Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 37-44).


VI

L’Île d’Aix.


Pendant le séjour à l’île d’Aix, le général Lallemand revint de l’embouchure de la Gironde où il s’était rendu le 12. Il y avait conféré avec le capitaine Baudin[1] qui commandait la corvette la Bayadère. Ce capitaine offrait de conduire l’Empereur en Amérique et en répondait. Des bâtiments américains firent faire la même proposition. L’Empereur hésita, le prince Joseph accepta et passa sur un bâtiment américain. Les enseignes de l’École de l’île d’Aix se chargeaient de transporter l’Empereur dans une chaloupe qu’ils auraient manœuvrée eux-mêmes. C’était faisable et ce que l’on pouvait faire de mieux. Mais je ne sais quel malin génie présidait aux décisions ; on n’était qu’hésitation et chaque moment rendait tout parti plus inexécutable. Il fut question de se mettre sur un chasse-marée danois qu’offrait le lieutenant Besson ; ce bâtiment appartenait à son beau-frère. L’Empereur devait se rendre à la pointe des Sables pour s’y embarquer. Il avait désigné dans la nuit les personnes qui devaient l’accompagner. On devait aller en Amérique. Le voyage était long ; c’était un peu sévère. Les hommes seuls pouvaient y aller. Mon mari, cependant, consentit à m’emmener. Je demandai à Mme Bertrand de prendre mon fils avec elle ; elle me le promit et je fus toute une nuit habillée en homme, prête à m’embarquer. Une fois à bord du chasse-marée, il aurait bien fallu que l’on me gardât. M. de Résigny, qui logeait avec nous, rit beaucoup de mon costume. Je n’avais pu m’affubler que d’une pelisse, d’un pantalon de hussard, ancien uniforme de mon mari. La veille, Mme Bertrand m’avait demandé de l’essayer, — nous logions dans la même maison, elle au premier et moi au rez-de-chaussée ; — avec sa belle et haute
BERTRAND.
taille, il lui allait à merveille. Le même jour, le duc de Rovigo entra chez moi comme je me trouvais avec Mme Bertrand. On parla des différents partis à prendre. Se rendre aux Anglais en était un.

Mme Bertrand, Anglaise par son père, nièce de lord Dillon, élevée en Angleterre, penchait pour qu’on s’arrêtât à ce projet. « Et vous, Madame de Montholon, me dit le duc, qu’est-ce que vous en pensez ? Comment croyez-vous qu’ils nous traiteront ? » J’étais sans doute inspirée quand je lui répondis : « On commencera par des révérences et on finira par des verroux. » Hélas ! nous n’avons même pas eu les révérences !

Pendant les trois jours que l’on resta à l’île d’Aix, nous déjeunions et dînions dans la maison occupée par l’Empereur ; nous, c’est-à-dire les généraux, officiers d’ordonnance, M. de Las-Cases, Mme Bertrand et moi. Les officiers, médecin, fourrier, etc., dînaient à une autre table. L’Empereur ne paraissait point, il mangeait chez lui ; le service d’aide de camp auprès de sa personne alternait entre les généraux et à peine voyais-je mon mari. Il fallait donc se tirer d’affaire comme on pouvait ; on passait le temps à ouvrir et à fermer ses malles.

La première fois que je me rendis au déjeuner, je ne savais pas le chemin. On m’avait mal indiqué la salle à manger qui était au rez-de-chaussée et je montai au premier. J’ouvre une porte et je vois l’Empereur en robe de chambre. Je referme vite la porte et m’enfuis toute confuse de mon étourderie. Au milieu de l’hésitation et de tout l’embarras d’une telle position avec une suite assez nombreuse, c’était merveille que l’on s’y reconnût ; mais tout marchait encore d’après les habitudes de subordination et de précision du palais impérial, organisation modèle sous toute espèce de rapports et surtout sous celui de l’économie unie à toute la grandeur désirable. Dix fois par jour, ordre et contre-ordre résultaient des circonstances et s’exécutaient sans murmure et de manière à ce que tout fût prêt à la minute. Mais aussi, quelle abnégation de soi-même pour bien faire son service ! Mon mari n’avait que le temps de me dire à la hâte : « Tenez-vous prête pour telle heure. » Enfin on se décida à envoyer le duc de Rovigo et le comte de Las-Cases à bord du Bellérophon pour savoir du capitaine Maitland s’il recevrait l’Empereur à son bord librement. La réponse du capitaine Maitland fut que : « Rien dans ses instructions ne prévoyait la démarche qui était faite auprès de lui ; mais qu’il prendrait sur lui de recevoir à son bord l’Empereur et sa suite et de le transporter dans une rade d’Angleterre. »

Ici s’éleva une question très grave. Le duc de Rovigo et M. de Las-Cases dirent à l’Empereur que le capitaine Maitland avait ajouté : « Et qu’il répondait sur l’honneur que, si l’hospitalité britannique était refusée à l’Empereur, Sa Majesté serait en toute liberté d’aller où elle voudrait. »

Le capitaine Maitland[2] a au contraire déclaré, dans une publication à ce sujet, qu’il n’avait pas ajouté un mot à la réponse que j’ai d’abord rapportée. Il ne semble pas qu’il ait pris aucun engagement à cet égard ; mais il est vrai qu’il a hautement exprimé « sa conviction que le gouvernement anglais ne violerait pas les droits sacrés de l’hospitalité et que les violer serait une forfaiture que l’honneur anglais repousserait avec indignation ».

L’Empereur convoqua en conseil les officiers généraux de sa suite, ainsi que M. de Las-Cases. Il posa la question de savoir : « S’il convenait dans l’état des choses de se confier au gouvernement anglais ; de tenter de vive force, avec la Saale et la Méduse, le passage au travers de l’escadre anglaise, ou de s’embarquer en secret à bord du chasse-marée danois, lui seul et un de ses officiers, pour courir les chances si périlleuses d’une navigation de deux mille lieues dans une telle embarcation. »

À la suite du conseil, dans lequel chacun donna son avis, l’Empereur se décida à se confier à la « générosité britannique ».

Le général Lallemand et le général Montholon se prononcèrent contre ce parti : l’Empereur, étonné de cette dissidence, leur ordonna de développer les motifs et entama une discussion qui fut longue et animée.

Cette discussion, dans laquelle M. de Montholon avait soutenu son opinion, a été bien souvent l’objet des entretiens de Sainte-Hélène et elle fut une des causes qui donnèrent à mon mari une si grande part dans la confiance que l’Empereur eut depuis en son jugement et en la portée de son esprit. L’Empereur lui a souvent répété : « Cela m’a beaucoup frappé. »

Le 14, le général Gourgaud fut envoyé en Angleterre avec une lettre de l’Empereur au prince-régent. On connaît les termes de cette lettre ; saisi par l’idée grandiose de demander l’hospitalité à ses ennemis, l’Empereur écrivait : « Comme Thémistocle, je viens de m’asseoir au foyer britannique, etc » Cette lettre a été blâmée et je n’en sais aucune bonne raison.

  1. Baudin était alors capitaine de vaisseau. Il quitta la marine après le départ de Napoléon, fonda au Havre une maison de commerce. Après la révolution de 1830, il reprit du service et, comme contre-amiral, commanda le bombardement de Saint-Jean-d’Ulloa (1838). Vice-amiral en 1840, préfet maritime de Toulon jusqu’en 1847, Baudin reçut le bâton d’amiral de France en 1854, peu de jours avant sa mort.
    Du C.
  2. Maitland est le nom de famille des Lauderdal, maison noble et illustre d’Écosse. (N. de l’A.) — Sir Frederic Lewis Maitland, né à Rankeillour, en 1779, mort devant Bombay en 1839, commandait le Bellérophon en 1815, lorsque Napoléon arriva à Rochefort et lui demanda de le conduire en Amérique, ce que Maitland refusa. On a de lui : Relation concernant l’embarquement et le séjour de l’empereur Napoléon à bord du vaisseau le Bellérophon, traduit en français par Parisot Paris, 1826).