Librairie A. Lapie (p. 99-110).


CHAPITRE XIV


M. Paul de Cassagnac écrivait dans son journal, la guerre est impérieusement réclamée par les intérêts de la France, et par les besoins de la dynastie.

Cette guerre, disait l’impératrice, c’est ma guerre !…


Chaque soir, des hommes en blouses blanches circulaient librement sur les boulevards, drapeau rouge en tête, et à la main, au bout d’un bâton, une lanterne carrée, garnie de papier transparent, sur chaque face était écrit en gros caractère : « À Berlin », et sur leur parcours, ils hurlaient : « Vive la guerre ! À Berlin ! À Berlin ! » sur l’air des lampions.

Tout cela donnait une grande inquiétude dans la population, le travail n’allait pas depuis longtemps, les gens fortunés quittaient Paris, les bourgeois de richesse moyenne s’en allaient en province, dans leur propriété ou dans leur famille.

Le peuple doit rester pour la défense de Paris, s’il ne meurt pas de misère avant d’être incorporé.


Le 6 juillet, la guerre était considérée comme certaine. Ce jour-là, M. de Persigny écrivait à l’empereur : « J’adresse à Sa Majesté, mes félicitations les plus ardentes à propos de la guerre.

Séance du 15 juin, M. E. Ollivier communiqua à la chambre, la dépêche suivante :

Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les mesures militaires ont été prises en Prusse, à partir du 15 juillet, l’armée sera sur différents points de nos frontières, avec 100 ou 120 000 hommes.

M. E. Ollivier osa dire qu’il entrait d’un cœur léger dans la voie de la guerre. Pauvre France ! confiée dans les mains de cet homme, fils d’un ancien proscrit, qui avait si bien dit : «Je serai le spectre du 2 décembre. » Ce même jour on vota un crédit de 150 000 000. La France n’avait plus qu’à combattre.

À partir de ce moment, l’empire laissa chanter la Marseillaise dans les rues de Paris.

Au palais on s’occupait des préparatifs de la guerre. Tous les serviteurs de l’empire, depuis le dernier des valets, jusqu’aux Éminences, étaient enthousiastes.

« Nous sommes prêts jusqu’aux boutons de guêtres, disaient-ils. »

« Sir, disait M. Rouher, grâce à vos soins, l’heure des périls a sonné ; l’heure de la victoire est proche. »

Le 22 juillet la guerre était officiellement déclarée.

Ce même jour, un député demanda au maréchal Lebœuf :

— Avez-vous muni l’armée de bonnes cartes pour la campagne ?

— Certainement, répondit cet imbécile ; j’ai la mienne sur moi, et dégainant son épée, il ajouta : la voilà !

Les affaires allaient se précipiter ; dans les premiers jours du mois d’août, notre propriétaire, mademoiselle L. résolut de quitter Paris, et de passer quelques temps en province. Elle nous proposa de garder sa maison pendant son absence, elle reviendrait, disait-elle, lorsque Paris serait plus calme ; nous refusâmes, nous ne voulions pas d’une pareille responsabilité dans un moment aussi agité. Du reste, il était déjà question que le cas échéant on appellerait les anciens militaires à prendre les armes ; mon mari en était un.

Je suis allée chez ma mère, lui demander ce qu’il me fallait faire. Elle me conseilla de quitter la rue de la Glacière, et de me rapprocher d’elle. Justement, il y avait, rue de Lille, au 4me étage, un petit appartement à louer, dont les fenêtres donnaient en partie, sur la rue de Beaune, juste en face où demeurait ma mère, nous avons pris cet appartement, et quelques jours après, nous sommes allés nous y installer.

Inutile de dire qu’il n’y avait plus de travail ; seules les usines métallurgiques et les fabriques d’équipements militaires étaient très occupées, telles que les maisons Cail & Cie, Godillot, à Paris, Schneider au Creusot, etc.

La maison Godillot (ce monsieur était ami de l’empereur) était une caserne, plutôt qu’une fabrique ; elle était située, rue Rochechouart. On y fabriquait l’équipement militaire, des vêtements, des chaussures. On y occupait des ouvriers de tous les corps de métier. C’était dans cette maison qu’on fabriquait les fameuses chaussures, dites godillots, dont nos mobiles, à la première étape, perdirent les semelles. (Depuis ce temps, pour désigner une mauvaise chaussure, le mot est devenu proverbial.)

Toute la France se préparait au combat.

À Paris, on ne voyait que soldats, revues, enfin toute l’agitation de circonstance. Il fallait bien mettre en branle les Français, et les disposer à se ruer sur leurs frères de misère.

Le 9 août, nous apprenons que nous venions de perdre trois batailles, malgré cela, les agents soldés par l’empire parcouraient les rues en criant à tue-tête : À Berlin. À Berlin ! Cela excitait le peuple, et amenait tous les jours des troubles.

Le 10 août, malgré Blanqui, il y eut une attaque contre le poste des pompiers de la Villette, Eude, Tridon et leurs amis s’emparèrent du poste et enlevèrent les armes.

Ce même jour, une France nouvelle se leva, celle des travailleurs parisiens, non cette lie chauvine, vivant d’aumones, non celle qu’on appelle piliers d’église, ou celle qui n’a de conviction politique que pour qui les paye, déclassés de tous les milieux, principaux agents recrutés par l’empire, pour former les émeutes.

Un certain nombre de citoyens convaincus, s’était donné rendez-vous à la Corderie (parmi eux il y avait plusieurs membres de l’Internationale). Ils se groupèrent et descendirent sur le boulevard, se dirigeant vers la place de la République (alors place du Château d’eau) ; chemin faisant, la colonne grossit à vue d’œil. Ils veulent barrer le passage à la horde d’agents provocateurs.

On crie : Vive la paix ! on chante le refrain de 1848

Les peuples sont pour nous des frères.
Et les tyrans des ennemis !

La colonne parcourait les boulevards extérieurs jusqu’à Belleville, criant : vive la République !

La plupart des citoyens furent arrêtés.

Comme nous étions sous le régime de l’état de siège, ils furent condamnés par le conseil de guerre, qui prononça quatre condamnations à mort (l’empire n’eut pas le temps de faire ces exécutions).

La peur de la révolution effrayait plus les Tuileries, que la guerre avec la Prusse ne le faisait. On expédia à Beauvais presque tous les détenus politiques de sainte Pélagie, en vagons cellulaires.

Pour parer la révolution, Mac-Mahon obéit et découvre la France.

Le 30 août au matin, l’armée était écrasée à Beaumont, pendant la nuit Mac-Mahon la conduit dans le creux de Sedan.

Le 31 août on sentait que quelque chose de terrible se passait. Le travail était absolument abandonné. Nous passions notre temps en quête de nouvelles, l’esprit de la population était hanté du désir bien naturel d’aller aux portes des mairies pour lire les dépêches, il y avait toujours une foule énorme qui stationnait. Les plus près se trouvant les plus favorisés lisaient les dépêches à haute voix, il était si difficile d’être au premier rang, il fallait se faufiler, ce que je fis plus d’une fois, ce jour-là, tout le monde était anxieux, tant de fois déjà nous avions été déçus.

Le peuple français est par nature très enthousiaste, il prend facilement ses rêves pour des réalités. Lorsque les dépêches étaient favorables, tout le monde était joyeux, le lendemain, si elles étaient laconiques, quelle tristesse peinte sur les visages !

Enfin ce fameux jour, le 31 août, duquel on espérait une victoire, arriva.

Le calme des Parisiens n’était qu’apparent, nous n’étions pas sans inquiétude. Nous savions qu’une grande bataille était livrée dans les Ardennes, nous en attendions le résultat avec résignation. Les nouvelles officieuses étaient assez rassurantes, mais les nouvelles officielles faisaient défaut.

Télégramme de l’agence Havas :

Bouillon, 31 août.

Un combat a commencé à Bazeille[1] à 9 heures du matin. Les Français ont pris trente pièces de canon.

Le premier septembre, rien de positif n’était encore connu à l’heure où ces dépêches parvenaient en France, tout était terminé, fini, non pour la France, mais pour la dynastie, tout était perdu, même l’honneur.

Le 2 septembre, pour la première fois dans cette campagne, Napoléon sortit son épée du fourreau, pour la remettre entre les mains du roi de Prusse.

L’armée est cernée par 200 000 Allemands.

On fit monter l’empereur dans une voiture découverte, pour le conduire prisonnier de guerre au Château de Beaumont.

Le samedi, 3 septembre, seulement, on apprit à Paris la nouvelle de la capitulation de Sedan, c’est-à-dire deux jours après la fin de cet horrible drame, les députés eux-même l’ignoraient.

Un certain nombre de députés, plus ou moins dévoués à l’empire, songeaient à établir un gouvernement mixte. Quant à la politique à suivre, c’était la guerre, non pas pour la France, pour la patrie, mais pour reconstituer l’empire avec la régence.

Le peuple devenait perplexe, le bruit d’une défaite commençait à circuler peu à peu, on parlait de la capitulation.

Le 3 septembre, à la suite de la séance du jour, les députés proposèrent une séance de nuit.

Demeurant près du Journal Officiel, nous allâmes pendant la soirée dans la cour du journal pour avoir des nouvelles plus précises.

Nous vîmes affiché le télégramme suivant sur la porte :

Après d’héroïques efforts, l’armée a été refoulée dans Sedan. Elle a été obligée de capituler, l’empereur a été fait prisonnier. (ce n’est pas l’armée qui avait capitulé, c’est l’empereur.)

Il n’y avait donc plus de doute.

Séance de nuit, M. J. Favre : « Je demande la parole, pour le dépôt d’une proposition. Nous demandons à la chambre de bien vouloir prendre en considération la motion suivante :

Art. 1. Louis Bonaparte et sa dynastie, sont déclarés déchus des pouvoirs que la constitution leur avait conférés

Art. 2. Il sera nommé un gouvernement provisoire.

Art. 3. M. le général Trochu, est maintenu dans ses fonctions de gouverneur de la ville de Paris.

L’orateur descendit de la tribune, au milieu du silence glacial de l’assemblée.

Pas un ministre ne protesta. À la sortie de cette séance, qui dura jusqu’à deux heures du matin, J. Favre fut arrêté par une foule immense, demandant la déchéance : « Patience, répondit-il ; justice sera faite, comptez sur vos députés.

À bas la droite ! criait-on, la déchéance !

Toutes les précautions avaient été prises ; on fit dégager la foule du pont de la Concorde par des sergents de ville.

Sachant qu’il y avait séance de nuit, mon mari et moi, nous allâmes aux abords du corps législatif pour connaître au plus vite, la solution de ces tristes épopées.

La nuit était splendide, le ciel étoilé se reflétant dans les eaux de la Seine, donnait à ses rives un aspect fantastique, cette foule immense, silencieuse, dans le calme de la nuit, avait quelque chose de mystérieux, les quais, la rue St-Dominique, le parlement étaient envahis de toutes parts, une émotion profonde régnait à la vue des députés, lesquels avaient l’air sinistre.

À la fin de la séance, nous eûmes connaissance que la proposition de la déchéance avait été déposée à la chambre, et que la proclamation devait être rendue publiquement, le même jour à midi, au parlement, où devaient se réunir tous les députés.

Dans Paris, on avait pris quelques précautions, les grilles des Tuileries, du Carrousel et du Louvre étaient fermées. Dans les casernes les troupes étaient consignées.

Sur les boulevards une foule de citoyens sans armes passaient en criant : « Vive la France ! La déchéance ! » Tout le monde était calme, en raison de la circonstance.

Boulevard Poissonnière, les sergents de ville occupant le poste Galiote, vis-à-vis du Gymnase, sans à propos, déchargèrent leurs revolvers et se ruèrent sur la foule inoffensive, il y eut beaucoup de victimes.

L’empire devait finir, comme il avait commencé !…

Comme la nuit était belle, nous allâmes dans le centre de la ville pour savoir ce qui se passait, il y avait beaucoup de monde dans les rues, mais le calme parfait régnait partout, sauf cette folie du poste, susnommé.

Nous rentrâmes assez tard dans la nuit.

Le 4 septembre, seule, je suis allée m’orienter pour avoir une place aussi, près que possible du Palais Bourbon, à cet effet je quittai la maison à 10 heures du matin, il y avait déjà une foule assez nombreuse sur le Quai d’Orsay, les ponts, toutes les issues environnantes.

Je pus parvenir, en me glissant, près des grilles du Palais, désirant être au premier rang.

Je brûlais d’impatience de connaître le résultat définitif.

Les soldats et la Garde Nationale étaient déjà en ligne pour empêcher l’envahissement de la Chambre. Sur les 11 heures les gardes de Paris, des dragons, les agents de police, comme toujours très arrogants ne cessaient de dire leur éternel. Circulez ! circulez ! d’une façon brutale, et d’un ton menaçant.

La journée était splendide ; les gardes de Paris étaient dans une attitude très calme, l’arme à la main, cependant ils semblaient anxieux, ils ne savaient trop, eux-mêmes, ce qui allait se passer.

Un bruit confus se répandait dans la foule, cette foule immense et sans arme, stationnant sur la place de la Concorde, sur les ponts, sur les quais, dans l’attente d’un grand et grave évènement.

Une compagnie de gardes nationaux criaient : La déchéance ! en faisant signe à d’autres gardes nationaux placés près du pont, de venir les rejoindre, ceux-ci hésitent, puis se mettent en marche. Les gardes municipaux, postés à l’entrée du pont et sur les quais, tirent aussitôt leurs sabres, pour empêcher le peuple d’avancer. L’émotion était à son comble, mon cœur battait à se rompre. Que va-t-il se passer, me disais-je, un massacre, sans doute, quelle horrible catastrophe se prépare ? Le sixième et le huitième bataillon de la Garde Nationale avançaient, malgré les sabres nus, prêts à tout. La foule immense se presse derrière la Garde Nationale, résolue et impatiente. Rien ne peut résister à ce flot humain. À la tête les gardes nationaux, les entraînaient et leur montraient l’exemple, étaient M. Edmond Adam, homme très connu et très estimé.

Les gardes municipaux n’osent frapper ; d’un élan la foule se précipite, se trouve sur la place, aux pieds des marches du corps législatif, elle est tumultueuse, orageuse, irrésistible, gravissant les marches, en criant : Ce n’est pas seulement la déchéance que nous voulons, c’est la République… Des milliers de poitrines répétant avec une ardeur et un transport incomparable : Vive la France ! Vive la République !

Ces cris s’élevant de toute part firent un effet magique sur la foule.

Un officier de cavalerie à la tête de son bataillon sabre au clair, saluant la foule et criant : « Vive la France ! Vive la République de toute la force de ses poumons, brandissant son sabre par trois fois en l’air, le remit dans sa gaine, tout son bataillon en fit autant.

La Garde Nationale et le peuple vinrent leur serrer la main bien fraternellement, ils semblaient heureux et allégés de cet horrible cauchemar qui avait pesé pendant 20 ans sur la France.



  1. Voir bataille de Bazeille. Histoire de la Révolution, page 223, par Jules Clarétie.