Souvenirs d’une mission médicale à l’Armée d’Orient/02

UNE
MISSION MÉDICALE
A L’ARMÉE D’ORIENT

II.
LES AMBULANCES ET LE SERVICE CHIRURGICAL



Notre armée d’Orient possédait trois sortes d’établissemens de santé correspondant à trois degrés de traitement. Les infirmeries et les ambulances de tranchée étaient les premiers asiles des malades et des blessés ; — ceux qui étaient atteints assez gravement passaient aux ambulances divisionnaires ; — enfin les hôpitaux, situés hors du théâtre de la guerre, recevaient les malades dont l’état demandait une longue cure et des soins prolongés. — Ayant commencé mon inspection par la Crimée, j’eus à m’occuper d’abord des infirmeries et des ambulances, et mes premières observations se portèrent sur le service chirurgical.


I

Ce n’est qu’après la prise de Sébastopol qu’on a pu établir définitivement les infirmeries régimentaires. Jusque-là, l’instabilité des bivouacs en avait empêché la complète installation. Seuls, les parcs d’artillerie et de génie, étant sédentaires, avaient des infirmeries sous baraques. Celle du parc d’artillerie du grand quartier-général ne laissait rien à désirer ; le service y était habilement dirigé. À l’entour s’étendait un jardin, dont les légumes, exclusivement réservés aux malades, amélioraient et variaient leur régime alimentaire. Aussi cette infirmerie a-t-elle envoyé peu de malades aux ambulances et aux hôpitaux.

Les recrues arrivées pendant l’automne de 1855 allaient supporter à la fois un climat nouveau, un nouveau genre de vie, un hiver rigoureux ; il était à craindre qu’elles ne fournissent de nombreux hôtes à nos établissemens hospitaliers. Dans cette triste prévision, le maréchal Pélissier fit donner à chaque régiment deux baraques pour ses infirmeries. J’aurais voulu aussi que, pour prévenir l’encombrement, on prit une grande mesure, celle d’envoyer à Constantinople 15,000 soldats malingres, trop accessibles aux maladies, qui auraient passé là un hiver doux, dans de bonnes conditions de bien-être. Il ne fut pas possible d’accéder à ma proposition. Du moins la réorganisation sous baraques des infirmeries, à 40 places par corps, donna à l’armée de nouveaux abris pour 2,400 malades.

L’installation intérieure variait selon les régimens. Beaucoup de baraques étaient calfeutrées et bien closes, mais d’autres étaient percées à jour ; les jointures des planches laissaient entrer la pluie, et, en dépit d’un poêle toujours allumé, le froid restait vif et intense. On accusait le corps du génie, comme s’il pouvait tout faire. Il avait monté les baraques, fermé les jointures avec de la volige ; si la sécheresse faisait disjoindre le bois, c’était, ce semble, l’occupant qui devait y remédier. Dans quelques infirmeries, les malades avaient pour lit une forte toile tendue sur un cadre de bois, ou des claies de branchages couvertes de petites paillasses ; dans toutes les autres, ils étaient réduits à la planche malpropre du lit de camp. La plupart des baraques étaient badigeonnées intérieurement à la chaux et désinfectées par des chlorures. Ces moyens de salubrité étaient quelquefois négligés. Le régime alimentaire présentait les mêmes irrégularités. Dans telle infirmerie, une légère retenue sur les fonds du travail rétribué permettait d’améliorer et de varier la nourriture ; dans telle autre, rien n’était changé au régime ordinaire du soldat ; les modifications ne portaient guère que sur des réductions de ration. Ce qui manquait surtout, c’était la propreté. Une pareille indifférence est incompréhensible. Comment ! il y avait dans chaque infirmerie quinze ou vingt hommes éclopés, ennuyés, désœuvrés, et on ne savait même pas les occuper à nettoyer leur logement ! Et on tolérait des négligences qui compromettaient la santé des malades ! Ne serait-il pas possible de mettre plus d’ordre dans le service hospitalier, et, tout en laissant une large part à la sollicitude des colonels, ne pourrait-on l’aider par des règlemens sagement conçus ? En campagne sans doute, on fait comme on peut, on n’a pas toujours de grandes ressources ; il faudrait pourtant veiller à ce que l’indispensable ne fît jamais défaut.

Dans deux ou trois infirmeries seulement, j’ai trouvé un registre spécial portant les noms de tous les hommes du corps que le feu de l’ennemi avait atteints depuis le commencement de la guerre, et indiquant le jour, le siège, la gravité, les suites de la lésion reçue. Il est regrettable que cet exemple ne soit pas plus généralement suivi, que cette mesure ne soit pas prescrite par une disposition réglementaire. L’authenticité de ces documens serait fort utile pour les statistiques et toute sorte de renseignemens. Ce serait en outre le livre d’or du régiment, ses titres de noblesse.

La bonne installation des infirmeries est d’une grande importance. Premier asile des malades et des blessés, elles devaient renvoyer aux ambulances divisionnaires ou aux hôpitaux ceux qui avaient besoin d’un long traitement. Dans une infirmerie mal installée, les plus simples indispositions peuvent devenir graves et dégénérer en longues maladies. Sous un climat salubre comme celui de la Crimée, la plupart des affections étaient d’abord légères. Elles pouvaient être arrêtées dès le début ; un peu de repos, un peu de soin amenait de promptes guérisons. Si au contraire les précautions d’hygiène étaient insuffisantes, les ambulances s’encombraient. Ne pas laisser les indispositions s’aggraver, appliquer au premier moment les premiers remèdes, telle était l’utilité des infirmeries. Quant aux blessures de guerre, l’application des premiers appareils se faisait presque toujours dans les ambulances de tranchée.

À 1,600 mètres de Sébastopol, on rencontrait, cachée dans un pli de terrain, une petite ferme de chétive apparence. On ne pouvait la regarder sans un profond sentiment de respectueuse émotion. Cette ferme avait servi d’ambulance de tranchée pour les ouvrages de gauche. Placée tout d’abord, lorsqu’on commença le siège, dans la maison tant renommée du Clocheton, l’ambulance avait été contrainte par les boulets ennemis, qui l’inquiétaient sans cesse, de se retirer dans le pli de terrain où se trouvait la petite ferme. Souvent les Brancards qui portaient les blessés s’y succédaient sans interruption ; dans la nuit du 1er  au 2 mai 1855, il en entra quatre cents. À mesure que les travaux du siège s’étendaient, l’ambulance s’agrandissait, groupant autour du bâtiment les tentes et les baraques. Un respectable aumônier de la flotte séjournait là avec le médecin. La science et la charité s’unissaient pour soulager les douleurs du blessé, le rendre à l’espérance et à la vie, ou adoucir sa dernière heure. Un terrain clos de murs servait de cimetière. Chaque officier avait une fosse particulière ; les soldats reposaient ensemble dans de grandes fosses communes : compagnons d’armes et de périls, la mort même ne les séparait pas. Après la chute de Sébastopol, cette ambulance devint un lieu de pèlerinage où chacun cherchait la tombe d’un ami. C’est bien là qu’on pourrait élever une chapelle en l’honneur de tant d’hommes courageux frappés obscurément dans les pénibles travaux du siège.

Deux grottes d’embuscade enlevées aux Russes dans le ravin du Carénage et dans celui de Karabelnaïa servaient d’ambulances aux tranchées de droite. Elles étaient à l’abri des boulets tirés de plein fouet ; mais plus d’une bombe, roulant dans les ravins, vint éclater et faire des victimes à l’entrée de ces tristes retraites qu’habitait la souffrance. Un jour douteux pénétrait dans ces anfractuosités, et rendait très difficiles les opérations chirurgicales. La nuit, pour ne pas attirer l’attention de l’ennemi, on se contentait d’une misérable petite lampe suspendue à la voûte. Au milieu du bruit sourd et continu de la canonnade dominaient par intervalles les cris des oiseaux de proie, inquiétés dans leurs paisibles demeures, se précipitant de leurs rochers, emportant dans les airs quelques lambeaux de chair humaine. Après la prise de Sébastopol, on allait voir pieusement ces grottes peuplées de souvenirs lugubres ; on se montrait la litière de paille encore sanglante où s’agenouillait le chirurgien pour extraire une balle ou arrêter une hémorrhagie. Qui dira jamais tout ce qui s’est passé là de triste et d’émouvant ? Dans ces ambulances de tranchée, les plaies béantes, les membres brisés recevaient le premier pansement ; le sang qui s’échappait en abondance était contenu par des moyens hâtifs ; beaucoup n’entraient que pour mourir, après de navrantes agonies, avec un courage héroïque ; les autres étaient transportés dans les ambulances divisionnaires.

Les quatorze divisions de l’armée de Crimée étaient pourvues chacune d’une ambulance. On a quelquefois simplifié le service en donnant à deux divisions une seule ambulance qui pouvait toujours être dédoublée. Les divisions étaient réparties en trois corps d’armée. À chaque corps était attaché un médecin principal. Chaque ambulance comptait huit docteurs en médecine, deux majors et six aides-majors. Le service pharmaceutique était confié à un ou deux pharmaciens militaires reçus dans une faculté. Le nombre des infirmiers s’élevait en proportion des malades reçus. Ce personnel se divisait au besoin. Quand une fraction de la division opérait un mouvement, elle était suivie par une fraction de l’ambulance, dirigée par le second médecin-major et deux aides. Le matériel, porté sur des prolonges ou à dos de mulet, était plus ou moins considérable selon les besoins présumés et la facilité des transports. On se trouvait souvent forcé de laisser en arrière les caissons d’ambulance, et de partir avec un certain nombre de cacolets ou de litières pour rapporter les malades et les blessés.

Au début de la guerre, les ambulances divisionnaires étaient sous tentes. Les baraques arrivèrent plus tard et devinrent de plus en plus nombreuses. À la fin de 1855, elles pouvaient loger 4 ou 5,000 malades. À la même époque, le ministre de la guerre envoya 6,000 matelas neufs, une énorme quantité de couvertures, au-delà même des besoins, et un matériel considérable. Il n’était pas facile d’entretenir tout cela, les choses s’usant vite en campagne ; à chaque instant, des difficultés imprévues arrêtent les meilleures intentions. Ainsi pendant la période rigoureuse de l’hiver 1855-56 il a été impossible de faire blanchir convenablement les draps de lit. Pour diminuer la grande consommation du linge à pansement, on voulait le faire laver de façon qu’il servît de nouveau, mais il n’y avait pas de buanderie. Il fallait le brûler pour préserver l’hôpital des émanations putrides qu’il répandait. Le chirurgien en campagne doit ménager la charpie et les compresses de toile, devenues chaque jour plus difficiles à renouveler à mesure que le coton est d’un emploi plus général et se substitue au fil de lin et au chanvre. Le coton cardé accrut nos ressources. Une compresse de ouate entretient une chaleur douce et uniforme ; c’est un excellent mode de pansement qu’il est bon de recommander. Il est vrai que la ouate n’est pas absorbante, mais on obvie à cet inconvénient en plaçant entre la ouate et la plaie quelques brins de charpie.

Le régime alimentaire des ambulances divisionnaires était en principe celui des hôpitaux de France, sauf quelques modifications fortuites nécessitées par des faits imprévus. Le bouillon n’a jamais manqué. Outre la viande et les légumes, les ambulances recevaient des pâtes féculentes, des œufs, des pruneaux, des confitures, du chocolat et du vin. Elles ont même été pourvues de boîtes de lait conservé. Ce lait a la consistance du beurre ; il suffit de l’étendre dans un volume d’eau trois ou quatre fois plus grand ; il conserve ses qualités, même s’il reste exposé à l’air pendant quelques jours. Les médecins ont pu quelquefois distribuer du vin de Bordeaux provenant de dons nationaux.

On comprend que ces ambulances ont dû plusieurs fois se déplacer dans le cours de la guerre. Voici l’histoire de l’ambulance de la troisième division du deuxième corps. Parcelle-là, on pourra juger des autres.

Le 20 septembre, à l’Aima, cette ambulance se scinde en deux parties. L’une s’établit sur le champ de bataille ; l’autre suit la division. Quatre cents blessés, dont cent Russes, pansés dans la nuit, sont immédiatement embarqués ; quinze amputations sont pratiquées. Arrivée sous les murs de Sébastopol, l’ambulance s’installe dans une ferme tartare en ruines, et reçoit les premiers blessés du siège. Le 6 novembre, jour de la bataille d’Inkerman, une section s’en détache pour se rendre au camp du Moulin. Elle reçoit 400 blessés russes, et comme il est plus facile d’apporter des tentes que d’emporter les blessés, elle reste définitivement sur le champ de bataille avec une brigade de sa division. On l’avait établie provisoirement sur le lieu du combat sans se préoccuper du choix de l’emplacement. Plus tard le mauvais temps empêcha de la transporter ailleurs et même de l’agrandir. Elle était sur un terrain plat, dominé, resserré de tous côtés par les camps anglais et français ; mais elle se trouvait à proximité des travaux de siège, à l’entrée du ravin du Carénage et à peu de distance de celui de Karabelnaïa. C’était sur cette ambulance divisionnaire que les ambulances de tranchée évacuaient la plupart des blessés. On y a fait jusqu’à cent trente grandes opérations en vingt-quatre heures, à la suite d’un de ces combats de nuit qui étaient si meurtriers et si fréquens dans l’hiver de 1855.

Cependant la 3e division du 2e corps avait fait des pertes cruelles et nombreuses. Ses chefs les plus vaillans étaient tombés à sa tête ; son effectif était réduit à 3,000 hommes. Elle reçoit l’ordre d’aller sur la Tchernaïa et d’y remplacer la 1re  division. Chaque division laisse ses ambulances et ses malades dans leurs positions respectives, le personnel médical et le matériel administratif se déplacent seuls, passant d’une ambulance dans une autre.

L’ambulance que la 1re  division laissait à la 3e était dans une situation heureuse, sur le plateau d’Inkerman. Le sol était sec, élevé, légèrement incliné, soumis à la continuelle ventilation d’une brise bienfaisante. C’était un quadrilatère allongé, séparé en deux parties égales par un chemin empierré. L’enceinte était formée par une tranchée et par un amas de tonneaux remplis de terre servant de parapet. Les abris étaient des tentes-marquises, simples ou doubles, des tentes turques ou des baraques. Des vingt-quatre baraques, dix-sept avaient été fournies par les Anglais ; mais, improvisées au début de la campagne, elles ne valaient pas celles que l’armée reçut plus tard. Basses, humides, mal aérées, elles n’étaient employées que par nécessité. La baraque affectée au logement des médecins se trouvait au milieu même de l’ambulance. Les médecins, après avoir subi pendant le jour l’infection miasmatique, y séjournaient encore pendant la nuit sans aucune nécessité. On ne saurait trop insister sur le danger et l’inutilité de pareilles imprudences. Les officiers de santé exagèrent presque toujours le sentiment du devoir. Ils restent à l’ambulance, même quand leur service est terminé. Ils se feraient scrupule, en temps d’épidémie, d’une promenade à cheval, négligeant pour eux-mêmes les mesures préventives qu’ils conseillent à autrui. Cet excès d’abnégation peut priver l’armée d’hommes instruits et compromettre le service des malades. Rien n’empêche les officiers de santé de loger à 200 mètres de l’ambulance ; les médecins de garde y passeraient seuls la nuit.

Il va sans dire que par momens le corps médical avait tant de besogne, que les forces humaines et l’activité la plus ardente n’y pouvaient satisfaire. Quelque nombreux qu’il puisse être, il devient forcément insuffisant au moment d’une bataille ou d’une épidémie. lorsqu’une demi-journée de combat envoie à une centaine de médecins d’ambulance six ou sept mille blessés à la fois, pourront-ils placer assez tôt une simple compresse et une bande autour de chaque blessure ? pourront-ils faire pour chacun les opérations qu’indique la chirurgie ? Pour ces besoins, on avait créé en Crimée un personnel en sous-ordre qui a rendu les plus grands services. Notre mode de recrutement fait de notre armée une image vivante de notre société et en rassemble sous les drapeaux les divers élémens. Parmi les convalescens, nous rencontrions souvent des jeunes gens qui avaient reçu de l’instruction, des bacheliers, des avocats même. Un certain nombre d’entre eux auraient dû retourner dans leurs familles avec un congé de convalescence ; mais nous retînmes ceux qui paraissaient capables d’aider les médecins. Ces nouvelles fonctions, en leur apportant quelque bien-être, accéléraient leur guérison ; bientôt même, devenus tout à fait valides, ils retournaient à leurs corps, et d’autres les remplaçaient. Ces utiles auxiliaires portaient le titre de soldats panseurs. MM. Scrive, Thomas, Morgue, Lustreman, en Crimée et à Constantinople, les façonnaient avec un soin particulier et faisaient le plus grand éloge de leur promptitude et de leur habileté. Quand le typhus décima le corps médical, on craignit un moment de manquer de médecins. On pressait le ministre de la guerre d’en envoyer le plus possible ; mais le ministre n’en avait plus à sa disposition, et le recrutement ne répondait pas aux besoins. Grâce aux soldats panseurs, on a pu triompher de cette grave difficulté. Sans leur précieuse assistance, le service médical eût été entravé. Ces agens subalternes ont montré un zèle, une aptitude, une intelligence qu’on ne trouve si communément, il faut le dire, que dans l’armée française. Ils étaient chargés de la tenue des cahiers de visite, de la distribution des alimens prescrits et des médicamens, de l’application des pansemens simples, cataplasmes, vésicatoires, etc. Ils préparaient avec une rare adresse les appareils à fracture ; ils étaient même parvenus à panser, sous les yeux des chefs de service, les amputés d’une manière irréprochable. L’un d’eux par exemple a pu arrêter deux fois par une compression bien faite une hémorrhagie foudroyante de l’artère fémorale, et donner ainsi au médecin le temps d’arriver pour lier le vaisseau. Toutefois il est nécessaire de limiter strictement le champ d’action des soldats panseurs ; leur intervention doit être exclusivement manuelle ; ils ne peuvent s’immiscer en rien à la direction du traitement. Ce sont des mains ajoutées aux mains du chef de service, rien de plus.

Les heureux résultats qu’a donnés cette institution des soldats panseurs improvisée en Crimée ne doivent pas être perdus. Ils amèneront la suppression définitive des sous-aides médecins. Ces sous-aides remplissaient avec négligence des fonctions qu’ils trouvaient trop infimes. Quoiqu’ils ne fussent pas docteurs, leur collet brodé les faisait prendre pour des savans, et trop souvent on leur confiait des directions médicales. Enlevés des bancs des écoles pour le service des armées, ils y perdaient le temps le meilleur pour l’étude. Leurs années de jeunesse s’écoulaient dans les camps, et quand ils en revenaient, ils ne se sentaient ni la force ni le courage de recommencer leurs études classiques pour s’acheminer vers le doctorat. Quand les facultés de médecine finissaient par leur accorder le diplôme, c’était le plus souvent en tenant plus de compte de leurs vieux services que de leur mérite scientifique. Elles peuplaient ainsi d’auxiliaires médiocres le corps de santé des armées.

Les Anglais, outre leurs infirmeries régimentaires, possédaient quatre ambulances, une à Inkerman, deux à Balaclava, une au monastère Saint-George. Le service médical, dirigé par le savant et habile sir John Hall, ne laissait plus rien à désirer à la fin de la campagne. Les infirmiers remplissaient avec zèle leurs fonctions sous l’impulsion active et intelligente de femmes hospitalières à la tête desquelles on remarquait la célèbre miss Nightingale. Beauté, jeunesse, fortune, elle avait tout sacrifié à la noble mission de soulager la souffrance. Cette jeune femme frêle qu’on voyait à cheval parcourant les ambulances confondait dans sa pieuse sollicitude les malades des trois armées alliées. À l’époque du typhus, elle fit aux ambulances françaises et sardes un don considérable de vin de Porto et de conserves de toute espèce.

Les ambulances anglaises étaient d’une remarquable propreté. On a vu que cette qualité ne se rencontrait pas dans les nôtres. Cette différence tient en partie à la position plus haute et plus indépendante du médecin militaire anglais, qui exerce une plus grande autorité pour l’exécution des mesures hygiéniques. Le régime alimentaire s’écartait de celui de nos ambulances. Le thé, la viande rôtie, les puddings y tenaient une large place. Le médecin pouvait ordonner la bière, les vins de toute sorte, le rhum, le cognac ; et tout ce qu’il jugeait convenable. Seulement, les extra devaient être prescrits dès la veille. Dans les magasins d’approvisionnemens de ces ambulances, j’ai vu même du vin de Champagne. On s’en servait pour arrêter certains vomissemens.

Les ambulances sardes ressemblaient beaucoup à nos établissemens hospitaliers ; la plupart de nos règlemens y étaient adoptés. Le service médical des Sardes est, comme le nôtre, placé sous l’autorité de l’intendance militaire ; il ne fonctionne pas, comme chez les Anglais, par sa propre initiative. Le savant médecin en chef, M. Comizetti, était bien secondé par des praticiens sages et expérimentés. Les ambulances étaient situées sur les hauts plateaux de Kamara, au-dessus du cap de Balaclava. Chacune se composait de 42 belles baraques d’une capacité moyenne de 36 lits, planchéiées et proprement tenues. Les lits étaient formés de deux chevalets en bois supportant trois planches, un matelas, un oreiller, une paire de draps et deux couvertures. Les officiers avaient de plus une paillasse, une table de nuit et une descente de lit. Les infirmeries, régimentaires étaient installées sur le modèle des nôtres. En tout, on comptait 1,600 lits, nombre élevé pour une armée de 15 à 18,000 hommes. Jamais plus de 1,200 lits n’ont été occupés. L’armée piémontaise a été fort éprouvée par le scorbut ; mais le typhus ne l’a atteinte que légèrement. Dans chaque section, une sœur de charité présidait à la distribution des alimens et des médicamens, surveillait les soins donnés aux malades, et dirigeait les infirmiers. À la cuisine, à la dépense, à la pharmacie, à la lingerie, à la buanderie, partout on trouvait une sœur intelligente et dévouée. Chaque jour, des sœurs allaient, au marché de Balaclava faire des achats et des approvisionnemens. Leur ingénieuse charité avait doté les ambulances d’un poulailler de cinq cents poules que nourrissaient les débris de la table. Le traitement annuel de ces sœurs était de 500 francs ; elles recevaient en outre deux rations journalières de vivres de campagne. Elles remplissaient à peu près les fonctions de nos infirmiers-majors. Les médecins sardes étaient encore assistés de soldats exercés à la phlébotomie, chargés des écritures et des cahiers de visite. À chaque ambulance était attaché un habile remouleur. C’est là aussi une excellente mesure, qu’il serait bon d’emprunter.

J’ai visité l’ambulance russe de la Belbec ; elle était bien installée et pourvue d’un bon mobilier. Les lits étaient à deux places, avec matelas, draps et couvertures distincts. On économisait ainsi l’espace ; il n’est pas sans danger pourtant d’accoupler les malades. Il y a un demi-siècle qu’en France on a renoncé à ce système anti-hygiénique. Les baraques, disposées pour 120 places sur quatre rangs de lits, étaient bien tenues ; mais on négligeait le renouvellement de l’air. Par le plus beau soleil, les portes et les fenêtres étaient hermétiquement fermées, l’atmosphère était lourde et méphitique ; aussi le typhus a-t-il fait de nombreux ravages. Mon secrétaire, M. Benjamin Crombez, en a été atteint pour être demeuré seulement une heure dans cette ambulance. Il est singulier que le souvenir des désastres passés ne soit pas plus instructif et que les leçons les plus terribles soient perdues. En 1829, l’armée du Danube, attaquée par le typhus et la peste, perdit 60,000 hommes. Le nombre des soldats qui repassèrent le Pruth ne dépassa pas 10 ou 15,000 combattans[1]. Comme les Anglais et les Sardes, les Russes étaient soignés par des femmes dévouées. Sur quelques lits, on voyait des soldats morts, le visage découvert ; au chevet brûlaient de petites bougies ; c’est sans doute quelque pratique religieuse : les malades voisins n’en paraissaient nullement émus.

Deux médecins russes, faits prisonniers de guerre avec les infirmiers de leur ambulance à l’attaque des ouvrages blancs sous Sébastopol, avaient été amenés au grand quartier-général. L’un, blessé à la tête, fut soigné à l’ambulance ; l’autre, très bien portant et fort habile chirurgien, prit la direction d’un service spécial de blessés russes. Comme tous ses confrères, il pratiquait l’amputation par la méthode circulaire, en incisant les tégumens en arrière pour faciliter l’écoulement du pus, et en maintenant les lèvres de cette plaie par une mèche de charpie cératée, à l’imitation de M. Sédillot, de Strasbourg, pratique qui a donné d’excellens résultats. Les médecins russes parlaient français et vivaient avec nos médecins. Plus tard ils furent échangés contre des prisonniers de notre armée. Leurs infirmiers, qui les aidaient, étaient si habiles dans l’opération des ligatures artérielles et des pansemens, qu’il n’est pas survenu une seule hémorrhagie consécutive. Les Russes emploient aussi des soldats panseurs qui remplissent leurs fonctions de la façon la plus satisfaisante. Il faut remarquer encore que les soldats russes portent dans leur sac une compresse et une bande roulée, précieuse ressource qui permet l’application immédiate et bien efficace d’un premier appareil sur le champ de bataille même, où manquent souvent les objets de pansement.

II

La plupart des opérations chirurgicales se faisaient aux ambulances ; elles comprenaient principalement les extractions de balles, les amputations, les résections.

Dans la campagne de Crimée, la gravité des blessures n’avait pas seulement pour cause les boulets et la mitraille, tant prodigués dans les sièges ; elle tenait aussi au perfectionnement des nouvelles armes de précision et à la substitution des balles coniques aux balles rondes. Les balles coniques, animées d’une plus grande vitesse, entrent en droite ligne, et, broyant les os qu’elles rencontrent, y produisent des éclats plus nombreux et plus étendus. La résistance les déforme sans presque les faire dévier ; elles s’allongent, s’aplatissent ou se séparent même en plusieurs morceaux plus souvent que les balles rondes. L’ouverture de sortie des balles coniques est presque toujours diamétralement opposée à l’ouverture d’entrée. Il est assez rare au contraire que le passage d’une balle ronde soit direct.

Porter le bistouri sur les ouvertures d’entrée et de sortie que les balles laissent dans le corps était une habitude et un précepte qui prévalaient encore en 1830, quand j’accompagnai l’armée qui allait conquérir l’Algérie. Les maîtres les plus autorisés recommandaient d’inciser largement la peau et les tissus sous-jacens, afin de favoriser l’épanouissement des parties lésées, d’en empêcher l’étranglement, et de prévenir les accidens qu’entraîne cet étranglement, par exemple la gangrène. Cette opération sanglante, appelée débridement, était bien plus douloureuse que la blessure faite par la balle ; mais personne ne doutait qu’elle ne fût très efficace. C’était là, pour ainsi dire, un dogme médical. Dès les premiers combats livrés sur la terre d’Afrique, à Sidi-Ferruck et à Staoueli, je constatai avec étonnement qu’un grand nombre de plaies qui n’avaient pas été, faute de temps, agrandies par l’instrument tranchant se guérissaient sans mésaventure, plus vite même que les plaies où le bistouri avait passé. En Crimée, je remarquai avec satisfaction que le débridement des plaies ne comptait plus un seul défenseur. Quoiqu’il trouve encore des partisans dans les luttes académiques, il a été repoussé comme une doctrine « inutile et barbare. » C’étaient les termes dont je m’étais servi dans un ouvrage publié en 1836[2]. Rien n’est venu prouver que ce jugement fût erroné. J’avais même constaté que le débridement n’empêche pas certains accidens quand la blessure recèle des corps étrangers, tels que bourres, pièces d’équipement, morceaux de drap entraînés par le projectile, ou bien la balle même, soit tout entière, soit en partie, si le plomb, heurtant l’angle d’un os, s’est séparé en plusieurs fractions.

Quelquefois des esquilles, ou pièces d’os brisés, restent au milieu des chairs et les irritent comme de véritables épines. En ce cas, le meilleur remède à tenter est l’extraction de ces corps étrangers. Doit-on confier aux seuls efforts éliminatoires de la suppuration, comme on le conseille encore de nos jours, le soin d’expulser les esquilles ? Les échecs en ce genre sont si fréquens, qu’il est évidemment préférable de les enlever toutes le plus vite possible, qu’elles soient ou non adhérentes, afin de simplifier la plaie. Une plaie simple guérit régulièrement sans faire naître dans le cours du traitement une foule de complications fort douloureuses qui mettent à chaque instant en danger la vie du blessé. Lisfranc disait qu’il fallait faire une guerre de partisan à ces complications, c’est-à-dire les combattre le bistouri à la main. Mieux vaut encore prévenir ces luttes en retirant immédiatement les esquilles. La conservation des esquilles amène des suppurations intarissables, des souffrances presque continues, avec exacerbation à chaque élimination d’une pièce osseuse, qui épuisent la force vitale et que suivent le marasme, la résorption purulente, la diarrhée colliquative, la mort.

Au contraire, quand la plaie renferme non pas un éclat osseux, mais une balle ronde non déformée, et que le chirurgien n’en retrouve pas tout d’abord la trace, il fera plus sagement de ne pas multiplier les recherches et d’épargner des souffrances au malade. La présence d’une balle provoque moins d’irritation que les angles aigus d’une esquille ; d’autre part, en raison de sa pesanteur, la balle finit par se rapprocher de la périphérie des membres, où il devient plus aisé de l’atteindre.

Si l’extraction des balles est souvent une opération difficile, c’est que, traversant des tissus dont la densité et par conséquent la résistance varie, le projectile s’écarte de son premier chemin. Une balle tombée obliquement sur une côte ne pénètre pas toujours dans la poitrine ; elle peut rouler en cercle à la surface de cet arc osseux, sur lequel elle est retenue par la puissance élastique de la peau, qui neutralise sa force centrifuge. Quand la balle pénètre dans les tissus, elle les déchire par refoulement à la manière d’un coin. Arrivée à la fin de sa course, elle rencontre souvent dans la peau une résistance qu’elle ne peut vaincre, et elle reste sous l’enveloppe cutanée. En ce cas, on la saisit entre le pouce et l’index de la main gauche, et l’on incise la peau sur elle autant qu’il est nécessaire pour que, pressée par les doigts d’arrière en avant, elle s’échappe au dehors. Souvent elle résiste ; alors il est inutile d’agrandir l’incision ; il faut chercher la cause qui la retient. L’obstacle est dû à la présence d’une lamelle celluleuse, mince et transparente, dont les projectiles se coiffent par leur action de refoulement a la fin de leur course. C’est comme un petit sac ; il suffit de l’ouvrir, et le plomb en sort aisément.

J’ai pu démontrer ce fait d’une manière péremptoire, et j’ai appelé ce sac kyste primitif, par opposition au kyste définitif qui s’organise autour des balles, lorsque, abandonnées à elles-mêmes et laissées à demeure, elles prennent droit de cité au milieu de nos tissus. Ces hôtes singuliers peuvent séjourner à tout jamais dans leur kyste et rester à peu près inoffensifs. D’autres fois la pression exercée sur le kyste parle poids du plomb l’irrite, le ramollit ; la balle s’ouvre un passage de proche en proche, le vide se ferme graduellement derrière elle par un travail de cicatrisation qui la pousse à son tour, et elle se met à voyager. Sa marche est lente, presque inaperçue. Seulement, au bout de quelques années, une balle qui était au bas des reins se retrouvé près du talon.

Les plaies par armes à feu, étant essentiellement contuses, déterminent une forte réaction inflammatoire, qui, pouvant, à travers une série d’accidens, amener la gangrène, réclamé souvent une médication énergique. En ce cas, le froid, la glace, que j’ai introduite dans le traitement des blessures, me paraît le meilleur agent thérapeutique. L’illustre Percy se servait de l’eau froide pour guérir les plaies d’armes à feu ; j’avais suivi son exemple, et les beaux résultats que j’obtenais m’ont engagé à faire une étude approfondie de l’action des réfrigérans. Quand l’inflammation dépasse certaines limites, l’eau froide est insuffisante ; il faut recourir alors à la glace, soit seule, soit même mélangée de sel marin pour augmenter l’intensité du froid, que l’on gradue selon la violence de l’inflammation traumatique. La glace ne doit jamais être en contact immédiat avec les tégumens. On commence par mettre sur la partie enflammée une simple compresse de toile trempée de temps à autre dans l’eau froide ; on dépose ensuite dans les plis des morceaux de glace. Si la réfrigération ne procure qu’un soulagement médiocre sans anéantir une sensation de brûlure profonde et douloureuse, si, selon l’expression, des malades, la glace semble s’échauffer, il faut augmenter le froid par l’addition du sel marin. Au reste, rien n’est plus facile que d’éviter l’abus des réfrigérans et les accidens qui en seraient la suite. Le contact du froid sur une partie enflammée détermine des sensations agréables, un soulagement non équivoque. Ces sensations sont des guides infaillibles, qu’on doit soigneusement interroger. Les réfrigérans sont continués tant qu’ils amènent du bien-être, et supprimés graduellement dès qu’ils font naître une désagréable impression de froid humide. Cette impression se produit dès que le foyer pathologique s’éteint ; elle irait jusqu’à la plus vive douleur si l’on ne retirait la glace, qui soutirerait alors du calorique normal. Le malade est donc le meilleur juge à consulter. Cependant le médecin, avant l’application de la glace, doit apprécier l’état général du blessé. S’il trouve une constitution affaiblie par les fatigues et les privations, s’il craint que les forces vitales épuisées ne fassent défaut, et qu’une réaction salutaire ne puisse avoir lieu, il donnera des boissons excitantes au lieu de réfrigérans ; il entourera la plaie d’une forte couche de ouate pour entretenir la chaleur. L’emploi de la glace serait ici un monstrueux contre-sens.

Les adversaires de la méthode réfrigérante redoutent la gangrène, ou tout au moins les répercussions et arrêts de transpiration. Il est difficile de comprendre à priori qu’un membre puisse sans danger être, couvert de glace pendant plusieurs jours, tandis qu’un simple glaçon, tenu quelques instans entre les doigts, amène un commencement de congélation, de vives douleurs, un sentiment de constriction insupportable. C’est que la glace agit, dans le second cas, sur une surface enflammée, dans le premier sur une région saine. L’inflammation communique à la région dont elle s’est emparée une résistance au froid très remarquable. Hunter, après avoir congelé l’oreille d’un lapin en l’entourant d’un cornet plein de glaçons, ne put congeler de nouveau cette même oreille prise d’inflammation. Ce fait est une révélation. Il faut distinguer la chaleur organique normale ou physiologique, celle de l’état de santé, de la chaleur anormale morbide produite par l’inflammation. Le calorique normal indispensable à l’exercice régulier des fonctions ne saurait être soutiré sans péril : on sait combien un simple refroidissement peut être dangereux. Quant au calorique engendré par l’inflammation, s’il est modéré, s’il ne dépasse pas un certain degré nécessaire à la guérison, on ne doit pas le diminuer. C’est quand il se produit avec excès qu’il offre des dangers et détermine une foule d’accidens. Il vaut mieux, dans ce cas, recourir aux applications réfrigérantes qu’aux saignées locales ou générales. Le froid est sédatif ; il calme la douleur et prévient l’afflux du sang dans la partie lésée, tandis que les sangsues, par la succion, par leur piqûre douloureuse, attirent le sang et congestionnent la plaie. Le froid tonifie le malade, les saignées l’affaiblissent ; le froid est l’agent le plus énergique qui puisse arrêter l’inflammation, en prévenir les écarts ; les saignées sont souvent inefficaces. Le froid tend à localiser la phlegmasie, à l’emprisonner dans la blessure, à en prévenir les irradiations sympathiques sur les grands viscères, notamment sur le cœur, dont la réaction suscite la fièvre. L’inflammation a quelquefois une telle intensité, que j’ai dû appliquer pendant plusieurs jours sur des plaies compliquées d’étranglement des mélanges réfrigérans à 14 degrés au-dessous de zéro. Lors de l’insurrection de juin 1848, j’ai maintenu la glace pendant quarante jours sur la jambe d’un officier blessé. Le quart de la substance du tibia broyé par le projectile avait été extrait pour simplifier la plaie. L’amputation a pu être évitée, et quinze mois plus tard cet officier quitta ses béquilles pour marcher librement. C’est là un des plus beaux triomphes de la chirurgie conservatrice.

Le traitement par la glace peut s’appliquer non-seulement aux blessures de guerre, mais aux lésions provenant d’accidens, aux entorses, contusions, fractures, et particulièrement aux hernies étranglées, qu’il guérit souvent sans opération, avec le plus grand succès. Il est prudent de borner ce traitement aux lésions par cause vulnérante, parce que là l’élément inflammatoire est franc, pur, dégagé de toute influence des prédispositions individuelles. Pratiqué sur des milliers de malades au Val-de-Grâce, où j’ai dirigé pendant dix années le service chirurgical, le traitement par la glace a fait ses preuves ; la chirurgie militaire s’en est emparée et en tire un excellent parti.

Les bombes produisent des blessures toujours fort graves. Dans la poitrine et l’abdomen, elles font d’affreuses brèches que l’art est impuissant à réparer. Un boulet ou un éclat de bombe a-t-il emporté un membre, le blessé éprouve les effets d’une commotion générale, et, dès que la stupeur commence à se dissiper, la main du chirurgien devient indispensable pour régulariser la plaie. Si on l’abandonnait aux seuls efforts, de la nature, les lambeaux violemment déchirés, parsemés de portions tendineuses d’inégale longueur et de pièces osseuses broyées, détermineraient presque toujours une gangrène mortelle. La rupture des artères peut entraîner des hémorrhagies et une mort presque immédiate. Le général R… est mort en peu d’instans, affaissé sur lui-même, à la suite d’une hémorrhagie provoquée par un biscaïen qui avait séparé en deux l’artère poplitée. On aurait pu lui sauver la vie en comprimant le vaisseau jusqu’à l’arrivée du chirurgien. Il y a des cas cependant où la violence même du coup apporte un remède efficace : l’arrachement d’un membre amène la rétraction du tissu artériel, et l’ouverture du tube, froncée, revenue sur elle-même, oppose une barrière à l’impulsion de la colonne sanguine.

Quelquefois les effets des bombes sont d’une horrible bizarrerie. Le général Pecqueux de Lavarande a été littéralement coupé en deux par une bombe qui a éclaté entre ses jambes. La tête est restée d’un côté, avec une moitié du tronc, un bras et une jambe. D’autres effets plus singuliers, qui n’avaient pas encore été signalés, ont été à plusieurs reprises observés pendant le siége de Sébastopol. On sait que les bombes, en parcourant leur parabole, s’annoncent par un sifflement particulier, que ce sifflement aide à s’en préserver, et qu’on a la sage habitude de se coucher par terre pour éviter les éclats. Il est arrivé qu’au moment où des soldats se courbaient pour se jeter sur le sol, la bombe, décrivant sa courbe, a suivi la convexité de l’épine dorsale, qu’elle a écrasée dans toute sa longueur. La mort a été instantanée. D’autres fois, le choc étant moins violent, la colonne vertébrale a pu résister ; la peau, à cause de son élasticité, n’a pas été entamée ; des vaisseaux sanguins sous-cutanés ont seuls été déchirés. Dans ce cas, le sang s’accumule près du sacrum, au point le plus déclive. On a ponctionné la poche ainsi formée par la méthode sous-cutanée de M. J. Guérin, pour éviter les dangers de l’introduction de l’air dans les cavités closes. Il s’en est échappé un sang noir, altéré. La guérison s’est heureusement faite.

Autrefois, quand on trouvait sur le champ de bataille un cadavre ne présentant à l’extérieur aucune trace de blessure, on attribuait la mort au vent du boulet. Cette erreur n’a plus cours. D’une part, on voit un boulet enlever le sac des épaules d’un soldat, son képi, sa pipe même, sans laisser de marque de son passage. D’autre part, on trouve souvent sous la peau les viscères réduits en bouillie et les os broyés. Le vent du boulet ne saurait faire de tels désordres ; c’est le boulet lui-même qui les produit, surtout dans ses derniers ricochets vers la fin de sa course. L’élasticité de la peau explique comment, malgré la rencontre du boulet et du corps, elle a pu rester intacte.

Le général Bosquet avait reçu sur la poitrine en arrière, immédiatement au-dessous de l’omoplate, un éclat d’obus. La peau ecchymosée n’avait pas été entamée ; cependant trois côtes étaient fracturées par la face interne, à la manière d’un cerceau redressé avec exagération ; il en était résulté une forte dépression très visible, et surtout fort appréciable au toucher. Cette fracture, compliquée probablement d’une déchirure au poumon, avait amené dans la poitrine un épanchement de sang qui, refoulant le tissu pulmonaire contre la colonne vertébrale, s’opposait à l’introduction de l’air dans les cellules bronchiques. Le général a été très habilement traité par M. Secourgeon, médecin en chef du 3e corps.

La partie de la science qui regarde les amputations est des plus importantes. Où faut-il les pratiquer ? quand peut-on les éviter ? Telles sont les deux questions sur lesquelles la campagne de Crimée a répandu de précieux éclaircissemens.

Pendant les guerres de l’empire, quel que fût le point vulnéré du bas de la jambe, fût-ce le talon, on pratiquait l’amputation à la jarretière, à quatre ou cinq travers de doigt au-dessous du genou. Le moignon se dissimule alors dans l’ampleur du pantalon, et l’amputé se sert d’une jambe de bois, sorte de pilon très simple, non sujet à dérangement. C’est là un avantage auquel beaucoup de chirurgiens ne veulent pas renoncer. Cependant depuis une vingtaine d’années des praticiens distingués ont établi en précepte que l’amputation doit se faire le plus bas possible, et, toutes les fois qu’on le peut, immédiatement au-dessus des malléoles, c’est-à-dire des chevilles. À ce point, la circonférence de la jambe est moindre que plus haut, et la surface traumatique étant plus petite, on a moins d’inflammation, d’accidens ultérieurs à redouter ; aussi les cas de guérison sont-ils nombreux. Ce précepte rentre d’ailleurs dans le principe général, qu’il faut toujours amputer le plus loin possible du tronc. La mission du chirurgien est avant tout de sauver la vie du blessé ; sa conscience lui commande donc de préférer l’opération la moins redoutable. D’autres raisons militent en faveur de l’amputation sus-malléolaire. L’importante articulation du genou est conservée, et à l’aide d’un membre artificiel il est facile de dissimuler la mutilation. Cette considération n’est pas indifférente pour un jeune homme dont la carrière est à faire, ni même pour un officier supérieur commandant à cheval. Un lieutenant-colonel sur lequel j’ai pratiqué cette opération a pu continuer à servir, il est même aujourd’hui colonel. Il est vrai que la mécanique à fournir au soldat amputé au-dessus des malléoles coûte deux ou trois fois plus cher que le pilon classique ; mais l’état ne sera jamais obéré pour si peu. Ainsi que je l’ai démontré en 1839, on peut enlever le pied en entier sans recourir à l’amputation de la jambe ; on prend un lambeau de parties molles pour recouvrir la plaie sur le cou-de-pied, ou mieux encore au talon : dans ce dernier cas, l’amputé marche très bien, et sans mécanique, en appuyant le poids du corps sur son pilon posant sur une bottine à talon élevé.

J’ai rencontré quelques amputations pratiquées au milieu du mollet, et j’ai dû exprimer un blâme sévère. Le soldat ne doit jamais servir à des expérimentations, et le conseil de santé des armées a bien raison de maintenir la sage et traditionnelle prescription qui défend aux chirurgiens militaires d’employer des modes de traitement et d’opération que n’a pas sanctionnés l’expérience. L’amputation au milieu du mollet a de graves inconvéniens. Le volume de la jambe, plus considérable à cet endroit, donne une plaie plus large, et accroît ainsi les chances de mortalité. D’autre part, le moignon, trop long, se prête moins bien à l’application de la jambe de bois.

Une vérité que les faits nombreux observés en Crimée permettent d’affirmer aujourd’hui, c’est que toutes les fois qu’il n’est pas possible d’amputer la jambe, la désarticulation du genou doit être préférée à l’amputation de la cuisse. Celle-ci a moins souvent réussi que celle-là. Toutefois la désarticulation du genou doit être immédiate ; c’est encore là un point acquis désormais à la science, qu’on en compromet le succès en la retardant. En effet le volume des os, même dans l’état de santé, n’est pas en harmonie parfaite avec la quantité des parties molles, et la disproportion devient plus grande quand le malade a perdu son embonpoint par suite de souffrances prolongées et d’abondantes suppurations. La désarticulation du genou conserve aux amputés le libre jeu de l’articulation coxo-fémorale, et donne un point d’appui solide pour un membre artificiel.

Avant la guerre de Crimée, c’était un principe généralement accepté qu’une fracture du fémur déterminée par un coup de feu nécessite l’amputation. Il y a lieu de penser que, grâce à mes nouveaux appareils à fractures, on peut en appeler de cette sentence trop absolue[3]. Ces appareils ont l’avantage de conserver au membre sa conformation normale sans le comprimer, sans l’atrophier, de maintenir la fracture dans l’immobilité la plus parfaite par la permanence de l’extension, de la contre-extension et de la coaptation, opérées à l’aide de liens élastiques qui remplacent parfaitement l’action contractile des doigts. L’inflammation s’apaise plus vite ; la cuisse, presque complètement découverte, reste exposée à la salutaire influence de l’air et de la lumière. Le chirurgien, pendant toute la durée du traitement, peut suivre constamment de l’œil la marche de l’affection, se passer d’aides, appliquer des topiques et panser les plaies très facilement. En Crimée, à Constantinople, dans les grands services de nos plus habiles médecins, de MM. Lustreman, Thomas, Salleron, Maupin, Marmy, beaucoup de membres pelviens, cuisses et jambes, ont été sauvés par l’emploi de ces appareils à fractures. On avait d’abord soin d’extraire les esquilles détachées, dont la présence dans les chairs aurait entretenu une suppuration interminable et presque toujours mortelle. Après cette extraction, on donnait à la plaie une position déclive pour faciliter l’écoulement du pus, et on laissait la nature agir librement, sans contrainte. Plusieurs guérisons ont été obtenues, sans que l’extraction laissât de notables difformités. Le cal vicieux, ou soudure de fractures vicieusement consolidées, avec déformation des membres, a pu être redressé avec succès à l’aide de ces appareils, même après plusieurs mois. Le raccourcissement du fémur, proportionnel à la perte osseuse, peut le plus souvent se dissimuler par un haut talon de botte.

Les amputations de la cuisse sont d’autant plus graves qu’elles se rapprochent davantage du tronc ; il est donc fort important de les éviter. Rappelons que, si la désarticulation du genou a besoin d’être immédiate, la désarticulation coxo-fémorale paraît ne pouvoir réussir au contraire qu’à la condition d’être pratiquée quelque temps après la blessure reçue. Cette remarque est fort importante, car il s’ensuit qu’on peut, qu’on doit même, à mon avis, tenter d’abord la conservation du membre. L’extrémité supérieure du fémur étant presque uniquement formée d’un tissu spongieux, plus facile à traverser que les os compactes, la balle, trouvant moins de résistance, y fait moins de dégâts. On peut donc appliquer là un appareil à fracture ; on doit le faire, car on ne court pas de risques ; si l’on échoue, il est toujours temps de recourir à l’amputation.

Pour les membres supérieurs, on peut éviter très souvent l’amputation et les conserver, non-seulement par les ablations d’esquilles, mais encore par les résections, procédé opératoire qui donne les plus admirables résultats. Ces résections, je les avais souvent pratiquées sur les champs de bataille, ou conseillées et expliquées dans des livres ou dans l’enseignement oral. C’est avec une vive satisfaction que j’ai vu les chirurgiens de Crimée, devenus sobres d’amputations, faire des résections toutes les fois qu’ils pouvaient, au lieu d’emporter le bras en entier. Les résections s’appliquent aux angles saillans des fractures survenues dans le corps des os longs ou à leurs extrémités articulaires. Il faut conserver le plus scrupuleusement possible le périoste, c’est-à-dire la membrane qui enveloppe les os ; M. Flourens a démontré que cette membrane, qui sécrète le tissu osseux, le régénère, si elle reste en place. Le vrai triomphe de la résection, c’est quand on la pratique sur la tête de l’humérus. Un officier supérieur, M. Bertier, qui a subi cette opération, est aujourd’hui colonel du 86e régiment, et se sert fort bien de son bras opéré, quoiqu’il soit un peu plus court que l’autre. Un sergent-major, à qui j’avais fait il y a vingt-trois ans la même opération en Algérie, M. Plombin, est actuellement colonel du 1er régiment. Grâce à la résection, une fracture isolée du cubitus ou du radius n’entraîne plus nécessairement la perte du membre ; il m’est arrivé d’enlever avec succès un de ces deux os presque entier. Les cas même où ils se trouvent fracturés simultanément ne sont pas toujours, à moins de complications graves, des cas d’amputation. On peut en dire autant des fractures du corps de l’humérus. Les résections ont l’avantage non-seulement de sauver le membre, mais d’être suivies de guérisons plus certaines. Observons de notre mieux les règles de la chirurgie conservatrice. C’est surtout pour les fractures de la main qu’il importe de se bien pénétrer de ce précepte et de l’appliquer dans toute sa rigueur. Il ne faut jamais oublier qu’un tronçon informe de doigt peut encore être fort utile. Il y a huit ans, en juin 1848, on m’amena un capitaine pour être amputé au poignet droit par suite d’un coup de feu. Je réussis non-seulement à éviter l’amputation, mais à conserver le petit doigt, la moitié de l’index et le pouce. Cet officier peut encore tenir son sabre, et il a continué à servir. Je l’ai rencontré en Crimée colonel d’un régiment ; pour se faire reconnaître de moi, il m’a montré sa main.

On ne peut pratiquer aussi souvent les résections sur les membres inférieurs, surtout en temps de guerre, quand les blessés sont exposés à des transports longs et pénibles. Organe de support, le membre inférieur a plus besoin de solidité que le bras. Des muscles très volumineux rendent moins accessibles à la main du chirurgien les esquilles du fémur que celles de l’humérus. La fracture comminative des deux os de la jambe est très souvent un cas d’amputation. Cependant, si le blessé peut être soustrait au danger des transports, s’il est traité dans un établissement bien approvisionné, on doit tenter la conservation. Quand le tibia ou le péroné est fracturé isolément, la résection ou même la simple extraction des esquilles suffit souvent pour amener la guérison. Les perforations du pied par les balles sont moins graves qu’on ne l’a cru pendant longtemps ; par l’extraction des esquilles, on évite presque toujours l’amputation. En juin 1848, M. Thayer, aujourd’hui sénateur, a reçu une blessure analogue ; l’extraction des esquilles et les réfrigérans longtemps continués ont amené une parfaite guérison.

L’ennemi le plus terrible qu’aient eu à combattre les médecins de l’armée d’Orient a été la pourriture d’hôpital. Ce fléau naît, comme le typhus, du méphitisme concentré et prolongé, si difficile à éviter dans les armées stationnaires étroitement cantonnées ; il survient spontanément, se propage par l’air et envahit les plaies. Tant que les plaies ne sont pas entièrement cicatrisées, il faut le redouter. Que de fois de pauvres blessés touchant au terme de leur guérison, se préparant à retourner dans leur famille, ont péri victimes de la pourriture d’hôpital ! On reconnaît cet affreux mal quand la blessure se sèche, devient douloureuse, prend une teinte ardoisée, se parsème de plaques noires. Une désorganisation gangreneuse l’envahit, attaquant de préférence le tissu cellulaire et y pratiquant de profondes excavations. Quelquefois, au lieu de la gangrène humide, la peau se couvre d’une escarre sèche ; d’autres fois, pendant que la cicatrice se fait d’un côté, la plaie s’agrandit de l’autre par ulcération : c’est ce qu’on nomme la pourriture d’hôpital ulcéreuse. Dès le début, un cercle rouge violacé, d’un rayon de 5 à 8 centimètres, se produit sur la circonférence de la plaie. Après trois ou quatre jours, ce cercle tombe en gangrène ; un autre cercle lui succède pour se gangrener à son tour et causer de vastes déperditions de substance accompagnées parfois de redoutables hémorrhagies. Cette sorte de typhus local ne tarde pas à infester tout l’organisme, et la mort survient bientôt, si l’art a été impuissant ou n’a pu intervenir en temps opportun.

Le premier remède, on le conçoit, est l’isolement dans des lieux sains, non contaminés. Cet isolement est commandé à la fois par l’intérêt du malheureux atteint du fléau et par celui des malades ses voisins, exposés à la contagion. La tente est ici une excellente ressource, surtout si chacun de ceux qu’a attaqués le mal peut avoir la sienne. L’air y est facilement renouvelé ; il suffit d’en maintenir le grand tablier circulaire soulevé à quelques décimètres de terre pour entretenir une ventilation continue, fort salutaire, qui ne peut incommoder le malade placé sur un lit, dans une région plus élevée. Quant aux salles qui contiennent des blessés porteurs de pourriture d’hôpital, une fois imprégnées de miasmes contagieux, il est fort difficile de les purifier. Il faut les abandonner pendant un certain temps, les blanchir à la chaux, les arroser fréquemment de chlorure, y faire souvent des fumigations désinfectantes. À ce prix seulement, la pourriture d’hôpital peut être évincée.

Le traitement local a été la cautérisation au fer rouge, ou le perchlorure de fer, puissant caustique qui pénètre- facilement dans toutes les sinuosités de la plaie, et dont M. Salleron s’est servi avec succès. Les pansemens au jus de citron, les poudres de charbon, de quinquina, unies au camphre, ont secondé efficacement l’action des caustiques. Des lotions continues d’eau froide tombant goutte à goutte sont encore un bon moyen désinfectant, un excellent modificateur des plaies, un sédatif constant de la douleur. Quelques injections de teinture d’iode, dont M. Velpeau a généralisé l’emploi, ont donné également des résultats avantageux. Toutefois ce ne sont là que des auxiliaires. Les caustiques sont seuls capables d’arrêter la marche de la pourriture d’hôpital, et de supprimer spontanément la source des liquides putrides qui infectent l’économie tout entière.

Il y a eu de nombreux cas de congélation pendant les deux hivers de 1855 et 1856 ; mais les faits observés ont présenté des différences notables. En 1855, le froid n’a pas été très intense ; ce sont les pluies qui ont abondé ; le sol est resté longtemps détrempé, surtout dans les tranchées. Les pieds des soldats, macérés dans l’eau glaciale, ont subi des effets de congélation semblables à ceux que nous avions observés en 1836 sous les murs de Constantine. C’était une tuméfaction accompagnée de rougeur et de plaques gangreneuses plus ou moins prononcées. La congélation reproduisait les six degrés d’altération admis par Dupuytren dans la brûlure. On sait que le froid et le chaud déterminent les mêmes effets. La désorganisation s’opérait par une gangrène humide.

Au contraire, pendant le rigoureux hiver de 1856, où le thermomètre centigrade est souvent descendu à 20 degrés au-dessous de zéro, on a observé des gangrènes sèches et subites. Des malades transportés à l’ambulance sur des cacolets, des soldats endormis sous la tente ont eu les extrémités gelées. L’énergie du froid refoulait les liquides, et les pieds desséchés, réduits de volume, parcheminés pour ainsi dire, devenaient blancs, décolorés ; puis il se formait une escarre noire, sèche, une véritable momification.

En Russie, quand on voyage en traîneau sans avoir pris la précaution de se couvrir de fourrure le nez et les oreilles, il arrive de la même façon que le nez et les oreilles blanchissent tout à coup, se rident et sont privés de vie à tout jamais. Les oreilles de nos soldats ont été préservées par la calotte de drap rouge, appelée chachia, qu’on leur avait distribuée. Parmi les soldats du train des équipages, qui, obligés de sortir par tous les temps, ont plus souffert que les autres de la rigueur du froid, beaucoup ont eu un ou plusieurs doigts gelés à la main qui tient les rênes. La congélation des pieds a été très fréquente dans tous les régimens.

Jusqu’à la chute des parties frappées de mort par la congélation, la souffrance est à peu près nulle ; l’appétit est conservé, il n’y a qu’une fièvre d’élimination très modérée. On se contentait, d’après mes conseils, d’envelopper le membre d’une couche de ouate dont le contact soyeux et léger est bienfaisant ; le malade, se nourrissant bien, pouvait se figurer que son affection n’était pas grave. Malheureusement, lorsque plus tard les orteils, ou la moitié du pied, ou les deux pieds, tombes en putrilage, se séparaient du corps, laissant à découvert une large plaie qu’irritait le contact de l’air, la douleur devenait violente, la fièvre s’allumait, les grands viscères s’affectaient, l’existence était en danger, et souvent la mort survenait, déjouant les efforts de l’art médical.

À mesure que s’élargit le cercle limitrophe des parties mortes et des parties vivantes, la suppuration, déjà fétide, devient plus abondante ; les parties molles se détachent par lambeaux, entraînant quelques pièces du squelette ; les os restés en place, privés de leurs ligamens, noircissent, puis tombent spontanément. Ce travail éliminatoire, lent et patient de la nature, devait être scrupuleusement respecté. Si, pour le hâter, on cherchait à ébranler une simple phalange retenue à peine par ses ligamens érodés, il n’en fallait pas davantage pour que la plaie se couvrît de bourgeons charnus de mauvaise nature, mollasses, boursouflés, saignant au moindre contact, toujours menacés de pourriture d’hôpital. Les amputations faites en Crimée pour cause de congélation n’ont pas réussi. Dans un de ses rapports, M. Boudier, médecin en chef d’une ambulance divisionnaire, expliquait cet insuccès par le délabrement, l’état de marasme des malades, presque tous atteints de diarrhée chronique ([4]. Les cas de congélation survenus dans les ambulances mêmes étaient du reste une preuve manifeste de cet épuisement. L’impuissance des opérations imposait au chirurgien le devoir de s’abstenir, d’entretenir simplement des soins de propreté, de désinfecter les plaies en les saupoudrant de chlorure de chaux, et d’abandonner aux seuls efforts de la nature l’élimination des parties mortes. L’abstention des chirurgiens a mis en évidence ce fait, que la nature trace le cercle de démarcation entre les parties vives et les parties mortes beaucoup mieux que la main du chirurgien, et au prix de moins grands sacrifices. L’art assigne aux amputations des lieux d’élection qui souvent obligent à sacrifier des portions de membre qu’on pourrait sauver, tandis que la nature, essentiellement conservatrice, n’enlève que ce qui rigoureusement ne peut vivre. En observant le travail de la nature, on se convainc d’abord que l’indication des lieux dits d’élection est dans beaucoup de cas théorique, arbitraire, non légitimée par la pratique, et qu’il peut y avoir avantage à amputer sur la ligne rigoureuse de démarcation entre les parties saines et les parties malades. C’est d’après ces principes que depuis bien des années j’ai créé une série de nouvelles amputations partielles du pied. La guerre d’Orient m’a fourni une foule d’exemples dont je puis faire des argumens. Avant même de me rendre en Crimée, j’avais trouvé à l’hôpital de Marseille, parmi les malades renvoyés en France, trois cents soldats atteints de congélations partielles des pieds qui étaient guéris ou en voie de guérison, quoique l’art ne fût pas intervenu et que la nature seule eût fait tous les frais de la cure. La nature ne tient nul compte des décisions des savans fixant des lieux d’élection. Si une portion d’orteil peut être sauvée, même quand tous les autres doigts sont morts, elle la conserve. J’ai vu sur deux malades la deuxième phalange du petit orteil rester seule après l’élimination spontanée de tous les orteils ; chez d’autres, c’étaient le pouce et le petit doigt qui survivaient. Rien de plus divers, de plus ingénieux que les procédés de conservation de la nature. Le chirurgien n’a qu’à l’imiter ou la laisser faire. Voici comment elle procède : la portion d’os à éliminer se dessèche, devient noire et fait saillie. À la base, les chairs conservées se boursouflent, se couvrent de bourgeons et empiètent sur l’os, qui tombe bientôt de lui-même, en laissant un trou profond. Les bourgeons bouchent ce trou rapidement, et de cette façon le moignon, bien matelassé de parties molles, est dans les conditions les plus favorables. Le chirurgien ne doit intervenir que si la nature est impuissante, il ne doit même l’aider qu’avec réserve, lorsqu’il peut craindre la pourriture d’hôpital. C’était l’opinion de M. Thomas, médecin en chef à Constantinople. Il avait remarqué que le plus léger effort pour extraire un os à peine retenu par ses ligamens déterminait presque toujours la pourriture d’hôpital ; aussi laissait-il à la nature le soin d’éliminer les parties mortifiées par suite de congélation. Ce n’est qu’en 1856, quand les conditions hygiéniques des hôpitaux sont devenues meilleures, que MM. Thomas et Lustreman ont pu pratiquer avec succès quelques amputations. En campagne, les traitemens les meilleurs peuvent avoir de grands dangers. Dernièrement M. le professeur Chassaignac a amputé au milieu des parties mortes des membres gangrenés ; il a ainsi débarrassé le malade du poids incommode des membres perdus, tant la source des liquides putrides par lesquels l’économie tout entière s’infectait, et calmé même la douleur en faisant cesser par la section des os l’étranglement de la moelle qu’ils contenaient. Cette pratique est bonne dans les cas ordinaires ; en Orient, elle aurait infailliblement provoqué la pourriture d’hôpital.

On voit quels devoirs incombent, en temps de guerre, au chirurgien militaire. Un soldat ne doit que l’héroïsme des champs de bataille et l’héroïsme plus grand encore des travaux obscurs, des fatigues, des souffrances fermement supportées ; le chirurgien n’a pas seulement à payer de sa personne, à partager une partie des peines et des dangers de ceux qu’il accompagne, qu’il soigne et qu’il cherche à guérir : il faut aussi qu’au milieu de ses occupations actives, souvent trop grandes, il fasse travailler sans cesse son intelligence pour reconnaître les meilleurs procédés, la valeur de telle ou telle opération, la façon de conduire les traitemens, façon qui varie toujours quelque peu avec les circonstances. La première partie de cette tâche, tout le monde sait que les médecins de l’armée d’Orient l’ont remplie avec dévouement ; l’armée le proclamait elle-même par la vivacité de ses regrets quand elle a vu s’acheminer lentement vers le cimetière, porté par d’anciens blessés, suivi par des généraux, des intendans militaires, des officiers de tout grade, le cercueil de M. Mercier, médecin en chef de l’ambulance de droite, décoré après la prise de Malakof, mort deux mois plus tard au milieu de ses malades, pour être resté nuit et jour à l’ambulance du Carénage, pour s’être constamment privé d’un repos nécessaire. Je voudrais montrer en quelques mots que, dans l’accomplissement de la seconde partie de leur tâche, celle de l’observation scientifique, on a retrouvé chez nos chirurgiens la même attention, la même activité.


III

Après avoir porté mes investigations dans tous les régimens, m’être rendu compte de l’organisation de chacun d’eux, des causes de maladies et de décès, je réunis fréquemment les chirurgiens dans des conférences scientifiques où nous nous éclairions mutuellement, où chacun donnait la mesure de sa capacité et profitait de celle des autres. Ces conférences se terminaient toujours par une séance à l’amphithéâtre. M. Scrive, médecin en chef de l’armée de Crimée, à laquelle il a rendu de grands services, avait coutume de nous y accompagner. Là nous faisions répéter devant nous, sur le cadavre, toutes les espèces d’opérations par les médecins de l’armée. De la sorte, nous avions l’avantage de discerner les plus capables et de pouvoir les placer, dans l’occasion, à la tête des services importans. Un très grand nombre d’officiers de santé assistaient journellement à ces expériences pratiques. Ils me demandaient souvent de les diriger du conseil et de l’exemple, ce que je faisais volontiers. Non-seulement j’acquérais ainsi une plus grande autorité, mais il naissait de là une louable émulation qui entretenait sur le théâtre même de la guerre un goût ardent pour l’étude. Nos conférences eurent même un certain retentissement ; les médecins sardes et anglais, sir John Hall entre autres, les honoraient quelquefois de leur présence. La science française y était dignement représentée. Sous l’empire, la moitié au moins de nos médecins d’armée n’avaient pas fait leur doctorat ; ils n’avaient ni la capacité ni le droit légal de faire des ordonnances et d’occuper le rang de médecins traitans. Aujourd’hui le corps des officiers de santé se recrute uniquement parmi les docteurs des facultés, et encore ne les admet-il qu’après leur avoir fait subir de nouveaux examens. Tous sont des hommes instruits, autorisés de par la loi et de par le diplôme à diriger le traitement des malades.

Cette réforme était nécessaire. Ne faut-il pas au chirurgien militaire une grande somme de savoir et d’expérience pour qu’il ne soit jamais au-dessous de sa mission ? Qui peut avoir à pratiquer, dans un moment donné, des opérations plus nombreuses et plus graves ? Et cependant ce n’est pas dans les opérations mêmes, si importantes qu’elles soient, que se trouvent les plus grandes difficultés qu’il ait à surmonter. Pour faire une amputation, une ligature artérielle, les règles sont connues, établies d’avance. Cent fois il a pu s’exercer à l’amphithéâtre, et gagner une certaine habitude de main pour des opérations toujours semblables. Sur un champ de bataille, la variété et la multiplicité des projectiles, le jeu de la mitraille, produisent à chaque instant un ensemble imprévu de blessures plus affreuses les unes que les autres. Ici plus de règles tracées, tout est à improviser ; il faut s’ingénier vite et bien pour arrêter la vie, qui s’échappe à travers la plaie. Sur ce théâtre sanglant, il ne suffit pas d’être savant, il faut de plus posséder un coup d’œil rapide, une intelligence prompte et toujours en éveil. C’est ce génie instinctif, si précieux, si nécessaire, que je voudrais voir développer à l’école du Val-de-Grâce, parmi les stagiaires qui doivent peupler le corps de santé de l’armée. Il faudrait les façonner aux problèmes ardus de la médecine militaire, si souvent réduite à vivre d’expédiens, leur montrer comment, avec une lame de sabre, une baguette de fusil, une baïonnette même et quelques lambeaux de capote, on crée de toutes pièces un appareil à fracture sur le lieu même du combat. Au moins devrait-on leur faire un cours approfondi sur les plaies d’armes à feu et les blessures de guerre, car, chose singulière, un cours sur les plaies d’armes à feu n’est pas même professé au Val-de-Grâce. Cependant ces jeunes gens sont là pour s’initier aux pratiques de la médecine des armées, l’institution n’a pas d’autre but, l’enseignement devrait être surtout dirigé dans cette voie. Il est vrai que, pour bien comprendre l’importance de ces leçons spéciales, pour saisir tous les côtés par où elles touchent aux plus hautes régions de la science, il faut posséder une longue pratique des champs de bataille. Les élèves du Val-de-Grâce trouveraient du moins dans les écrits de nos illustres devanciers, particulièrement dans ceux de Percy et de Larrey, une foule d’enseignemens pratiques, une riche nomenclature d’incidens de guerre et de moyens ingénieux ; ils verraient comment un grand chirurgien peut vaincre les difficultés de toute sorte que la guerre lui oppose à tout instant.

Ces difficultés sont innombrables. Reconnaissons toutefois que, pendant la guerre d’Orient, la science chirurgicale a pu s’aider pour la première fois d’une découverte récente due aux belles recherches de M. Flourens, découverte qui n’avait pas encore été expérimentée sur les champs de bataille : nous voulons parler de l’action anesthésique du chloroforme, dont les effets merveilleux, en épargnant de grandes douleurs aux blessés, ont été souvent utiles à la guérison de leurs plaies. L’emploi du chloroforme a permis de régulariser des blessures, mortelles en apparence, que le chirurgien n’aurait pas osé traiter avec autant d’énergie, de peur de provoquer de nouvelles et inutiles souffrances. Ainsi régularisées, ces blessures sont toujours devenues moins douloureuses, et quelquefois elles ont étonné par des guérisons inespérées. Un soldat du 57e régiment reçut par exemple au haut de la cuisse un éclat de bombe ne pesant pas moins de 2 kilog. 150 grammes. Cet énorme morceau de fer s’était engagé si profondément, que l’on n’en voyait aucune portion saillante au dehors. Le chloroforme permit l’extraction de cette masse, puis l’amputation, sans que le malade éprouvât la moindre souffrance, et il a pu s’en relever. Sans le chloroforme, on aurait hésité à tenter l’opération.

On sait que, manié imprudemment, le chloroforme, qui ôte la souffrance, peut aussi ôter la vie. Du reste, il partage ce triste privilège avec les remèdes les plus souverains ; pris à certaines doses, la plupart sont des poisons, et tuent au lieu de guérir. Le danger peut être sûrement conjuré à la condition de suivre certaines règles, et surtout de ne pas pousser l’inhalation jusqu’à l’extrême limite. La limite est extrême, selon moi, lorsque, d’après le précepte répandu il y a quelques années, on dépasse la période d’insensibilité pour arriver au collapsus, à la résolution musculaire complète. Cet état se reconnaît quand un membre qu’on soulève retombe comme une masse inerte ; il est effrayant, car à ce point la vie touche presque à la mort, elle est toute retirée dans le nœud vital, placé par M. Flourens dans la moelle allongée ; à l’origine de la huitième paire de nerfs, qui gouverne absolument les fonctions du cœur et des poumons. Aller jusque-là est une témérité très grave ; un pas de plus, c’est la mort. Cette témérité ne me paraît pas justifiée. On doit toujours s’arrêter dès que l’insensibilité est obtenue ; il suffit pour le malade que la douleur soit anéantie. Le chirurgien peut trouver commode d’abolir en même temps tout mouvement en amenant le collapsus, mais il doit se passer d’un moyen si dangereux. Les mouvemens du malade sont facilement contenus par des aides, et, ne fussent-ils pas tout à fait réprimés, je m’abstiendrais encore. Les médecins de l’armée d’Orient étaient de cet avis ; ils ont administré le chloroforme avec une grande prudence, s’arrêtant à la période d’insensibilité, et ne la dépassant jamais avec intention. Aussi n’a-t-on eu aucun accident mortel à déplorer, quoique pendant la campagne d’Orient le chloroforme ait été employé trente mille fois au moins. En Crimée seulement, il a été administré à plus de vingt mille blessés, selon le calcul de M. Scrive. Les médecins de l’armée sarde, au début de la campagne, avaient hésité à s’en servir ; mais les succès de nos chirurgiens les ont bientôt rassurés. Désormais on peut avoir dans le chloroforme une confiance inébranlable, et remercier la Providence d’avoir permis au génie de l’homme la découverte d’un agent qui suspende la douleur.

Les épidémies firent tant de victimes parmi les médecins, qu’après la prise de Sébastopol, l’ambulance de gauche, sur la demande de M. Scrive, fut convertie en une maison de convalescens spécialement affectée au personnel médical. Cette ambulance se trouvait sur les hauteurs de Sébastopol. Elle avait eu son jour d’émoi. Une petite lampe allumée pour le service de nuit fut aperçue des Russes et devint leur point de mire. Les bombes effondrèrent la toiture. On se hâta de déménager et d’emporter les malades dans des litières portées par des mulets ; le danger passé, on revint. Devant cette ambulance se déroulait un imposant et immense panorama : au sud, dans un horizon sans limites, la mer couverte des navires pourvoyeurs des armées ; au nord, une rade magnifique, sans rochers, sans écueils, d’un abri sûr et facile, parsemée de vaisseaux échoués par la main de l’homme ; au fond du port, les bassins de radoub, en granit, véritables chefs-d’œuvre que la mine allait détruire et qu’il fallait se hâter d’admirer ; plus loin, trois lignes superposées de formidables batteries russes, et derrière ces batteries, les tentes des camps ennemis s’étendant au milieu d’une plaine sans fin ; à l’est, une couronne de montagnes bouleversées, que dominait le bastion Malakof. Quant à Sébastopol, cette cité naguère superbe et menaçante n’offrait plus qu’un spectacle confus de ruines, de tombeaux, de canons égueulés, d’affûts brisés, de boulets, d’obus et de bombes amoncelés. Pour y circuler, il fallait éviter les grandes artères, que les boulets russes prenaient par enfilade, et cheminer difficilement dans les rues obstruées de décombres, tracées sur les récifs escarpés de ce promontoire qu’on n’avait pu attaquer de face. La maison occupée parle général Levaillant, gouverneur de Sébastopol, n’était pas à l’abri de la bombe, comme l’attestaient les larges brèches de la toiture. Le général me conduisit dans un coin de son petit jardin où il avait placé son observatoire, et me prêta sa longue-vue. On voyait très distinctement les Russes, de l’autre côté de la rade, charger et pointer leurs canons sur nous ; mais les boulets passaient au-dessus de nos têtes.

Ces boulets faisaient quelques ravages par l’insouciance de nos soldats, qui s’y exposaient imprudemment et fort inutilement ; ils en avaient vu tant d’autres, qu’ils ne se détournaient pas pour ceux-là. Cette indifférence amenait encore de nouveaux blessés aux ambulances ; mais ce qui les remplissait surtout, c’étaient les épidémies. Les opérations chirurgicales, devenues moins nombreuses, faisaient place aux traitemens de la thérapeutique médicale. Les malades arrivaient en foule, et l’encombrement obligeait d’évacuer sur les hôpitaux tous ceux dont le mal persistait. Une ambulance se prête facilement à un agrandissement de cercle, selon les besoins ; il suffit d’avoir plus de tentes, de masures, de granges, etc., et cet agrandissement est nécessaire à certains jours. Cependant on doit se hâter, dès qu’on le peut, de disperser les malades en divers hôpitaux, par groupes de cinq ou six cents au plus. Si ce chiffre est franchi, s’il est doublé ou triplé, comme cela arrive souvent, on court les risques de l’infection miasmatique. Ce n’est pas sans danger, même pendant la paix, que l’on accumule sur un point donné un nombre considérable de malades. Dans les grands établissemens hospitaliers, comparés aux petits, la mortalité est proportionnellement plus grande, en dépit de toutes les précautions hygiéniques. Cette vérité n’est guère admise que par les médecins. On croit généralement qu’avec le système de centralisation, le service est mieux fait ; c’est violer les lois de l’hygiène, prolonger le séjour des malades, grossir le chiffre des réformes, des décès, développer le germe des maladies infectieuses. Afin de désemplir les ambulances de Crimée, on ouvrit, au mois de décembre 1855, de nouveaux hôpitaux à Constantinople. J’allai les visiter, après avoir continué par Eupatoria ma tournée d’inspection.

Eupatoria est une grande ville que les Russes auraient brûlée, s’ils en avaient eu le temps ; nous l’avons sauvée de la destruction. Les maisons n’ont pour la plupart qu’un étage ; elles sont très spacieuses, celles surtout qui bordent les grandes rues. La voie publique est défoncée et boueuse en hiver ; .mais elle est bordée par des trottoirs hauts de 50 centimètres, abrités par le prolongement des toitures. À ce moment, il ne restait dans la ville, occupée par les alliés, que la population pauvre. Les riches, s’étaient retirés ; mais le nombre des pauvres s’accroissait chaque jour par l’arrivée de malheureux dont les villages étaient incendiés, disait-on, par les Russes. Non-seulement les alliés les accueillaient, mais ils les nourrissaient. J’ai vu distribuer du biscuit à plus de mille enfans ; ces enfans en revanche rendaient quelques services au corps du génie. L’état sanitaire des troupes françaises était fort satisfaisant : on ne comptait que 300 malades sur un effectif de 12,000 hommes. C’est un résultat qu’on n’obtient même pas en France ; il était dû à la continuation du beau temps, à l’abondance et à la bonne qualité des vivres, dont la distribution était très régulière, enfin aux manœuvres militaires, qui tiennent les soldats en haleine et exaltent leur moral. Les corps d’armée des généraux d’Allonville et de Failly, qui harcelaient l’ennemi, comptaient fort peu de malades, et le plaisir de brûler des amorces, les succès obtenus, avaient transformé rapidement de jeunes recrues en soldats aguerris.

Ces corps d’armée campaient sous des tentes-abris qui pouvaient d’un jour à l’autre devenir insuffisantes, et que les premières pluies, en détrempant le terrain, devaient rendre inhabitables. N’eût-il pas mieux valu loger nos soldats dans la ville même ? C’était montrer trop de respect pour les propriétés ennemies ; on n’aurait demandé à l’habitant ni lits, ni couvertures, mais un toit contre la pluie et les rigueurs d’un hiver dont on connaissait l’inclémence. La place ne manquait pas dans les maisons[5]. Les maladies, il est vrai, étaient encore peu graves ; mais les dangers d’un campement malsain pouvaient en accroître le nombre et la violence. Dans cette prévision, l’ambulance ou hôpital s’installait sous hangars, dans un vaste terrain clos de murs, ayant pour dépendances trois belles maisons qui pouvaient contenir deux cents lits ; au besoin, il était facile de dresser des tentes dans les cours. Les médecins furent réunis en conférence : nous convînmes de quelques mesures d’ensemble ; nous fixâmes notre attention sur les ambulances turques, d’où pouvaient sortir quelques germes d’épidémie. Les 15,000 Turcs et Égyptiens réunis à Eupatoria comptaient plusieurs milliers de malades, principalement des scorbutiques qu’on évacuait sur Varna. Leurs ambulances étaient bien installées ; malheureusement elles possédaient peu de médecins dignes de ce nom. Il fut arrêté avec Achmet-Pacha, général en chef, que quelques mesures seraient prises sous la surveillance de M. Bourguillon, médecin en chef de notre hôpital, l’un de nos praticiens les plus distingués, qui connaîtrait ainsi le premier les variations de l’état sanitaire parmi les malades de l’armée turque et égyptienne. M. Bourguillon n’a eu qu’à se louer de ses rapports avec M. Cassini, médecin en chef de l’armée égyptienne, qui dirigeait avec talent un service difficile. Nos alliés musulmans, moins scrupuleux que nous, s’étaient emparés de toutes les maisons de quelque importance, même des mosquées et de la magnifique synagogue israélite, l’une des plus belles du monde. Du reste, ils nous abandonnèrent spontanément deux grandes maisons, toutes pourvues d’un mobilier d’hôpital assez important.

Dans les ambulances turques, les médecins ont la haute main comme dans les ambulances anglaises ; ils dirigent tout le service et l’administration. Les infirmiers sont d’anciens soldats, trop jeunes pour la pension de retraite, et qui ont généralement du zèle, parce que le renvoi leur ôterait tous leurs droits à la pension. La nourriture se compose en grande partie de mouton à la chicorée. En Orient, le mouton est abondant et de bonne qualité ; le bœuf est rare, décharné, mauvais. Je m’inspirai de cet exemple pour demander qu’on distribuât quelquefois dans nos hôpitaux du mouton à la chicorée en place de bouillon et de bœuf bouilli, estimant que dans les contrées lointaines il faut bénéficier des ressources du pays et apporter de sages modifications aux habitudes réglementaires. J’empruntai aux Turcs une autre coutume. Ils font dans les salles de malades de fréquentes fumigations de sauge sèche, jetée sur un brasero. Ce parfum plaît à l’odorat ; il renouvelle complètement et rapidement l’atmosphère contaminée par les miasmes ; si l’on ouvre un instant les portes et les fenêtres, le parfum s’échappe en emportant l’air vicié. Ce mode antique de purification n’est pas à dédaigner. Ce qui manque encore aux Turcs pour la science médicale, ils l’acquerront bientôt. Le sultan a fondé à Constantinople une école de médecine où cinq cents élèves sont réunis. Les plus intelligens vont à Paris achever leurs études. Cette pépinière de jeunes gens d’élite rendra de grands services aux armées ottomanes et répandra parmi leurs coreligionnaires nos idées et nos mœurs.

En quittant la Crimée, j’allais inspecter, non plus les ambulances, mais les hôpitaux. La première condition des hôpitaux est la permanence. À Constantinople, ces vastes établissemens, chaque jour agrandis et multipliés, étaient loin de l’ennemi, à l’abri de tout danger extérieur, assez près de la Crimée pour que les communications fussent aisées, et au bord de la mer, afin que les transports fussent moins dangereux et moins pénibles pour les malades. Je les trouvai remplis de fiévreux, de scorbutiques et de typhiques. Là aussi de graves questions se présentaient à l’esprit du médecin : questions administratives et questions scientifiques, organisation du service et traitement des maladies. Les épidémies, plus cruelles que le feu de l’ennemi, exerçaient des ravages effrayans. Je me propose de parler prochainement des hôpitaux et des épidémies.


L. BAUDENS.

  1. Campagnes des Russes dans la Turquie d’Europe, en 1828 et 1829, par le colonel baron de Moltke.
  2. Clinique des Plaies d’armes à feu, 1 vol. in-8o ; Paris, J.-B. Baillière, 1836.
  3. J’ai lu une description, de ces appareils à l’Académie des Sciences le 7 avril 1854.
  4. C’est également à cet état d’épuisement qu’il faut attribuer le peu de résultats obtenus par les amputations doubles, c’est-à-dire des deux membres à la fois.
  5. Cet avis, exprimé dans mon rapport an ministre de la guerre et au maréchal Pélissier, fut entendu, et l’armée prit ses quartiers d’hiver dans une portion d’Eupatoria.