Ernest Flammarion (p. 23-36).


II

LA MARQUISE DE LACARTE

I

Jusqu’au jour où on a vu, dans les journaux du lundi, éclater d’une pure lumière les noms de Jules Janin, de Sainte-Beuve et de Théophile Gautier, on sentait le rayonnement sympathique de 1830. Même à travers les orages politiques, l’arc-en-ciel illuminait les nuées. Ces trois rares esprits ont disparu presque du même coup. La nuit ne s’est pas faite dans les lettres, mais pourtant tous ceux qui ne se méprennent pas sur l’écrivain qui a le don, ont senti je ne sais quoi de nocturne autour d’eux.

Qui donc donnera, désormais, l’idée de cet esprit à l’aventure, de cette jeunesse épanouie qui s’appelait Jules Janin ? On a parlé de ses années de collège et de ses années de misère. N’en croyez pas un mot ; il a traversé le jardin des roses de Saadi ; il a étudié l’anthologie avec Horace pour maître d’école ; il a picoré sur tous les chefs-d’œuvre de l’antiquité, ivre et bourdonnant, abeille d’or tour à tour gourmande et savoureuse. Je ne sais pas s’il a jamais mis le pied en la terre ferme, tant il a vécu de la vie idéale, des prismes du rêve, dans le cénacle des anciens, avec sa fenêtre ouverte, comme par échappées, sur le monde de son temps.

Et pourtant, quoiqu’il confondit tous les siècles, comme si le siècle de l’esprit n’en faisait qu’un, il peignait, avec autant de justesse que d’éclat, le tableau de la vie moderne ; il était plus vrai dans sa fantaisie que tous les réalistes patentés qui s’imaginent être vrais parce qu’ils n’ont pas le rayon.

Étudiez de près l’Âne mort et le Chemin de traverse, étudiez ses cent et un contes, ses mille et un feuilletons, vous reconnaîtrez que toute l’histoire intime du dix-neuvième siècle est là, vivante par fragments, comme vous trouvez dans l’atelier d’un peintre de génie la créature humaine, de face, de profil, de trois quarts. On entre dans l’œuvre de Jules Janin comme dans un atelier : ici un fusain, là une gouache, plus loin une ébauche, çà et là de vivantes peintures qui ont l’âme, qui ont le regard, qui ont la parole.

Que de trouvailles inattendues !

On a déjà trop oublié l’œuvre de Jules Janin. Quand on remue cette montagne de sable fin, on s’étonne d’y trouver tant d’or pur !

La sottise de la plupart des critiques, ceux-là qui ne laisseront rien après eux, c’est de n’être jamais content de rien, hormis d’eux-mêmes. Ont-ils assez « tombé » Janin, sous prétexte que, chez lui, le mot cachait l’idée ou plutôt que la pensée se noyait dans la phrase ! La critique disait à Janin, comme au peintre antique : « Ne pouvant la faire belle, tu l’as faite riche. »

Janin l’avait faite riche, parce qu’elle était jolie.


II

Quel charmant entraîneur pour tous ceux qui s’aventuraient dans les lettres ! Comme il leur donnait cordialement le coup de l’étrier ! Il semblait qu’il voulût les consoler par avance de tous les déboires futurs. Nous étions encore avec Théophile et Gérard dans la bohème du Doyenné, la mère-patrie de tous les bohèmes littéraires, quand je reçus, un matin, à ma grande surprise, un hiéroglyphe de Jules Janin, que nous lûmes en nous mettant à trois pour cette œuvre laborieuse. Il n’y avait que deux lignes, mais qui en valaient bien quatre.

Les voici, car je les ai gardées comme un parchemin de ma vingtième année. C’était à propos d’un roman oublié, à ce point que je l’ai oublié tout le premier : la Pécheresse :


« Vous avez fait un livre charmant dont je raffole : venez me voir si vous passez par là.


» Jules Janin. »

Je n’attendis pas au lendemain. C’était en son temps le plus radieux ; il habitait le rez-de-chaussée et le jardin d’un grand hôtel de la rue de Tournon. Et il habitait cela en grand seigneur, avec tous les raffinements de l’artiste. On me fit traverser un salon splendide qui s’ouvrait sur un jardin inattendu : un petit parc tout peuplé d’arbres centenaires. Jules Janin, qui lisait un journal sur le perron, me salua du meilleur sourire.

Je fus charmé de cette tête enjouée, presque enfantine, dans son cadre de cheveux noirs, bouclés par la nature avec plus d’art que par le meilleur perruquier. Il me dit les choses les plus gracieuses et me conduisit par une pelouse, pour prendre le chemin le plus court, vers la maîtresse de céans qui babillait avec un amoureux. « Madame, lui dit-il, je vous présente Arsène Houssaye, qui fait des pécheresses encore plus jolies que vous. »

Janin avait traduit à la soldatesque le mot pécheresse.

À ce mot, la marquise de Lacarte, car c’était elle, donna à Jules Janin le plus joli soufflet du monde, sans doute par habitude, car il ne s’en fâcha pas.

Elle me répéta le mot de madame de Girardin : « J’ai lu votre premier volume, mais je n’ai pas voulu lire le second. »

En venant ce matin-là, je faisais d’une pierre deux coups, car au lieu d’un ami, j’en trouvai deux ; le second, c’était l’amoureux de la marquise, Nestor Roqueplan, un dandy, un beau ou un fashionable, pour prendre les mots du temps. On ne s’imagine pas comme il jouait alors à la grâce et à la désinvolture, tout habillé à la mode du lendemain, tout parfumé d’aromes.

La marquise de Lacarte était chez Janin un luxe qui le ruinait, mais il n’avait pas le courage de briser. Elle était si belle, d’ailleurs, cette fille du baron Bosio, que c’eût été chasser de la maison l’œuvre d’art la plus parfaite. La voir, c’était le plaisir des yeux, même pour Janin, dont ce n’était plus le plaisir du cœur. La marquise ayant laissé tomber son mouchoir, je fus très surpris, en le lui offrant, d’en voir un autre dans sa main. C’était celui de Roqueplan ; mais le maître de la maison le saisit et me le présenta d’un air de raillerie : « Tenez, me dit-il, voyez où vont les gens d’esprit ; n’est-ce pas là le mouchoir d’un damoiseau ? » En effet, c’était un mouchoir de femme, tout parfumé d’eau de Portugal. « Vois-tu, Roqueplan, poursuivit Jules Janin, tu finiras par écrire dans un journal de modes. Figaro est déjà ton perruquier. »

On sait que Roqueplan avait fait quelque bruit dans le Figaro : Janin souligna son mot par un vif éclat de rire, mais la marquise de Lacarte consola Roqueplan par un sourire tout plein de promesses. J’entrais à vif dans un roman.

Roqueplan n’était pas invité à déjeuner, mais quand la femme de chambre vint avertir la marquise, il dit à Janin :

— Tu sais que je déjeune.

— Tu vas être bien attrapé, s’écria Janin, car ici, quand il y en a pour trois, il n’y en a pas pour quatre.

Ceci ne désarçonna pas Roqueplan, qui n’avait faim que de madame de Lacarte. On se mit gaiement à table. Ce n’était pas un déjeuner à la Balzac : il y avait de quoi se mettre sous la dent, quoique tout le monde eût de belles dents. Nous avions tous les quatre nos trente-deux dents, sans compter les dents de sagesse. Quelques jours après, comme j’étais retourné chez Jules Janin, je me trompai de porte, et je tombai comme un aérolithe dans la chambre à coucher de madame de Lacarte. Elle descendait dans sa baignoire. Suzanne la chaste se fût jetée à l’eau jusqu’aux cheveux, mais la marquise me dit avec son beau sourire :

— Ah ! c’est vous ? Donnez-vous la peine d’entrer ; vous allez me tenir compagnie pendant une demi-heure.

— Je suis bien heureux, madame, de m’être trompé de porte.

Et nous voilà en gaie causerie. La marquise était couchée dans sa baignoire, non pas vêtue de l’air du temps, mais de l’eau qu’elle agitait de sa main blanche ; naturellement, je ne regardais pas de l’autre côté. Elle était charmante en naïade, avec ses cheveux opulents qui la voilaient à demi.

Tout à coup, la marquise me dit d’un air malin :

— Je vous avertis que je vais sortir du bain.

Et, souriant d’un sourire attractif qui me retint, car je m’en allais comme un Champenois :

— Donnez-moi la main.

Je vis alors la plus belle statue du baron Bosio. Ne l’ai-je pas dit dans mes Confessions ? Honni soit qui mal y pense : la marquise était vêtue de ses cheveux — et de sa pudeur — et de mon amour de l’art.

Janin, qui avait quitté mademoiselle Georges pour la marquise de Lacarte, quitta la marquise de Lacarte pour sa femme, ce qui fit dire qu’il avait perdu la carte.

La marquise est morte après Janin, dans une masure du Tréport, où elle avait voulu se faire oublier, elle qui avait été une des reines de Paris par sa grâce de déesse comme par sa beauté éclatante. Ah ! celles qui veulent être oubliées le sont bien vite ! Paris ne se souvient pas.


III

Dans cet hôtel de la rue de Tournon, Janin s’effraya de son luxe ; il eut peur de manger son fonds avec son revenu. Il sacrifia héroïquement ses plus belles choses, moins ses livres, pour aller se réfugier au septième ciel dans un appartement de la rue de Vaugirard, en face de la grille du Luxembourg, disant : « Ce sera là mon jardin. » La mansarde fut bien vite dorée. C’était tout petit, mais c’était charmant : l’oiseau bleu ne pouvait pas chanter dans une vilaine cage.

Ce fut alors que cette jeune fille, dont quelques peintres ont éternisé la beauté dans ses radieux vingt ans, vint lui donner cette main loyale qui lui a toujours été si sûre et si douce. Son mariage fut un événement ; le contrat était étoilé de toutes les illustrations de ce temps-là, Thiers et Hugo en tête.

Une jeune fille comme toutes les autres eût dit à Jules Janin : « Je suis très fière de vous épouser, mais je ne veux pas monter dans cette mansarde. » Madame Jules Janin y monta et s’écria : Le bonheur est ici.

Et, pourtant, son père lui offrit ce joli petit château qui frappait l’œil de tous les artistes dans la grande avenue de Passy au milieu d’un océan de verdure, d’ailleurs Jules Janin passa la première nuit de ses noces. Château enchanté pour lui comme pour moi, puisque j’y passais aussi la première de mes noces. On nous croyait partis pour l’Italie, tandis que Janin et sa femme venaient dîner avec nous tous les jours.

Ce fut vers 1858 que Janin se décida à vivre dans un coin des jardins de la Muette. Il bâtit lui-même sa maison, comme l’oiseau fait son nid, ne s’inquiétant que de la chambre de sa femme et de la chambre de ses livres.

C’est là que Jules Janin a passé les quinze dernières années de sa vie ; c’est là qu’il a écrit sa traduction d’Horace, son Neveu de Rameau, ses feuilletons des Débats, ses derniers romans ; c’est là qu’il a reçu tout ce que la France compte d’illustrations dans les lettres, dans les sciences, dans les arts. C’est là, pourrait-on dire, qu’il a été nommé à l’Académie française, car Janin a reçu plus de visites académiques qu’il n’en a fait.

Jules Janin rêvait pour son tombeau un petit coin au Père-Lachaise, où ses amis eussent planté un saule, comme au tombeau d’Alfred de Musset ; mais madame Jules Janin aimait trop sa Normandie pour ne pas lui offrir les cendres de son mari. Jules Janin est donc enterré à Évreux, où sa tombe est bien solitaire. Là, pourtant, il a pour ami un jeune avocat de beaucoup d’éloquence, Léon Tyssandier, qui a commencé par écrire d’une plume vaillante plusieurs romans et beaucoup de portraits littéraires. Ce jeune avocat a d’ailleurs bien débuté dans la vie, puisqu’il a obtenu le prix Jules Janin, fondé à Évreux par madame Jules Janin.

Jules Janin aurait dû fonder à Paris le prix de la critique, puisqu’il fut le premier des critiques, selon Théophile Gautier et Saint-Victor, ces deux maîtres suprêmes.