Librairie A. Lapie (p. 119-154).


CHAPITRE XVI


Le 12 septembre, dans l’après-midi, mon mari vint me dire qu’il avait décidé de s’engager dans les Francs-Tireurs de la Loire. Le colonel Aronsohn, avait organisé un bataillon composé d’anciens militaires ; mon mari ayant fait partie de la Garde Impériale, fut accepté d’emblée, je savais aussi qu’il avait eu beaucoup de courage au combat, et qu’il avait le caractère essentiellement militaire ; puis il avait été parmi les vainqueurs de Crimée.

Loin de le décourager, je lui ai donné mon consentement de bon cœur, pour la défense de notre chère République.

J’aurais, préféré que la guerre ne fût pas, mais puisque la fatalité nous obligeait de la subir, nous devions tout faire pour délivrer la France du joug de l’étranger.

Comme toujours, le malheur se complique.

Une semaine avant la fermeture des portes de la ville, une dame, gardienne d’un hôtel particulier de Faubourg St-Germain, reçoit un télégramme de ses maîtres, lesquels étaient en Angleterre ; on lui disait qu’il fallait qu’elle partît immédiatement. Elle demanda à ma mère si elle voulait lui rendre le service de garder son enfant pour quelques jours. Naturellement nous avons dit oui.

Peu de jours après, les portes de la ville étaient fermées, nous n’avons jamais revu cette dame, les évènements ayant tout bouleversé autour de nous. Nous avons donc gardé l’enfant. Nous avions une grande responsabilité ; mon fils avait alors huit mois et le petit garçon trois ans.

Le 21 septembre était l’anniversaire de la proclamation de la première République ; les esprits étaient agités, au souvenir de 1793, tout le monde voulait comme alors courir à la frontière.

Ce jour-là, mon mari fut vraiment heureux, tout lui semblait facile. Ma mère n’était pas contente, elle pensait que nous allions rester seules, et que nous avions deux enfants qu’il faudrait soigner ; « Et si le siège est de longue durée, disait-elle, comment ferons-nous ? »

Cela ne sera pas long, lui répondis-je ; avant peu les Prussiens auront quitté le territoire, les soldats des deux nations fraterniseront ; qu’importe aux Prussiens de recevoir l’argent de la République ou de l’empire. Nous sommes déjà débarrassés de ce dernier, c’est beaucoup, le reste s’arrangera. Je prenais mes rêves pour des réalités.

J’invoquais le souvenir de 1793 ; les républicains ont vaincu l’étranger, nous ferons de même !

Je n’étais ni effrayée, ni découragée. Je croyais tout possible.

Le 18 septembre il fallut partir, mon mari avait quitté la maison depuis deux jours, il était resté avec son bataillon, il vint nous dire adieu ; il avait le cœur bien gros lorsqu’il nous embrassa, il ne pouvait se séparer de son cher petit garçon, de grosses larmes lui coulaient sur les joues, il l’embrassa encore une fois, ainsi que ma mère et il partit. Il me demanda de l’accompagner jusqu’aux fortifications de la Barrière d’Italie. Ils allaient rejoindre l’armée de la Loire, de laquelle ils allaient faire partie.

Plusieurs autres corps francs étaient avec eux. Leur départ était vraiment imposant, le temps était magnifique, le chant de la Marseillaise, accompagné par la musique militaire, exaltait l’enthousiasme de tous ces braves, ils abandonnaient tout ce qui leur était cher ; ils faisaient volontairement le sacrifice de leur vie pour sauver la France.

Quel grand malheur, que nous n’ayons pas eu à notre tête des hommes capables et sans parti pris, n’ayant qu’un but, sauver la France de l’invasion étrangère. Si toute cette force vitale, animée des meilleures intentions et des plus purs sentiments avait été utilisée pour la défense nationale, les choses auraient tourné autrement.

Une foule immense les accompagnaient ; mais malgré nos chants, nous étions tristes et émus. Nous pensions : Combien reviendront-ils ? Et dans quelle situation se trouveront ceux qui auront échappé à la mort ?

Tous nous voulions dissimuler notre peine ; nous n’avions pas le droit d’affaiblir leur courage.

Quel que soit le résultat, défaite ou triomphe, ce dont nous étions absolument certains, c’est que tous ne reviendraient pas dans leur famille.

Arrivés aux fortifications, il fallut nous séparer, mon mari m’embrassa et me recommanda chaleureusement notre cher petit et ma mère. Dans trois à quatre jours, tu auras de mes nouvelles, disait-il. Je compte sur ton courage et ta volonté.

Dans quelques jours nous en aurons fini avec la Prusse, nous rentrerons vainqueurs dans Paris.

Ils étaient convaincus que la République ferait ce que l’empire n’avait pas voulu, ou pas pu faire.

Le 20 septembre les portes de la ville de Paris étaient fermées, nous étions en état de siège. Le 21 nous étions cernés, l’armée prussienne nous entourait déjà dans un cercle de feu.

Lorsque je revins vers ma mère, je la trouvai en larmes, avec mon chéri dans ses bras, l’autre petit garçon, appuyé sur ses genoux ; elle avait moins confiance que moi dans l’issue prochaine de la guerre.

Le 28 septembre, nous connaissions l’affaire de Châtillon.

Paris était encore une fois contraint à la guerre. On organisa la Garde Nationale en trois bataillons différents : bataillon de marche, bataillon à la garde des bastions, bataillon sédentaire, pour la garde des quartiers.

Comme il n’y avait pas assez de vêtements pour équiper tout le monde, on organisa du travail dans les 20 arrondissements de Paris. Dans chaque mairie on fit distribuer des vareuses et des pantalons tout coupés, pour donner du travail aux femmes, dont les maris étaient aux remparts ou ailleurs.

Je me suis fait inscrire à la mairie du 7me arrondissement ; étant de ce quartier, on me donna une vareuse, on la trouva bien, elle m’était payée 4 francs de façon, mais on n’en distribuait que trois par semaine et par personne, ce qui était juste, pour qu’il y eût un plus grand nombre de personnes occupées. Cela me faisait 12 francs par semaine pour quatre ; enfin nous pouvions nous suffire, des milliers de personnes n’en avaient pas tant. Les familles nombreuses, comment pouvaient-elles faire pour vivre ? Du reste ce travail fut de peu de durée.

Cela ne pouvait satisfaire mon désir d’être utile à ma patrie. Je ne pouvais résister au besoin absolu qui m’envahissait, d’entrer dans la lutte.

D’une façon ou d’une autre, je veux être utile à mon pays !

Dans le quartier, à nos heures libres, nous faisions de la charpie pour les blessés.

Poussée par mon idée fixe, je résolus de m’informer si je ne pourrais pas entrer dans une ambulance, si je n’avais pas eu mon fils et ma mère, assurément je serais partie avec mon mari dans l’armée de la Loire, restant à Paris où je suis indispensable, je verrais chaque jour mon cher petit et ma mère, ils ne seraient pas abandonnés, parce que je servirais mon pays !

Ma mère s’occupait des enfants, je nourrissais mon fils, mais je fus obligée de l’élever à la bouteille (dite biberon), je pouvais donc facilement m’absenter de la maison sans que rien en souffrît. Il nous restait environ 300 francs. Je pensais qu’en économisant, cela suffirait aux besoins de ma petite famille. Le siège ne sera pas éternel, me disais-je. Je remis à ma mère cet argent, car n’ayant pas de grands besoins, il m’était inutile.

Ayant appris la fondation d’une ambulance aux Champs Elysées, je pris le parti de me présenter ; malheureusement le service était au complet. Déçue j’écrivis une longue lettre au Rappel pour réclamer notre droit à l’égal des religieuses, de soigner nos blessés sur le champs de bataille.

À mon appel, je reçus une lettre du comité de la rue Feydeau, lequel faisait partie de la Convention Internationale de la Croix-Rouge.

J’ignorais absolument quelle était l’organisation de ce comité ; ma lettre en main, je me rendis rue Feydeau où je fus bien accueillie, je dis le grand désir que j’avais d’être utile à ma patrie, je fus admise.

Nous assistions à des sortes de cours pratiques, où l’on nous enseignait comment on fait les premiers pansements, on nous faisait préparer les boîtes nécessaires pour le service ambulant, lesquelles devaient contenir les choses les plus indispensables.

On nous fit des cours théoriques sur la propreté et sur l’hygiène pour le lavage des plaies, enfin tout ce qui est de première nécessité en attendant le docteur, s’il se trouve sur un autre point ; on nous apprit à rouler les bandes, à préparer la charpie, les épingles à agrafes, le fil et la soie cirée.

Après quelques semaines, nous étions au courant et aptes à entrer dans une ambulance de Paris, ou à suivre un régiment allant aux avant-postes ou aux remparts, puisque nous étions cernés, nous ne pouvions espérer aller plus loin qu’en reconnaissance. Si les Prussiens étaient refoulés, nous irions jusqu’au bout.

Lorsque l’on réorganisa la Garde Nationale, il était question de nous diriger dans les compagnies de secours aux blessés. Le général Trochu, d’abord, avait acquiescé à cette idée, tout était arrangé et convenu. On avait résolu de nous engager dans chaque section où il y avait un docteur, pour l’aider et le seconder dans son service.

Malheureusement le général changea d’idée, et il s’opposa à notre affiliation, disant que les religieuses avaient un caractère sacré, qu’ayant prononcé des vœux, elles étaient respectées de tout le monde ; qu’une ambulancière civile serait exposée à tous les inconvénients. Ce fut fini pour le comité de la rue Feydeau.

J’étais un peu désolée. Une dame du comité me remit une lettre pour le capitaine du Q… lequel demeurait dans la rue de Beaune, où habitait ma mère.

Je suis allée chez lui, et lui ai présenté ma lettre d’introduction, je lui ai exposé mon ardent désir de collaborer à l’œuvre d’humanité indispensable au terrible drame qui allait se dérouler. Il m’a demandé quelques jours pour répondre à ma requête, ne pouvant agir lui-même ; il devait soumettre ma proposition au colonel M. De G… Peu de jours après, je reçus une réponse qui comblait mes vœux, je fus admise à la 7me compagnie du 17me de la Garde Nationale, 7me secteur, où j’aurais l’occasion d’exercer mon dévouement. Toute heureuse, j’ai accepté. Ma mère était bien un peu fâchée.

Je n’ai pas de sots préjugés, lui dis-je, partout où je serai, je sais que je me ferai respecter (cela était vrai, j’ai été respectée). Voilà comment j’ai fait partie de la Garde Nationale.

Quelques jours après il y eut à l’Esplanade des Invalides une grande revue, j’y fus conviée et présentée officiellement au 17me bataillon, et à la septième compagnie, de laquelle je fis partie désormais. C’est ainsi que j’obtins un poste de combat.

À partir de ce jour j’ai fait mon devoir. Pour cela je n’ai jamais délaissé ni ma mère, ni les enfants. Notre vie était difficile, cependant je pensais que j’étais encore une favorisée du sort, je voyais tant de souffrances autour de moi, tant de pauvres enfants à demi vêtus, sans chaussures sur la terre humide et froide, allant au bois où l’on commençait à saper nos beaux arbres séculaires ; on levait la cognée pour les abattre, ensuite on les mettait en lots de différentes dimensions. Les vrais miséreux allaient ramasser les brindilles pour se réchauffer, mais quel bois ? C’était affreux, nous étions près de l’hiver, le bois vert ne pouvait s’enflammer, il y avait dans les chambres une fumée atroce qui aveuglait, la respiration était haletante, lorsqu’il fallait faire cuire à manger, c’était épouvantable ; il n’y avait plus de charbon de bois, naturellement les ouvriers même aisés ne pouvaient faire de grandes provisions ; à Paris, c’est difficile, et le vrai malheureux, celui qui va acheter deux sous de braises chez le boulanger au jour le jour, ne pouvait faire de provisions. Lorsque sur ce bois on faisait cuire quelque aliment, le goût en était affreux. On était vraiment plus heureux sur le pavé des rues que dans l’intérieur des maisons. La misère commençait à se faire sentir, le prix des denrées alimentaires augmentait dans des proportions énormes et inquiétantes.

Comme toujours et en toutes choses, les maladresses se multiplièrent.

Lorsque les Prussiens s’approchèrent des environs de Paris, on fit entrer dans la ville tous les habitants des alentours, ce qui était très naturel, mais on aurait dû les obliger à sacrifier leurs bêtes, quitte à leur payer un prix raisonnable, et livrer immédiatement leur chair à la consommation (comme cela était absolument logique, on fit le contraire).

Ils entrèrent donc dans Paris, suivis de tous leurs bestiaux et de leurs basses-cours. Tout espace libre était transformé en parc ; ici, un troupeau de moutons ; là, dans les squares, des bœufs, des vaches ; en d’autres lieux, des poules, des lapins, voire même des ânes. Nous avions alors un concert magnifique, on entendait de tous côtés des beuglements, des bêlements, le chant du coq et les braiments des ânes ; à tous ces cris divers se mêlaient la sonnerie du clairon, le bruit du tambour, les chants patriotiques et tout ce tintamarre était couvert de la voix formidable du canon.

Ces braves riverains avaient emmené toutes leurs fournitures, on voyait défiler des chars de foin, de paille, diverses denrées. Mais, hélas pour tant de bouches et de becs, toutes ces provisions étaient insuffisantes et ne durèrent pas longtemps.

Qu’arriva-t-il ? Après avoir enlevé aux pauvres Parisiens le peu qui leur restait encore, ces braves paysans achetèrent chez les boulangers du pain qu’ils donnaient à leurs bêtes. Fatalement, le pain vint à manquer. Les mairies commencèrent à rationner les sacs de farine ; chaque boulanger ne devait posséder qu’un nombre très restreint de sacs de farine, en rapport avec sa clientèle, et chaque jour il devait rendre compte à la mairie du nombre de pains que dix sacs avaient produits, et de la farine à 50 grammes près. Ceci était obligatoire. Les animaux mangèrent le pain blanc et la population le pain, comment dirai-je ? le pain infect aux multiples couleurs.

Quelques jours plus tard, ce n’était pas du pain que l’on mangeait, c’était un amas de détritus auquel on donnait ce nom ; dans cette horrible mixture il y avait des brindilles de paille, du papier bleu à chandelle, il y avait des malpropretés impossibles, résultat : tout le monde toussait, c’était affreux. Cela faisait pitié d’entendre et de voir des vieillards, hommes et femmes courbés en deux, pris d’accès de toux, attendre en grelottant à la porte des boucheries et des boulangeries, des fillettes et des enfants encapuchonnés tant bien que mal, leurs petites mains enfouies dans des châles de laine au crochet mis en croix sur leur poitrine, pour se garantir de la froidure, sous la pluie battante, ou les pieds dans la neige, passant ainsi une grande partie de la nuit, dans l’attente de 50 grammes de viande de cheval, os compris, par personne. Et si on était en retard, on avait attendu ainsi pour rien, il fallait recommencer le jour suivant.

Je cite en passant une phrase assez étrange de M. de Goncourt dans son journal.

« 24 septembre il est vraiment ironique de voir les Parisiens se consulter devant les boîtes de fer blanc des marchands de comestibles et des épiceries cosmopolites. Enfin ils se décident à entrer, et sortent en portant sous leurs bras le boiled Mutton ou le boiled beef etc. Toutes ces conserves possibles et impossibles, de viandes, de légumes, de choses qu’on n’aurait jamais pensé devoir être la nourriture du Paris riche.

» 25 septembre. On a mangé les dernières huîtres hier !… »

Quelle infamie messieurs, le Paris riche n’a plus d’huitres à manger ! Le Paris riche réduit aux conserves alimentaires, quelle ironie !… Quelle chose affreuse ; y pensez-vous ?

Le Paris pauvre ne s’extasiait pas devant les boutiques de comestibles, il n’en avait, ni le temps, ni le moyen, cela aurait été un luxe pour lui, il n’y songeait même pas.

Pendant que vous, Messieurs, vous devisiez chez Bréban et autres, lui, Jacques Bonhomme, allait aux remparts, souvent l’estomac creux : « Bah ! disait-il, je serrerai un peu plus mon ceinturon ; la patrie avant tout ». Si par malheur il avait bu un verre de vin, frelaté, qu’ayant froid et faim, il fût un peu plus gai que de coutume, on le traitait d’ivrogne, etc. Souvent il avait soupé d’un simple morceau de pain et de fromage, il passait ainsi la nuit, tout heureux du sacrifice qu’il s’imposait, espérant aider au salut de la France, sa seule ambition.

Pendant que lui, chair à canon gardant les remparts, rêvait au clair de lune la prochaine délivrance, le Paris riche, en vidant son verre de Champagne, pensait :

Jacques Bonhomme est un ivrogne, un paresseux, il est très content d’avoir l’occasion de se faire tuer, il aime mieux cela que de travailler.

Ces Messieurs croient en Dieu. Quelle étrange idée se font-ils du Dieu de bonté, le Père de tous les hommes !…

La plupart des gardes nationaux de notre bataillon étaient aguerris au maniement des armes, il y avait parmi eux plusieurs anciens officiers, et tous étaient chasseurs. La compagnie était composée presque toute de richards et de commerçants du quartier ; il y avait aussi deux ou trois petits patrons, plus pauvres que leurs ouvriers, ils n’étaient pas vus d’un très bon œil.

Il arrivait souvent des accidents, alors je prêtais mon concours.

Lorsque le général Trochu jugea à propos que le bataillon prit un rôle actif, on lui créa un service régulier.

Je me souviens du premier service lugubre que nous fîmes, ce fut lors de l’explosion de Javel, notre compagnie fut requise pour aider au déblaiement des décombres.

On battit le rappel dans le quartier ; lorsque le service d’ambulance fut réuni, nous partîmes dans la direction de la rue de Grenelle pour nous rendre à Javel ; lorsque nous arrivâmes sur le lieu du sinistre, c’était épouvantable, l’explosion avait été terrible, le sol était labouré en tous sens, une maison assez éloignée était absolument criblée, toutes les vitres brisées.

Les morts étaient nombreux. De la manufacture même, il ne restait que des pans de murs ; sur le terrain à une distance assez éloignée, nous avons trouvé des débris de casseroles en cuivre auxquels il y avait encore adhérant, des lambeaux de chair. J’ai aidé à relever, non pas des êtres qui avaient vécu, mais des lambeaux informes de chair humaine, que l’on déposait ensuite dans de grandes boîtes, sortes de cercueils ; ça et là, nous trouvions un bras, une jambe, une cervelle éclatée sur des débris de pierre, c’était une bouillie on n’a pu rien reconstituer. Nous sommes restés à Javel plusieurs heures ; notre tâche accomplie, nous sommes revenus bien tristes.

C’était la première fois que j’assistais à une chose aussi horrible ; pendant plusieurs jours, ce spectacle affreux était toujours devant mes yeux. J’étais tellement impressionnée, je me demandais si vraiment j’aurais la force et le courage de continuer la tâche que j’avais voulu entreprendre. En réalité, je n’avais jamais été parmi les masses, ni comme famille, ni comme travailleuse, je n’ai jamais mis les pieds dans une usine, ni même dans un atelier. Pour mon premier pas dans la vie tumultueuse, cela me semblait bien sinistre. Pourtant, me disais-je, tu as désiré être utile, tu dois te soumettre, et faire ce que le devoir t’ordonne. J’ai donc résisté. J’ai accompli mon devoir jusqu’à la dernière heure, j’ai vu des drames affreux, mais moins écœurants.

Après ce triste spectacle j’étais heureuse de me retrouver avec ma famille ; je revoyais mon cher petit ange, ses beaux yeux et son doux sourire me réconfortait, il me tendait ses petites mains si je lui apportais des petits riens, il était si content et si heureux ; je partageais entre mon chéri et notre petit abandonné le peu que je possédais, j’avais pour un instant fait des heureux.

Chers petits, ils ne comprenaient pas la préface du drame affreux qui se déroulait ; par instants, ils sentaient bien qu’il y avait un changement dans la manière dont on les soignait ; plus de promenades régulières, une foule de choses manquait, entr’autres le lait, on osait à peine s’en servir. Je me souviens du chagrin de mon cher enfant lorsqu’il fallut l’habituer à boire à la bouteille, il acceptait encore à boire dans un verre, à ce moment là, nous avions encore du lait potable, quoi qu’additionné d’eau, mais quelques jours après, ce n’était pas du lait qu’on nous vendait, c’était un horrible mixture, composée de cervelle de…, je n’ose le dire… de veau disait-on ; mais puisqu’il n’y avait pas de veau ? de cervelle de quoi, ou de qui cela pourrait-il bien être ? Plus tard encore, on vendait un composé d’amidon et de quelque chose… je ne sais quoi ; on débitait ce mélange comme du lait pure crème, naturellement ; on le payait en raison de sa rareté et de sa qualité. Un jour mon cher petit se fâcha, il recracha son lait qu’il avait dans la bouche ; je remarquai dans le fond de son verre un dépôt d’un blanc laiteux, il y avait de l’amidon et du plâtre, pas une goutte de lait n’était entrée dans cette affreuse composition, l’autre petit étant plus âgé buvait comme nous. De ce jour je n’ai plus voulu acheter de lait.

Que pouvais-je faire ?

Jusqu’alors l’enfant avait été assez gai, il prit une petite mine penchée, si triste ; je me demandais parfois : À quoi songe-t-il ? Il avait un air rêveur, il toussotait un peu.

Je résolus de changer ma manière de faire, ne voulant pas l’empoisonner avec toutes ces drogues. J’ai fait cuire du gruau et au lieu de lui couper avec du lait, j’ai acheté une bouteille de vieux vin de Bordeaux je mettais un tiers de vin dans un verre, et j’ajoutais le gruau et du sucre, après quelques jours il toussait moins, puis je lui donnais un œuf frais à la coque chaque jour, lorsque le prix en était encore possible. Quelques jours plus tard j’ai dû les payer 1 franc la pièce ; le beurre augmentait terriblement, la dernière livre que j’ai acheté avait coûté 6 francs (en décembre, il coûta 20 francs), je le conservais religieusement pour la soupe des enfants, j’en avais une livre, quelques jours après il était rance, il piquait à la gorge, j’ai dû le faire cuire. Donc plus de lait, plus d’œufs, plus de beurre. Que fallait-il faire ?

L’autre pauvre petit garçon eut une attaque de jaunisse, on me conseilla de lui faire cuire des carottes et d’en extraire le jus. C’est bon, me disait-on ; ma mère alla aux halles pour en acheter ; elles se vendaient 6 francs la livre (c’était de provenance des maraudeurs.) Quand on leur disait :

— Mais c’est fou de vendre si cher.

— Eh ! criaient-ils, est-ce que vous croyez qu’on va se faire casser la… pour rien.

Ma mère revint du marché nous apportant trois carottes, quelques feuilles de choux qu’on n’aurait pas ramassées pour les lapins (j’ai jeté le paquet de choux il ne valait rien). Le tout 1 franc 50 centimes. Je préférais ne rien manger que d’acheter aux maraudeurs, ils me faisaient horreur. Le plus souvent c’étaient des gens sans aveu, sans dignité, qui pour un paquet de tabac, auraient vendu bêtement, inconsciemment leur pays. Le sucre, le café, le vin, le riz, toutes ces choses n’ont pas manqué, mais le sucre et le café étaient assez chers, le bon vin aussi très cher, le vin ordinaire, il n’en fallait pas parler ; seul le riz était assez bon marché, et il ne pouvait être frelaté. Chez nous, c’était à peu près la seule nourriture que nous mangions, nous la considérions comme la plus saine. Nous avons mangé du riz accommodé de toutes les façons ; en crêpe, c’était la meilleure et la plus agréable manière. Les enfants étaient si contents quand nous faisions des crêpes au riz ! Je m’en souviens encore. Fin novembre, il faisait si froid que nous étions obligés de laisser les enfants dans leur lit ; nous n’avions toujours que du bois vert, lorsque nous voulions faire du feu, la fumée était si épaisse dans les chambres qu’il nous fallait ouvrir portes et fenêtres, cela faisait mal, nous préférions ne pas faire de feu et les laisser couchés ; lorsque les enfants voyaient qu’on prenait la poêle pour faire des crêpes, c’était une joie sans égale. Mon cher petit tapait des mains, soufflait dans ses doigts pour me peindre son transport, il envoyait des baisers à n’en plus finir pour un morceau de crêpe.

Fin décembre, le beurre se vendait jusqu’à 28 francs la livre ; un beau chat 20 francs ; un gros lapin s’est vendu 45 francs au marché de Clichy, dit-on.

Dans le faubourg St-Germain il y avait au marché une boucherie canine et féline, là on vendait des gigots de chien à 6 francs la livre. En décembre les pommes de terre coûtaient 40 francs le décalitre, et quelles pommes de terre ! Toutes petites, celles qu’on prend pour les semailles.

Moi, j’étais une privilégiée, demeurant dans la maison d’un boulanger, la veille du rationnement des farines, il m’en avait vendu environ 10 kg. ; avec le riz, ce fut notre principale nourriture. Nous avions gardé la farine pour les enfants.

J’ai oublié de vous parler de cette horrible graisse qu’on nous vendait au morceau, comme des carrés de savon, je n’ai jamais rien vu de plus infect ; comme tout le monde, j’en ai acheté, mais une fois seulement, je voulus la faire fondre, l’odeur était tellement épouvantable qu’on se serait cru dans une fabrique de chandelles, lorsque le suif est en ébullition ; on me conseilla d’y ajouter une gousse d’ail pour purifier ma graisse.

Toute la nourriture devenait si répugnante, c’était presque un désespoir de penser à manger.

Pendant le siège je n’ai jamais mangé de pain. Je n’ai pas fait la queue à la porte des boucheries étant de service au bastion, je ne pouvais y aller. L’un des gardes de mon quartier qui étaient pour l’ordre à la porte des boucheries prenait ma carte et notre ration lui était remise. Comme nous avions deux enfants, cela nous donnait droit à trois rations, trois fois par semaine ; je laissais le bénéfice de la troisième ration à une famille plus nombreuse, nous avions donc 300 grammes de viande de cheval par semaine. C’était assez pour nous. Je n’en donnais pas aux enfants, nous ne tenions guère à la viande.

Je me souviens qu’un jour que je passais sur le boulevard Sébastopol, un homme, au coin d’un trottoir, étalait une grande toile sur laquelle il avait déposé une quantité de boîtes de conserves, aussitôt il se forma un grand cercle autour de lui, il fit un boniment de camelot. Chacun d’acheter de ces boîtes. Moi je fis de même, j’en ai acheté une assez grande qui me coûta 5 francs. Toute heureuse, je vins à la maison, je fis voir mon achat à ma mère, elle ouvrit la boîte, les enfants se réjouissaient, ils tapaient des mains (nous étions si fatigués de toute notre nourriture). La boîte ouverte, le contenu paraissait assez appétissant, nous en étalâmes sur une crêpe et nous la roulâmes, mon bébé en goûta, il fit une vilaine grimace et ne voulut pas continuer de manger ; l’autre petit y goûta et le trouva bon, je l’ai goûté à mon tour, le goût en était horrible. Je voulus jeter la boîte, le petit garçon s’est mis en colère, et il a beaucoup pleuré. Ce pâté était fait de chair de souris, on avait pas même retiré la peau, ce qui donnait un goût infect.

L’eau aussi nous a manqué pendant une dizaine de jours, on avait interdit de laver le linge à la Seine. En général les eaux de Paris ne sont pas bonnes, tout particulièrement les eaux de la Seine.

Le 10 novembre, on commença à abattre les arbres du Bois de Boulogne. Dans les mêmes jours on abattit l’éléphant du jardin d’acclimatation. La chair fut distribuée pour le service des ambulances et pour les bourgeois, probablement.

Le 21 octobre la France espérait encore son salut. Paris n’en doutait pas, il acceptait les privations, déjà assez dures, sans se plaindre ; s’il n’avait pas de pain, il trompait sa faim par des plaisirs bien innocents et peu coûteux.

Lire les journaux était devenu une nécessité pour tous ; les théâtres étaient autorisés, on jouait des pièces de circonstance. La poésie patriotique, les conférences, les chants nationaux prenaient le premier rang. Paris, quoique sans travail était très occupé, très affairé. L’âme parisienne est exclusivement poétique, les gavroches et tous les Parisiens, à quelque classe qu’ils appartiennent, écoutaient des vers, des hymnes nationaux, ils applaudissaient, puis jetaient leur obole pour les blessés. On quêtait aussi dans les théâtres, après la fin des représentations.

On fit des souscriptions depuis 10 centimes pour faire des canons ; je me souviens d’avoir donné deux francs. Tout le monde y collaborait, les plus pauvres comme les plus riches, chaque mairie avait une liste à la disposition du public.

Nous lisons dans un journal :

À la mairie de Paris Étienne Arago vit un homme versant entre les mains du maire le prix de la fabrication d’un canon :

— Comment vous appelez-vous, lui demanda le maire.

Il répondit :

— Je suis riche, pour moi ce n’est rien. Qu’importe mon nom ! Mettez simplement : un Français.

Dans ces moments terribles je sentais dans ma poitrine la grande âme de ma patrie. J’étais heureuse, non pas des malheurs qui pesaient sur la France, mais je croyais à l’harmonie d’un sentiment national, humanitaire ; je pensais que les questions et les divergences d’opinion s’effaceraient devant le danger éminent.

Ce peuple parisien est hâbleur, tapageur, étourdi, mais il ne manque pas de cœur, ni de courage, il n’est pas lâche !

La guerre rapprochera les classes, me disais-je. Tous ces hommes, après tout ne sont pas mauvais, ils ne le deviennent que faute de se comprendre. (La question économique disparaissait dans ces moments-là.) De l’instruction, encore de l’instruction, l’ignorance est notre plus grande ennemie. Lorsque le peuple sera instruit à l’égal des classes dites supérieures, l’équilibre intellectuel et social s’établira. L’ignorance du peuple, seule, fait la force des classes dirigeantes.

25 octobre, combat héroïque du Bourget, pris et repris ; finalement vaincus nos défenseurs furent écrasés par le nombre des ennemis qui étaient bien organisés ; ils avaient une trentaine de pièces de canons.

Je crois utile de faire intervenir ici un fragment de la proclamation du général Trochu.

« Le pénible accident survenu au Bourget, par le fait d’une troupe qui, après avoir surpris l’ennemi, a manqué absolument de vigilance et s’est laissé surprendre à son tour.

» Dépêche officielle : on compte 34 officiers et 449 soldats tués. »

Cette déclaration a vivement affecté l’opinion publique.

Le général Trochu ne dit pas que nos soldats avaient été braves, et que, n’ayant en réalité que deux pièces de canon, ils ont été vaincus par le nombre.

Dans le fait, le général ne considérait l’affaire du Bourget, que comme une non valeur, parce qu’elle n’entrait pas dans son plan.

L’invraisemblable était l’absence de toutes communications avec le dehors. Depuis 40 jours personne n’avait de nouvelles de sa famille, nous avions pour prison les murs d’enceinte des fortifications de Paris ; nous étions séparés de la France et du monde entier.

L’angoisse morale n’est pas moindre que le besoin matériel de l’alimentation journalière, assurément cette situation était plus cruelle encore. On commençait à voir le vilain côté de la guerre.

Au Panthéon il y avait une grande tribune au-dessus de laquelle il y avait un écusson, représentant le navire de la ville de Paris, surmonté d’un faisceau de drapeaux, au sommet un drapeau noir, dans les plis funèbres les noms de Strasbourg, Toul, Châteaudun, flottait au gré du vent en signe de deuil ; au-dessus de l’estrade, une grande bande portant cette inscription : Citoyens, la patrie est en danger ; enrôlements volontaires des gardes nationaux. Une foule immense gravissait les marches de la tribune, des hommes allant se faire inscrire, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants.

Les femmes étaient remplies de courage et engageaient leurs maris à prendre les armes pour la défense de la patrie, on sentait une force électrique qui se dégageait. De grandes et généreuses choses pouvaient être accomplies, ces multiples dévouements étaient dignes des temps les plus héroïques de notre histoire.

Malgré tout, le peuple avait pour mot d’ordre : soyons calmes devant l’ennemi, pas de désunion.

Cette confiance magnifique qui transporte les montagnes et fait accomplir des prodiges, le gouvernement de Paris ne la possédait pas. Dès le commencement du siège le gouvernement avait dit que la défense était une héroïque folie.

Le 10 novembre, la nouvelle de la victoire de Coulmiers avait donné du courage aux Parisiens, ils se battirent avec beaucoup d’énergie. Le 12, lorsque Saint-Cloud fut attaqué, on entendait le canon nuit et jour, sans discontinuer ; l’air était chargé de salpètre.

Le 13, la délivrance d’Orléans fut affichée aux portes des mairies de Paris. Encore une lueur d’espoir.

Le service du 17me de la Garde Nationale, duquel je faisais partie, était au bastion, 61 ou 63, je ne me souviens pas exactement.

L’hiver, cette année-là, fut précoce et rigoureux, nous n’avions pas chaud aux remparts, nous avions pour nous réchauffer des braseros que nous étions obligés de laisser en dehors de nos campements, en plein air, car dans l’intérieur il était impossible de supporter le gaz qui se dégageait du coke. Pour faire cuire notre nourriture cela était assez difficile, nous étions obligés d’ouvrir une tranchée dans le sol, assez profonde, nous n’avions que du bois vert, lorsque notre soupe était faite elle sentait plus la fumée qu’autre chose. Souvent, malgré nos efforts, si un vent subit et inverse venait à souffler, notre feu s’éteignait et notre repas restait en plan ; on prenait gaiement la chose. « Demain nous aurons plus de chance, disions-nous. »

De 3 heures en 3 heures, les patrouilles faisaient leur ronde pour se rendre compte si tous étaient à leur poste, puis, c’était le relèvement de la sentinelle de service de notre camp, de 2 heures en 2 heures, enfin cela n’en finissait jamais. Nous entendions sans cesse le canon gronder ; très souvent au milieu de la nuit nous avions de fausses alertes.

Un jour j’avais un terrible mal de dents, je me mis trop près du brasero qu’on avait entré sous notre tente, pour la circonstance, j’étais si fatiguée que la chaleur m’endormit, cela m’avait rendue malade. Je ne sais ce qui est arrivé, mais le lendemain matin à l’aurore, je me suis éveillée et je fus toute surprise de me trouver en plein air en dehors de la tente, couchée sur un lit improvisé, composé de fusils sur lesquels on avait mis de la paille et des couvertures dans lesquelles j’étais roulée. Il est probable que le gaz m’avait asphixiée, petit à petit, l’air m’a remise sans doute, et je me suis réveillée. On m’a réconfortée ; après cela j’allais mieux, mon malaise ne laissa pas de suite.

Sous la tente on avait tendu une toile pour me faire un refuge comme un rideau, pour que je pusse me reposer de temps en temps, lorsque c’était possible ; le repos pris pendant la guerre était rare ; à tout instant il y avait de fausses nouvelles, des alertes vraies ou feintes ; alors tous étaient sur pied. Je ne me déshabillais que rarement, lorsque j’allais chez moi, naturellement, malgré maillot et passe-montagne, j’avais bien froid, mais dès qu’on était en marche cela passait.

Le 28 novembre, proclamation du général Ducrot. Je n’en cite que le dernier fragment.

« Pour moi je suis bien résolu, j’en fais le serment devant la France entière ; je ne rentrerai dans Paris que mort ou victorieux, vous pourrez me voir tomber, mais vous ne me verrez pas reculer ; alors ne vous arrêtez pas, vengez-moi !

» En avant donc, en avant et que Dieu nous protège. »

Cette proclamation lue aux soldats, à la Garde Nationale remonta le courage de la population parisienne. Enfin l’heure désirée par la Garde Nationale va donc sonner. L’enthousiasme était à son comble, cette sortie depuis si longtemps attendue va donc s’opérer. Cette journée fut gaie, les préparatifs furent joyeux, perdre la vie n’était rien pour le peuple parisien, il ne comptait plus avec la mort, mais l’espoir de refouler l’ennemi, de dégager Paris, tout était là.

« La province, disions-nous alors, viendra en aide et nous pourrons encore sauver la France. Pourquoi pas ? Les soldats de la République l’ont bien fait en 93. Valons-nous moins qu’eux ? » J’avoue que j’ai partagé ce rêve.

Malheureusement, on n’osait qu’en tremblant prononcer ce mot de République. C’était ce mot magique qui avait sauvé la situation en 93. Si les hommes qui ont aidé à la chute de l’empire avaient voulu, ils auraient pu le prononcer ; ils auraient pu faire de grandes choses. Le courage et la bonne volonté ne peuvent pas toujours suffire.

Que peut-on contre la trahison, le mauvais vouloir et l’incapacité ? L’imprévoyance fut la moindre faute, de la défense nationale, tout le reste fut à l’avenant.

Pour ces raisons, la guerre a continué comme elle avait commencé. Dès la proclamation du 4 septembre, on aurait dû changer de tactique, former de nouveaux cadres. Parler, c’est bien, mais agir, c’est mieux.

Les vieux généraux, à quelques exceptions près, n’avaient pas d’intérêts à mieux faire. On aurait dû mettre à la retraite tous ceux qu’on savait hostiles à la République, et surtout les suppôts de l’empire. C’est ce qu’on n’a pas fait.

Ce jour-là, vers les 10 heures du soir on battit le rappel dans la rue de Beaune, notre compagnie devait se joindre à notre bataillon, commandé par le colonel de G., qui était dans la rue du Bac, attendant les diverses compagnies. M. du Q., notre capitaine me dit :

— Nous allons aux avant postes ; s’il arrivait que vous fussiez tuée, la compagnie adopterait votre fils.

Je l’ai remercié pour l’éventualité.

— Pour moi, lui ai-je répondu, je suis fataliste, va où tu peux, mourir où tu dois.

Aussitôt que nous fûmes réunis, nous quittâmes la rue du Bac pour rallier les compagnies de marche, échelonnées le long de la Marne avec l’armée régulière, les mobiles, le 106 et le 116 de la Garde Nationale. On nous fit faire halte dans une prairie, non loin des postes avancés, les officiers firent mettre les fusils en faisceaux ; on voyait à quelque distance les mouvements des troupes prussiennes ; malgré le froid, on n’avait pas allumé de feux de bivouacs. Les fumeurs même devaient s’abstenir d’allumer leurs cigarettes. Quelques gardes nationaux pourtant, énervés de l’attente vaine, comme involontairement battirent le briquet, mais le capitaine, M. du Q. se fâcha, expliquant que le feu de la cigarette était un point lumineux qui pourrait attirer l’attention des sentinelles prussiennes et nous exposer au feu redoutable de nos ennemis. Soudain on entendit une grande rumeur, peu après nous apprîmes par un éclaireur que 100 000 Prussiens, Bavarois et Saxons, accourus de Versailles, venaient pour renforcer leur armée.

Nos canons faisaient rage, nos jeunes troupes étaient irrésistibles et forcèrent encore une fois l’ennemi à reculer ; nos soldats, l’arme au pied, baïonnettes aux fusils, étaient impatients, ils voulaient marcher en avant. Quelques instants plus tard le général Trochu passa dans nos rangs, nous félicita de notre bonne tenue, puis se dirigea du côté des avant-postes. Nous étions toujours dans l’attente d’un mouvement d’action.

Tout à coup nous reçûmes l’ordre de mettre l’arme au bras et de faire volte-face ; tout le monde était étonné, déçu.

Nous remîmes dans la voiture du docteur toutes les choses nécessaires pour les pansements, on me fit monter dans la voiture, et piteusement nous reprîmes le chemin de Paris ; nous étions consternés.

Voici ce qui était arrivé : les eaux de la Marne étaient montées à un niveau assez élevé, et surtout le général Ducrot avait oublié les ponts volants qui devaient servir pour traverser la Marne.

Le général Ducrot remit l’attaque au lendemain ; dans des cas pareils, le lendemain il est toujours trop tard, l’ennemi profite de toutes les circonstances.

Cette défaillance fut grave, néfaste même.

Cependant, le général n’était pas lâche, on le vit continuer la lutte avec acharnement, quoique blessé, il combattit bravement.

Le nombre des morts était considérable dans ces tristes et lugubres journées du 29 au 30 novembre.

1er décembre, proclamation du général Ducrot.

« Après deux journées de glorieux combats, je vous ai fait repasser la Marne, parce que j’étais convaincu que tous les efforts nouveaux, dans une direction où l’ennemi avait eu le temps de concentrer toutes ses forces et de préparer tous ses moyens d’action, seraient stériles.

» En nous obstinant dans cette voie, je sacrifiais inutilement des milliers de braves, et, loin de servir à la délivrance, je la compromettais sérieusement, je pouvais même vous conduire à un désastre irréparable.

» La lutte n’est suspendue que pour un instant, nous allons la reprendre avec résolution ; soyez donc prêts, complétez en hâte vos munitions, en vivres, et surtout élevez vos cœurs à la hauteur des sacrifices qu’exige la sainte cause pour laquelle nous ne devons pas hésiter à donner notre vie. »

Tous les efforts avaient donc échoué ? L’armée française avait perdu 6 030 hommes, dont 414 officiers, les Allemands plus encore, 10 000 cadavres des deux camps allaient être enfouis dans cette terre gelée. Et rien n’était changé dans la situation de Paris. Les blessés étaient nombreux.

Le général Ducrot rentra dans Paris, vivant, mais non victorieux.

Les deux principaux généraux de la défense de Paris furent assez légers, pour oublier l’un des ponts volants qui devaient maintenir notre succès, l’autre, le général Trochu oubliait de faire distribuer des couvertures aux soldats. Ces deux nuits du 29 et 30 novembre furent terribles, le froid était épouvantable, beaucoup moururent de congélation et des suites des blessures, aggravées par le froid extrême qui sévissait.

Malgré le nombre incalculable d’ambulanciers depuis le 29, 30, 31 novembre, un rapport prussien daté du 5 décembre donnait avis au général Ducrot que de nombreux cadavres étaient restés sur le sol aux avant-postes, entre Paris et Champigny ; on envoya une escorte de terrassiers pour les ensevelir. On en compta pas moins de 685. Tous ces corps furent placés dans les fossés par couches, et chaque couche reçut un lit de chaux. Les fosses comblées, une croix de bois noir fut plantée sur le tumulus ; elle portait cette inscription :

Ici reposent

Six cent quatre-vingt-cinq
Soldats et officiers français tombés
sur le champ de bataille.

Ensevelis par les ambulances de la presse

Le 8 décembre 1870.

Je pense que depuis ce temps, on a dû élever un monument à leur mémoire.

Beaucoup parmi eux seront morts faute d’avoir été relevés à temps, une mort de ce genre doit être affreuse.

Voilà les merveilles de la guerre.

Le 6 décembre, le bruit circule de la défaite d’Orléans ; la ville est réoccupée par l’armée allemande.

On ne sait pas qui croire, cela est-il vrai ? cela n’est-il pas vrai ? On passe sa vie alternativement entre le doute et l’espérance. En vérité on n’ose plus aller aux nouvelles. Les affiches commencent à être abandonnées, souvent elles démentent le soir ce qu’elles avaient annoncé le matin.

Le 9 décembre nous sommes aux remparts ; il neige, le froid continue toujours avec plus de rigueur ; le matin, j’ai quitté ma petite famille, mes pauvres petits sont bien malheureux, on ne peut faire de promenades par ce temps, les chéris ont froid à leurs petites mains et à leurs petits pieds, ce matin nous ne pouvions allumer de feu, tant le bois était vert et suintait d’humidité ; ma mère aussi souffre du froid et du manque de nourriture, elle n’est plus jeune, elle a 62 ans. Elle est toujours très énergique et très courageuse, mais elle aussi tousse beaucoup, cela fait pitié, je suis inquiète, les enfants et les vieillards meurent chaque jour par centaines.

Je fais tous mes efforts pour adoucir leur sort, mes moyens sont hélas bien faibles, lorsque je suis aux remparts, ma pensée est vers eux.

Je suis aussi très inquiète de mon mari dont je n’ai pas reçu de nouvelles depuis son départ, est-il mort, est-il blessé ou prisonnier ? Le peu de nouvelles que j’ai apprises c’est que les Prussiens ne font pas de quartier aux Francs-Tireurs.

Lorsque j’eus connaissance de la reprise d’Orléans j’étais très tourmentée. Jusqu’alors nous avions de l’espérance, je voyais les choses moins sombres, mais, chaque jour nous apprenions de nouveaux désastres, de nouvelles défaites, toujours occasionnés par l’imprévoyance et l’impéritie du gouvernement et aussi des chefs de l’armée. C’était vraiment décourageant.

La misère et la mort augmentaient de jour en jour, tous les malheurs étaient accumulés sur la France ; dans les rues de Paris c’était affreux, on ne rencontrait que des gens à la figure pâle et fatiguée, si triste ; on ne pouvait faire un pas sans trouver sur son chemin un ou plusieurs convois funèbres ; on s’habituait tellement à voir la mort défiler devant soi, que cela semblait faire partie de la rue.

Comme je l’ai déjà dit, j’étais une privilégiée relativement, car malgré nos privations, il y en avait des milliers qui étaient plus malheureux que nous.

10 décembre, nouveaux placards, nouvelles incertitudes, nouveaux mensonges.

12 décembre, nous sommes aux bastions ; il a gelé toute la nuit, les remparts sont couverts de neige, le matin je remarque de la glace cristallisée sur les feuilles qui pendent des branches des arbres, en secouant légèrement ces tiges, de petites feuilles de cristal se détachent et tombent sur le sol sans se briser, elles ont gardé l’empreinte de la feuille sur laquelle elles s’étaient moulées, lorsqu’on y touche, elles se pulvérisent comme du verre.

Le 16 décembre, prise de Rouen. Le 20 décembre, on a fait une levée en masse, il y a un grand mouvement dans la ville : équipement et départ des jeunes mobiles, nouvelle agitation, nouvelle illusion !

On prépare encore de la chair à canon !

24 décembre, on commence les baraques des boulevards ; ce pauvre Paris épuisé a encore besoin de se faire de fausses joies ; quel assemblage bizarre que ces pauvres petites bicoques, qui n’ont rien à leur étalage, elles n’ont pour hochets que des pantins articulés, caricaturant Bismark, de Moltke et l’empereur, en pains d’épices.

Cela nous va bien, vraiment ; pendant que nous donnons ces ridicules jouets à briser entre les mains de nos enfants, eux les autres, prennent nos fils pour les faire dévorer par le monstre insatiable, la guerre.

Plaisir d’un jour pour les uns,
Deuil éternel, pour les familles.

Le 25, jour de Noël, on m’a envoyé pour moi une livre de beurre et une demi-mesure de pommes de terre. C’est un présent princier. Je n’ai jamais pu savoir qui me l’a envoyé, un garde de ma compagnie, je suppose.

Aux avant-postes, le 22 décembre, le froid est terrible, les soldats, les pieds sur la terre gelée, souffrent horriblement, on ne compte pas moins de 900 morts de congélation.

Le jour de Noël, le froid était si rigoureux que plusieurs gardes nationaux sont morts aux remparts. Moi-même, le matin je suis sortie de ma casemate, j’avais si froid, je fus saisie ; les larmes me coulaient des yeux, elles gelèrent sur mes joues, je les détachais difficilement de mon visage.

Le 26, le froid continue toujours, le combustible manque, la nourriture est déplorable ; on coupe toujours les arbres des avenues du Bois de Boulogne. Aujourd’hui je suis libre de service, je vais au cimetière ; devant la porte il y a des files ininterrompues de corbillards ; les chevaux soufflent, les cochers battent la semelle en attendant leur tour d’entrer.

Les nerfs sont si tendus, notre malheur est si grand qu’on ne pleure plus les morts, on les enfouit, et l’on court reprendre son poste d’action ; allant vers d’autres hécatombes, telle est la vie à Paris.

Le peu de personnes qui ne font pas partie de la vie active se couchent à 7 heures du soir, et se lèvent à 9 heures du matin, il fait si froid dans les chambres, au lit, au moins on a plus chaud.

29 décembre. Pour la première fois, vraiment, on voit poindre sur tous les visages le découragement.

Le 30 le plateau d’Avron est abandonné ; l’idée de la capitulation commence à surgir dans tous les esprits.

Quoi ! avant que le dernier morceau soit mangé, est-ce possible ?…

C’était le commencement de la désespérance.

Le général Trochu, avec une armée de 500 000 hommes, qui n’ont manqué ni de courage ni de bravoure, d’une admirable endurance, aura sans une bataille décisive, sans rien d’intelligent, fait de cette défense la plus honteuse défense des temps historiques.

Ainsi finit l’année 1870. (L’Année terrible.) D’autres misères, des évènements plus cruels et plus affreux encore, allaient dériver de ceux-ci.

Nous passons nos jours et nos nuits à soigner nos enfants, nous multiplions nos efforts pour en faire des hommes. Il faut 20 ans pour faire un homme ! Notre œuvre à peine achevée, au nom de Dieu et de la Patrie, quelques ambitieux nous obligent à donner nos fils en pâture. Ils crient très haut : Respect à la famille ! mais que font-ils, eux, du respect de la vie humaine ?

Ils crient : Respect à la propriété ! le pillage et le vol sont les droits de la guerre !

Ils chantent sur tous les tons la grandeur, la bonté et la toute puissance de Dieu. Quel rôle ridicule lui font-ils jouer à ce Dieu de bonté qui bénit le crime triomphant (les vaincus n’ont pas besoin de bénédictions.) Ce Dieu tout puissant qui ne peut empêcher tous ces massacres.

Maudits soient ceux qui ont inventé la guerre. Les héros de ces tristes épopées sont légions, ce sont nos fils, les inconnus.

Pourquoi cette excitation, cette haine imbécile qu’on entretient en tous pays, dans l’esprit des enfants et des hommes. Ne serait-il pas mieux que tous les peuples aient le sentiment de l’amour de leur semblable et qu’ils eussent le respect de la vie humaine ? Assurément tout irait mieux. Un jour viendra, je l’espère, où nous aurons une société mieux organisée. En ce temps-là, il suffira d’avoir recours à l’arbitrage pour liquider les différends de peuple à peuple, de nations à nations. Alors, nous n’aurons plus besoin de la guerre ! Le domaine scientifique est vaste ; là, il sera facile de se couronner de gloire au profit de l’humanité toute entière.

Quand cet heureux temps viendra, nous toucherons au port, et nous serons prêts à atteindre l’idéal suprême, la paix universelle.

Qu’est-ce que la Patrie ? C’est le coin de terre où l’on respire librement, où notre esprit se développe, où le soleil nous sourit. Ce sera dans un avenir plus ou moins lointain, la terre promise, où les mères pourront et sauront élever leurs fils sans crainte de les jeter en pâture à ce monstre infernal que l’on appelle la guerre.