Souvenirs de la Cour d’assises/Epilogue

NRF (p. 107-112).
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ÉPILOGUE

Trois mois après.

La scène se passe en wagon, entre Narbonne où j’ai laissé Alibert, et Nîmes.

Dans un compartiment de troisième classe : un petit gars, de seize ans environ, point laid, l’air sans malice, sourit à qui veut lui parler ; mais il comprend mal le français, et je parle mal le languedocien. Une femme d’une quarantaine d’années, en grand deuil, aux traits inexpressifs, au regard niais, aux pensées irrémédiablement enfantines, coupe sur du pain une saucisse plate dont elle avale d’énormes bouchées. Elle se fait l’interprète du jouvenceau et la conversation s’engage avec mon voisin de droite, une épaisse citrouille qui sourit du haut de son ventre aux choses, aux gens, à la vie.

En projetant beaucoup de nourriture autour d’elle, la femme explique que cet adolescent est appelé des environs de Perpignan à Montpellier où il doit comparaître ce même jour devant le tribunal ; non point en accusé, mais en victime : il y a quelques jours, des apaches de la campagne l’ont attaqué sur une route à minuit et laissé pour mort dans un champ, après lui avoir pris le peu d’argent qu’il avait sur lui.

On commence à parler des criminels :

— Ces gens-là, il faudrait les tuer, dit la femme.

— Vous leur donnez des vingt, des trente condamnations, explique mon voisin ; vous les entretenez aux frais de l’Etat ; tout ça ne donne rien de bon. Qu’est-ce que cela rapporte à la société ? je vous le demande un peu, Monsieur, qu’est-ce que cela lui rapporte ?

Un autre voyageur, qui semblait dormir dans un coin du wagon :

— D’abord ces gens-là, quand ils reviennent de là-bas, ils ne peuvent plus trouver à se placer.

Le gros Monsieur. — Mais, Monsieur, vous comprenez bien que personne n’en veut. On a raison ; ces gens-là, au bout de quelque temps, recommencent.

Et comme l’autre voyageur hasarde qu’il en est qui, soutenus, aides, feraient de passables et quelquefois de bons travailleurs, le gros Monsieur, qui n’a pas écouté :

— Le meilleur moyen pour les forcer à travailler, c’est de les mettre à pomper au fond d’une fosse qui s’emplit d’eau ; l’eau monte quand ils s’arrêtent de pomper ; comme ça ils sont bien forcés.

La Dame en deuil. — Quelle horreur !

— J’aimerais mieux les tuer tout de suite, gémit une autre dame.

Mais, comme la Dame en deuil l’approuve, celle qui d’abord avait émis cette opinion, sans doute de cette sorte de gens qui trouvent un cheveu à leur propre opinion dès qu’elle n’est plus exprimée par eux-mêmes :

— Mon père, lui, qui était du jury, il avait coutume de ne les condamner qu’à perpétuité. Il disait qu’on devait leur laisser le temps de se repentir.

Le gros Monsieur hausse les épaules. Pour lui un criminel, c’est un criminel ; qu’on ne cherche pas à le sortir de là.

La Dame qui n’a presque rien dit, émet timidement cette pensée que la mauvaise éducation est souvent pour beaucoup dans la formation du criminel, de sorte que souvent les parents sont les premiers responsables.

Le gros Monsieur, lui, croit qu’après tout l’éducation n’est pas toute-puissante et qu’il est des natures qui sont vouées au mal comme d’autres sont vouées au bien.

Le Monsieur du coin se rapproche et parle d’hérédité :

— La meilleure éducation ne triomphera jamais des mauvaises dispositions d’un fils d’alcoolique. Les trois quarts des assassins sont des enfants d’alcooliques. L’alcoolisme…

La Dame en deuil l’interrompt :

— Et puis aussi l’habitude des femmes, à Narbonne, de porter un foulard noir sur la tête ; un médecin a découvert que ça leur chauffait le cerveau…

Mais elle croit pourtant qu’il y aurait moins de crimes si les parents n’étaient pas si faibles.

— On en a jugé un, à Perpignan, continue-t-elle ; il avait commencé comme cela : tout petit enfant, un jour, il a pris une petite pelote de fil dans le panier à ouvrage de sa mère ; sa mère l’a vu et ne l’a pas grondé ; alors, quand l’enfant a vu qu’on ne le punissait pas, il a continué : il a volé d’autres personnes et puis, vous comprenez, il a fini par assassiner. On l’a condamné à mort et voici ce qu’il a dit au pied de l’échafaud. — Elle gonfle sa voix, et mon manteau se couvre de débris de mangeaille. — Pèrres et mèrres de famille, j’ai commencé par voler un peloton de fil, et si cette première fois ma mère m’avait puni, vous ne me verriez pas sur l’échafaud aujourd’hui ! Voilà ce qu’il a dit ; et qu’il ne se repentait de rien, sauf d’avoir étranglé dans un berceau un petit enfant qui lui souriait.

Le gros Monsieur, qui n’écoute pas plus la Dame que celle-ci ne l’écoute, revient à son idée : On ne traite pas assez sévèrement ces gens-là :

— On n’en fera jamais rien de bon ; et du moment qu’on les laisse vivre, il ne faut pourtant pas que ce soit pour leur plaisir, n’est-ce pas ? Naturellement, ces criminels, ils se plaignent toujours ; rien n’est assez bon pour eux… Je connais l’histoire d’un qui avait été condamné par erreur ; au bout de vingt-sept ans, on l’a fait revenir, parce que le vrai coupable, au moment de mourir, a fait des aveux complets ; alors le fils de celui qu’on avait condamné par erreur a fait le voyage, il a ramené de là-bas son père, et savez-vous ce que celui-ci a dit à son retour ? — qu’il n’était pas trop mal là-bas. C’est-à-dire, Monsieur, qu’il y a bien des honnêtes gens en France, qui sont moins heureux qu’eux.

— Dieu l’aura puni, dit la grosse Dame en deuil après un silence méditatif.

— Qui ça ?

— Eh ! le vrai criminel, pardine ! Dieu est bon, mais il est juste, vous savez.

— Ça m’étonne tout de même que le prêtre ait raconté la confession, dit l’autre dame ; ils n’ont pas le droit. Le secret de la confession, c’est sacré.

— Mais, Madame, ils étaient plusieurs qui ont entendu cette confession ; quand il s’est vu mourir, qu’est-ce qu’il risquait ? Il a demandé au contraire qu’on le répète. Il y a sept ans de cela. Vingt-sept ans après le crime. Vingt-sept ans ! pensez. Et personne ne s’en doutait ; il avait continué à vivre, considéré dans le pays.

— Quel crime avait-il donc commis, demande le Monsieur du coin.

— Il avait assassiné une femme.

Moi. — Il me semble. Monsieur, que cet exemple contredit un peu ce que vous avanciez tout à l’heure. Le gros Monsieur devient tout rouge :

— Alors vous ne croyez pas ce que je vous raconte ?!

— Mais si ! mais si ! vous ne me comprenez pas. Je dis simplement que cet exemple prouve que quelquefois un homme peut commettre un crime isolé et ne pas s’enfoncer ensuite dans de nouveaux crimes. Voyez celui-ci : après ce crime il a mené, dites-vous, vingt-sept ans de vie honnête. Si vous l’aviez condamné, il y a de grandes chances pour que vous l’ayez amené à récidiver.

— Mais, Monsieur, la loi Béranger précisément… commence l’autre dame. Celle en deuil l’interrompt :

— Alors vous n’appelez pas ça un crime, de laisser vingt-sept ans un innocent faire de la prison à sa place ?

Le second Monsieur hausse les épaules et se renfonce dans son coin. La citrouille s’endort.

A Montpellier, le petit gars descend ; et sitôt qu’il est parti, la Dame en deuil, qui cependant a achevé son repas et remet dans son panier le reste du saucisson et du pain :

— A voyager comme ça depuis le matin, il doit avoir faim, cet enfant !