Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/3
Je n’avais pas dix-huit ans, quand j’écrivis mon premier roman. Voilà pourquoi je pris la plume :
En ce temps-là, il y avait un théâtre du Panthéon, dirigé par maître Éric Bernardt ; on y jouait le drame et le vaudeville. Un soir, le vaudeville et le drame n’appelant plus personne du dehors, on eut l’idée d’y montrer des bêtes curieuses. La première bête curieuse fut un ours savant nommé Kiouny ; la seconde bête curieuse ce fut Paganini : le grand violoniste n’avait pas trouvé mieux que cela dans tout Paris ; son triomphe fut rapide. Tout Paris vint au théâtre du Panthéon ; naturellement, moi qui jouais du violon, je fus un enthousiaste de tous les soirs, je devins même un ami du plus merveilleux des Orphées modernes.
Un soir, aux stalles de galerie, je me trouvai entre deux étranges créatures : une femme mûre dont les appas — style du temps — débordaient comme une averse, et une jeune fille toute fluette, d’une grâce idéale. On eût dit une création d’Angelico d’Afiesol, tant elle semblait envolée et envolante. Et jolie jusqu’à la beauté : yeux bleus, sous des cils noirs, une bouche dont on buvait le sourire, tout un paradis d’innocence et de candeur. On dit souvent : « Telle fille, telle mère. » Or, c’était la fille de la femme-futaille. J’aurais, volontiers, demandé à voir le père. Il n’y avait pas de père ou il y en avait trop.
Je tentai quelque vague causerie avec la demoiselle, mais elle était renfermée dans sa vertu comme dans un oratoire. « Voyez-vous, me dit la mère, elle n’est pas de ce monde. Aussi j’ai bien envie de la remettre au couvent. »
J’étais de plus en plus surpris. — « Au couvent, qu’est-ce qu’elle ira faire là ? — Comme les autres, adorer Dieu. — Ce n’est pas la peine d’aller au couvent pour adorer Dieu. Ainsi, moi qui vous parle, j’adore Dieu en adorant votre fille. — Vous pourriez bien dire votre demoiselle. — Votre demoiselle si vous voulez. » — Ici, un air de violon. — « Ce Paganini ne ressemble-t-il pas au diable lui-même ? Il vous transporte au ciel, dit la jeune fille. »
À cet instant, Paganini jouait le Réveil des Anges, un hymne qu’il avait arrangé d’après Palestrina. C’était divin. La jeune fille pleura. Je ne pouvais croire que ce fût la fille de ma voisine. « — C’est votre fille adoptive, madame ? — C’est ma fille naturelle, monsieur. Aussi, j’en suis fière. » Je remarquai alors que la mère elle-même, transportée par le violon de Paganini, avait de beaux yeux bleus, sous des cils noirs ; pourquoi la chair l’avait-elle envahie pour la défigurer ? Je lui demandai si elle destinait sa fille à la musique : « — Monsieur, je destine Léonie au mariage. » J’étais si émerveillé de la beauté de Léonie, qu’un peu plus je demandais sa main. « — Madame, est-ce qu’il serait indiscret de me présenter chez vous ? — Pas du tout, monsieur, je ne suis pas une sauvage, Dieu merci. — Eh bien ! madame, j’irai vous voir un de ces matins. » Tout en parlant, je regardai mademoiselle Léonie. Autre air de violon.
Après la fin du spectacle, je saluai ces dames et je les suivis à distance respectueuse. Le lendemain, tout en me demandant à quoi bon, je me présentai rue du Four, numéro 3, chez madame Dusol. J’entrai dans un horrible taudis. Mon premier regard fut pour Léonie, qui feuilletait un livre de messe devant la fenêtre. « Bonjour, mademoiselle. » Elle ne me répondit pas et continua à feuilleter le livre. Alors, la mère lui dit : « — Léonie, va-t’en chez la voisine. — Oh ! madame, dis-je, il n’y a pas de mystère entre nous, cette jeune fille peut entendre ce que j’ai à dire. » Un clignement d’yeux m’avertit que la mère voulait être seule avec moi. Léonie s’était levée. Elle cueillit une primevère sur le petit balcon de la fenêtre, elle la respira et sortit sans même m’avoir regardé. « Vous comprenez, reprit la mère, que j’ai trop bien élevé ma fille pour la perdre, et que je suis trop fière pour rougir devant elle. »
Je ne devinais pas, mais madame Dusol me fit comprendre bien vite en me dévoilant son sein volumineux. Il y eut de l’épouvante dans ma surprise. Était-il possible que cette mère et cette fille vécussent sous le même toit ! « Madame, je vois bien que je me suis trompé de porte. Je vous avoue que je suis amoureux de votre fille, mais c’est tout. — Et vous vous figuriez, mon cher monsieur, que vous alliez dénicher l’oiseau bleu dans son nid ! Vous n’avez pas assez de foin dans vos bottes. »
Je saluai la dame qui parut tout étonnée comme le fut madame Putiphar. Et encore je ne laissai pas mon manteau.
Je ne pensais guère remonter cet escalier en casse-cou. J’étais furieux contre moi. Comment n’avais-je pas deviné au premier abord cette coquine qui croyait bien élever sa fille dans une telle atmosphère ! Voulait-elle se donner un air d’innocence par le reflet de cette étrange créature qui lisait les évangiles et qui cultivait des fleurs sur la fenêtre ?
Or, cet escalier honteux, je devais pourtant le monter encore. À peine dans la rue, je me sentis pris au cœur, pris à l’âme par un amour qui me donnait la fièvre. Je me retournai pour voir la petite fenêtre du quatrième étage où mademoiselle Léonie avait son jardin. Déjà sa mère l’avait rappelée, car je la revis qui arrosait ses primevères. Délicieux tableau, sous un rayon de soleil d’avril.
Mon ami Édouard L’Hote vint à passer : « — Que diable fais-tu là, planté comme un point d’admiration ? — J’admire le paysage. Vois-tu là-haut ce jardin babylonien ? »
Quelques primevères tombèrent dans la rue. Je courus les ramasser. « — Quoi ! reprit mon ami, c’est si sérieux que cela ? Mais tu ne vois donc pas que c’est une horrible maison où il ne perche que des filles ? — Oui, je vois ça ; mais vois-tu, c’est un ange qui est à la fenêtre. »
Je ne fis pas de façons pour conter mon aventure ! « — Tu ne juges donc pas que cette fillette n’est là que pour les attrape-nigauds. — Ceci ne l’empêche pas d’être la plus jolie créature du monde. » J’étais sérieusement pris, pris à ce point que le soir même, je remontais les quatre étages sans savoir pourquoi. Je fus bien inspiré, car cette fois je trouvai la fille sans la mère. Elle voulut me fermer la porte. « — Je n’ai qu’un mot à vous dire, mademoiselle. — Monsieur, je ne veux rien entendre, passez votre chemin. »
Mais j’étais entré dans la chambre. « Mademoiselle, je vous aime follement, votre beauté me va au cœur. Voulez-vous vous promener avec moi ? — Jamais, monsieur. »
Elle me montra la porte. « — Mademoiselle, je vous aime, je vous aime, je vous aime. — Et moi, je ne vous aime pas. — Expliquez-moi ce mystère. Pourquoi êtes-vous ici ? — Parce que je suis venue pour voir ma mère. » Je voulus saisir la main de Léonie ; mais d’un air hautain elle me dit encore : « — Sortez, monsieur. — Oui, je sortirai avec vous ; je ne vous demande qu’une grâce, c’est que vous ne restiez pas ici plus longtemps. — Pourquoi, monsieur ? — Parce qu’il n’y a pas ici d’air respirable pour vous. Tenez, je ne comprends pas que les fleurs de votre fenêtre ne soient pas flétries. — Et où me conduiriez-vous, monsieur ? — Partout ; chez moi. — Vous m’offensez. » De belles larmes noyèrent les yeux de la jeune fille. « — Mais enfin, si un prince des contes de fées voulait vous enlever, que feriez-vous ? — Je courrais me cacher au couvent. Je n’ai qu’un seul ami et une seule amie : c’est Jésus et la sainte Vierge, et je n’écouterai jamais que ceux-là. — Ce sont de très beaux sentiments ; mais si vous n’êtes pas religieuse, que ferez-vous ? — Ce que je ferai !… »
Léonie me regarda avec les yeux d’un ange : « Ce que je ferai… »
Ce fut alors qu’une de ses amies entra dans la chambre. « Allons, dit la nouvelle venue, voilà encore Léonie qui pleure. Ma pauvre amie, es-tu assez entêtée. » Cette fille me regarda d’un air effronté. « Jugez, monsieur ; je lui ai offert toutes les occasions de faire comme moi. Croyez-vous que je ne suis pas plus heureuse avec mon étudiant que si j’étais retournée avec Léonie chez les sœurs ? On peut bien aimer Dieu sans être une sainte. Aimer un homme, est-ce donc un crime ? »
Léonie était silencieuse et indignée. L’autre continua : « Figurez-vous, monsieur, qu’on lui a offert un homme très bien qui lui donnait cent louis comme entrée de jeu et qu’elle a craché dessus. » Léonie reprit la parole. « — On m’offrirait le Pérou que je passerais à côté. — Oui, oui, je connais ça, tu passerais à côté de la fortune ; mais un beau matin, tu te donneras pour rien parce que tu aimeras un perruquier ou un soldat. — J’aimerai ma mère et Dieu », répondit Léonie. Elle prit à son cœur une petite croix d’argent et elle se signa avec les marques de la plus austère piété. Son amie lui dit qu’avec tous ces beaux sentiments elle irait mourir à l’hôpital. « — Non, murmura-t-elle. — Alors, que feras-tu ? — Quand j’en aurai assez, j’embrasserai ma mère et j’irai me jeter à la Seine. »
Quelques jours après, je rencontrai cette fille que j’avais vue venir chez Léonie en l’absence de sa mère.
— Eh bien ! mademoiselle, votre belle et blanche amie est toujours un ange.
— Je crois bien ; hier encore je lui ai proposé cinq louis, oui, cinq pièces d’or pour être d’un souper où il y aurait des hommes très bien et des femmes à falbalas. J’ai eu beau la prier, c’était un roc de glace. Ceci ne nous a pas empêchés de souper gaiement et nous recommencerons ce soir. Vous comprenez, monsieur, c’est une invitation à la valse.
Puisque Léonie avait refusé, je refusai moi-même et je pris l’adresse de cette drôlesse, ne désespérant pas de rencontrer Léonie chez elle.
Très peu de temps après, on se demandait pourquoi, dans les gazettes, une demoiselle Dusol, belle fille de dix-huit ans, demeurant chez sa mère, rue du Four, s’était jetée à l’eau. Tout le monde alla voir à la morgue ce beau corps virginal, sans percer le mystère de sa mort.
Je n’étais pas en ce temps-là un élégiaque, mais en voyant tant de vertu sous le linceul, quand Léonie était si digne de revêtir la robe blanche d’une mariée, je sentis deux larmes tomber de mes yeux.
Ç’a été une des admirations de ma vie, cette vertu inattaquable, ce lys rarissime répandant un parfum de paradis sur l’odieux fumier de la courtisane.
Ce fut sous le coup de cette émotion que j’écrivis le premier mauvais roman qui a pour titre De Profundis, sur la couverture duquel il faut écrire Requiescat in pace. J’eus d’ailleurs le bon esprit de ne le point signer.
Et dire que ce livre, d’un romantisme affolé, atteint toujours le chiffre de cent francs en vente publique !