Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 67-70).


XII

Torbay.


1er  août. — Les curieux furent un peu moins nombreux que les jours précédents ; on y mettait bon ordre.

L’Empereur ne fit point sa promenade sur le pont.

Le capitaine nous avait présenté sa femme, mais elle ne put monter à bord. La visite se fit, elle dans son bateau, et nous sur le pont. L’empressement que l’on continuait à montrer et l’intérêt que le peuple anglais prenait à cette question donnaient de l’inquiétude à lord Bathurst, chef du cabinet, et l’ordre fut donné d’éloigner le Bellérophon jusqu’à Torbay.

Le 4, le vaisseau sortit du port, et, dans la matinée du 6, on signala le Northumberland. Les deux vaisseaux firent route vers Torbay, où ils jetèrent l’ancre.

L’amiral Keith vint nous rejoindre à Torbay, à bord du Tonnant. Lui et l’amiral Cockburn vinrent annoncer à l’Empereur que le Northumberland était prêt pour le recevoir.

Là, commencèrent les tribulations des prisonniers. On retira les armes et l’on visita les effets de l’Empereur et ceux des personnes de sa suite.

On s’occupa alors des arrangements.

L’Empereur ne pouvait emmener que trois officiers généraux et douze domestiques ; les trois officiers généraux furent le grand maréchal Bertrand, les généraux Montholon et Gourgaud.

M. de Las-Cases se trouvait en dehors des élus ; on eut beaucoup de peine à obtenir de le faire considérer comme le secrétaire de l’Empereur ; les Anglais ne l’aimaient pas. Ils avaient pris de lui une prévention défavorable depuis le jour où, envoyé à bord du Bellérophon, il avait dissimulé, disaient-ils, de savoir parler anglais et de l’entendre.

Peut-être M. de Las-Cases n’avait-il pas été dans le cas de s’expliquer à cet égard. Quoi qu’il en soit, par suite de ce manque d’explication, qu’ils appelaient réticence, on avait parlé devant lui, et lorsque, rendu plus tard sur le Bellérophon, il fut découvert qu’il savait l’anglais comme un Anglais, le capitaine Maitland et autres en furent tous surpris et furieux. Depuis, l’amiral Cockburn m’a dit que la prévention que l’on avait contre lui venait de là.

L’Empereur aurait bien voulu pouvoir emmener M. de Planat, officier d’ordonnance, qui lui aurait été très utile comme secrétaire. On ne put l’obtenir.

Tous ceux qui avaient espéré vainement suivre l’Empereur, Français, Polonais, officier d’ordonnance et autres, furent envoyés à Malte, excepté le jeune Las-Cases à qui l’on permit de suivre son père.

J’avais emmené un domestique et une femme de chambre ; on ne me permit de garder que celle-ci.

On permettait en tout, je l’ai déjà dit, douze personnes au service de l’Empereur, et, pour qu’il pût garder les siens, nous ne gardâmes pas les nôtres. Mme Bertrand put emmener un homme parce qu’il était le mari de sa femme de chambre. On admit en principe que l’on ne séparait pas les maris des femmes et les enfants des pères.

Le moment de la séparation de ceux qui ne suivaient pas fut affreux. Ces pauvres officiers pleuraient comme des enfants ; le duc de Rovigo était affecté d’une vive douleur, comme on peut le croire d’un attachement tel que le sien.