Souvenirs de 1848/2/15

Calmann Lévy, éditeur (p. 399-406).



XV

LES VAGABONDS


PAR
MARIO PROTH


Il y a du talent dans ce livre, une forme élégante, du feu, de l’esprit, de la couleur et une certaine personnalité ardente qui ne déplaît pas.

Il paraît même écrit au point de vue d’une déclaration de caractère personnel, si l’on peut ainsi parler, plutôt qu’à celui d’une déclaration de doctrines littéraires. Mais la solidité du talent de l’auteur est-elle de niveau avec la solidité de son courage ? Voulant à tout prix être lui-même, sans aucun égard pour personne, est-il partout bien d’accord avec lui-même ? ne subit-il aucune fascination, aucune prévention ? C’est là l’écueil de tout parti pris. Aussi cette ardeur de personnalité n’est-elle peut-être pas encore arrivée chez lui à la force véritable, et le parti pris annoncé contre toute espèce de doctrine ne se soutient-il pas d’un bout à l’autre avec une logique bien serrée. Ceci rend sa critique, aussi obscure par endroits, qu’elle est lumineuse et brillante en d’autres endroits.

Il me répondra, et je le cite avec plaisir lui-même : « À cette œuvre, humble et pure fantaisie littéraire, nous n’avons jamais attaché la moindre prétention philosophique. Les prétentions de ce genre sont tout à fait en dehors de notre tempérament comme au-dessus de nos moyens. On n’y entreverra donc pas l’ombre d’un système préconçu, et c’est à peine si l’on y saisira un plan. — Notre parti le plus simple était de n’en pas prendre du tout. Abandonnée à elle-même, et libre de toute préméditation personnelle, notre pensée, qui n’avait rien de plus logique à faire, vagabonda sur la grand’route des siècles. »

M. Mario Proth était parfaitement libre de former et de suivre ce projet. Tout artiste a le droit d’aller au gré de son imagination. Mais s’est-il tenu parole à lui-même ? s’est-il abstenu de philosopher ? Non, et sa liberté d’esprit a donné un continuel démenti à son système d’abstention. C’est que son esprit est plus sérieux que fantaisiste, et qu’en dépit de lui-même, il éprouve et manifeste l’impérieux besoin de juger. Or, qui juge, discute et disserte, et dès lors il n’est guère permis de trancher sans dire pourquoi et sans le bien savoir soi-même.

Je ne suppose nullement que M. Mario Proth ne le sache pas ; je crois, au contraire, qu’il a des idées Page:Sand - Souvenirs de 1848.djvu/411 Page:Sand - Souvenirs de 1848.djvu/412 Page:Sand - Souvenirs de 1848.djvu/413 Page:Sand - Souvenirs de 1848.djvu/414 abusé réellement autant que le prétendent ceux-là mêmes qui l’ont enivré et démoralisé à un moment donné, sa future souveraineté serait encore tout aussi légitime que celle à laquelle M. Mario Proth aspire ; car l’auteur des Vagabonds a été un enfant lui-même, c’est-à-dire un naïf et un ignorant, avant d’être un homme de savoir et d’intelligence, et aucun tuteur n’eut le droit de déclarer qu’il resterait enfant.

Après toute cette discussion, je me sens à l’aise pour lui dire encore qu’il a beaucoup de talent et qu’il en aura énormément s’il le veut.

Courage donc, et qu’il me laisse finir par le mot qui finit son livre : « Le doute n’abat que les faibles, il arme les forts. — Ainsi soit-il !

Février 1865.