Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 205-212).

QUELQUES LETTRES DE LA COMTESSE
DE MONTHOLON


Monsieur le comte de Montholon, à Longwood
(Sainte-Hélène).


Paris, 30 juillet, partie le 2 août 1820.

Tu es au milieu de nous, je t’assure. Lili[1], chaque jour, met à part quelque chose pour son papa qui, dit-elle, arrive, toujours dimanche prochain. Elle veut avoir de nouvelles robes et comme Hortense[2].

J’ai remis Tristan en pension. Charles[3] t’aime comme s’il te connaissait. C’est l’idole de Yolande[4]. Elle admire trop tout ce qu’il dit, ce qui lui donne souvent des tons faux.

C’est moi au physique et toi au moral. J’ai souvent des nouvelles d’Émilie ; c’est bien la meilleure fille du monde. Adieu, mon Charles, aime-moi. Sois heureux, si l’on peut l’être loin de ce qu’on aime ! Console-toi de ton sort en pensant à celui que tes soins adoucissent. Toutes les positions ont leurs avantages et leurs désagréments. Il y a toujours quelques mauvaises années dans la vie : quand ces années orageuses et sombres laissent après elles le sentiment d’avoir fait son devoir, elles ne peuvent être appelées stériles. Rappelle-moi au souvenir de l’Empereur ; je ne vois que trop qu’il ne pense plus à moi. Il n’importe, je dirai : Fais ce que dois, advienne que pourra.

Adieu, mon Charles, je t’embrasse.

ALBINE.




Paris, le 15 août 1820.

C’est aujourd’huy le 15 août, et mon esprit est fixé sur la réunion accoutumée. Je vous vois tous dans le billard. Les enfans sont bien parés. Je vois la jolie Hortense avec ses beaux cheveux noirs bouclés, Mme  Bertrand dans ses atours, et toi, mon pauvre Charles, tu fais une mine encore plus triste qu’à l’ordinaire, en pensant aux absens. Je fête ma Lili, mais bien tristement, je t’assure. Je dînerai avec mes enfans ; je leur parlerai de vous. Tristan pleurera au souvenir de cette journée naguère si belle pour lui, maintenant si terne ! Tu crois que ta fille t’oublie : tu es dans l’erreur. Je te l’ai dit et je te le répète : tu es présent à sa mémoire comme si elle ne t’avait jamais quitté. Je ne puis même insister sur l’éloignement où tu es de nous sans que son cœur se gonfle. Elle te mêle à tous ses jeux ; elle t’écrit, et toujours pour que tu reviennes. Elle a un cœur parfait. On ne peut être plus gentille, plus caressante, plus sensible, plus reconnaissante, plus aimable à tous ; c’est une merveille enfin. J’ai eu aussi mon tour d’être malade. Je viens d’avoir un rhume très fort, sans fièvre cependant ; mais je suis changée. J’ai toujours mes douleurs de rhumatisme. Ma poitrine est devenue délicate depuis la fluxion de poitrine que j’ai eue à Sainte-Hélène. J’ai manqué la première saison des eaux ; je prendrai la seconde, qui dure tout septembre. Mon médecin pense sur moi comme en pensait Corvisart (qui vit encore) et Barbier.

Je suis étonnée que, dans tes lettres, tu ne me dises jamais si tu as pris quelque détermination qui me mette à même de cesser la gestion que tu m’as confiée.

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Tous les retards me désespèrent. Je donnerais tout un monde pour que cette affaire fût terminée, et tu as l’air de n’y pas songer. Jamais je n’irai te rejoindre en laissant les choses en l’état. En outre du capital, il y a les intérêts qui courent à ton grand détriment : cela fait boule de neige.

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Je me suis occupée du cuisinier[5] ; j’en ai un et vais le faire partir. J’en ai manqué un qui me plaisait bien, mais il voulait 8,000 francs, et je n’ai pas osé dépasser à ce point tes ordres. Celui-là a été dans la maison et s’est beaucoup formé depuis. Il n’est pas à Paris, et je ne le verrai pas, étant obligée de partir pour les eaux ; mais il n’importe ; tu penses bien que j’ai pris toutes les informations et l’on m’en répond. Que ne permet-on de m’occuper seule d’un remplaçant pour toi ? En voulant que la famille s’en mêle, on a tout paralysé. Si les Bertrand reviennent, ce qui est possible, à cause de la mort de leur père, il faut faire une demande officielle pour le remplacer et le charger (lui et moi) du choix. Je n’entends plus parler de Las-Cases. J’ai su que son procès était terminé et qu’il était rentré dans ses fonds.

Adieu, mon cher Charles ; sois l’interprète de mes vœux auprès de l’Empereur.

Je t’embrasse très tendrement.

ALBINE.


À Monsieur le comte de Montholon, à Longwood


Paris, ce 16 août 1820.

Depuis ma dernière lettre, mon cher Charles, j’en ai enfin reçu deux de toi, du 25 mai et 6 juin. Ce que tu me dis de ta santé me fait un grand plaisir. J’aime à croire que tu ne me trompes pas et que ce n’est pas pour diminuer mes inquiétudes que tu m’assures être rétabli. Tu te plains des craintes chimériques que je me fais sur ton état ; tu recevras encore plusieurs lettres où je te témoigne ces mêmes craintes, fondées sur la maladie que tu as éprouvée après mon départ, et qui m’a fait t’engager à revenir.

Tu me dis que jamais tu ne reviendras que tu ne sois remplacé. Je t’approuve, mon ami, et te dois à ce sujet une explication.

Je n’ai jamais eu d’autre opinion que celle que tu manifestes ; mais le jour où tu m’as écrit d’une manière qui me prouvait que, soit par le chagrin, soit par l’influence du climat, tu étais réellement en danger, j’ai dû te dire : la santé avant tout, reviens, et je te le dirais encore dans le même cas. J’ai dû même, pour affaiblir les liens fondés sur les devoirs qui te retiennent, peser sur d’autres devoirs également sacrés et t’exagérer le besoin que j’avais de ta présence et de tes soins. Sans aucun doute, même étant remplacé, tu nuirais à ta considération si tu abandonnais le parti que tu as pris ; c’est cette conviction qui m’a fait t’offrir d’aller te rejoindre si ma santé ne s’y oppose pas. Je sais, ou plutôt, je sens que nous ne pouvons vivre éternellement ainsi. Sous le rapport d’affection et de bonheur quotidien, j’ai bien plus besoin de toi que tu ne peux te l’imaginer. Rien ne peut me dédommager de la privation de tes soins et de mon intérieur. C’est un sacrifice peut-être au-dessus de mes forces ; mais je l’ai fait et ne m’en repens pas, puisque je le devais. Je n’ai toujours pas de réponse de la princesse Borghèse au sujet de la démarche que je l’ai priée de faire pour ton remplacement. En voulant que sa famille s’en mêlât, on a tout paralysé. Personne ne s’est encore présenté. C’est une chose bizarre que l’appréhension que chacun a d’aller sur votre rocher. Ne crois pas que j’aie attendu ce que tu m’en dis pour charger le mari de Mariette de s’en occuper. Tu crois que je les vois : tu te trompes bien. Le mari m’a fait dire qu’il ne venait pas parce qu’il craignait que cela ne le compromît. La peur est la vertu à la mode, et peur de quoi ? C’est par trop bête ! Tu te fais bien des illusions sur les anciennes amitiés et la reconnaissance !

Si le comte Bertrand revenait par suite de la mort de son père, il faudrait faire en même temps une demande officielle pour son remplacement, ce qui ira tout seul, et demander que le choix lui soit soumis ; ou, si vous voulez qu’il le soit à la famille, écrire une lettre ad hoc à Madame, qui ne laisse aucun prétexte aux refus et aux lambineries. Au surplus, si je trouvais un individu convenable, je solliciterais la faveur de vous l’envoyer, et j’espère que j’obtiendrais cette justice. Je n’ai qu’à me louer de l’exactitude avec laquelle je reçois tes lettres, et je voudrais bien qu’il en fût de même pour toi.

Nos enfans se portent bien et sont de bons enfans. La vie de Paris ne me plaît pas du tout. Si tu viens, je te demanderai de me mener voyager. Je ne partirai que dans une quinzaine pour Plombières. Je t’assure, mon ami, que je dis aussi bien que toi : « Vanité des vanités ! tout n’est que vanité ! » Je désire que tu le sentes comme tu le dis ; nous ne nous querellerons pas pour cela.

Si Longwood n’était pas sous l’influence du climat, la vie que l’on y mène serait beaucoup plus d’accord avec mes goûts que celle du monde. Toi seul est juge, mon ami, de ce qui convient à ton bonheur. Pour moi, je crois connaître ton cœur, et je suis persuadée que tu n’auras pas plutôt dit adieu aux noires montagnes du triste séjour, que tu en seras aux regrets. Permets-moi donc de te faire une question :

Si ce n’était ma santé et la tienne, aimerais-tu mieux vivre là encore quelques années avec moi qu’ici ? Adieu, mon ami, pardonne-moi mes rêveries et ne vois en moi qu’un désir, celui d’être réunie à toi. Vous devez avoir reçu maintenant une quantité de livres ; je me suis toujours occupé de tes instructions à cet égard. As-tu celui de M.  de Montoison (?) sur l’Angleterre et qu’en penses-tu ? Je n’ai pas eu le courage de le lire. Je lis dans ce moment les oeuvres de lord Byron. Il ne ménage pas l’Empereur. À cela près, le genre me plaît beaucoup.

Il est 2 heures. Adieu ! Ne me juge jamais qu’avec ton cœur. Je t’embrasse mille fois.

ALBINE.





  1. Napoléone de Montholon, née à Sainte-Hélène, le 16 juin 1816 (comtesse de Lapeyrouse-Bonfils).
  2. Hortense Bertrand.
  3. Charles de Montholon, né en 1814, qui, vu son bas âge, n’avait pu partir pour Sainte-Hélène. — Du C.
  4. Yolande de Vassal, marquise de Monglas, qui s’était chargée de son neveu Charles, en l’absence des parents. — Du C.
  5. Mme de Montholon avait été chargée de chercher un cuisinier pour l’Empereur. Celui qu’elle choisit s’appelait Chandelier. Il a vécu à Paris jusqu’à un âge avancé. L’Empereur lui avait fait un legs. — Du C.