Souvenirs de 1848/2/19

Calmann Lévy, éditeur (p. 421-426).


XIX

AU PAYS DE L’ASTRÉE
PAR
MARIO PROTH


Voici, d’une personne que nous aimons, un très bon livre qui nous fait grand plaisir. Jusqu’ici, l’auteur avait montré plus de talent dans le détail que dans l’ensemble ; à présent tout y est. Nous n’avons plus qu’un reproche à lui faire, et encore n’est-ce point une critique à l’écrivain, c’est une remontrance amicale adressée à l’homme : nous trouvons dans sa plaisanterie contre les noms et les choses d’hier et d’aujourd’hui une certaine âcreté qui ne nous semble pas assez philosophique pour un esprit de cette portée. Quand on voit les grandes choses de haut, il n’est pas permis de se battre avec les petites, c’est trop descendre à leur niveau. On risque, d’ailleurs, à ce travail d’aversion contre la médiocrité, de se tromper systématiquement et d’écraser de beaux papillons que l’on prend pour de vulgaires chenilles.

Ceci posé, prenons et louons de bon cœur, car ce tort est l’excès d’une qualité précieuse. M. Mario Proth aime le grand et le fort dans toutes leurs manifestations naturelles ou artistiques. La nature particulière de son talent est la vigueur. Il a le style alerte, coloré, brillant, tout rempli d’érudition universelle, sans être chargé de fatigant archaïsme. Le tour est vif, l’expression heureuse, le trait incisif, cruel même ; mais, quand c’est réellement le méchant et le mauvais qu’il vise dans l’histoire et dans l’art, cette cruauté indignée est une équité et une puissance.

Bien peu de nous ont lu à fond et bien compris l’Astrée. M. Mario Proth, soit hasard, soit vouloir, a découvert et véritablement prouvé que ce fameux livre, oublié et démodé, valait la peine qu’on ne se donne plus de l’étudier et de l’interpréter.

Nous-même, qui, par un hasard particulier, l’avions étudié quelque peu, nous voyons bien à présent, qu’il a plus de mérite et de valeur que nous ne pensions ; nous avions été charmé de la partie descriptive et des vers ; nous avions passé légèrement sur la pensée toute gauloise et sur l’érudition extraordinaire pour le temps où il fut écrit. Le travail consciencieux et amusant (notez ces deux points-ci) de M. Mario Proth restitue au sire d’Urfé la part de gloire qui lui appartient, et nous fait comprendre pourquoi et comment ce créateur du roman français moderne fut si apprécié de ses contemporains, et encore plus tard, jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, qui le goûta si fort dans sa première jeunesse.

Jean-Jacques... écrivons vite ici ce nom vénéré, pour ne pas chercher une nouvelle querelle à M. Mario Proth, qui le hait d’une haine impie, sans se douter, sans s’apercevoir qu’il lui doit une forte part de cet individualisme qu’il est si jaloux de proclamer.

Il y a encore ici, dans ce cerveau très puissant, une lacune que le temps et la réflexion combleront à coup sûr. L’individualisme (le mot est bien barbare sous la plume d’un écrivain aussi élégant et aussi indépendant que lui) — l’individualisme n’est qu’un aperçu de la vérité ; c’est un droit sacré de penser et d’agir à sa guise tant que cette part de vérité n’écrase pas sa sœur jumelle, qui pourrait s’appeler le socialisme et qui a droit de vie à tout aussi juste titre. Aucune vérité n’a droit de mort sur les autres vérités, car il y en aura en apparence plusieurs jusqu’à ce que le couronnement de cet édifice-là soit trouvé.

Toutes nos réserves faites, suivons M. Mario Proth comme un guide vraiment intéressant et sûr à la recherche du monde enchanté de l’Astrée ; il a toutes les aptitudes et toutes les facultés d’un heureux explorateur ; il sera, nous osons le prédire, un éminent critique quand le bouillonnement de sa jeunesse se dégagera de l’excès de sève qui, sous prétexte de personnalité, tombe à l’exclusivisme. Il est bien permis, il est même bien nécessaire qu’un artiste et un critique aient une croyance ; sans cela, point de méthode dans le travail ; mais, si cette croyance se fait trop absolue, elle frise bientôt ce que l’on pourrait appeler un mysticisme réaliste, et, en devenant intolérante et hargneuse, elle rétrécit son horizon et use rapidement son énergie. L’énergie véritable, vitale de la critique est de voir chaque chose au point de vue de la conception qui l’a produite. M. Mario Proth l’a très bien senti, du reste, en se plaisant avec tant de laisser aller à l’érudit et charmant travail que nous venons de lire. D’abord l’histoire de d’Urfé et de sa famille, qui est, en même temps, une très remarquable page de l’histoire du moyen âge et de la renaissance ; et puis l’analyse excellente du livre de l’Astrée, ses tendances, ses intentions, sa cause et son but, ses défauts trop faciles à railler aujourd’hui, ses qualités difficiles à surpasser, ses résultats, son influence sur la littérature et sur les mœurs. Tout ami des lettres, tout esprit préoccupé des enseignements de l’histoire voudra, sinon relire l'Astrée, du moins lire avec attention l’analyse de Mario Proth, et, pour ceux qui ne demandent qu’une teinture strictement nécessaire de ces choses, il est indispensable qu’ils se munissent d’un renseignement si rapide, bien que très complet, et si amusant, bien que très sérieux.

Autre mérite de ce travail. La nature y est bien vue, bien comprise et bien exprimée : certains paysages sont dessinés de main de maître, et le savant y trouve, aussi bien que le peintre, la notion nécessaire à sa satisfaction intuitive. M. Mario Proth est très instruit en toute chose, ce qui donne une grande lucidité à son coup d’œil et la netteté nécessaire à son expression. La grande instruction littéraire que chaque page, chaque phrase de sa façon révèlent, est aidée par le mot propre à chaque aspect des choses. Il décrit un château comme un poète, d’autant mieux qu’il sait bâtir dans sa pensée comme un architecte, peindre et sculpter en imagination comme un artiste. Il voit d’autant mieux un paysage qu’il est assez naturaliste pour distinguer la réalité sous l’idéal ; et, en ceci, il est digne d’apprécier les descriptions d’Honoré d’Urfé, qui ont ce double mérite dans la forme appropriée à la mode du temps. Si d’Urfé voit partout des nymphes et des divinités, il voit aussi les formes et les couleurs dont les causes premières ne lui échappent point, et l’exactitude de sa peinture est telle, que l’auteur de l’excursion au pays da l’Astrée a pu se servir du livre comme d’un guide parfait pour retrouver le cadre des principales scènes.

En outre, l’auteur de cette recherche nous a découvert un pays enchanteur tellement oublié, tellement inconnu aujourd’hui, que plusieurs Lignons et plusieurs localités se disputaient l’honneur, réputé vain, d’avoir inspiré la muse de M. d’Urfé. Son château, son vrai château existe pourtant encore en partie, et ce qui en reste est, paraît-il, une merveille. Nous irons, les touristes y courront, et un homme de goût un peu riche achètera et restaurera ce chef-d’œuvre. Il est impossible que la révélation qui nous en est faite dans un si remarquable ouvrage ne porte pas ses fruits. De même que la renommée d’Honoré d’Urfé va recevoir la dorure que le temps lui avait enlevée. Il suffirait de lire les citations que M. Mario Proth en donne pour être touché de ce mélange de sagesse et de fraîcheur qui caractérise sa forme ; et, quant au fond, lisez ce que son commentateur dit de la galanterie entendue dans le sens sérieux de la civilisation et du progrès des idées, vous serez convaincu avec moi que l’Astrée, ce rêve souvent indigeste, mais toujours sincère de l’âge d’or, a été une belle et forte expression de l’idéal français de la renaissance.

Nohant, 18 juin 1868.