Souvenirs de 1848/2/14

Calmann Lévy, éditeur (p. 391-398).



XIV

PRÉFACE
DES
RÉVOLUTIONS DU MEXIQUE


PAR
GABRIEL FERRY


Gabriel Ferry de Bellemare ne doit pas être considéré seulement comme un artiste : il eut le double mérite d’être un conteur attachant, et un voyageur véridique. Ses récits ont donc une sérieuse valeur, sa fiction sert de piédestal à des observations dont l’histoire des mœurs peut largement faire son profit, et, aujourd’hui surtout, ils donnent la mesure de ce que la France retirera de son intervention dans les affaires du Mexique.

Gabriel Ferry naquit à Grenoble en 1809 ; son père était engagé dans des affaires commerciales avec le Nouveau-Monde ; après avoir achevé d’excellentes études au collège de Versailles, Gabriel fut envoyé à Mexico[1], dans la maison de commerce de son père. Mais Gabriel Ferry fut bientôt emporté par l’ardeur de connaître et de posséder en artiste ce monde si bizarre, si pittoresque et si révoltant ; cette civilisation qu’il a lui-même qualifiée de douteuse, et dont il a décrit les drames terribles ou burlesques avec tant de verve et d’exactitude !

Il voulut bientôt parcourir le Mexique tout entier et même pénétrer dans l’immense désert qui le sépare, au nord, des États-Unis, où Cooper, dont il devait un jour devenir l’émule, a placé tant de scènes de ses admirables romans.

Une affaire importante, que son père avait nouée avec la Californie, alors presque entièrement sauvage, lui permit de traverser la Sonora, de voir ensuite les quelques huttes qui devaient être, vingt ans plus tard, la ville de San-Francisco, de pénétrer dans le désert, après avoir navigué quelque temps dans le golfe de Californie, de revenir sur ses pas à travers les dangers de ces routes mal hantées, d’explorer une partie du littoral, enfin de consacrer quatorze mois à une promenade de quatorze cents lieues à cheval.

Acteur ou témoin oculaire de toutes ces aventures qu’il a racontées plus tard, il se piquait de n’avoir presque rien inventé, et de devoir autant à la fidélité de sa mémoire, qu’à la fécondité de son imagination. Cette double faculté était en lui pourtant, et ses riches observations se rattachent généralement au fil conducteur d’une fiction ingénieuse et toujours originale. Il écrit bien, il est sobre et rapide, il a de l’humour, il voit vite et comprend tout. Il est observateur exact et peintre suffisamment coloré ; aussi la popularité ne lui a pas fait défaut, et c’est justice.

Plus tard, en 1840, Ferry vit et parcourut l’Espagne, au plus fort de la guerre civile qui désolait alors ce beau pays ; les carlistes et les christinos lui rappelèrent souvent à la mémoire des exploits dont il avait été témoin, quelques années auparavant, sur les routes de la Sonora.

Il n’écrivit que durant les cinq dernières années de sa vie, et son début dans la Revue des Deux Mondes[2], fut très apprécié. Il ne songeait pas encore à faire des romans ; il esquissa, d’une main ferme, les événements et les personnalités historiques qui l’avaient frappé, et qu’il avait été à même de bien étudier.

Il écrivit ensuite les Scènes de la vie sauvage au Mexique, celles de la Vie mexicaine proprement dite, et celles de la Vie militaire.

Ses souvenirs prirent alors la forme du roman : le Coureur des Bois, Costal l’Indien, les Squatters, Tancrède de Chateaubrun, la Chasse aux Cosaques, la Clairière du Bois des Hogues, eurent un grand retentissement et captèrent toutes les classes de lecteurs. Il n’écrivait pourtant qu’à ses moments perdus ; car il était homme d’action avant tout, et il rêvait toujours les expéditions lointaines.

Il avait acheté une charge de courtier d’assurances maritimes, dont il se démit pour devenir directeur d’une compagnie créée dans le même but.

À la fin de 1851, le gouvernement français lui confia la mission d’aller recevoir à San-Francisco les nombreux émigrants que la fièvre de l’or entassait sans prévoyance et sans ressource sur les rivages californiens.

C’était une mission honorable, délicate, presque héroïque. Les difficultés et les périls qu’elle comportait tentèrent le généreux explorateur. Il partit, hélas ! pour ne plus jamais aborder !

Le 2 janvier 1852, il s’embarquait à Southampton à bord de l’Amazone, magnifique paquebot de la Compagnie anglaise. Quarante-huit heures après, on venait à peine de perdre de vue les côtes d’Angleterre, que l’incendie envahissait l’Amazone[3].

Deux chaloupes où l’on se précipita pêle-mêle furent submergées ; une troisième, ne contint plus que vingt passagers ; mais Gabriel Ferry n’y était pas ! Il avait prévu et constaté le sort des deux premières embarcations ; il ne s’était point hâté de profiter de la dernière planche de salut, et, quand cette barque fut pleine, il répondit à ceux qui le pressaient d’y prendre place :

« Mourir pour mourir, j’aime autant rester ici ! » Il prit ce parti avec une tranquillité extraordinaire, peut-être avec le sentiment secret d’un dévouement héroïque : on le lui a attribué ; sa fermeté d’âme durant les angoisses du drame de l’incendie a autorisé ses compagnons à le penser et à le dire ; car cette terrible et noble mort est déjà passée à l’état de légende.

La chaloupe qui portait les derniers débris de l’équipage, et qui errait au hasard dans les ténèbres sur une mer houleuse, entendit, vers cinq heures du matin, une explosion terrible.

C’était l’Amazone qui sautait avec le reste de ses passagers.

Ferry, plus égoïste ou moins stoïque, eût pu être sauvé, car la barque fut rencontrée, et les passagers recueillis, au bout de quelques heures, par une galiote hollandaise.

Les études contenues dans ce volume posthume ont été conservées manuscrites jusqu’à ce jour, parce que la famille de Ferry n’avait pas trouvé encore à leur publication une opportunité suffisante.

Quelques fragments seulement de ces travaux historiques ont été imprimés dans divers recueils du vivant de l’auteur[4].

Aujourd’hui, réunies en faisceau et complétées par les notes manuscrites de Gabriel Ferry, ces biographies à la Plutarque, étudiées sur nature, écrites d’un style nerveux et coloré, forment une véritable histoire des révolutions du Mexique, une histoire que ne peuvent se dispenser de consulter tous les hommes qui voudront comprendre l’état présent de ce beau pays, et juger sainement de son avenir.

Avec quel intérêt ne lira-t-on pas les vicissitudes étranges de l’expédition de Xavier Mina ; les manœuvres politiques et militaires de cet égoïste Padre Torrès, qui compromit la révolution mexicaine pour avoir voulu la confisquer à son profit en laissant en péril son principal auxiliaire, l’héroïque Mina !

L’histoire de l’empereur Iturbide n’est pas moins accidentée, moins dramatique ni moins féconde en enseignements pour les hommes de tous les partis.

Mais le récit dans lequel l’écrivain s’élève à la plus grande hauteur comme historien, c’est celui de la vie de Santa-Anna, c’est l’étude de ce caractère si singulièrement formé des éléments les plus opposés, de cette âme romaine si fortement trempée, qui animait, par un singulier jeu de la nature, un corps sujet à des accès de sybaritisme chronique.

Les luttes de ce héros étrange, tour à tour fanatique de la légalité et vainqueur implacable, contre le généreux et magnanime Bustamente, qui eut la gloire de conclure avec l’Espagne le traité de paix dans lequel l’indépendance du Mexique fut proclamée et reconnue, ces luttes dramatiques et fécondes en incidents bizarres, sont racontées avec cette verve entraînante qui sait prêter aux événements historiques tout l’intérêt du roman le plus mouvementé. On sent que l’auteur n’apprécie pas moins les vertus et les tentatives pacifiques du président ami des Arago, et les talents d’un homme d’État de la taille de don Luca Alaman, que le courage entreprenant et la bravoure téméraire des célèbres guérilleros qui les ont précédés.

Avec quelle vérité et quel éclat de couleur Gabriel Ferry sait peindre le théâtre si mobile et la mise en scène si brillante de ces drames révolutionnaires du Mexique, on le devine aisément quand on a lu les beaux livres auxquels il a dû sa légitime célébrité.

Dans ses autres ouvrages pourtant, on ne l’a connu que voyageur et romancier ; celui-ci nous fait apprécier et regretter en lui un remarquable talent d’historien.

Nohant, 14 août 1863.
  1. À la fin de 1830.
  2. En 1850-51, il a écrit, pour l’Ordre, un compte rendu du Salon de cette année. — Cet essai a été remarqué.
  3. Voir sur cet horrible désastre toutes les feuilles du commencement de janvier 1852.
  4. Notamment dans le Courrier français.