Librairie A. Lapie (p. 163-182).


CHAPITRE XIX


Le 28 janvier je reçus un petit billet venant d’Orléans ainsi conçu. « Votre mari prisonnier, mais en sûreté, venez.

Chevrier, rue de Bourgogne. »

Je ne me souviens pas si ce billet me parvint par pigeon. Dès que je le reçus, je m’en fus chez le commandant G. et lui demandai conseil. Il m’engagea de partir pour Orléans.

Le 31 janvier et le 1er février les trains commençaient à circuler, il me fit obtenir deux laissez-passer, dont un en blanc pour que mon mari puisse revenir avec moi, cas échéant.

De Paris à Orléans le trajet était alors de quatre heures. Je me suis décidée à partir, mais il y avait encore bien des difficultés, d’abord les voies ferrées étaient entre les mains des Prussiens, et il fallait faire une course assez longue pour arriver à la station. Je partis à pied du côté de l’avenue d’Italie jusqu’à Choisy-le-Roi, où je devais prendre mon train pour Orléans.

Inutile de dire que la brusquerie des Allemands m’exaspérait. Gardant la gare, des soldats à l’air rébarbatif et insolent nous firent passer deux par deux devant une table, un espèce de bureau improvisé, nous faisaient des questions dans un français plus ou moins clair, visitant nos laissez-passer, les signaient et nous faisaient entrer dans la salle d’attente, laquelle était très petite, cette station étant dans un village des environs de Paris ; puis ils fermèrent la porte à clé, comme si nous étions prisonniers ; là nous dûmes attendre assez longtemps pour partir, il y avait un désordre épouvantable ; à tout instant on avait des appels de départ, et finalement nous ne partîmes que deux heures plus tard. On nous entassa dans d’horribles vagons, le train se mit en marche. Nous étions nombreux, la plupart avaient l’air épuisé, souffrant, malheureux, certains étaient presque mourants.

Mon voisin de place était un pauvre homme, avec un petit bébé, âgé de quelques semaines, cet enfant et ce père faisaient pitié, il pleurait et j’osai lui demander son histoire, voici ce qu’il me raconta. Sa femme est morte en couche, il a soigné lui-même son pauvre petit comme il a pu, et il le conduit dans sa famille, dans un faubourg d’Orléans ; une fois là, avec de bons soins il pourra peut-être le sauver. Ce malheureux père nous raconte la mort de sa jeune femme, sa misère et tous les efforts qu’il a fait pour sauver son enfant, ce pauvre petit avait l’air d’un moribond.

Nous mîmes bien du temps de Paris à Étampes ; le train s’arrêtait à tout instant hors de propos. Dans une station où l’on fit halte, sans qu’on pût descendre de vagon, on vint nous offrir du pain et du lait, mais les Prussiens ne nous permirent pas d’acheter quoi que ce fût.

Ce pauvre homme n’avait plus rien à donner à son cher petit, je suis allée supplier un des soldats de bien vouloir nous procurer du lait, et je lui remis 1 franc ; cet homme a refusé de faire la commission. Le pauvre père était fou de désespoir, il voyait son cher petit suffoqué par le besoin d’un aliment quelconque, le pauvre bébé avait sa petite langue desséchée, sa poitrine se soulevait péniblement, il râlait presque, et il se trouvait un homme du peuple, un simple soldat prussien qui refusait de procurer un peu de lait à un pauvre innocent, sans ordre, de son propre vouloir, cela après la signature de la capitulation. Voilà à quel point nos gouvernants arrivent à faire d’un homme une brute. Enfin nous continuâmes notre trajet jusqu’à Étampes, petite ville située à 60 kilomètres d’Orléans. À notre arrivée à cette place, on nous fit descendre de vagon ; nous pensions que nous serions un peu plus heureux, mais d’autres surprises désagréables nous étaient ménagées. On nous installa mal dans le buffet de la gare, ainsi que d’ordinaire, on nous enferma comme des prisonniers ; cependant on nous permit de nous procurer quelques aliments, du jambon à un prix assez élevé, du pain et du lait. Ils n’ont pas omis l’exploitation. J’ai acheté du lait et du pain, une personne avait une lampe à esprit de vin, j’ai fait bouillir ce lait, lorsqu’il fut tiède, je le mis dans le biberon du pauvre petit que je pris sur mes genoux, je le fis boire, sa pauvre tête était ballante ; cependant il but avec avidité, nous lui avions fait un lit sur deux caisses, et il s’endormit. Ce pauvre père me remercia, et me dit : « Si vous saviez comme j’aime mon petit » et il pleurait le pauvre homme, cela faisait mal de l’entendre.

Nous pensions rester quelques heures à peine. Mais hélas ! nous avions compté sans la malveillance des Prussiens ; nous avons passé la nuit entière dans une attente cruelle, il faisait froid, nous espérions d’un moment à l’autre notre départ. Le jour vint, nous recommençâmes à protester ; enfin on ouvrit les portes du buffet, on avertit qu’un train allait venir, tous de nous précipiter, puis impatients, nous nous approchâmes de la voie, les sentinelles nous faisaient déguerpir en frappant de la crosse de leur fusil sur le sol et criant : Furt ! Furt ! C’est ainsi que j’ai reçu sur les deux orteils un coup de crosse de fusil, dont je porte encore la marque ; au bout d’une demi-heure d’attente, aucun train ne venait, ils nous firent entrer de nouveau dans la salle et refermèrent la porte à clé. Ils nous ont fait faire ce trafic quatre fois, il semblait qu’ils cherchassent une occasion pour exercer la patience et augmenter la souffrance morale. Cela outrepassait les droits de la guerre ; que pouvait-on faire ? il n’y avait pas à résister ! Une cinquième fois, à 6 heures de l’après midi, on nous fit sortir, nous attendîmes encore un bon moment, lorsqu’enfin nous vîmes à une certaine distance la locomotive qui se dirigeait sur nous ; elle fit halte. Nous étions si fatigués, que nous nous réjouissions du départ. Mais horreur ! c’était un train de marchandises ; les Prussiens nous annoncent qu’un autre train va suivre ; cependant que ceux qui voulaient se contenter de ce train feraient bien d’en profiter, tous nous voulûmes partir, nous avions déjà été trompés, il valait mieux partir au plus vite. On nous fit monter dans d’affreux vagons à bestiaux, d’une saleté répugnante, on nous entassait dans ces horribles compartiments où il n’y avait pas de sièges, nous dûmes rester debout.

Notre pauvre homme et son malheureux bébé étaient toujours avec nous, il s’est assis sur une petite caisse carrée, et toujours son cher fardeau entre les bras, ni mieux, ni pire, soufflant légèrement. Je lui donnai encore quelques gouttes de lait qu’il prit assez difficilement. Nous enveloppâmes d’un grand châle l’enfant pour qu’il n’eût pas froid, puis il s’endormit de nouveau.

Enfin pendant deux heures encore nous fûmes cahotés en tous sens, nous roulâmes ainsi, non pas jusqu’à Orléans, car il fallut s’arrêter à la station avant la ville ; tout étant désorganisé depuis les combats à l’entour. Tout à coup, un sifflement aigu annonce notre arrivée ; nous espérions que nos tourments et nos vexations allaient finir, mais encore une illusion !…

Nous avions encore 3 kilomètres à faire à pied, toutes les lignes étaient interrompues, et il n’y avait pas de voiture. Lorsque nous descendîmes, je voulus aider le pauvre père à descendre de cet horrible vagon, le marche-pied étant très élevé, cela fut difficile, je pris l’enfant dans mes bras, il ne fit pas de mouvement, hélas ! nous nous aperçûmes que le pauvre petit était mort ; le malheureux père désespéré, gravissait son calvaire jusqu’au bout. Lorsqu’il comprit tout son malheur, sa surprise fut si grande qu’il ne prononça pas une parole, les yeux hagards, il enveloppa son cher cadavre et s’en alla dans la direction où il était attendu.

Voilà la guerre !!! Nous n’avons rien à envier au temps de la barbarie.

Si je raconte ce terrible voyage, je dois dire qu’à ce triste récit, s’ajoute pour moi une petite joie qui n’aurait eu nulle importance dans la vie ordinaire. Le premier pain que j’ai mangé à Étampes était si blanc, si beau et si bon (tout pur froment) qu’avant et après, je n’en ai jamais mangé de pareil. Le litre de lait que j’avais partagé avec ce malheureux petit être, était si crémeux ! Ce fut toutes mes folies gastronomiques pendant mon voyage, je ne les ai jamais oubliées.

À Orléans tout est bouleversé, les rues sont pleines de Prussiens, ils font un grand bruit, ils battent les pavés de leurs longs sabres. Des sentinelles sont postées à toutes les maisons officielles ; des patrouilles se croisent en tous sens, enfin c’est une ville de guerre ! envahie par les vainqueurs, c’est tout dire.

J’ai beaucoup de peine à me frayer passage pour me rendre dans la rue de Bourgogne, il me faut traverser la ville, c’est difficile ; quoique fatiguée, j’avais hâte de savoir ce qu’il était advenu de mon mari ; j’étais anxieuse. La lettre que j’avais reçue ne disait rien. « Quelle nouvelle vais-je apprendre ? » me disais-je.

Enfin j’arrive chez mes anciens amis, M. et Mme Chevrier ; ils avaient un café, joli pour Orléans à cette époque ; je trouve la devanture fermée, comme à tous les autres magasins de la ville ; ordre officiel, à 5 heures du soir toutes les boutiques devaient avoir porte close ; pas de lumière dans les rues, cela donnait un singulier aspect, on marchait dans les ténèbres, la ville paraissait étrange. Derrière toutes les fenêtres, on voyait des silhouettes se mouvoir ; il y avait une très grande agitation.

Je frappai à la porte, une personne à l’intérieur me dit : « Qui est là ? » Je reconnus la voix, c’était M. Chevrier.

Je me nommai aussitôt, il m’ouvrit sa porte, ces braves amis m’embrassèrent, il y avait huit années que je ne les avais vus ; ils me firent signe de l’index posé sur les lèvres, pour me recommander le silence.

Toute la maison était pleine de soldats, ils avaient chez eux des officiers, il n’aurait pas été bon pour mon mari, que nous eussions commis une indiscrétion, tous les Allemands étaient furieux contre les francs-tireurs, qui leur avaient donné du fil à retordre.

Dans la salle, sur le billard, il y avait un lit préparé pour coucher, cela m’étonnait, les chefs choisissaient les chambres à leur convenance, s’en emparaient ; les habitants n’avaient qu’à se soumettre, c’était le cas de mes amis, ils couchaient donc sur le billard. À Paris nous avons été assiégés, mais la ville n’a pas été occupée par l’ennemi, j’ai remarqué la différence.

Mes amis me tranquillisèrent sur le sort de mon mari.

Demain, nous causerons mieux, pour ce soir, il faut manger et dormir.

Madame et moi, nous couchâmes sur le billard, monsieur dormit dans un fauteuil. Dans la journée nos hôtes importuns iront à leur service, alors nous pourrons parler.

Le lendemain, lorsque les Prussiens furent sortis, Madame Chevrier me proposa d’aller, avec moi, trouver mon mari, lequel ne sortait qu’une fois par semaine.

— Mais où est-il ? lui demandai-je.

— Vous ne le devineriez jamais.

— Enfin, où est-il ?

— Au couvent.

(En effet l’idée ne me serait jamais venue d’aller le chercher au couvent.)

Lui-même vous racontera ce qui s’est passé, ici l’on ne peut parler librement de toutes ces choses.

Nous partîmes donc pour le couvent, lequel était situé dans une petite rue transversale, aboutissant au quai de la Loire. Dans cette rue mal pavée (comme toutes les rues de la ville, sauf les rues centrales), se trouvait le couvent, grand bâtiment très vieux, aux hautes murailles grises, salies par le temps ; au centre une porte immense et dans un panneau une petite porte grillée, qu’on ouvrait de l’intérieur lorsque quelqu’un sonnait. Au dessus du portail, il y avait le drapeau de la Convention de Genève, ou de la Croix-Rouge, au-dessous écrit en gros caractères : « Ambulance allemande ». Nous étions arrivées, nous sonnâmes à la porte, on ouvrit ; Madame Ch. présenta sa carte, disant qui j’étais ; nous fûmes introduites au parloir.

Un moine nous parla très aimablement, m’expliqua qu’il fallait être discrète et très prudente, que le couvent était occupé militairement par l’armée prussienne. Il me dit aussi dans quelles circonstances les religieux avaient reçu mon mari, mais si jamais on savait qu’ils avaient aidé à sauver la vie à un franc-tireur, les Prussiens mettraient le feu au monastère.

Après ces explications, le moine s’en alla et fit venir mon mari au parloir. Inutile de dire combien celui-ci était heureux et content ; sa première question fut :

— Comment va le petit, il n’est pas mort, n’est-ce-pas ?

— Non lui répondis-je, il se porte bien.

Alors il m’embrassa avec effusion, et me remercia de lui annoncer cette heureuse nouvelle.

— J’avais si peur qu’il ne fût mort ! ici, on dit que tous les enfants meurent à Paris.

— Oui, c’est vrai, lui répondis-je, beaucoup de pauvres petits sont morts en effet, mais nous avons eu le bonheur que notre cher petit soit épargné, je l’ai soigné de mon mieux.

— Si tu savais, combien souvent j’ai pensé à vous trois, me dit-il. Où coucheras-tu ce soir ?

— Je ne sais, chez nos parents, peut-être, je ne peux coucher chez madame ; eux-mêmes couchent sur le billard, tous les habitants ont des soldats chez eux.

— Ne va pas chez nos parents, ce serait inutile ; c’est très embarrassant. Attends ! je vais te présenter au supérieur, peut-être nous donnera-t-il une idée, un conseil.

Mon permis était de six jours, et comme j’avais perdu un temps effroyable en route, il ne me restait plus que quatre jours, après quoi il nous faudrait partir.

Le supérieur vint au parloir, mon mari me présenta, naturellement je remerciai le religieux de ce qu’il avait fait pour lui, car ni parents, ni amis n’ont voulu s’exposer pour lui sauver la vie.

Mon mari lui raconta mon embarras, disant que je ne savais où aller coucher, que je n’avais pas même la ressource d’un hôtel car on n’y logeait plus les étrangers. Le supérieur réfléchit un moment, puis il dit : « Mais Jean, (c’est ainsi qu’il appelait mon mari) je ferai mettre un second lit de fer, et madame pourra coucher là, si elle n’y voit pas d’inconvénient ; ce n’est pas un palais, c’est un abri que je vous offre de bon cœur. Le frère tourier vous apportera la nourriture ; nous avons d’excellent lait. »

Je remerciai le supérieur de l’hospitalité qu’il voulait bien m’offrir[1].

Alors je racontai devant le supérieur, ce que j’avais fait pendant le siège ; mon mari et lui étaient étonnés et m’en félicitèrent.

Je lui ai dit aussi que j’avais un laissez-passer en blanc pour mon mari. Très bien, me dit-il, l’affaire marchera toute seule. Ici, nous avons une ambulance française, mais les Prussiens ont mis ambulance allemande. Nous avons encore une salle où sont nos blessés français. Je vais m’entendre avec le docteur ; il donnera un certificat de sortie, sous le nom de Jean Renaud (nom de la famille de ma mère) on remplira le laissez-passer, et vous irez à la préfecture le faire viser au bureau du prince Frédéric-Charles, de cette façon vous pourrez partir ensemble. Il sortit et me salua.

Après cet entretien, j’ai accompagné mon amie jusque chez elle où j’ai soupé, et je suis revenue au couvent.

J’y suis restée quatre jours, je fus bien soignée ; en dehors des repas, le frère tourier m’apportait de bon lait à 10 heures du matin et à quatre heures de l’après-midi. Je ne l’ai jamais vu ; la porte de notre chambre donnait sur un vestibule sur une table, ce frère déposait ce qu’il m’apportait ; il frappait deux petits coups à la porte, je savais ce que cela voulait dire, mon mari m’ayant initiée.

Dans la soirée, mon mari me raconta comment il s’était évadé :

« J’ai été fait prisonnier à la reprise d’Orléans par l’armée prussienne, le 3 décembre ; je fus désarmé et enfermé dans la cathédrale, où il y avait déjà une grande quantité de soldats de tous les corps d’armée, l’église était remplie depuis l’entrée jusqu’au fond de la nef, nous étions tous pêle-mêle, jetés là, sans avoir même de paille pour nous reposer, recevant une nourriture presque nulle ; à travers la grille de pauvres femmes venaient en cachette nous passer du pain qu’elles cachaient sous leur tablier. Cet état de choses dura assez longtemps, chaque jours les officiers supérieurs venaient faire un choix et emmenaient leurs prisonniers, le troupeau diminuait petit à petit, enfin nous n’étions plus que six dans la cathédrale, tous francs-tireurs. Nous comprenions le sort qui nous était réservé. Mourir, pour mourir ! Il fallait tout risquer. Nous résolûmes de nous évader.

» Au fond de la cathédrale, il y a une petite porte basse donnant accès sur une grande place assez déserte une sentinelle montait sa fraction, se promenant d’un pas régulier de long en large ; elle était à son poste depuis peu, lorsqu’à une heure du matin environ, le premier prisonnier força la porte, sauta sur la sentinelle et la désarma ; pendant ce temps, à quatre nous nous sauvions

» Nous ne savons pas si les deux autres ont réussi à s’enfuir, je ne les ai jamais revus. Nous allâmes chacun de notre côté.

» Moi, je suis allé chez notre oncle Renaud, qui demeure toujours rue du Tabourg, dans la maison d’Agnès Sorel. Au milieu de la nuit je frappe à sa porte.

— Qui est là ? s’écria-t-il. Je lui dis mon prénom, il reconnut ma voix. Notre tante était épouvantée, elle avait une peur terrible que je restasse, les francs-tireurs étaient l’épouvante de la ville en raison des menaces de l’autorité prussienne, qui avait fait coller sur tous les murs de la ville des affiches ainsi libellées : « Quiconque recevra un franc-tireur sa maison sera incendiée ! »

» Ton oncle est à peu près de ma taille, comme tu le sais ; il me donna de ses habits. Après, que devenir ? Aller ailleurs ? il n’y fallait pas songer. Toute la ville avait des soldats à héberger. L’oncle m’avait donné un mot pour un prêtre de sa connaissance, qui peut-être pourrait m’être utile.

» Enfin, je suis dehors ; je me demande de quel côté tournera le vent. Je fais quelques pas dans la rue ; j’aperçois un prêtre qui passait, je l’accoste, je lui dis la vérité et ma détresse. Un moment il hésite : « Votre cas est grave, enfin voulez-vous me suivre, je vais au couvent, (pénitencier de l’enfance) peut-être qu’il y aurait possibilité d’arranger les choses, il y a une ambulance prussienne maintenant ; mais il y a encore les pensionnaires ordinaires de la communauté.

» Nous arrivâmes au couvent ; mon compagnon me fit entrer au parloir et il alla trouver le supérieur auquel il expliqua ma situation ; tous deux revinrent, le supérieur me dit :

− Vous avez été un brave, vous n’hésiterez pas à faire quoi que ce soit, nous manquons de personnel pour faire le ravitaillement, voulez-vous nous aider à cette corvée pour quelques jours seulement ? après nous aviserons ; acceptez-vous ?

— Oui, répondis-je ; je n’ai pas à hésiter. Mais si j’allais être reconnu ?

— Vous ne le serez pas ; on vous habillera en charretier, savez-vous conduire ?

— Pas trop, mais j’y arriverai.

» Pendant quinze jours j’ai fait ce métier au nez et à la barbe des Prussiens ; plus d’une fois j’ai eu peur d’être reconnu.

» Quand ces corvées furent finies, le supérieur me demanda si j’avais un métier.

— Oui, lui ai-je répondu, je fais de la chaussure.

— Hé bien, voulez-vous nous être utile, voulez-vous être contre-maître à l’atelier de cordonnerie du pénitencier ?

» Depuis ce temps je suis resté ici, mes apprentis m’aiment beaucoup, j’ai fait mon possible pour adoucir leur sort, le supérieur m’a dit qu’ils n’avaient jamais si bien travaillé. Je ne leur ai jamais parlé de religion (ni pour, ni contre). Tu sais le reste. »

Au moment de notre départ du couvent, tous ces pauvres petits gamins sont venus nous dire adieu ; ils m’ont offert un magnifique bouquet que le supérieur leur avait permis de cueillir dans la serre ; plusieurs d’entre eux pleuraient, c’est ainsi que nous quittâmes le couvent.

La ville envahie était animée, il y avait au moins 200 000 hommes ; sur la place principale, autour de la statue équestre de Jeanne d’Arc des sentinelles prussiennes étaient en faction, elles semblaient se mettre sous l’égide de la pucelle d’Orléans. Heureusement que le bronze est insensible, sans quoi la pauvre Jeanne aurait tressailli sur son pied d’estal.

Toute la place était occupée militairement, partout il y avait des campements, un tintamarre épouvantable, une grande quantité d’officiers en brillants uniformes, sur lesquels le soleil se reflétait ; toutes les rues étaient également encombrées, on rencontrait peu d’habitants, ils étaient terrorisés. La ville était rançonnée de 30 000 francs par jour.

Le prince Frédéric-Charles avait établi son quartier général et son état-major à la préfecture. M. Peirera préfet depuis le 4 septembre, (républicain convaincu, homme très estimé) était retenu prisonnier dans une des salles, le prince le traita avec la dernière rigueur, il exigea de lui les renseignements nécessaires à la gestion de la ville, et comme cet employé s’obstinait dans son mutisme, le prince le menaçait de son revolver. M. Peirera fut stoïque, mais il tomba malade, on lui refusa l’assistance de sa famille et il ne fut libéré qu’après l’évacuation de la ville par l’armée prussienne.

Peu de temps après ces évènements, M. Peirera mourut ; la population entière lui a fait des funérailles magnifiques.

Je me présentai donc au bureau de la préfecture pour faire viser mon laissez-passer, puis nous fîmes nos adieux à nos amis et nous quittâmes Orléans. Les voies étaient rétablies et nous pûmes revenir en meilleures conditions, et à l’heure réglementaire nous entrions en gare de Paris.

Lorsque nous arrivâmes à la maison il y eut une grande joie, notre cher fils tendait ses petits bras vers nous, son papa était heureux de le retrouver sain et sauf. Ma mère partageait notre joie et nous la remerciâmes de m’avoir aidée dans ma tâche, sans elle je n’aurais pu prendre une part active dans la guerre.

Naturellement, tout était à la dérive à Paris ; pas de travail, la misère devenait de plus en plus cruelle et meurtrière.

Je continuai mon service comme par le passé.

Notre compagnie était assez souvent de service à la cour des comptes, et en plusieurs lieux officiels de l’arrondissement.

Le 11 février Paris commençait à avoir à manger, mais il n’y avait ni travail, ni argent ; les 1 franc 50 ct. de chaque garde national n’allaient pas loin, plus 0,75 centimes pour sa compagne, s’ils avaient eu la veine d’être légalement mariés, (en un mot s’ils étaient des gens moraux). Pour les enfants, quelle idée !!! Pour toute la famille ils avaient 2 francs 25 ct. quel que fût le nombre des membres. Mais les autres pauvres diablesses qui avaient donné librement, honnêtement leur cœur et leur affection, elles n’avaient aucun droit, ni pour elles, ni pour leurs enfants ; donc 1 franc 50 ct., pour toute la nichée. Les petits bâtards avaient les miettes du festin. Pauvres enfants, ils n’avaient pas demandé à naître. Et nous étions en République !…

Oh Patrie ! qu’as-tu fait de tes enfants ! Telle était l’humanité de ceux qui t’ont conduite à l’abîme !

Le ravitaillement était un nouveau supplice pour ces pauvres déshérités ; ils ne pouvaient, devant ces étalages de légumes et d’autres provisions, que risquer un regard d’envie ; ils avaient eu si faim !

Le 26 février, les comités républicains et quelques membres de l’Internationale des Travailleurs avaient fait un appel à tous les régiments de la Garde Nationale de tous les quartiers.

Tous ceux qui voulaient sauver la République devaient se réunir place de la Bastille, autour de la Colonne de Juillet, ayant pour insigne un ruban rouge à la boutonnière, pour se compter, se reconnaître et se lever en masse pour courir sus à l’ennemi ; par ce procédé en 1793 le peuple avait sauvé la France de l’invasion étrangère.

Nous ne désirions pas la guerre, mais lorsqu’on est attaqué, il faut se défendre.

Ce jour-là il m’arriva une histoire assez désagréable.

Notre bataillon avait reçu un appel pour aller au rendez-vous. Le faubourg St-Germain, surtout, le 7me arrondissement n’était pas très content, il ne voulait pas se commettre avec toute la populace des faubourgs.

Le matin de ce même jour nous reçûmes l’ordre de nous réunir à la Cour des Comptes ; j’y suis allée avec ma compagnie. Cependant les chefs laissèrent chacun libre d’agir selon son gré.

Notre capitaine, M. du Q., s’était muni de petits rubans rouges et de petits rubans bleus, il en fit la distribution, lorsque ce fut mon tour, il voulut mettre à ma boutonnière un ruban bleu que je refusai, il parut très étonné, il me demanda pourquoi je ne voulais pas porter ce ruban, je lui répondis qu’étant républicaine, si je voulais faire un choix, je prendrais le ruban rouge, mais que je considérais les insignes de nulle importance, que ce n’était pas la preuve de convictions. Mon capitaine était surpris de mes réflexions, il était même très fâché : « Mon capitaine » lui ai-je dit, si vous insistez, je quitterai la compagnie.

Il me répondit que je n’avais pas le droit de le faire, qu’on pouvait me forcer. J’ai quitté ma compagnie, et je n’y suis jamais retournée. Ainsi finirent mes relations avec la 7me compagnie du 17me. On ne s’est plus occupé de moi, pour le moment du moins, et moi je ne me suis plus inquiétée d’eux.

Je suis allée seule à la manifestation de la Bastille, il y avait une foule immense, très excitée, on ne voulait plus entendre parler des hommes inconscients ou criminels du 4 septembre ; tous étaient convaincus qu’avec un peu d’efforts et de bonne volonté on pourrait encore sauver la France en proclamant la Commune. Moi aussi je croyais à ce rêve ! (Il était trop tard.)

Cette manifestation était imposante et grandiose, au sommet de la colonne on avait hissé dans la main du génie de la liberté un drapeau rouge ; tout autour de la colonne, en spirale, on avait fait un mélange de drapeaux tricolores, munis de nœuds de crêpe noir entre-mêlés d’immenses couronnes d’immortelles, apportées aux victimes de la tyrannie.

Hélas ! nous étions condamnés à l’impuissance, le lendemain ressemblait à la veille.

À quelques jours de là, mon mari fit la rencontre d’un certain nombre de francs-tireurs qui avaient été avec lui dans l’armée de la Loire ; ils étaient tous furieux de la conduite du colonel Aronsohn. Voici ce qui était arrivé : Ce monsieur avait reçu une somme assez importante du gouvernement pour former des compagnies de francs-tireurs, ils furent équipés et chacun d’eux devaient toucher 3 francs par jour pour leurs besoins journaliers ; les Corps-Francs étant des volontaires, ne touchaient pas de vivres comme l’armée régulière ; tout était convenu, réglé, engagement signé ; ils partirent donc rejoindre d’autres colonnes dans la direction de l’armée de la Loire. Le jour de leur départ ils reçurent leur solde. Mais ce fut tout. Une fois séparés de Paris ils ne reçurent plus rien, et leur chef avait disparu, après trois ou quatre jours ces braves défenseurs n’avaient plus d’argent et pas de vivres. Que fallait-il faire ? C’était épouvantable, souvent ils sont restés sans manger ; s’ils demandaient quelque nourriture aux paysans, ces derniers les exploitaient d’une manière atroce, ces campagnards étaient lâches, ils vendaient à prix d’or la moindre chose aux francs-tireurs, et par terreur ils donnaient tout ce qu’ils avaient aux Prussiens. Un paysan a demandé à un franc-tireur de ma connaissance, qui avait abandonné sa famille pour défendre son pays, la somme de 1 fr. pour un verre d’eau.

Ils ont eu froid et faim, leur misère était grande ; lorsqu’ils se trouvèrent sur les bords de la Loire, heureusement ils se rallièrent aux volontaires de Garibaldi. Toute personne ayant lu l’histoire connaît avec quelle endurance et quel courage les francs-tireurs luttèrent, sans trêve, à Chateaudun, Coulmiers, Patay, Artenay et à Orléans pendant la guerre de 1870 ; fatalement ils ont été forcés de prendre pour vivre ce qu’on leur refusait, même avec de l’argent à la main. (Il faut manger.)

S’étant trouvés une trentaine, ils ont formé un comité ; ils résolurent d’aller chez M. Aronsohn tous ensemble pour lui demander des comptes ; un d’entre-eux fut délégué pour prendre la parole au nom de tous, ils choisirent un avocat. Mon mari me demanda si je voulais l’y accompagner, j’y consentis et nous partîmes Ce monsieur demeurait rue Tiquetonne, je crois, près des Halles. Nous arrivons à la porte extérieure, le délégué monta à l’appartement, tous attendaient au bas du perron, dans la rue. Ce fut madame Aronsohn qui vint ouvrir, elle reçut le délégué, qui fit part du but de sa visite ; comme l’entretien se prolongeait, ceux qui étaient dehors s’impatientaient et commençaient à murmurer, cette dame entendit, elle vint elle-même se présenter en pleurant, accompagnée de ses trois enfants, disant qu’elle n’avait jamais revu son mari, elle faisait pitié à voir, tant elle était effrayée. Voyant cette pauvre femme dans cet état, nous nous éloignâmes et la laissâmes tranquille.

Jamais on n’a su ce que ce monsieur est devenu, ni ce qu’il a fait de l’argent qu’il avait reçu. Ainsi finit cette lamentable histoire.

Le 3 mars par un brillant soleil, les Prussiens firent leur entrée dans Paris.



  1. Car ce n’était pas la règle du couvent de recevoir une dame ; mais, comme il le disait lui-même, pendant la guerre tout est possible.