Librairie A. Lapie (p. 183-186).


CHAPITRE XX


Le 11 mars de nouveaux malheurs vinrent assaillir notre demeure. Depuis quelques jours notre cher petit ange devenait triste, il supportait péniblement sa tête, il toussait légèrement, cependant il avait gardé ses jolies couleurs roses ; à la tombée de la nuit il paraissait plus oppressé, j’eus l’idée de lui faire prendre un lait de poule, il le prit avec assez de difficulté, je crois que j’ai eu tort de l’engager à prendre cette boisson, c’est un de mes regrets ; son oppression augmentait, je fus inquiète, mon mari étant absent, je descendis nos étages pour qu’il vînt près de notre cher petit, je l’aperçus chez le marchand de vin du coin de la rue de Lille et de la rue de Beaune. J’insiste pour qu’il monte avec moi, je lui dis que le petit me semble très malade, il ne voulait pas me croire, l’ayant quitté peu de temps avant, assez bien portant ; enfin assez fâché, il me suivit ; lorsque nous fûmes dans la chambre j’allai près de mon cher petit pour voir s’il était endormi, il ne dormait pas, il avait le visage du côté du mur et ses yeux tournaient sans cesse, il avait l’air d’étouffer, je lui parlai, il ne me reconnaissait pas, je le pris dans mes bras, je lui mis un peu de sel dans la bouche, il avait les dents serrées ; j’étais désolée, un moment il sembla s’assoupir, la nuit se passa ainsi, à l’aurore mon cher petit était bien changé, il était congestionné, les yeux et les membres tournés en tous sens, il avait des convulsions ; depuis la veille il ne nous avait donné aucun signe pouvant nous prouver qu’il nous avait reconnus. Le 12, un dimanche, je cours chez plusieurs médecins, aucun n’est à la maison. J’envoie mon mari chez le docteur de ma compagnie qui demeurait rue de Beaune ; il sonne trois ou quatre fois, enfin une servante vient ouvrir et dit : « Monsieur ne reçoit pas aujourd’hui, du reste il est malade » mon mari insiste et prie la servante de lui dire que c’est mon fils qui est malade, qu’il a des convulsions, il supplie qu’on lui dise ce qu’il faut faire. La servante fait la commission, le docteur me fait dire que pour les convulsions il n’y a qu’un remède, mettre l’enfant dans un bain d’eau très froide, ou de le mettre sur un marbre, nu, c’est tout. Ce traitement m’a semblé barbare. Enfin, désespérée, je vais chez le pharmacien qui me dit que mon mari devrait aller à la mairie réclamer un médecin d’office ; pendant ces démarches bien du temps s’était écoulé ; à 2 heures seulement, le docteur vient, il voit l’enfant, il doute de le ramener à la vie, cependant il le regarde et lui met deux pilules dans la bouche ; le pauvre enfant était toujours dans le même état, lorsque vers les trois heures le cher ange fit un effort et rendit le dernier soupir, les pilules lui revinrent par la bouche ; à quatre heures, le médecin revint pour connaître le résultat, il ne put que constater la mort. J’avais un grand chagrin, nous avions sauvé l’enfant à travers les privations du siège ! la veille au matin, il avait encore l’air bien, quoique légèrement indisposé. Dans le quartier quand on apprit sa mort, tout le monde fut surpris.

Le lendemain matin à huit heures on alla faire la déclaration mortuaire à la mairie.

On aurait dit que tout ce que j’avais aimé devait disparaître, je devins insensible à la douleur physique., Tant de choses arrivent dans la vie auxquelles on suppose ne pouvoir survivre, elles se produisent imperceptiblement, graduellement, elles s’accomplissent presque inconsciemment, et l’on n’en meurt pas !

En contemplant mon fils que j’adorais, petit être né pour la souffrance, si je détache mon sentiment égoïste de mère, je pense qu’il a assez vécu, d’autres malheurs l’attendaient sans doute. Dans ces années néfastes, la vie était si triste.

Nous passâmes cette troisième nuit sans nous coucher, on n’y pensait pas ; depuis la guerre, on était habitué aux nuits blanches. Chacun de nous était livré à ses propres pensées ; moi, j’étais assise auprès du berceau de mon ange, je n’avais plus que quelques heures pour être auprès de lui, après, c’était fini pour toujours ; je pensais au néant de la vie.

À minuit on frappa à notre porte, cela nous surprit, ma mère alla ouvrir, c’était un monsieur que nous ne connaissions pas ; il demanda mon mari. Il dit son nom, nous l’introduisîmes dans la chambre voisine, mon mari alla vers lui ; c’était un de ses compagnons de combat, malheureusement il venait chez nous en une bien triste nuit ; mon mari lui dit ce qui se passait dans la chambre voisine ; il ne savait que faire, il était trop tard pour aller à l’hôtel. Le père nous présenta son ami ; nous lui offrîmes l’hospitalité, quoique ce fût en un bien malheureux moment ; il accepta et resta deux ou trois jours chez nous. Notre petit adoptif était couché dans la chambre voisine, nous le mîmes dans notre lit, pour donner sa place à notre nouvel hôte.

Ce cher petit, dont je ne connaissais que peu la famille, était un enfant élevé dans la foi catholique, le pauvre enfant, par instinct peut-être, à tout instant venait près du berceau et disait à ma mère : « Petit Gabriel dort dans ses beaux habits, il va aller au ciel, n’est-ce-pas ? Moi aussi, je veux partir avec lui. »

Le 14 mars, jour de l’enterrement, l’enfant pleura lorsqu’il vit le départ du cercueil, il voulait partir au ciel avec son petit ami Gabriel. (C’était le nom de mon fils.)

Pauvre enfant, huit jours plus tard c’était son tour. Il mourut après trois jours de maladie d’une érésipèle. Tous deux furent enterrés, non loin l’un de l’autre, dans une tranchée parallèle, au cimetière de Montparnasse.

À partir de ce jour une vie nouvelle allait commencer pour nous. D’autres évènements de plus en plus terribles allaient se produire.

Je sentis dans ma pensée le vide absolu de ces grandes phrases avec lesquelles on façonne le cerveau humain : Dieu ! Patrie ! République ! Tout cela ce ne sont que des mots creux, qui ne font qu’aggraver nos misères, et détruire la famille humaine !

J’ai besoin d’un autre idéal.