Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 45-48).

VII

Le brick l’« Épervier ».


Pendant ces trois jours d’indécision, le Gouvernement avait changé la destination du capitaine Baudin ; le parti du chasse-marée était périlleux et chanceux ; le Gouvernement provisoire, qui voyait avec inquiétude l’Empereur en terre de France et si près, le pressait de quitter l’île d’Aix. Il n’y avait plus guère alors d’autre parti à prendre que celui de se rendre à bord du Bellérophon.

Le 15 juillet, de grand matin, l’Empereur s’embarqua sur le brick français l’Épervier qui devait l’y conduire.

Rien ne peut rendre la stupeur, le profond découragement qui se lisait sur les visages : l’Empereur se livrait aux Anglais ! Aux Anglais, ses ennemis, toujours ennemis avoués ou cachés de la France ! Cette pensée était écrite sur le front du matelot comme sur celui de l’officier. Nous qui le suivions, nous étions moins malheureux, et cependant, j’avais le cœur bien serré !

Lorsque je montai à bord, l’Empereur était déjà assis sur le pont. On m’apporta une chaise et je me trouvai à côté de lui ; il était calme, froid et pensif. Au bout de quelques minutes d’un silence solennel, il me dit en passant la main sur la manche de son habit : « Est-ce vert ou bleu ? » — On sait que l’Empereur avait de la peine à distinguer les couleurs. — Je fus si étonnée de cette question, que je tardais à répondre, croyant avoir mal entendu. Il me répéta doucement et à voix demi-basse la même question. « Vert, Sire, » répondis-je. Il reprit encore comme pour bien s’en assurer : « Vert ?Oui, Sire, vert. » Il était en frac et tenait sans doute à être vêtu de la couleur de l’uniforme qu’il portait toujours, celui des chasseurs de la Garde impériale… On apporta du café pur, il en prit.

L’embarquement terminé, on fit voile ; le Bellérophon était en vue. Bientôt la chaloupe de ce vaisseau, montée par le 1er  lieutenant, fut envoyée pour nous transborder. Le lieutenant monta sur le pont de l’Épervier et fit en anglais le discours obligé. Cet habit de la marine anglaise, cet Anglais qui ne disait pas un mot de français, cette chaloupe ramée par des matelots anglais, enfin cette séparation matérielle, positive, d’avec la France, tout cela me fit éprouver quelque chose de si amer, que j’en ressens encore aujourd’hui l’impression aussi vive que dans le moment même.

L’Empereur descendit dans la chaloupe, s’y assit. Nous l’y suivîmes ; non pas toute la suite, mais les généraux, M. de Las-Cases, Mme Bertrand, moi et nos enfants. Les officiers et le reste de sa suite furent transportés à part. L’équipage de l’Épervier était consterné ; il semblait que nous fussions devenus muets… Scène solennelle, qui n’eut point la terre pour témoin, mais le ciel, la mer… et nos cœurs amis pour en garder le souvenir !