aurait voulu lui faire exercer un emploi de greffier au Châtelet. C’était le Duc de Richelieu qu’elle avait choisi pour confident. Elle avait été belle et bienveillante pour lui, ce qui ne l’empêchait pas (lui, Richelieu) de nous en faire des railleries impitoyables, et c’est pour la première fois qu’on ait entendu parler du jeune Arouet, autrement dit M. de Voltaire.

Le Marquis de Créquy me dit un jour en présence de ma grand’mère, qui n’en revenait pas de surprise : — Je ne saurais blâmer le petit poète en question car il n’a dit autre chose que la vérité. Je vous assure que M. le Duc d’Orléans est une infâme créature il s’enivre tous les soirs avec des Broglie et des Canillac ; ensuite il se traîne à ce bal de l’Opéra qu’il a fait établir dans une aile de son Palais-Royal, malgré qu’il fût en grand deuil et malgré que nous fussions en carême. Il y tombe quelquefois par terre, attendu qu’il est ivre mort et pour l’achever de peindre, il a scandalisé tout Paris en s’en allant communier, comme si de rien n’était, à Saint-Eustache…

— Marquis ! pourquoi donc lui venez-vous parler de semblables choses ?…

— Vous allez voir à quelle intention bonne Marquise… — Sa femme est une sotte bâtarde, et puis voilà tout son fils est un Nicodème et ses filles ne valent pas mieux que leur père…

— Marquis ! Marquis ! s’écria ma grand’mère en l’interrompant ; je ne souffrirai pas que vous lui veniez parler des filles de M. le Régent ! vous la feriez tomber à la renverse, et ce serait dans le cas de lui faire une révolution !

La révolution qui s’en suivit dans mon esprit et dans les projets de Mme de Froulay, c’est qu’il ne fallut pas songer à me présenter à la famille d’Orléans, parce que M. de Créquy ne l’aurait pas tenu pour honorable. Il en est résulté que je n’ai connu d’autres Duchesses d’Orléans que les deux dernières, et encore était-ce parce que nous nous étions souvent rencontrées chez leurs parens, chez Mme la Princesse de Conty pour la belle-mère, et chez M. le Duc de Penthièvre, mon parent et notre ami, pour la Duchesse d’Orléans d’aujourd’hui. Je vous parlerai plus tard de ces deux Princesses et de leurs maris.

Dans le grand nombre des personnes à qui je fus présentée, je distinguai particulièrement la célèbre Mme de Coulanges qui venait de perdre le sien, (c’est le mari dont je parle), et dont la vivacité d’esprit avait bien de la peine à se laisser comprimer par ses habits de veuve et par le poids des années. Je ne saurais vous exprimer tout le plaisir qu’on prenait à sa conversation. C’était des mots portant coup et frappant juste, avec une imprévision qui vous saisissait ; l’esprit et l’originalité n’étaient là que pour la broderie, car le fond de l’étoffe était la raison même, et chacune de ses plaisanteries méritait réflexion. Je lui criais miséricorde, et l’envie de n’en rien perdre me donnait la fièvre.

Mme de Sévigné était morte quatre ou cinq ans avant ma naissance, et je n’ai conservé de sa petite fille, Mme de Simiane, qu’un souvenir assez confus. Je crois l’avoir rencontrée deux ou trois fois chez Mme de Coulanges, à qui l’on nous disait qu’elle aurait bien voulu faire un procès pour la succession de MM. du Gué-Bagnols. C’était une petite bonne femme toute brune très-sèche et qui provencialisait effroyablement. Si j’avais prévu que sa petite-fille et son héritière épouserait mon fils, je l’aurais observée avec beaucoup plus d’intérêt et d’attention, comme vous pouvez croire. Quant à la discorde ou des brouilleries sérieuses entre Mme de Grignan et son illustre mère, c’est une chose dont Mme de Coulanges n’avait jamais ouï parler dans sa famille ; et quand on remontait à sa source, on trouvait que c’était une invention de M. le Duc de Richelieu qui disait, pour se divertir, que la mère et la fille se disputaient perpétuellement, parce que la fille ne pouvait souffrir sa mère ; il avait été jusqu’à dire que Mme de Sévigné en était morte de chagrin ce que M. de Richelieu avait pris sous sa perruque blonde, et ce que personne ne croyait de notre temps. Il avait forgé bien une autre histoire au sujet de l’Évêque de Meaux le grand Bossuet, qui, disait-il, avait été marié secrètement avec une des nièces de M. de Bussy-Rabutin ce que les prédicans de Genève et de Hollande avaient eu la nigauderie de prendre au sérieux. Vous ne sauriez imaginer combien, pendant sa jeunesse, il a mis en circulation d’étrangetés malicieuses et de suppositions dérisoires. Il en avait conservé l’habitude d’imaginer les plus étranges et les plus ridicules mariages entre des gens qui n’y songeaient pas ; mais il eut à s’en repentir, une fois dans sa vie, et voici l’historiette.

La Duchesse de Chaulnes était certainement la plus extravagante et la plus ridicule personne de France[1]. C’était une grosse douairière toute bouffie, gorgée, soufflée, boursouflée de santé masculine et de sensibilité philosophique qui se faisait ajuster et coiffer en petite mignonne, et qui zézéyait en parlant pour se razeunir. Elle était éminemment riche, et c’étaient les enfans du Maréchal de Richelieu qui devaient hériter d’elle ; je pense que c’était à cause de leur grand’mère qui était une Mlle Jeannin de Castille. On supposait bien qu’elle éprouvait la tentation de se remarier mais ses héritiers ne s’en inquiétaient guère, en se reposant sur la difficulté qu’elle aurait à trouver un homme de la cour, ou même un simple gentilhomme qualifié qui voulut affronter une pareille exorbitance de chairs, de ridicules et de moustaches.

Il y avait à Paris, d’un autre côté, car c’était dans une des chambres d’enquêtes, un certain Conseiller sans barbe qui s’appelait M. de Giac, et qui était l’homme de justice le plus pédant, le plus risiblement coquet et le plus ennuyeux. Il avait l’air d’un squelette à qui l’on aurait mis du rouge de blonde et des habits de taffetas lilas. Il pinçait de la mandoline en se pinçant la bouche et jouant des prunelles. Il avait la prétention d’avoir composé la musique et les paroles d’un opéra tragique, mais par habitude il ne fabriquait que des pièces fugitives, et c’était de la poésie, d’autant plus légère qu’il n’y avait rien dedans.

Voilà M. de Richelieu qui s’amuse à faire courir le bruit d’un mariage entre Mme de Chaulnes et M. de Giac qui ne se connaissaient point du tout. C’est un bruit qui se répand dans tout Paris on leur en parle ; Mme de Chaulnes se fait désigner l’équipage, la loge et la personne de M. de Giac, et vice versa de la part du Conseiller pour la Duchesse ; on s’observe, on s’approche, on fait connaissance, on s’admire, et finalement on s’épouse. Mme de Chaulnes en a donné deux cent mille livres de rente à son second mari, et voilà M. de Richelieu bien récompensé ! — Je dois vous annoncer, lui vint-elle dire, au pavillon d’Hanovre, en prenant des airs de mineure, je viens vous annoncer que je vais me donner un tuteur. — Madame, lui répondit-il en s’inclinant jusqu’à terre (ce qui préludait toujours à quelque perfidie), j’aurais cru que vous aviez perdu le droit de le choisir vous-même ; et quelle est donc, s’il vous plaît, cette heureuse et prudente personne qui va diriger votre minorité ? Elle répondit en minaudant que c’était un jeune magistrat qui avait l’honneur d’appartenir aux Lefèvre de Caumartin mais elle ne voulut ou n’osa jamais le nommer, ce qui priva M. de Richelieu du plaisir de lui répondre qu’on n’était plus jeune à cinquante-deux ans, parce que c’était précisément l’âge de la Duchesse et celui de son Conseiller des enquêtes. Ce qu’il y eut de charmant, c’est qu’elle alla disant partout que le Maréchal de Richelieu l’avait complimentée de la manière la plus aimable, et qu’il avait eu la galanterie de l’appeler Pupille dilatée.

Pour apprendre à M. de Giac à compromettre sa dignité parlementaire en épousant une folle à cause de son argent, le Parlement de Paris l’obligea de quitter la magistrature, et le Roi l’exila du côté de Barèges où nous l’avons vu se promenant le long des ruisseaux, costumé comme un berger d’Opéra, sous un parasol orné d’églantines et la houlette à la main. Tout donne à penser qu’il aura fini raisonnablement, car il a légué toute sa fortune à l’hôtel-Dieu de Bordeaux.

M. de Créquy était proche parent des Ducs de Chaulnes, et m’a souvent parlé de la manière dont cette folle avait fait élever un fils qu’elle avait et qu’on appelait M. le Vidame d’Amiens dès l’âge de trois mois[2]. On ferait un volume avec tous les détails de gâterie dont il avait été l’objet. C’était lui qui voulut absolument pisser sur un gigot de mouton qu’il voyait tourner à la broche, et la scène avait lieu dans une auberge de Picardie où les voyageurs du coche attendaient ce morceau de rôti pour leur souper. L’enfant pleurait, et sa mère envoya dire à l’hôtelier de le laisser faire, à condition que ce serait du côté du manche. Il était gaucher de nature et par entêtement, ce qui contrariait beaucoup sa tendre mère, et un jour qu’elle le fit donner un soufflet à sa tante, la Marquise de Plessix-Bellière, elle se mit à crier impatiemment : — Toujours de la main gauche !… Et c’est tout ce qu’elle en dit à sa belle-sœur. Ce petit Vidame avait pris son précepteur en si grande aversion, que la Duchesse exigea de celui-ci qu’il fit semblant de se laisser tuer par son élève, qui lui tira, dans le milieu de la poitrine et à bout portant, un coup de pistolet sans balle. Cet imbécile et lâche complaisant fit mine de tomber sous le coup de feu et l’on eut soin de le faire disparaître, après avoir eu soin de lui constituer une rente viagère de 400 livres, en rémunération d’un si bon office ! Le Marquis nous disait aussi que lorsque M. le Vidame eut atteint ses douze à quinze ans, on n’osait plus le faire descendre pour se promener dans les Tuileries, non plus qu’à l’Arsenal, au Luxembourg, au Palais-Royal, ou dans le jardin de l’hôtel de Soubise, parce que tous les autres garçons du même âge et de la même étoffe que lui, s’étaient donné le mot pour le rouer de coups. Sa mère en fit le sujet d’une requête au Parlement. Elle y disait des choses inouïes, et notamment que l’héritier des Ducs de Chaulnes avait droit à toute la sollicitude de la Cour des Pairs, parce qu’il y siégerait sur les fleurs-de-lys, et parce que le petit de Rougé avait entrepris de lui crever les yeux ; d’où venait qu’elle se trouvait obligée de l’envoyer jouer tous les après-dîners sur la butte Montmartre avec un paquet de ficelle et des cerfs-volans. M. le Procureur-Général de Fleury lui écrivit très-poliment qu’il avait reçu sa requête, mais qu’il n’avait pas autre chose à lui répondre, attendu que de mémoire de cour souveraine, on n’avait admis aucune requête pareille à celle-là. Elle en porta plainte au Roi qui la fit prier de le laisser tranquille.

Je ne vous dirai presque rien du Czar Pierre et de son séjour à Paris, parce que j’étais allée passer six semaines à Montivilliers, pendant une inspection de M. de Créquy dans le nord de la France, en sa qualité de directeur-général de l’infanterie, ce qui fait que je n’ai pas vu le Czar. Ce que je vous en pourrais dire se trouve partout, ainsi vous n’aurez pas à regretter mon absence. C’était le Maréchal de Tessé qui avait été chargé de faire les honneurs de la France à S. M. Moscovite, et qui la fit loger avec tout son monde à l’hôtel de Lesdiguières. Une chose que je vous puis assurer, par exemple, c’est qu’il n’est pas vrai que sa visite à Mme de Maintenon se soit passée d’une manière inconvenante, ni qu’il ait tiré brusquement les rideaux de son lit pour la regarder avec une curiosité qu’on pourrait appeler impertinente, et sans lui parler, qui plus est ! Tout ceci n’est qu’une rêverie, non pas du Duc de Richelieu, mais du Duc de Saint-Simon qui tournait toujours chaque chose à sa fantaisie. Voici tous les détails de leur entrevue, tels que je les tiens de mon oncle de Tessé, directement.

Le Czar était allé coucher à Versailles où l’on avait disposé pour lui l’appartement de Madame la Dauphine, et le soir même il avait dit mot-à-mot au Maréchal, en bon français (ce qui prouva qu’il avait bu démesurément car il ne voulait d’habitude, et par une fausse dignité, parler qu’au moyen d’un interprète) : — Mon Cousin je vous conjure de me faire obtenir une audience de Mme de Maintenon : dites-lui que je le désire passionnément !

Mon oncle s’en fut à Saint-Cyr dès sept heures du matin ; Mme de Maintenon finit par se rendre à ses instances, et elle resta dans son lit pour attendre le Czar, sans faire changer la moindre chose à la disposition de sa chambre, ni même à celle de sa coiffure. L’antichambre et les deux salons de son appartement étaient restés tendus en noir, nonobstant que le deuil du roi fût terminé, mais sa chambre était remeublée comme à l’ordinaire en damas rouge. Elle était dans son lit sous un couvre-pieds d’hermine, elle avait une camisole de velours gris, des cornettes plates sous une coiffe noire, et des mitaines de la même couleur. Le seul préparatif qu’elle eût fait après le départ du Maréchal et pour recevoir le Czar, c’était d’avoir ôté ses mitaines : ainsi vous voyez que je n’ignore aucun détail[3].

Mon oncle revint à Saint-Cyr avec son Czar Pierre, et pendant sa visite qui dura près d’une demi-heure, il n’y eut absolument dans la chambre de Mme de Maintenon que le Maréchal de Tessé et le Prince de Couraquine, lequel était plénipotentiaire du Czar à Paris et lui servait de truchement. Le Czar avait commencé par saluer en fermant les yeux, et en s’inclinant assez bas pour toucher la terre avec les doigts de la main droite (politesse de Russie) il s’était assis sur le grand fauteuil de vêture qui se trouvait au chevet du lit et le dos à la muraille, mais trouvant qu’il n’y voyait que de profil il avança le même fauteuil en se retournant sur lui-même, et ceci fut opéré brusquement et bruyamment. Pierre Ier se mit alors à parler moscovite pendant sept à huit minutes, mais ce fut à demi-voix et du ton le plus respectueux. Le Couraquine exposa que S. M. Impériale était pénétrée d’estime et de considération pour Madame et qu’ayant à cœur de fonder une institution qui fût analogue à celle de Saint-Cyr, l’Empereur avait désiré visiter cette maison, comme aussi rendre hommage à son illustre fondatrice ; et puis des complimens à n’en pas finir sur la piété, la bonne administration le singulier mérite et les hautes vertus de Madame qui répondit en faisant un éloge de Sa Majesté, poliment sans dire le Czar, et discrètement sans lui donner le titre d’Empereur. On parla des réglemens de l’institut, des preuves de noblesse exigées pour l’admission des élèves, et finalement en envoya chercher les dignitaires du couvent qui furent nommées et présentées par le Maréchal, et qui conduisirent S. M. dans toute la maison.

Ce Czar avait envoyé sa femme aux eaux de Spa ; mais une autre chose que je vous puis affirmer sur les témoignages de Mmes de Rohan de Salm et de Béthune, c’est que la plupart des dames et des autres suivantes de la Czarine allaitaient des poupons, et que lorsqu’on avait l’air d’y prendre garde, elles vous disaient à l’envi l’une de l’autre, avec un air de fierté jubilatoire : — C’est Sa Majesté l’Empereur qui m’a fait l’honneur de me faire cet enfant-là ! Les vieilles gens disaient que la Cour de la Reine Christine de Suède était une merveille de bienséance en comparaison de cette sauvagerie tartare. Vous savez ce que mon oncle de Tessé disait au sujet des Portugais et de leurs voisins les Espagnols, et c’était justement ce qu’on avait à dire des Moscovites en les comparant aux Polonais[4].

À notre retour de Normandie, nous trouvâmes établis chez le Maréchal de Tessé qui avait abandonné son bel hôtel de la rue de Bourgogne à son fils, et qui s’était mis en retraite dans l’enclos des incurables rue de Sèves nous trouvâmes établis le Grand-Prieur d’Aquitaine et le Commandeur de Tessé nos arrière-grands-oncles. L’aîné de ces deux frères avait voulu venir à Paris pour y consulter le Docteur la Peyronnie sur une incommodité qui commençait à l’impatienter, et qui consistait principalement dans une sensible diminution d’agilité pour ses membres, et d’activité pour son estomac. Le plus jeune n’était âgé que de 84 ans.

Je vous ai déjà dit que le Grand-Prieur avait perdu l’intelligence du présent avec la prévision du futur, en conservant le souvenir du passé. Il eut de la peine à se représenter la place que je devais occuper sur le tableau généalogique de sa famille ; mais il avait conservé quelque souvenir d’une fille aînée de mon père, qui était morte long-temps avant ma naissance ; il m’en accorda la survivance, et je me trouvai casée dans son cerveau centenaire avec douze ou quinze ans de plus. Il était continuellement préoccupé, depuis son arrivée, de Mme la Duchesse d’Angoulême, qu’il voulait aller visiter à son couvent du Val-de-Grace, et qui gisait depuis trois ou quatre ans dans une chapelle sépulcrale de cette abbaye. On lui répondait tristement qu’elle était morte en 1715 ; il s’en affligeait tout le reste du jour, mais il ne s’en souvenait plus après son réveil du lendemain, ce qui lui causait une désolation quotidienne et nous faisait éprouver une contrariété journalière. Il avait toujours été l’ami de cette Duchesse, et l’on voyait à sa manière d’en parler que le sentiment qu’il avait eu pour elle était celui d’une vénération profonde. Je vous dirai que son mari le Duc d’Angoulême (Charles de Valois, Comte d’Auvergne et de Ponthieu), était fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet, et qu’étant veuf de Charlotte de Montmorency, fille ainée du duc Henry Ier, il avait épousé en l’année 1644 (à l’âge de 72 ans), Françoise de Nargonne-Mareuil qui mourut 69 ans après son mari, et laquelle Duchesse d’Angoulême avait été la contemporaine et l’intime amie de mon grand oncle. Comme elle a vécu cent trente-neuf ans après le Roi son beau-père et que j’aurais pu voir la belle-fille de Charles IX, puisque j’avais de 13 à 14 ans lorsqu’elle est morte, j’ai pensé qu’il ne serait pas sans curiosité ni sans intérêt pour mon petit-fils de lui consigner sous les yeux une pareille singularité chronologique.

Quand le Grand-Prieur était mis sur le chapitre de ce Duc d’Angoulême, il en rapportait des choses inconcevables ; et notablement sur son arrogance à l’égard des Bourbons dans lesquels il ne voyait autre chose que des cadets parvenus. Il en était resté au temps des Valois, et n’en voulut pas revenir sous le règne de Louis XIII. Son hôtel était un lieu de refuge assuré pour tous les malfaiteurs qui payaient de fortes pensions à ses gens de livrée, et quand les archers entreprenaient d’y pénétrer, on les y recevait à coup de mousquet. Le parlement décrétait contre eux, et le Roi ne manquait pas d’évoquer l’affaire à son conseil, où l’on détruisait le dossier, tant les Bourbons avaient conservé d’égards et de considération respectueuse pour les Valois ! Il me semble qu’on voit percer dans tous les vieux écrivains du temps d’Henri IV et même de Louis XIII, un sentiment de regret douloureux et d’attachement profond pour cette race brillante, auprès de qui la branche de Bourbon n’était encore considérée pendant mon enfance et par les vieilles gens que comme une famille de Gascogne, à l’égal des Comtes de Foix et des Sires d’Albret, par exemple, ou peu s’en fallait ! On n’ignorait pas qu’ils ne fussent du sang de France, mais les Valois ! François Premier, son fils, et ces trois jeunes princes, à qui nos pères avaient conservé tant d’amour et donné tant de marques de fidélité ! Ah les Valois ! les Valois ! disaient mes grands-oncles, en gémissant de concert avec l’ancien Évêque de Soissons qui était fils du Chancelier de la Reine Marguerite, et qui ne manquait jamais à faire célébrer tous les ans (le 4 août) un service funèbre et solennel pour le repos de l’ame d’Henry III.

Le Grand-Prieur me contait un jour que les suisses de l’hôtel d’Angoulême (rue Pavée dans le Marais), avaient eu l’industrie de gagner une fortune énorme en vendant de l’eau du Jourdain pour faire venir du lait aux nourrices en abondance ; mais comme on découvrit que c’était de l’eau de la rivière des Gobelins, qui est malsaine, on les attaqua devant la Tournelle, et le dernier des Valois fut tellement choqué des poursuites exercées contre ses gens qu’il envoya mettre le feu à la maison du premier Président, M. Molé. Les valets de M. le Duc d’Angoulême avaient barré les rues voisines, afin d’empêcher qu’on y portât remède, et la maison du Président fut brûlée tout doucement, à petit feu l’on pourrait dire, et sans nulle opposition des capucins ni des pompiers du guet, leurs émules. Mon oncle disait aussi que presque toute la fausse monnaie qui circulait dans Paris était débitée par les domestiques du Duc d’Angoulême, et quand le Roi Louis XIII lui commandait de s’en expliquer, — Mais je n’en sais pas davantage que vous, répondait-il ; je donne à loyer, en mon château de Grosbois, une ou deux chambres au diacre Merlin, qui me baille en retour aux environs de sept à huit mille pistoles par an. Je ne me suis jamais enquis de ce qu’il faisait dans ces chambres ; envoyez-y voir le Président Molé ; et Louis XIII ne pouvait s’empêcher d’en rire.

Le Grand-Prieur de Froulay m’a dit aussi que Louis XIV n’aimait pas du tout que les faiseurs d’épitres et de prologues, ni les auteurs de dédicaces, le tutoyassent en vers pas plus qu’ils ne l’auraient fait en prose : — Le Roi François Premier ne le souffrit jamais ! disait-il un soir chez Mme de Montespan, qui répondit à cela que Despréaux n’avait jamais été qu’un mal appris. Mon oncle disait encore que lorsque le roi parlait de l’Angleterre, il disait souvent, avec un grand air de mépris et de sévérité, cette île mal obéissante !…

En vous rappelant les cailletages de mes vieux parens sur le Duc d’Angoulême, cela me fait aviser que je ne vous ai rien dit encore de sa petite-fille, la Marquise douairière de Créquy, à laquelle il venait d’arriver une singulière aventure[5].

Anne-Charlotte d’Aumont, Marquise de Créquy-Saint-Pol, était admirablement aimable et gracieuse ; et malgré son âge de quarante-sept ans, elle était restée si belle avec l’air si jeune, que tous les jeunes gens du meilleur goût s’en préoccupaient amoureusement. Il y avait parmi ses laquais un grand garçon qui se disait Provençal, et qu’elle avait accepté sur la recommandation de M le Duc de Richelieu, lequel avait pris la peine de lui écrire de la Bastille, et tout exprès pour lui certifier que c’était un serviteur dont il répondait comme de lui-même, car voilà de quels termes il s’était servi. C’était un colosse avec les yeux pers et les cheveux d’un roux ardent ; il était, du reste, posé, rangé comme à la baguette, et soigneux à miracle.

On venait de coucher la Marquise de Créquy, dont les femmes étaient déjà sorties, et qui faisait une lecture de piété dans la vie des Saints. Elle entend du bruit à sa porte et voit entrer ce domestique… Elle en écouta, malgré qu’elle en eût, une déclaration tellement insolente et désordonnée, qu’une autre femme en aurait été glacée d’effroi ! il s’était muni d’un poignard, et ceci n’était pas plus rassurant que le reste. Mme de Créquy lui dit gentiment : — Comment avez-vous conçu ces idées de violence, et comment ne vous êtes-vous pas aperçu de ma bonne intention pour vous ? On n’est jamais arrivé dans l’appartement d’une Dame en pareil costume, et que ne dirait-on pas si l’on vous rencontrait ainsi dans les corridors ? Allez donc changer votre linge, et n’oubliez pas de vous renouer les cheveux. N’oubliez pas non plus, ajouta-t-elle avec un air de coquetterie, n’oubliez pas de vous bien savonner les mains !…

L’amour est crédule, ainsi que vous aurez peut-être occasion de l’éprouver ; l’amoureux s’en va précipitamment, et la voilà qui saute en bas de son lit pour aller verrouiller toutes ses portes et se barricader jusqu’au lendemain matin.

Il ne reparut pas à l’hôtel d’Aumont, ce protégé de M. de Richelieu mais pensez combien Mme de Créquy fut étonnée quelque temps après, en l’apercevant dans un beau carrosse avec le plastron de l’ordre de Malte !

C’était un Seigneur italien qui s’appelait le Comte Albani, et qui était le neveu du Pape Clément IX ; mais le Duc de Richelieu n’en voulait pas convenir : un lieutenant du Point-d’honneur avait été l’interroger à la Bastille, et il eut l’audace d’écrire au vieux Duc d’Aumont que ce devait être quelque malentendu produit par une illusion d’optique, attendu que cet homme qu’il avait recommandé sortait de chez la Comtesse de Lillebonne, et qu’il avait toujours été le plus parfait des valets jusqu’à cette époque, où sans aucun doute il avait perdu la tête avant de perdre le respect qu’il devait à la Marquise de Créquy.

Ceci n’empêcha pas que le jour où M. de Richelieu sortit de prison, le Marquis d’Aumont (qui n’était âgé que de seize ans) ne le gratifiât d’un bon coup d’épée dans la hanche. Il en faillit mourir par suite de l’hémorrhagie, et l’on avait cru longtemps qu’il en resterait boiteux.

  1. Anne-Josephe Bonnier de Lamosson, fille d’un Trésorier-Général des états de Languedoc, mariée en 1734, morte à Paris, le 6 décembre 1782, étant veuve en deuxièmes noces de Martial-Henry de Giac, Seigneur de la Chapelle-en-Parisis.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Louis-Marie-Joseph d’Albert d’Ailly, dernier Duc de Chaulnes.
  3. Voyez Dangeau sur l’étiquette des gants et le cérémonial des mitaines (Note de l’Edit.)
  4. En vertu d’un réglement rédigé par le Czar Pierre Ier article 29, et publié par lui le 4 août 1719, il est expressément interdit et défendu à toutes les Boyardes ou princesses et autres Dames russes, de se présenter au Palais, pour y faire leur cour à l’impératrice, lorsqu’elles seront ivres.
    (Notes de l’Édit.)
  5. Elle était veuve depuis l’année 1702, de François-Joseph de Créquy, lequel avait été tué si glorieusement a la bataille de Luzzara ; et c’est le même personnage à qui le Duc de Saint-Simon reproche aigrement d’avoir été, dès son enfance, un modèle de galanterie raffinée. Autant vaudrait lui reprocher d’avoir été naturellement d’une politesse exquise, et voici ce que Mme de Sévigné nous en rapporte : « L’autre jour Monsieur le Dauphin tirait au blanc et tira fort loin du but. M. de Montausier se moqua de lui, et dit tout de suite au Marquis de Créquy qui est fort adroit : — Voyez celui-ci comme il va tirer ; mais le petit pendard visa d’un pied plus loin que Monsieur le Dauphin. — Ah ! petit corrompu, s’écria M. de Montausier, il faudra vous étouffer ! M. de Grignan se souviendra bien de ce jeune courtisan dont il nous a conté mille choses pareilles.