NRF (p. 101-107).
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IX


On a gardé pour la fin l’affaire la plus “conséquente”. Celle qui nous occupe ce dernier jour menace d’être si longue qu’on nous convoque dès 9 heures du matin. La séance durera jusqu’à plus de 10 heures du soir, coupée à deux reprises aux heures des repas. Il s’agit des vols commis à la gare de dépôt de Sotteville sur les marchandises confiées à la Compagnie de l’Etat.

Depuis le nouveau régime de cette compagnie, les réclamations surabondent et l’on se plaint de toutes parts de vols sans nombre, certains extrêmement importants.

Un grand soupir de soulagement se fit entendre dans la presse et dans le public lorsqu’on apprit qu’une nombreuse bande de voleurs et de receleurs avait été pincée. On ne nous en offre pas moins de seize à juger ; le bruit court dès le début de la séance que nous aurons à répondre à plus de 100 questions.

La lecture de l’acte d’accusation ne va pas sans nous causer quelque étonnement. On s’attendait à plus, à mieux ; devant l’importance de certains détournements, que les jurés se rappelaient l’un à l’autre avant l’ouverture de la séance, les chaparderies reprochées aux prévenus nous paraissent des peccadilles, et l’étonnement cède vite à l’ennui, à la fatigue, et même, pour quelques-uns des jurés, à l’agacement, à l’exaspération, au cours de l’interrogatoire.

Une interminable discussion s’engage pour savoir si trois bouteilles et demi de Cointreau ont été volées par la femme X., ou achetées par elle, ainsi qu’elle le soutient, à la femme B. qui, elle, soutient que la femme X. ne lui a jamais acheté de liqueurs. La femme X. porte un petit poupon dans ses bras qui pleure et voudrait déposer lui aussi.

X., époux de la prévenue, reconnaît s’être approprié “un restant de bouteille de kirsch” ; mais il n’a jamais donné cette paire de chaussettes à Y. ; au contraire, il les a reçues de ce dernier. Quant au service à découper, c’est Z. qui, etc.

X. est bon ouvrier ; il gagne cent sous par jour, plus une indemnité ; il est père de quatre enfants. Sa déposition concorde avec celle de B. qui dit avoir reçu de N. de la moutarde et de M. du café et du thé, du reste en quantités dérisoires : par contre il n’a rien reçu de D. ni de E. Il reconnaît avoir accompagné N. quand il a chipé le pot de moutarde, mais lui-même il n’a rien pris. N. ne fait point difficulté de reconnaître le vol du pot de moutarde.

M. est père de quatre enfants lui aussi ; il avoue le détournement de 5 kilos de riz et de quelques morceaux de charbon ; c’est bien lui qui a donné à B. deux kilos de café et de thé ; mais il les avait lui-même reçus de R.

La femme M. n’a jamais voulu garder chez elle quoi que ce soit de provenance douteuse.

Par contre, la femme W. mère de six enfants, est convaincue d’avoir recelé de la chicorée, du riz et un pot de peinture. Elle soutient que ces denrées lui étaient fournies par M. seul.

T. nettoyeur au dépôt de Sotteville, père de trois enfants, et dont la femme est mourante à l’hôpital, nous persuade qu’il n’a jamais rien volé ; sa déposition concorde entièrement avec celle de M. Mais il ne parvient pas à se laver de l’accusation de recel.

La femme Y. avoue le recel d’une paire de chaussettes, celle qu’Y, a donnée par la suite à X.

Un âpre dialogue se poursuit quelque temps entre la femme O., une hideuse pouffiasse au teint de géranium, et la femme P. qui sanglote et fait de grands efforts pour montrer qu’elle est de rang supérieur ; chacune des deux reproche à l’autre de lui avoir apporté de l’huile et des harengs.

P., le mari de la dernière, n’est pas employé à la compagnie. C’est un homme de cinquante ans, d’aspect énergique, grisonnant et à fortes moustaches, père de famille ; précédemment condamné pour coups et blessures ; il vit de ce que lui rapporte son jardin. Ce jardin ouvre sur la voie, à quelques pas d’un viaduc. En passant sous le viaduc on gagnait l’autre côté de la voie. (Un plan, ici encore, nous rendrait service.) Nul lieu ne pouvait être mieux choisi pour les recels. P. reconnaît avoir recelé les denrées apportées par O. et par X. Il reconnaît même avoir fait le guet, une fois, “plutôt pour ma sécurité personnelle”, ajoute-t-il.

O. fils, âgé de quinze ans, reconnaît avoir reçu de la femme P. un paquet d’étoffe, mais soutient qu’il en ignorait la provenance ; etc. etc…

Durant la seconde suspension de la séance, les jurés en allant dîner échangent leurs impressions. Pour la première fois ils se tournent contre le ministère public ; c’est un revirement d’opinion très net et des plus curieux à observer.

Ils se redisent, ce qui ressort des rapports, que ces vieux employés étaient demeurés fidèles tout le temps qu’ils avaient travaillé sous la direction de l’ancienne compagnie ; si maintenant ils prêtaient la main à la gabegie générale, la nouvelle direction n’en était-elle pas responsable ? “ Quand tout à coup, dira l’un de leurs avocats, ces hommes ont vu sur leur casquette, inscrit à la place du mot Ouest, le mot Etat, chacun d’eux a pensé : l’Etat c’est moi ! Quoi d’étonnant s’ils se sont donné quelque licence ? ” Sans doute on compte sur la condamnation de ceux-ci pour calmer l’opinion publique ! Désespérant de saisir les vrais coupables, ou, qui sait ? peut-être craignant de les saisir, on veut faire payer à leur place les fauteurs de ces peccadilles ! Non ! non, les jurés ne seront pas si naïfs et ne se prêteront pas à ce jeu ; ils ne briseront pas la carrière de ces pères de famille, pour les beaux yeux de l’accusation et de la noble Compagnie de l’Etat. Certains déjà se réjouissent à penser à la tête que fera tantôt le Président quand, sur les réponses des jurés, qui, sur toute la ligne, se préparent à voter “ non coupable ”, force sera d’acquitter tous les prévenus. Quelle belle fin de session ce sera. Les journaux vont en parler pour sûr !

Le Président sans doute a eu vent de ces dispositions ; son front lorsqu’il réapparaît devant nous à la reprise de séance, nous semble un tantinet rembruni. Nous écoutons le réquisitoire ; nous écoutons les plaidoiries. Dans la crainte que quelqu’un de nous ne défaille, on a pris soin de nommer deux jurés supplémentaires qui se tiennent prêts à relayer. Et nous prenons grand’pitié d’eux durant la délibération. Malgré que nous soyons d’accord et tous décidés par avance, cette délibération durera plus d’une heure et demie, le chef du jury se refusant obstinément à sérier les questions et nous forçant à voter pour presque chacune. Enfermés dans une petite salle à part, les jurés supplémentaires doivent s’amuser ! Ont-ils au moins des journaux et des cigarettes ? On prie le garde de service d’aller s’en informer.

Un point reste assez délicat : nous ne voulons pas condamner ces chapardeurs, c’est entendu ; mais, sur le bout du banc, se tenait une vieille sorcière de recéleuse à la tignasse déteinte et à la voix éraillée, qui ne mérite pas d’échapper. Comme disait l’avocat général, citant un mot célèbre : le recéleur fait le voleur. Montrons que nous avons compris, et laissons retomber le châtiment sur le premier. Nous rentrons dans la grand’salle tout amusés déjà, avec des sourires de sympathie pour les pauvres jurés supplémentaires.

A son tour la Cour se retire. Elle revient au bout d’un instant. Le Président en effet fait grise mine.

— Messieurs, dit-il, je suis désolé d’avoir à relever, sur la feuille que vous m’avez remise, un illogisme qui rend votre vote non valable, — une distraction évidemment — et qui va me forcer, à mon grand regret, de vous prier de retourner dans la salle de délibération pour mettre d’accord vos réponses. Vous votez : oui pour le recel ; non, pour le vol. Pour qu’il y ait recel, il faut qu’il y ait eu vol. On ne peut pas receler le produit d’un vol qui n’a pas été commis.

Evidemment ; mais c’est cet illogisme apparent qui précisément nous plaisait. Nous pensions être libres de condamner qui nous voulions ; et, condamner le receleur en acquittant le voleur, n’était-ce pas sous-entendre que nous estimions qu’il y avait eu recel de plus de marchandises que les vols en question n’en avaient apportées, recel d’autres denrées, du produit d’autres vols, dont le ministère public n’avait pas saisi les auteurs. Décidément nous nous surfaisions notre importance. Nous sommes rappelés au sentiment de la limite de nos pouvoirs.

Nous rentrons en file dans la petite salle de délibération. si penauds et la tête si basse que j’ai peine à retenir mon rire. Les jurés supplémentaires eux aussi sont de nouveau coffrés.

Nous modifions nos réponses dans la mesure de l’indispensable et aboutissons à je ne sais plus quel compromis.