Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/16
Dans une crise qui annonçait la mort très prochaine, Chopin souleva la tête et murmura : « Pourquoi ne sont-elles pas encore venues ? »
Elles, c’étaient George Sand et la comtesse d’Agout, deux amoureuses du grand musicien.
Chopin semblait dire en se remettant sur l’oreiller : « Est-ce qu’elles vont me laisser mourir sans un adieu ? »
Clésinger se pencha et lui prit la main : « Mon ami, elles viendront ; je me suis réconcilié avec George Sand pour lui faire bon visage et pour ne pas l’offenser par ma présence ici. »
À peine le sculpteur eut-il dit ces mots que la porte s’ouvrit. George Sand apparut toute blanche dans sa robe noire. Elle vint s’abattre sur le lit déjà mortuaire comme un oiseau blessé qui tombe.
Elle ne montrait jamais que les larmes de sa pensée. Ce jour-là ce furent de vraies larmes, car nul n’avait été à son cœur comme Chopin. Il avait réveillé toutes ses tendresses ; il lui parlait par ses yeux profonds comme l’abîme et bleus comme le ciel, il lui parlait surtout par son génie qui la transportait dans les mondes inaccessibles.
Ne l’a-t-on pas dit ? Rien ne pouvait donner l’idée de ce talent à la fois profond, énergique, gracieux, rêveur, poétique, toujours original.
George Sand ne dit qu’un mot à Chopin : « Je viens te chercher. »
Chopin lui demandait depuis quelques jours à s’exiler avec elle à Nohant ; non pas s’exiler, puisque c’était pour lui la terre promise.
À sa vue il se ranima comme s’il respirait encore une bouffée d’air vif. Il voulut rappeler les beaux jours, mais déjà sa voix était éteinte. Elle l’embrassa, bien plutôt comme une mère que comme une amante. Ce fut alors que la comtesse d’Agout apparut. En ouvrant la porte, elle alla en quatre pas vers le lit de Chopin ; elle embrassa George Sand et se pencha sur le moribond : « Je vous attendais toutes les deux, murmura-t-il. Pouvais-je partir sans boire vos larmes. »
Oui, des larmes, car la comtesse pleurait en embrassant le front de Chopin, front déjà glacé où la pensée n’avait plus prise. On entendait encore quelques paroles étouffées : « Nous nous retrouverons là-haut, je vais vous attendre. Vous savez bien que je crois à l’âme survivante ; n’ai-je pas chanté la mort dans la vie et la vie dans la mort ? »
Clésinger dit alors : « Non, non, mon grand ami, les hommes comme toi ne meurent ni dans la vie ni dans le ciel. Je te taillerai un marbre qui sera immortel comme tes œuvres ; mais tu échapperas à cette crise ; dans huit jours, tu seras sur pied. »
— Oui, oui, dis-moi cela, car il y a des jours où j’ai peur de la mort.
La mort, c’est le tombeau, c’est la nuit, c’est le silence. Oh ! le silence, pour un musicien qui a vécu dans ses harmonies !
Chopin ne mourut pas cette après-midi ; il espérait même aux heures les plus désespérées. Sur le soir, il reparla avec feu du théâtre qu’il improvisait place Vendôme où toute son œuvre eût été en jeu. Cependant, dans la nuit, il vit bien que c’en était fait.
Ses amies ne l’avaient pas quitté. Il y avait là une sœur bien-aimée qui était venue du fond de l’Allemagne ; la princesse Czartoriska, la princesse Marceline de Vienne, la princesse Potocka et madame Solange Clésinger ; deux amis de Chopin : Gutmam, son cher élève, et Clésinger, son cher artiste. Le mourant supplia la princesse Potocka de chanter le psaume de Stradella. La princesse comprit qu’il fallait bercer Chopin dans cette suprême poésie de la musique sacrée : elle se mit au piano et chanta le psaume avec des larmes dans les yeux et des larmes dans la voix.
Tout le monde pleurait, Chopin lui-même ; mais pour lui c’étaient des larmes de joie. Pendant tout le chant il avait vu apparaître les archanges de la résurrection.
Il mourut en embrassant Solange.
Ce grand musicien qui partait si jeune : trente-neuf ans à peine, allait chercher dans un meilleur monde l’éternel printemps rêvé par les poètes.
On dit que Chopin était un musicien : moi qui l’ai entendu et qui l’ai compris, je dis que c’était un poète, car c’était son âme plutôt que ses doigts qui frappait le piano. Comme tous les esprits passionnés il a donné sa vie à l’art et à l’amour. Au lieu de conserver pieusement dans son cœur l’inspiration, il a étendu ses bras, on pourrait dire ses ailes de feu, et il a répandu à profusion toutes les flammes de la vie.
La révolution de février avait chassé Chopin en Angleterre d’où il n’était revenu que pour mourir parmi nous comme autrefois Watteau. Chopin, qui croyait à la vie parce qu’il sentait encore quelque chose là, comme André Chénier, avait voulu rester à Paris, son vrai pays, puisque c’était le pays natal de son talent. Peu de jours avant sa mort il rêvait de donner une fête dans un grand appartement qu’il venait de louer place Vendôme. Il était mort qu’on n’avait pas encore fini son déménagement. C’est la vieille histoire du monde : la mort a beau frapper à la porte, on ne travaille que pour l’avenir, ce mirage et ce mensonge pour tous au delà des vingt ans.
Clésinger, qui avait assisté à cette lente et solennelle agonie du génie humain, qui entrevoit le ciel, mais qui pourtant s’arrache à la terre avec un dernier déchirement de cœur, retourna à son atelier pour immortaliser le tombeau de son ami. L’âme de Chopin était avec lui. De ses mains de flamme il a pétri en pleine terre une figure qui tient une lyre brisée. C’est le chant du cygne, c’est l’âme de Chopin qui s’incline vers le tombeau, cette sombre voie du ciel. Il ne lui a fallu qu’un jour, à Clésinger, pour commencer et finir cette figure. C’est simple, c’est triste, c’est noble, c’est grand, c’est beau.
Mais Chopin n’est pas mort ; ses préludes, ses concerts, ses valses, ses deux cahiers d’étude et ses élèves ont fait survivre le sentiment, la grâce, la mélancolie de ce talent si délicat et si élevé. À son lit de mort, il a voulu que ses œuvres inédites fussent brûlées, disant qu’il pouvait seul, avec son cœur depuis longtemps blessé, faire comprendre toute la tristesse amoureuse et tout le charme de cette musique faite pour lui seul et que lui seul il a entendue.
Oui, brûlées sous ses yeux ! C’est du plus profond des entrailles humaines que jaillit le thème inspirateur, la pensée primordiale sur laquelle est écrite et pensée la musique de Chopin. Depuis ses Préludes jusqu’à sa Marche funèbre, depuis ses Sonates jusqu’aux sept Valses, depuis ses Symphonies jusqu’au Lamento composé expressément pour sa fin qu’il pressentait, c’est toujours en général sur le mode mineur que son génie s’exalte dans les suprêmes tristesses, ou dans les plus passionnées étreintes. Sa phrase large et déchirante semble s’attaquer aux fibres mêmes du cœur de l’homme pour les faire résonner sous les frissons de la douleur, sous les angoisses suprêmes du doute, sous les majestueuses suppliances que l’âme adresserait au Créateur impassible, dans une heure de terrifiant désespoir. Je ne sais rien de plus poignant que le dessin initial mélodique de ces sept Valses placées de par sa volonté les unes à la suite des autres, pour être jouées en même temps, et qui m’ont toujours produit l’effet de sept encensoirs funèbres exhalant des parfums étranges dans un sanctuaire de mystérieuse désolation.
Quant à son Lamento, qui donc a jamais pu l’entendre sans qu’un frisson le secouât de la tête aux pieds ? Ce n’est qu’une phrase, mais qu’elle est effrayante ! Ce n’est qu’un motif, mais à quelle profondeur il retentit en nous ! Ce n’est enfin qu’une sensation magistrale de la mort, mais quelle sueur d’agonie elle fait entrer dans l’individu, et quel vent de tourmente elle souffle dans notre être ébranlé et presque déraciné sur sa base terrestre ! Mozart seul, avec son Requiem a atteint une intensité pareille. Du reste, une analogie réelle existe, analogie toute morale, entre ce sombre génie qui s’est appelé Chopin et ce magicien de la mélodie qu’a été Mozart.
L’auteur de la Symphonie héroïque était un jour enfermé dans son cabinet. Des pensées lugubres le hantaient, lorsqu’un inconnu entra sans s’être fait nommer. Son allure étrange, sa personnalité d’où émanait le mystère, frappa le maître.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à l’inconnu.
— Je veux que vous me composiez un Requiem.
Ce fut tout.
Il y avait dans l’air de tête et dans l’accent de ce visiteur quelque chose qui fit tressaillir Mozart ; il éprouvait le choc d’une volonté plus forte que la sienne, d’un envoûtement subit qui s’emparait de son cerveau et qui l’emportait vers je ne sais quelle région où pleuraient déjà à son oreille les mânes des trépassés.
Le singulier personnage regardait fixement le musicien dont la nervosité, surexcitée par les souffrances de la maladie qui le minait, s’exacerbait encore sous l’impression de cet incident. Il promit de faire ce qu’on lui demandait et le nouveau venu se retira.
Mozart persista-t-il à voir en lui un envoyé de l’outre-tombe ? une vision émanée d’un monde occulte ? Ce qu’il y a de certain c’est qu’il se mit à l’œuvre. Hélas ! la mort était entrée chez lui. Il mourut mais non sans avoir achevé le Requiem de ses funérailles ; Requiem que l’Église a adopté pour ses chants liturgiques, en balbutiant les lambeaux de cette musique divine qui est comme un appel des morts vers un introuvable ciel ; il mourut — divinement — comme mourut Chopin sur le psaume de Stradella.