Ernest Flammarion (p. 227-240).


XV

LA LISETTE DE BÉRANGER

I

Enfin, Béranger revient sur la scène ; on va le chanter partout.

Béranger ! — M. de Béranger, s’il vous plaît — fut célèbre pendant les cinquante premières années du siècle et oublié pendant le reste du temps. Mais, grâce à Dieu, ou plutôt grâce à la poésie, grâce au génie de cet autre Horace sans le savoir, il est de ceux qui reviennent. Pour les gens qui se moquent de cette grande capricieuse, la mode, il est moins oublié qu’on ne le croit. C’est une vraie joie pour les esprits bien doués de lire dans Béranger l’histoire de tout un demi-siècle. Pas une chanson de Béranger qui ne peigne les héroïsmes, les aspirations, les folies, toutes les pages d’un temps déjà si loin de nous, mais qui restera la période la plus éclatante de notre histoire.

Avant de saluer la Lisette par un souvenir sympathique, saluons d’abord en Béranger le philosophe et le poète, comme le disait un de ses contemporains, dans une séance solennelle de l’Académie :

« Je crois voir, en notre Béranger, quelque chose de Diogène, ce philosophe, orgueilleux de sa pauvreté indépendante, ne demandant au plus puissant des rois que de ne pas lui ôter son soleil, et occupé toute sa vie à regarder dans le cœur de l’homme avec une curiosité d’observateur satirique. Aussi, les plus fortes saillies de Béranger sont encore des peintures de mœurs, ou même de hautes leçons. Dans le nombre des premières, on peut compter le Sénateur, qui dérida le front sévère de Napoléon, au temps de ses plus grands embarras. Dans la catégorie des secondes, il faut ranger le Roi d’Yvetot, censure aussi vive que généreuse et gaie du conquérant qui donnait alors des lois à l’Europe. Seul au milieu de cette Europe qui se taisait devant un autre Cyrus ou un autre Alexandre, un simple chansonnier, commis dans un bureau du gouvernement, osa faire la critique du prince guerrier. La nation entière applaudit à la plaisanterie charmante et philosophique du Roi d’Yvetot. C’est par la chanson du Roi d’Yvetot que la France fit connaissance avec Béranger. »

Ainsi parlait l’historien Tissot. Et pour péroraison, croyant exprimer la pensée de toute l’Académie, il disait que, malgré lui, il fallait faire de Béranger un académicien, tout en le dispensant des visites obligatoires.

— Comment donc, s’écria M. de Montalembert en se moquant, nous donnons notre voix à la Lisette de Béranger elle-même.

En fin de compte, Béranger récalcitrant fut élu au 41e fauteuil.

On se rappelle peut-être encore ma chanson : Béranger à l’Académie, qui lui fut attribuée, et qu’il trouva dans son style, puisqu’il me dit en m’embrassant : « La chanson est-elle de vous ou de moi ? »


Vos verts rameaux ceignent des fronts moroses !
Il ne faut pas les toucher de trop près.
Je veux mourir en respirant des roses,
Et vos lauriers ressemblent aux cyprès.
Roseau chantant, déjà ma tête plie,
Laissez-moi l’air, laissez-moi l’horizon !
Immortel, moi ! Mais chut ! la mort m’oublie.
Si vous alliez lui montrer ma maison !


Celui ou celle qui chanterait sur un théâtre ou dans un casino les chansons de Béranger, avec un conférencier qui leur donnerait à toutes leur page d’histoire, serait bien sûr d’un brillant succès. Mais parlons de la Lisette. Elle se nommait mademoiselle Judith. C’est Béranger qui lui donna le nom de Lisette, comme s’il eût cherché une rime à Grisette. J’ai déjeuné quatre fois chez Béranger, qui a bien voulu dîner deux fois chez moi, quand nous étions voisins à Beaujon. La seconde fois, j’avais presque décidé Lisette à être du dîner, comme une maîtresse légitime qu’elle était. Il ne manquait guère que les sacrements à cette union. Certes, ceux-là n’eussent jamais divorcé, tant c’étaient deux braves cœurs allumés l’un par l’autre. Lisette chantait les chansons de Béranger. Ç’avait été la Muse du chansonnier. Elle avait eu quelque beauté et beaucoup de charmes. Je lui dis qu’on reconnaissait bien en elle la Muse du poète.

— Oh la Muse ! non, me répondit-elle ; mais j’étais souvent son dictionnaire de rimes.

Elle était mieux que cela, elle était sa cuisinière. Même les grands jours, quand il y avait deux amis à la table, c’était elle qui veillait au menu ; les pigeons plus souvent que les perdreaux étaient fricassés par elle. D’ailleurs, elle mettait la main à tout, pour que tout fût exquis. Un jour que je déjeunais en compagnie de Lamennais, je commençai un toast à Lisette que le philosophe chrétien acheva éloquemment ; après quoi, Béranger fit un éloge de la femme qui méritait d’être recueilli pour les leçons de littérature.

Le pauvre Béranger, qui n’avait rien à faire, n’eut jamais de loisirs que dans ses jours de prisonnier. Cet homme, qui avait si peu d’argent, était la proie de tous les mendiants à domicile. Quand il ne pouvait rien donner, il écrivait pour ces « corbeaux » des lettres de recommandation adressées à ses amis plus ou moins riches. Comme il n’y avait point d’antichambre chez lui, ces mendiants restaient dans l’escalier ; il quitta bien un peu pour cela sa retraite de Beaujon.

Dans un de mes derniers déjeuners chez Béranger, il arriva ceci : comme la salle à manger était toute petite, on ouvrit la fenêtre pour respirer mieux ; mais bientôt le froid saisit mademoiselle Judith. Béranger lui dit :

— Jetez donc votre pèlerine sur vos épaules.

— Ma pèlerine ? répondit mélancoliquement la Lisette.

— Voulez-vous que j’aille vous la chercher ?

— Inutile, car elle n’est plus dans ma chambre.

— Où l’avez-vous mise ?

— Tout à l’heure, je l’ai mise sur le dos de cette pauvre femme qui manque de tout.

— Eh bien ! et vous, dit Lamennais touché au cœur, comme je l’étais moi-même !

— Moi, mon cher monsieur Lamennais, si vous saviez comme je sais me passer de tout, quand je vois la misère des autres. Béranger fera une chanson de plus, le paresseux.

Mademoiselle Judith, toute bonne qu’elle fût, a plus d’une fois fermé la porte au nez à ces mendiants qui apparaissaient toujours à l’heure des repas.

Les mendiants à domicile ont été une des plaies de ce galant homme qui avait si peu et qui donnait tout.

Son ami le roi-citoyen avait parlé de le faire riche, c’est-à-dire de lui octroyer une pension de 6,000 francs ; mais Béranger se hâta de déclarer qu’il n’accepterait rien du roi. Il voulait que tout lui vînt de ses chansons. Il refusa de se mettre en campagne pour l’Académie, ce qui lui eût donné 1,200 francs de rente. On a dit qu’il avait refusé d’être pair de France ; mais on ne lui offrit pas la pairie, dont il ne voulait pas, d’ailleurs. Un jour, le bruit se répandit qu’il était nommé pair de France. Tous ses amis politiques s’indignèrent, tandis que Mesdames de la Halle, escortées des admirateurs du poète, lui portaient des bouquets sans nombre. Le lendemain, seulement, on apprit que le Bérenger qui était nommé pair de France était un Bérenger quelconque, écrivant son nom par trois e et qui ne portait pas la particule. C’est toujours le jeu railleur des destinées.


II

On ne croyait pas que ce poète, fils d’une marchande de modes, verrait ses poésies démodées comme les chapeaux de sa mère. C’est l’histoire de tous les poètes et de toutes les poésies. C’est que les Muses ne marchent pas toutes nues, comme la Vérité ; plus elles s’habillent, plus elles sont fripées : voilà pourquoi les très grands poètes, ceux-là qui dédaignent les vaines coquetteries du style, restent plus longtemps sur les sommets.

Vers 1825, nul n’avait la vision de l’avenir, pour deux poètes alors célèbres, Delavigne et Béranger. Qui eût dit alors qu’ils ne survivraient guère. Delavigne trônait dans les grands théâtres en prenant des airs byroniens, pendant que Béranger était chanté dans toute la France, depuis le Palais-Royal du duc d’Orléans, jusque dans la plus humble chaumière. Être populaire en poésie, c’est n’être rien. L’enthousiasme des rues est un feu de paille. Qu’est-ce qu’un homme politique tombé du pouvoir ? Qu’est-ce qu’un poète tombé de la mode ? On a dit qu’il en restait toujours quelque chose. Il en reste le nom.

Mais pour Béranger, « qui savait chanter avant de savoir parler », il sera le chansonnier de tous les temps.

Il n’est pas un couplet de Béranger qui ne soit, non pas un couplet, mais une strophe ailée et radieuse. Voyez plutôt :


 Cherchez au-dessus des orages,
 Tant de Français morts à propos,
 Qui, se dérobant aux outrages,
 Ont au ciel porté leurs drapeaux.
Pour conjurer la foule qu’on irrite,
Unissez-vous à tous ces demi-dieux.

Ah ! sans regret, mon âme, partez vite,
En souriant remontez dans les cieux !
Remontez, remontez dans les cieux !


Par cette seule strophe, prise au hasard, on juge tout de suite que Béranger ne fut pas seulement un chansonnier, mais un poète. Et un poète qui vibra avec toute la France, à toutes les idées et à tous les sentiments. Âme généreuse, lèvres savantes, cet homme, si simple, avait pourtant l’orgueil de son nom. Jules Janin a dit à propos :

« Toute sa vie, il a compris qu’il était un homme considérable. À ce compte, il prenait, volontiers, partout où il se trouvait, la première place et le premier pas ; c’était même une des fêtes que sa présence : il entrait dans une maison et sans fausse modestie il se mettait naturellement à sa place, et vous n’étiez pas gêné par cette feinte humilité.

» La simplicité même de Béranger lui commandait cette bonne et loyale façon de dire aux gens : « Me voilà ! » Il écoutait bien, il parlait mieux ; sa voix était douce et sa parole lente, mais son regard était vif, son sourire malin ; c’était un vrai bonheur de saisir, à je ne sais quoi de charmant qu’il avait dans le regard, qu’il se trouvait bien en votre compagnie. Il attirait naturellement à son âme, à son esprit toutes les âmes et tous les esprits d’alentour. Sa bienveillance était active, ingénieuse, irrésistible ; on le saluait sans le connaître. »

Ce n’est pas sur le Parnasse que je fis la connaissance de Béranger : c’était dans l’omnibus qui allait du Louvre à l’Étoile et qui, grâce à la civilisation fulgurante, va beaucoup plus loin des deux côtés. Que faire en omnibus, sinon regarder ses voisins et ses voisines ? Tout en face de moi, je reconnus Béranger que je n’avais jamais vu qu’en tête de ses chansons. On était en 1852. Béranger vivait ses dernières années sans que son esprit l’abandonnât. Un air de jeunesse colorait encore sa figure plus gauloise que rabelaisienne.

Comme nous montions la rue Fortunée — aujourd’hui rue de Balzac — je le saluai en lui disant : « Monsieur de Béranger, permettez-moi de vous présenter un poète qui a chanté vos chansons. »

Il fut d’une cordialité charmante, en voulant me prouver qu’il me connaissait depuis longtemps. Je n’avais pas encore écrit les quatre strophes : Béranger à l’Académie.

— Tout justement, me dit-il, j’allais vous écrire, non pas pour vous demander une lecture à la Comédie-Française, mais pour vous recommander une ouvreuse de loges. On s’obstine à croire que j’ai du crédit partout.

Quelques jours après, comme Béranger passait devant le Théâtre-Français, il me dit :

— J’allais vous remercier.

— Ce n’était pas la peine, lui répondis-je.

Ma femme montait tout justement dans son coupé ; je dis à Béranger :

— Nous demeurons dans le même pays de Beaujon ; nous avons déjà voyagé ensemble ; voulez-vous une place dans mon tout petit omnibus, à côté de madame Arsène Houssaye ?

— Pourquoi dirais-je non ? répondit-il en saluant ma femme ; mais il n’y a que deux places dans votre coupé.

— Il y a une place pour moi sur le siège.

— C’est la place d’Apollon, reprit-il gracieusement.

Je le reconduisis donc chez lui. Quand il descendit à sa porte, il salua ma femme en me disant : « Voilà la poésie ! » Depuis ce jour-là, il fut l’ami de madame Arsène Houssaye, même le jour des funérailles. Il l’avait charmée dans chacune de ses visites, comme il a charmé toutes les femmes qui ont eu la vraie joie de le connaître.