Souvenirs d’une mission médicale à l’Armée d’Orient/03

UNE
MISSION MÉDICALE
A L’ARMÉE D’ORIENT

LES HOPITAUX, LES MALADIES, LE TYPHUS DE CRIMÉE.



I.

Ce n’est pas contre l’armée russe seulement que les troupes alliées devaient avoir à lutter. Tous ceux qui ont l’habitude des longues campagnes savent que les maladies accidentelles ou épidémiques font dans les rangs des soldats des ravages non moins redoutables que le fer et le feu. A côté des précautions hygiéniques réclamées par les hommes valides, à côté des secours donnés aux blessés[1], les soins qu’exigent les malades et les convalescens viennent poser incessamment de douloureux problèmes à l’administration militaire comme à la science médicale. Raconter l’histoire de nos établissemens hospitaliers pendant la guerre d’Orient, ce sera montrer, je l’espère, que l’administration et la science n’ont jamais cessé, en présence de ces problèmes, d’être à la hauteur de leur double tâche.

On sait qu’à l’origine de la guerre, Gallipoli fut choisi comme lieu de réunion des divers contingens venant des ports du midi de la France et de l’Algérie. La presqu’île de Gallipoli devait être le point stratégique de l’armée d’Orient, sa base d’opérations. Par l’activité prévoyante du général Canrobert, elle avait été rapidement convertie en une véritable place d’armes affectée aux campemens, aux approvisionnemens de toute espèce, au matériel des hôpitaux et des ambulances. Chaque division portait sur le front de bandière un guidon particulier, elle avait ses cantonnemens séparés. A mesure que de nouveaux régimens débarquaient, ils allaient dresser leurs tentes sur les ondulations d’un sol élevé, dont la salubrité, reconnue à l’avance, était sans cesse entretenue par la brise de mer. Le rôle actif du corps médical de l’armée commença dès-lors par la mise en vigueur de quelques mesures sanitaires qu’il fallut appliquer à la ville même de Gallipoli. On eut à lutter contre l’insouciance traditionnelle des musulmans avant d’obtenir l’enlèvement des immondices entassées. Dans les villes de l’Orient, ce soin ne regarde que le soleil et le vent. Le soleil se charge de calciner les immondices et de les réduire en poussière; puis vient le vent qui se charge de les emporter. L’horrible puanteur de ces dépôts permanens semble une provocation continuelle adressée aux épidémies.

Pendant que les brigades s’organisaient, les vieux soldats de l’Algérie à la figure mâle et bronzée, aux allures martiales, initiaient leurs camarades, pour qui la guerre était chose nouvelle, aux habitudes et à la vie des camps. Ils leur apprenaient, selon leur expression pittoresque, à savoir s’outiller, c’est-à-dire se suffire à eux-mêmes, à être prévoyans, à pratiquer l’art de se prémunir contre bien des privations inévitables en campagne et de conserver sa santé. De son côté, le général Canrobert ne laissait pas ses troupes inactives. Il les préparait aux fatigues de la guerre par des travaux de terrassement et par le percement d’une large et immense tranchée qui devait fermer les camps et créer une véritable place de guerre. Avec le concours de l’armée anglaise, on barrait la presqu’île de Gallipoli par un retranchement qui s’étendait du golfe de Saros à la mer de Marmara. Ces travaux devaient fermer aux Russes le chemin des Dardanelles, qu’ils s’étaient ouvert en 1829. Utiles au point de vue militaire, ils donnèrent, au point de vue hygiénique, les plus heureux résultats. Le nombre des malades à Gallipoli fut peu considérable. La plupart n’avaient que de légères indispositions et n’étaient retenus que peu de jours aux ambulances. Un hôpital de 300 lits, créé à un kilomètre de la ville, remplaça bientôt quelques maisons de Gallipoli provisoirement occupées par nos malades, et suffit amplement aux premières nécessités. C’est au mois de mai 1854 que fut installé sous baraques ce premier établissement hospitalier de l’armée française. Placé sur la route de la flotte, sur le littoral des Dardanelles, dans un lieu où les chalands abordaient aisément, c’est après le départ de l’armée qu’il a rendu les plus grands services. Là s’arrêtaient ceux des malades ramenés en France de Crimée ou de Constantinople qui n’auraient pu sans danger continuer le voyage. Cet établissement devint en outre une annexe des hôpitaux de Constantinople.

On avait d’abord commis la faute de construire les baraques dans un bas-fond, afin d’utiliser quelques ruines et de se rapprocher d’une fontaine; mais cette faute fut évitée plus tard, lorsqu’il fallut accroître les ressources hospitalières. A 50 mètres plus loin se trouvait un plateau élevé et bien ventilé; on y dressa un nombre de baraques suffisant pour 300 nouveaux lits. L’hôpital de Gallipoli, ainsi complété et porté à 600 places, s’est toujours distingué par une bonne administration, par le savoir et le dévouement du personnel médical, que dirigeait M. Le docteur Molard. J’ai trouvé les literies et le mobilier dans un état parfait. Les denrées alimentaires, le pain, le vin, la viande, le bouillon, tout était de bonne qualité.

Les événemens marchent vite en campagne : ils ne permirent pas aux divisions françaises, une fois réunies, de rester longtemps à Gallipoli. Près de cent mille Russes, suivis de nombreux renforts, avaient mis le siège devant Silistrie, que dix-huit mille Turcs défendaient héroïquement. Les troupes d’Omer-Pacha comptaient cent mille combattans, mais elles se trouvaient réparties sur plusieurs points principaux, à Routschouk, Silistrie, Chumla. Cette barrière pouvait être renversée d’un moment à l’autre par l’armée d’invasion. Il semblait urgent de courir au secours des Turcs et de mettre Andrinople à l’abri d’un coup de main. Chacun des mouvemens de l’armée devait nécessiter la création de nouveaux centres hospitaliers.

Le 7 mai 1854, le maréchal de Saint-Arnaud arrive à Gallipoli, passe en revue l’armée enthousiaste, laisse ses instructions et s’embarque immédiatement pour Constantinople, où il aborde le lendemain. Il communique son activité à tous ceux qui l’approchent. Sa parole vive et animée stimule jusqu’aux dépositaires de la puissance ottomane. Le sultan lui-même partage la confiance du maréchal; il ordonne de mettre toutes les ressources de l’empire à la disposition des généraux alliés. La promptitude va remplacer les lenteurs et les hésitations de l’administration ottomane, habituée à tout remettre au lendemain. Le 19 mai, le maréchal et lord Raglan se rendent à Varna, entrent en conférence avec Omer-Pacha, passent en revue à Chumla un corps de 45,000 soldats d’une bravoure éprouvée, et prennent le parti d’y envoyer non plus chacun une division, comme ils l’avaient projeté d’abord, mais bien toutes les forces dont ils peuvent disposer. Varna allait devenir une nouvelle base d’opérations qui rejetait Gallipoli au second plan. On se hâta d’y transporter de nombreux approvisionnemens de vivres, d’équipemens, de matériel de guerre et d’hôpitaux. Le Ier juin, 6,000 soldats composant la première brigade de la division Canrobert et une division anglaise d’égale force s’embarquaient, l’une à Gallipoli, l’autre à Scutari, où lord Raglan avait son quartier-général, et se rendaient par terre à Varna, qui n’est qu’à 115 kilomètres de Silistrie. D’autres régimens français devaient successivement arriver par terre et par mer au rendez-vous commun.

Le 11 mai, une commission de casernement, dans laquelle M. Le docteur Cazalas représentait l’élément médical, s’était rendue dans la capitale de la Roumélie, à Andrinople, l’ancienne résidence des sultans ottomans. Andrinople, par la beauté de son climat, par sa richesse, par ses ressources de toute espèce, par sa position, qui commande les Balkans et le passage que l’ennemi devait nécessairement franchir, était un point stratégique de la plus haute importance. On s’empressa de mettre à notre disposition une immense caserne bâtie en 1820 par les ordres du sultan Mahmoud. Cette caserne forme un parallélogramme long de 450 mètres du sud au nord et de 275 mètres de l’est à l’ouest ; elle se compose d’un rez-de-chaussée et d’un étage. Les angles sont reliés par quatre tours carrées de quatre étages, surmontées chacune d’une galerie et d’une terrasse d’où s’élance une flèche portant le drapeau national. Au centre de l’arcade principale se présente en avant-corps l’élégant pavillon du sultan, d’un style tout à fait oriental. Il est soutenu par plusieurs rangs étagés de colonnes de marbre blanc, autour desquelles l’air circule librement, et percé d’un grand portique de marbre sculpté et orné d’arabesques dorées. Cinq grands bassins de marbre, munis chacun de vingt gros robinets de cuivre qu’alimente un aqueduc, procurent en abondance une eau de bonne qualité. Il y a loin d’un pareil monument à nos casernes de France, dont l’ordonnance sévère laisse peu de liberté aux inspirations de l’architecte. Cet établissement militaire peut loger 10,000 soldats. Il contient 278 chambres prenant jour sur la façade extérieure par 1,280 fenêtres. Il fut d’abord arrêté qu’un hôpital de 1,200 malades serait créé dans une portion de cette immense caserne. Pour remédier autant que possible aux inconvéniens d’une si grande agglomération de malades, on devait assurer en moyenne à chacun 35 mètres cubes d’air respirable. Dans nos hôpitaux, la mesure ordinaire est de 18 à 20 mètres et de 12 à 14 mètres dans les casernes. Les événemens ultérieurs ayant réduit l’importance militaire d’Andrinople, on se contenta d’y placer 300 lits.

Le 16 juin, quand la division du général Bosquet, forte de 11,435 hommes, et les troupes du général Morris, composées d’abord de 1,200 cavaliers, arrivèrent à Andrinople, l’hôpital était installé. Il reçut 169 malades et 250 écloppés. La division Bosquet partit le 25 juin pour Varna. Les deux régimens de cavalerie du général Morris ne la suivirent pas. Plus tard, ils quittèrent leurs bivouacs, situés dans la plaine de Tundja, pour se loger dans la caserne, où ils passèrent l’hiver de 1855.

Le premier hôpital français établi à Constantinople fut celui de Maltépé, et les premiers malades reçus appartenaient à la 3e division, commandée par le prince Napoléon. Cette division avait quitté Gallipoli le 28 mai, et s’était rendue par terre à Constantinople en suivant le littoral de la mer de Marmara. A moitié chemin, les malades et les écloppés avaient été laissés à Rodosto, dans un hôpital improvisé de 250 lits, qui n’eut qu’une existence éphémère. On l’aurait conservé ainsi que les casernemens occupés en 1829 par les Russes victorieux, si le siège de Sébastopol n’eût été décidé. Le 7 juin, la 3e division fit son entrée à Constantinople, et alla bivouaquer dans la plaine de Daoud-Pacha, laissant dans l’esprit des Turcs une vive impression d’admiration et d’étonnement. Ils voyaient surtout avec surprise le costume oriental de nos zouaves, ce costume aboli chez eux par une réforme contre laquelle proteste seul le vieux parti ottoman, en conservant par une sorte de désobéissance tolérée l’ancien vêtement national,

Maltépé était un hôpital turc dont la moitié nous fut cédée le 7 juin pour l’ambulance de la 3e division, et la totalité quelques mois plus tard. A 1,800 mètres du château des Sept-Tours et des fortes murailles de Stamboul, du côté de l’ouest, apparaît, sous le poétique ciel de l’Orient, la silhouette de deux grandes casernes appelées Daoud-Pacha et Ramis-Tchiflik. Copiées sur celle d’Andrinople, elles se distinguent par une architecture dont l’élégance ne le cède pas à la solidité. Elles sont à 2 kilomètres de distance l’une de l’autre, sur des plateaux élevés, au milieu d’une immense plaine dépouillée d’arbres, mais couverte en été de riches moissons. Bâti entre les deux casernes, sur un monticule sans cesse ventilé par la brise de mer, Maltépé pouvait contenir 450 malades.

La 3e division fut passée en revue sur les hauteurs de la riche vallée des tombeaux d’Eyoub, en présence du sultan et de son brillant état-major. Le lendemain 18 juin, elle s’embarqua pour Varna; les ambulances suivirent ce mouvement, laissant leurs malades à Maltépé, où venaient d’arriver les soldats souffrans évacués de Rodosto. A partir de ce jour, on y installa un hôpital définitif, à la tête duquel le savant médecin principal, M. Durand, est resté pendant toute la campagne.

Les malades venus par mer étaient débarqués dans le fond de la Corne-d’Or; les convalescens allaient à pied, les autres étaient transportés sur des brancards, sur des cacolets, ou dans des voitures d’ambulance. Le chemin est très raide et d’une ascension pénible jusqu’à la Porte-des-Canons (Top-Capou); les malingres avaient souvent de la peine à faire ce trajet, et les Turcs, dont on méconnaît en Europe le cœur compatissant, les soutenaient ou les faisaient asseoir. Lorsqu’on est arrivé en dehors des murailles, à la Brèche-des-Croisés, la route continue à monter jusqu’à Maltépé, mais par une pente douce. Elle traverse l’immense cimetière planté de térébinthes et de cyprès séculaires qui borde la longue ligne occidentale des remparts de Stamboul. On arrive bientôt à un monticule historique où l’on aperçoit un petit moulin à vent, le seul qui existe dans cette plaine. C’est là, dit-on, que les soldats du sultan Mahmoud furent harangués par leurs chefs et par les ulémas en 1826, au moment de partir pour Maslak, où ils massacrèrent dans leurs camps les janissaires révoltés. L’hôpital est à 200 mètres plus loin. De la façade principale, on découvre dans une perspective fuyante l’admirable panorama de Constantinople, de la mer de Marmara, des îles des Princes et des montagnes de l’ancienne Bythinie, surmontées d’une couronne de neige. Les malades ne se lassaient pas d’admirer ce beau spectacle, qui les disposait au recueillement, au calme, si nécessaires à la guérison.

L’établissement de Maltépé forme un grand rectangle. Les quatre corps de bâtimens embrassent une très vaste cour, plantée de quelques arbres. Les murs sont en bois du côté de la cour et en pierre du côté des champs. Le côté du rectangle situé en face de Constantinople n’a qu’un rez-de-chaussée surmonté à ses angles d’un petit pavillon. Il est bordé extérieurement par un verger que rafraîchissent des eaux vives reçues dans des bassins de marbre. Il présente au centre une porte d’entrée monumentale, en marbre blanc, d’un bon style byzantin. Ce corps de bâtiment contient plusieurs dépendances de l’hôpital : les bains turcs, la buanderie, la cuisine, la pharmacie, les bureaux et deux chambres d’honneur, l’une dite du sultan, l’autre dite du séraskier (ministre de la guerre). Les trois autres faces du rectangle présentent un rez-de-chaussée et un étage le long desquels règne du côté de la cour un corridor pour donner accès dans les chambres prenant jour sur la campagne. Chaque chambre contenait de 30 à 40 lits turcs; ces lits sont de grandes boîtes de sapin soutenues par des tréteaux en fer et renfermant deux matelas en coton ou en laine. Un aqueduc, toujours largement approvisionné, versait en abondance dans tout l’établissement une eau d’excellente qualité. Les ouvriers du génie militaire firent sans retard les travaux nécessaires à nos besoins, qui sont un peu différens de ceux des Turcs, et cet hôpital ne cessa d’être occupé par nous qu’au 31 mai 1856, époque où les troupes de Crimée commencèrent leur embarquement pour la France, qui se termina le 5 juillet suivant, sous les yeux du maréchal Pélissier. Cependant les rangs de l’armée, composée d’abord de 15 ou 20,000 hommes, grossissaient de jour en jour. Une 4e division avait rejoint le corps expéditionnaire, et déjà une 5e division arrivait. Toutes ces troupes se rendaient successivement à Varna. C’est au fond d’une vallée marécageuse, encadrée par deux contreforts des Balkans, que se dressent les remparts de Varna, dont les Russes se sont emparés en 1828. Cette ville, qui compte 16,000 habitans, a un pied dans un lac immense et l’autre dans la mer. La rade est d’un accès assez difficile; elle offre un port peu sûr et un mauvais mouillage. Dès qu’ils arrivaient, les régimens allaient à huit kilomètres plus loin établir leurs tentes sur le haut plateau appelé Franka, que dominent de plusieurs centaines de mètres des roches escarpées. De ce point, ils surveillaient les défilés des Balkans, et surtout ils échappaient en partie à l’influence délétère des marais, dont les miasmes séjournent dans les bas-fonds.

Bien que l’état sanitaire fût encore satisfaisant, il entrait cependant aux infirmeries un certain nombre d’hommes atteints de fièvres intermittentes, et particulièrement de ces flux intestinaux précurseurs du choléra. Il fallait songer à créer des asiles pour les soldats souffrans : l’autorité ottomane mit à notre disposition une très grande caserne, que nous partageâmes avec les Anglais. On y plaça 700 lits complets. Les bâtimens étaient vieux et en très mauvais état. On se contenta de faire les réparations les plus urgentes. Cet établissement fut conservé pendant toute la campagne pour recevoir directement les soldats évacués de Crimée, et principalement d’Eupatoria. Outre cet hôpital permanent, on créa sur des plateaux élevés plusieurs grandes ambulances, dont deux furent exclusivement réservées aux cholériques de la fatale expédition de la Dobrutcha.

On sait que tout le littoral qui s’étend de Varna au Danube est un pays désolé, couvert de steppes et de marais, dont le voisinage est mortel pendant les grandes chaleurs. Au printemps de 1854, Omer-Pacha disait au commandant Henry, envoyé près de lui à son camp de Chumla : « Si les Russes restent encore un mois dans la Dobrutcha, leur armée sera anéantie; cela équivaudra pour moi au gain d’une grande bataille. » Les terribles ravages qu’avaient exercés dans l’armée russe en 1828 les maladies épidémiques ne pouvaient être entièrement oubliés. C’est sans doute ce souvenir qui avait en partie décidé les généraux russes à quitter la Dobrutcha pour remonter le Danube et se porter sur Silistrie, et qui fit ensuite lever brusquement le siège de cette place après des assauts impuissans, mais non infructueux. La ville, ébréchée de toutes parts, était à la veille de tomber; la vaillance des défenseurs semblait près d’être écrasée par le grand nombre et les efforts désespérés des assaillans. La retraite des Russes sur la rive gauche du Danube jeta dans les troupes alliées, impatientes de marcher au combat, un sentiment de surprise pénible et presque de découragement. Le maréchal de Saint-Arnaud comprit qu’il fallait opérer une puissante diversion morale, occuper ses soldats, les tirer d’une inaction fatale, réveiller leur ardeur et répondre par un de ces grands coups d’une audace sagement calculée à l’attente de l’Europe. En ce moment, le cabinet de Saint-James insistait vivement pour qu’on allât en Crimée détruire Sébastopol et la flotte russe de la Mer-Noire. Les instructions du maréchal de Saint-Arnaud, moins impératives, lui laissaient sur ce point toute liberté d’action. On commença donc par faire explorer les côtes de Crimée, et dès que l’expédition fut reconnue possible, elle fut irrévocablement décidée malgré l’avis contraire des amiraux commandant les flottes alliées, qui redoutaient l’inconstance de la mer dans une saison déjà avancée.

C’est au milieu des préoccupations causées par ce prochain départ que la nouvelle de l’apparition non équivoque du choléra vint surprendre l’armée. A la date du 9 juillet, le fléau s’était montré dans les hôpitaux de Varna; il fut sans doute importé en Orient avec les contingens successifs de la 5e division, embarqués dans le midi de la France, dont les populations étaient en proie à l’épidémie. Il fit d’abord son apparition au Pirée, puis à Gallipoli, où il enleva en quelques heures les généraux duc d’Elchingen et Carbuccia. L’expédition de la Dobrutcha ne tarda pas à lui fournir de nouvelles victimes. On sait dans quelles circonstances elle s’accomplit. Quelque grand que fût le désir de porter immédiatement les armées alliées en Crimée, on ne pouvait y songer avant une quinzaine de jours. Ce délai était indispensable pour les préparatifs du départ; on crut devoir en profiter pour faire une démonstration qui inquiétât l’ennemi et le trompât sur les projets d’attaque contre Sébastopol. D’après les rapports officiels d’un colonel d’état-major envoyé sur les lieux, les Russes avaient à 45 lieues de Varna, aux environs de Babadagh, 10,000 hommes de troupes avec 35 pièces de canon. Les trois premières divisions de l’armée française furent envoyées à leur recherche; elles devaient suivre le littoral de la mer pour la facilité des ravitaillemens. On comptait atténuer l’influence cholérique par les changemens quotidiens des bivouacs. Le 21 juillet, le général Espinasse, qui commandait par intérim la première division, pendant que le général Canrobert explorait les côtes de la Crimée, reçut l’ordre de se porter sur Mangalia à la tête de 10,500 hommes, dont 328 officiers. Seize officiers et 925 soldats étaient restés à Varna dans les infirmeries et les hôpitaux. Le 1er régiment de zouaves, transporté par mer à Kustendjé, devait opérer comme tête de colonne sous les ordres du général Yussuf, et soutenir 2 ou 3,000 spahis d’Orient organisés avec les bandes indisciplinées des bachi-bozoucks. Le médecin en chef de cette division était M. Cazalas, homme d’énergie, qui avait fait preuve d’un profond savoir dans son enseignement à l’école du Val-de-Gràce[2]. Il avait sous ses ordres des médecins d’élite tels que MM. Quesnoy, — Bailly, enlevé quelques jours plus tard par le choléra, — et Raoul de Longchamps, qui résista comme par miracle aux atteintes du fléau. Les moyens de transport destinés aux malades comprenaient 65 paires de cacolets, 5 paires de litières, quelques caissons d’ambulance, et un certain nombre d’arabas.

Pour franchir les 11 kilomètres qui marquaient la première étape de Franka à Kapakli, les soldats restèrent pendant dix heures sur pied, exposés toute la journée à un soleil de 30 degrés. Dans la soirée, quatre cas de choléra se déclaraient dans la colonne expéditionnaire. Repartie le 22 à quatre heures du matin, la division n’arriva que vers sept heures du soir à Tchatal-Tchesmé. Elle n’avait fait que 18 kilomètres, mais la chaleur était accablante; le thermomètre marquait 33 degrés. La marche était difficile par un chemin étroit qui passait sur des pentes âpres et raides. Au-delà de ce bivouac, la colonne descendit dans une plaine nue, dépouillée de toute végétation arborescente, et longue de 200 kilomètres : c’était la Dobrutcha, couverte de lacs et de marais, dont les émanations pestilentielles vicient l’atmosphère, surtout dans cette saison de l’année. Les géographes l’ont encadrée entre le Danube et les murailles du camp de Trajan, mais la topographie médicale en recule les limites au sud, jusqu’auprès de Kavarna, où les troupes arrivèrent trois jours après leur départ de Varna.

Les campemens qui marquèrent les étapes suivantes furent tous d’une égale insalubrité. A Sattelmuch-Gol, à Mangalia, à Orgloukoï, à Kustendjé même, comme sur les ruines du village de Kergeluk, on ne trouve pour camper que des bas-fonds marécageux dont les eaux sont empoisonnées par des matières végétales en dissolution. À mesure que l’avant-garde se rapprochait du Danube et refoulait quelques partis de Cosaques, qui n’opposaient aucune résistance sérieuse, l’aspect du pays devenait de plus en plus désolé, les cultures disparaissaient, toute trace de végétation s’effaçait. On rencontrait à peine çà et là quelques fûts de colonnes brisées et des tumuli de la date la plus reculée, muette protestation d’une civilisation antique contre la barbarie moderne. Depuis l’invasion des Russes en 1828, ces contrées, affreusement ravagées, sont devenues presque désertes. Quelques pâtres, dont la constitution présente les caractères de la cachexie paludéenne, sont à peu près les seuls habitans de la Dobrutcha. Ils sont réduits, comme les bestiaux dont ils ont la garde, à faire usage d’eaux impures, puisées à des lacs, à des citernes ou à des puits abandonnés. Dans ces conditions fâcheuses, l’armée eut en outre à supporter des pluies d’orage et de nombreuses vicissitudes atmosphériques de chaleur et de refroidissement. Il n’en fallut pas plus pour que le choléra, jusqu’alors presque inoffensif, fît une subite et terrible explosion. Dans la nuit du 30 juillet, 300 zouaves sont atteints d’une manière foudroyante ; les bachi-bozouks sont tout aussi maltraités. Le général Yussuf se disposait à marcher en avant, mais les coups redoublés de l’épidémie le forcent à rétrograder. Ses troupes ont à peine le temps d’enterrer les cadavres qui tombent le long de la route. Il fait transporter, malgré tous les obstacles, sur les chevaux et par les prolonges d’artillerie, les cholériques, dont le nombre grossit à chaque instant avec une rapidité désespérante. La colonne du général Espinasse, sur laquelle le fléau s’est également abattu, revient, de son côté, vers ses anciens bivouacs, situés près du grand lac de Pallas. Elle est forcée d’y laisser jusqu’au lendemain dans une ambulance un grand nombre de cholériques qu’elle ne peut emporter. Le 31 juillet, toute la division arrive à Kustendjé. Elle trouve les maisons pleines de bachi-bozouks. Dix-huit cents cholériques attendent leur tour d’embarquement sur les frégates à vapeur ; 1,200 cadavres sont mis dans des fosses creusées autour de cette place.

L’arrivée inattendue à Kustendjé du général Canrobert, qu’appelaient tous les vœux, produisit une touchante et bien vive émotion. Le général assembla un conseil médical, imprima une nouvelle énergie aux mesures déjà prises par le général Espinasse, que venait d’atteindre le choléra, et releva ces mâles courages, que le fléau faisait courber. La division, faisant des efforts inouïs pour transporter les cholériques qui tombaient à chaque instant, arriva le 3 août à Mangalia, où la prévoyance du général Canrobert avait fait venir des ressources de toute nature et surtout des vivres frais, du vin, de l’eau-de-vie, du café et du sucre. Elle comptait par centaines les nouveaux décès; deux mille malades furent embarqués pour Varna. Le séjour marécageux de Mangalia était rendu plus dangereux encore par la décomposition putride des nombreux cadavres que les bachi-bozouks avaient laissés partout sans sépulture. Il aurait fallu fuir au plus vite ce lieu pestiféré; mais les soins à donner aux malades, les vides que le choléra avait faits dans les rangs des officiers de santé, victimes d’un dévouement à toute épreuve, la nécessité d’organiser un service de soldats infirmiers fournis par les régimens, le temps pris par l’embarquement des malades et le ravitaillement de la division, ne permirent pas de la diriger sur Varna avant le 7 août. Le fléau sévit encore jusqu’à ce moment; mais le 9, dès que la colonne arriva sur les hauts plateaux de Kavarna, chargés d’un air oxigéné et purifié par les forêts séculaires des Balkans, une amélioration subite se fit sentir dans l’état sanitaire, l’épidémie avait beaucoup perdu de son intensité. Quelques jours plus tard, la division rentrait dans son camp de Franka, où l’on dressait de grandes ambulances sous tentes dans les conditions les plus hygiéniques. Il lui restait la moitié à peu près de son effectif, l’autre moitié était dans les hôpitaux ou sous terre. Les bachi-bozouks avaient fait des pertes plus cruelles encore; M. Cazalas estime qu’il en est mort près de la moitié.

La 2e division s’était engagée dans la Dobrutcha à la suite de la 1re. Arrivée à Mangalia, elle se trouva tout à coup aux prises avec le choléra et frappée sans merci; mais le général Bosquet, dans le cours de ses opérations, tint la main avec une fermeté toute particulière à ce que les mesures hygiéniques conseillées par les médecins fussent exécutées rigoureusement. Jamais les soldats en marche ne négligèrent de faire la soupe et le café, si longue que fut la course de la journée et si rare que fût l’eau. On la tirait le plus souvent de puits qui étaient peu nombreux et d’une profondeur extraordinaire. 300 arabas, moyens de transport dont la 2e division disposait, avaient été répartis entre les différens corps, en sorte que non-seulement chacun avait avec soi ses vivres, mais pouvait encore veiller sur les paysans et sur les bœufs, toujours prêts à déserter. Cela n’empêcha pas quelques-uns des premiers de prendre la fuite, mais du moins les voitures et les bêtes de trait restaient, et on en était quitte pour donner l’aiguillon à quelques soldats qui se faisaient bouviers. A mesure que ces chariots étaient dégarnis de vivres par la consommation journalière, on y mettait des malades, et ainsi on augmentait dans une proportion énorme les moyens de transport ordinaires des ambulances. A chaque bivouac, on creusait de grandes fosses pour enterrer les morts. Un jour, le général Bosquet dit à un vieux soldat qui, la pipe à la bouche, recouvrait de terre ses camarades avec une apparente insouciance : « Fermez cette fosse; il y en a assez. — J’ai bien le temps, mon général, il en viendra d’autres, » répond le fossoyeur, qui se sentait atteint mortellement par le choléra. Quelques minutes plus tard, il tomba dans la fosse ouverte, et son cadavre occupa la place qu’il avait préparée.

La 2e division n’était plus qu’à 8 kilomètres de Varna, quand un aide-de-camp du général en chef vint annoncer que les hôpitaux, déjà trop remplis, ne pouvaient plus recevoir de malades. Le général Bosquet fit répondre qu’il en était très-heureux, qu’il saurait se passer d’hôpitaux et placer ses malades dans des conditions plus hygiéniques. Quelques instans plus tard, tous les cholériques étaient installés sous des tentes dressées sur de hauts plateaux au milieu des bois. Des soldats de bonne volonté et pleins de cœur firent le métier d’infirmiers avec un rare dévouement. De nombreuses guérisons attestèrent l’opportunité des mesures prises, et bientôt le choléra, sagement combattu, devint à peu près inoffensif. La mère Philippon, qui jouissait d’une grande popularité parmi nos soldats, se distinguait entre toutes les cantinières par un zèle infatigable; nuit et jour elle était sur pied. Elle excellait dans le vocabulaire pittoresque des camps. « Comment va la gargoulette? comment va le bidon? » Cela voulait dire : « As-tu soif? as-tu faim? » Les bons mots de la mère Philippon passaient de bouche en bouche et faisaient rire même ceux qui en avaient le moins envie.

Quelques médecins attribuent à certains sols, selon l’état de sécheresse ou d’humidité, une influence sur l’évolution meurtrière du choléra. Ils ont recherché dans la succession des étages géologiques, depuis le granit jusqu’aux terrains tertiaires inclusivement, les modifications que peut en recevoir le miasme épidémique : les faits observés se sont presque toujours mutuellement contredits. Ainsi quelques observateurs attribuent une certaine immunité égale aux terrains secs et granitiques et aux terrains marécageux. La Dobrutcha a donné un cruel démenti à cette dernière opinion.

On a avancé que le choléra régnait déjà dans cette plaine quand nous y avons pénétré. Cette assertion ne paraît aucunement fondée. Il est certain que M. Le commandant d’état-major Balland, qui, vers cette époque, avait visité le Danube du côté de Silistrie, n’avait jamais entendu parler du choléra ni à l’armée d’Omer-Pacha, ni parmi les populations des villages où il plantait sa tente. Il ne demeure que trop démontré que le germe de l’épidémie était en quelque sorte à l’état latent dans les rangs de notre armée, et que les moindres causes en devaient provoquer le développement subit. Si le choléra est inconnu dans son essence, si les causes qui le font naître nous échappent, celles qui retendent et le propagent deviennent de plus en plus manifestes. Les malheurs survenus dans la Dobrutcha prouvent clairement que la violation des règles de l’hygiène, l’insalubrité, la misère, en excitent prodigieusement l’activité meurtrière et en forment le véritable élément. Il serait aisé d’établir que les recrudescences de ce fléau, qui a sévi à plusieurs reprises sur l’armée d’Orient, ont constamment coïncidé avec des situations devenues plus critiques, des influences dépressives de l’économie, des privations et des fatigues extraordinaires.

Le remède spécifique du choléra est encore à trouver, mais la médecine n’est pas réduite à l’impuissance : elle donne de sages conseils préventifs qui ne sont que trop rarement suivis, et quand le mal est déclaré, elle fournit également de précieuses indications. Une indisposition avec tendance au refroidissement, un malaise général et surtout un dérangement d’entrailles avec diarrhée sont des signes précurseurs, des avertissemens dont il faut tenir grandement compte en temps d’épidémie cholérique. En se soignant immédiatement, on est à peu près certain d’échapper au choléra, ou de n’avoir qu’une simple cholérine sans danger sérieux. Les cas foudroyans sans prodromes sont tellement rares, qu’aux yeux de beaucoup de médecins ils n’existent pas. Les soins à prendre sont bien simples : rester au lit, faciliter une salutaire transpiration par des infusions aromatiques chaudes, mettre une ceinture de flanelle, observer la diète. La cholérine n’exige pas d’autre traitement. Dans la période algide, il s’agit principalement de ramener la chaleur et la circulation du sang. On a également recours à des boissons chaudes aromatiques et à quelques gouttes d’éther. Les bains de vapeur à la manière orientale ont un effet remarquable; M. Cazalas en a tiré un excellent parti dans les hôpitaux de Constantinople. Les frictions rudes pratiquées sur tout le corps, les sinapismes promenés sur les extrémités, les couvertures de flanelle chauffées, les cruchons d’eau bouillante, etc., sont encore des moyens d’une utilité reconnue. Ces indications n’ont pu recevoir une application assez large, on le conçoit, dans la Dobrutcha; l’insuffisance de la stimulation laissait tomber le pouls et la chaleur jusqu’à complète suppression, et beaucoup de malades mouraient sans réaction.

L’excitation poussée trop loin a aussi ses dangers; elle détermine des mouvemens de réaction fluxionnaires, des congestions viscérales souvent mortelles. On se trouve ici entre deux écueils, l’insuffisance et l’excès. L’apparition de la réaction est un indice de guérison à peu près infaillible, si cette réaction est sagement conduite. La saignée, les boissons acidulées en arrêtent la violence. La convalescence exige les plus grands ménagemens, les rechutes étant toujours fort graves. Ce traitement, on le voit, est facile à saisir. Il est simple, rationnel, trop simple peut-être pour satisfaire les malades, qui ne veulent pas toujours se contenter de remèdes ordinaires.

Le choléra est transmissible par l’air. Il n’est pas contagieux dans le sens rigoureux du mot, sans quoi les médecins en seraient tous atteints. Il a dans ses pérégrinations deux allures différentes : tantôt il va de proche en proche pour faire son tour du monde, tantôt il saute par-dessus des populations qui semblaient menacées, pour aller porter des coups imprévus en des endroits où on ne pouvait l’attendre. Dans ces derniers cas, il est probable qu’il a été importé; mais qu’il soit importé ou non, partout où préexistent des causes d’affinité, quelques précautions sanitaires que l’on prenne, il arrive fatalement; de même il se retire spontanément sans qu’on puisse dire pourquoi. Quand les circonstances favorables à son évolution n’existent pas, on peut l’importer sans danger; il ne se développe pas. Durant la guerre d’Orient, il n’y a pour ainsi dire pas eu de semaines que nous n’ayons apporté des cholériques par les bateaux à vapeur à Constantinople; cependant l’épidémie n’a pas sévi sur la population musulmane.

La douloureuse impression causée par l’expédition de la Dobrutcha ne tarda pas à s’effacer. L’armée allait s’embarquer pour la Crimée et entrer véritablement en campagne. Les combats et de nouvelles maladies allaient nécessiter la création de nombreux établissemens hospitaliers. De 1854 à 1856, dix-neuf hôpitaux français furent successivement installés à Constantinople, dans des bâtimens de quatre espèces différentes : casernes, hôpitaux turcs, palais, baraques en bois. Rappeler les circonstances qui ont amené la création de ces divers établissemens, ce sera noter aussi les époques les plus meurtrières de la campagne.


II.

Le 14 septembre 1854, les trois flottes alliées avaient débarqué sans combat sur le sol de la Crimée, à Oldfort, 137 bouches à feu, 61,200 hommes, dont 27,000 Français, un nombre égal d’Anglais et 6,000 Turcs. La victoire remportée le 20 septembre versa dans nos ambulances 1,033 blessés français et plusieurs centaines de Russes atteints par nos projectiles. Les uns et les autres furent, immédiatement après le premier pansement, transportés à bord des bâtimens de la flotte, et de là à Constantinople, où ils inaugurèrent le 24 septembre l’hôpital de Dolma-Baktché, situé à 500 mètres du Bosphore. Cet hôpital, presque exclusivement réservé aux blessés, comprenait deux corps de bâtimens isolés parfaitement distincts : l’un, plus élevé, était l’hôpital de l’artillerie de la garde ottomane; l’autre, à 100 mètres plus bas, contenait 600 lits. Les navires arrivant de Crimée mouillaient à l’entrée de la Corne-d’Or, près de Top-Hana. Les blessés, placés sur des chalands et conduits au débarcadère de Dolma-Baktché, étaient emportés sur des brancards par des infirmiers ou des soldats turcs. Du 24 septembre 1854 au 1er avril 1856, cet hôpital a reçu 8,582 malades, presque tous blessés; il en est mort 2,318. La direction de cet important service avait été confiée à un chef fort habile, M. Le docteur Salleron.

Les officiers blessés à l’Alma inaugurèrent de leur côté l’hôpital de Caulidjé, sur la côte d’Asie, et dont le pied baigne dans les eaux du Bosphore. Le vice-roi d’Egypte avait mis libéralement à notre disposition ce domaine, qui lui sert de maison de plaisance. Les beaux jardins accidentés, l’air pur, les élégans kiosques font de ce site un séjour enchanteur. A côté se trouvait le palais de Fuad-Pacha, ministre des affaires étrangères. Deux jeunes Arméniennes de son harem mirent en défaut la vigilance des eunuques. Leurs chants, les sons de leurs pianos avaient attiré l’attention de deux aides-majors qu’elles voyaient, à travers le grillage de leurs fenêtres, épier leur présence; elles s’éprirent de leurs admirateurs, et réussirent même un beau jour à s’évader sous le costume d’un des fils du pacha. Le lendemain elles étaient réintégrées dans leur prison. Cette escapade aurait eu les proportions d’un événement sans la prudence de Fuad-Pacha, qui se contenta de reprendre les fugitives. On n’en a pas moins prétendu, mais à tort, je n’en doute pas, que, suivant la coutume ottomane, ces deux infortunées furent renfermées dans un sac et jetées dans le Bosphore. Plus tard, les officiers blessés quittèrent l’hôpital de Caulidjé pour l’hôtel de l’ambassade russe; les deux ou trois cents lits installés dans le palais de Mehemmed-Ali furent affectés aux soldats.

On se rappelle que l’armée alliée n’avait, en mettant le pied sur le sol de la Crimée, que des canons de campagne tout à fait incapables de lutter contre les grosses pièces d’artillerie de marine qui la bombardaient du fond de la rade de Sébastopol. Il fallut se préparer à un siège en règle. Les travaux d’investissement et de circonvallation sont vivement poussés; de nombreux bataillons et des compagnies de francs-tireurs protègent les travailleurs. Nuit et jour, une moitié de l’armée est exposée à la mitraille et aux intempéries, pendant que l’autre moitié se repose un moment pour reprendre son tour. De nouvelles troupes arrivent journellement et grossissent encore le chiffre des malades. D’autre part, l’insuccès du feu ouvert le 17 octobre 1854 contre la place par les vaisseaux des deux flottes combinées et par 126 pièces de siège mises en batterie amène de nouveaux blessés, et semble bien démontrer que la ville de Sébastopol, défendue alors par une garnison de 32,000 hommes[3] et par l’armée de secours placée sous les ordres du prince Menchikof, n’aurait pu être enlevée par un coup de main. Les évacuations de la Crimée sur Constantinople se succèdent rapidement. Dans le mois d’octobre, on ouvre deux hôpitaux fort importans, — l’un pour 1,200 malades à Ramis-Tchiflik, belle caserne située dans la plaine de Daoud-Pacha, — l’autre sur les hauteurs qui dominent le Bosphore, du côté de Péra, dans les bâtimens de l’école préparatoire, disposés pour recevoir 400 lits. Les mois suivans, on installe de nouveaux hôpitaux. Dans les grands jardins de la pointe du Vieux-Sérail, à Gulhané, le génie militaire élève des baraques pour 1,800 malades. Au-dessus de celles-ci, le palais de l’université, édifice monumental en pierres de taille et encore inachevé, est disposé pour un hôpital de l,400 lits. Ces deux établissemens, créés dans le quartier de la vieille aristocratie ottomane, au cœur de Stamboul, indiquent à quel degré de tolérance étaient arrivés les Turcs à notre égard. Dans le faubourg de Péra, on ajoute aux hôpitaux précédemment établis celui de l’école militaire, d’une contenance de 1,100 lits, réduits bientôt à 500 par un incendie, et celui du terrain des manœuvres, contenant 1,200 places sous baraques. La caserne de Daoud-Pacha, affectée d’abord à un dépôt de convalescens, devient elle-même un hôpital de 1,200 malades. Tandis qu’on créait de si grandes ressources pour le service hospitalier, on dressait à Maslak, sur les hauts plateaux profondément ravinés qui bordent le littoral du Bosphore, des camps baraqués pour 25,000 hommes, qui ont été d’un secours inappréciable au moment du typhus. La pharmacie centrale, chargée de pourvoir au service médical de Crimée et de Constantinople, était installée sur le bord de la mer, près de Bachistach, dans le vaste hôtel d’un pacha.

Les deux tiers environ des fiévreux reçus dans les hôpitaux de Constantinople étaient atteints de diarrhée ou de dyssenterie. La diarrhée a été si générale, que l’on peut dire que les maladies étaient presque toutes précédées par une diarrhée à l’état aigu et terminées par une diarrhée à l’état chronique. Cette funeste complication n’est pas un fait particulier à l’armée d’Orient; on l’observe dans toutes les armées en campagne : elle tient au genre de vie du soldat, à la mauvaise nourriture, à la nostalgie, à mille influences qu’il n’est pas toujours possible de prévenir. La dyssenterie a presque toujours pour phénomène initial une diarrhée plus ou moins intense, dont elle est en quelque sorte le second degré. Des altérations intestinales allant jusqu’à l’ulcération indiquent également la lésion anatomique dans les deux maladies. La diarrhée aiguë, si fréquente parmi les soldats qui entrent en campagne, se guérit le plus souvent en quelques jours par le repos, parle régime, par l’application d’une ceinture de flanelle, au besoin par des boissons féculentes et par quelques gouttes de laudanum. S’il était toujours possible de la traiter par ces simples moyens et de prévenir des récidives par quelques soins hygiéniques, on diminuerait certainement de plus de moitié le nombre des maladies réelles et de la mortalité. Un émétique ou un éméto-cathartique dissipe presque toujours en peu de temps les embarras gastriques qui peuvent compliquer cette affection. À l’état chronique, c’est-à-dire avancé, les astringens tant préconisés ne donnent qu’une amélioration éphémère plus apparente que réelle ; ils ont paru plus nuisibles qu’utiles. Le meilleur tonique est le vin de bonne qualité, à doses petites et répétées, dont le médecin doit surveiller les effets. Une légère dose d’opium seul, ou, mieux encore, donné en même temps que l’ipécacuanha ou le sulfate de magnésie à faible dose, a été le plus efficace de tous les agens thérapeutiques. Un régime sévère et persévérant peut seul prévenir des rechutes très souvent fatales.

Cette affection aurait fait plus de ravages encore sans le ressort moral qui, pendant toute la campagne, en dépit de tout, soutint les troupes françaises, et qui ne se manifestait jamais avec plus de puissance que dans les momens les plus critiques. L’importance du bastion Malakof avait été reconnue : on poussait activement les préparatifs d’attaque. Les Russes, de leur côté, exécutaient rapidement de sérieux travaux de contre-approche qu’on résolut d’enlever dans la nuit du 23 au 24 février 1855. Le général Bosquet parcourait les tranchées, où les soldats avaient de la boue jusqu’à mi-jambe. Il les disposait pour le combat, quand un factionnaire qui venait d’être blessé à la tête lui présente les armes. Voyant le sang couler de sa blessure, le général lui demande pourquoi il ne va pas à l’ambulance. « Mes souliers sont troués, répond-il, faisant allusion à l’empressement avec lequel ses camarades se disputaient certaines dépouilles des Russes ; cette nuit il y aura distribution de bottes, je veux y assister. »

Ce n’étaient pas seulement le choléra et la dyssenterie, c’étaient aussi des fièvres de diverse nature qui peuplaient nos hôpitaux d’Orient. Les miasmes que répand la décomposition putride des matières végétales vicient l’atmosphère et produisent sur l’économie les effets d’un véritable empoisonnement, dont la nature cherche à se débarrasser par des accès de fièvres critiques et périodiques. Cette fièvre spéciale, qu’on a appelée intermittente pour la distinguer de la fièvre continue, déterminée par d’autres maladies, est caractérisée par trois périodes bien marquées : le frisson d’abord, puis la chaleur, enfin la sueur. Cependant elle s’est rarement montrée en Crimée sous ce type pur et franc. Le plus ordinairement les accès étaient incomplets, ou bien la chaleur débutait d’emblée sans frisson initial et sans être suivie de transpiration. Cette maladie semblait n’être qu’une complication des fièvres continues. De même il était assez rare que les affections continues parcourussent toutes leurs phases sans se compliquer de phénomènes intermittens. Les maladies étaient donc généralement rémittentes. On appelle ainsi les maladies composées d’un élément fébrile continu et d’un élément fébrile intermittent. Les accès de fièvre rémittente étaient rarement complets. Le moindre accès intermittent déterminait des accidens rapidement mortels quand il survenait pendant le cours d’une fièvre continue, alors que l’économie avait déjà reçu de graves atteintes par les privations, la diarrhée, le scorbut ou toute autre maladie chronique. Dans ces affections complexes, quand l’intermittence n’était que secondaire, le premier soin était d’attaquer l’élément fébrile continu par des vomitifs, s’il était représenté par un embarras gastrique, par la saignée, s’il y avait pléthore, etc. En même temps, dès les premiers accès intermittens ou rémittens, il fallait se hâter d’en prévenir le retour par deux ou trois doses de sulfate de quinine à 1 ou 2 grammes. Les accès de fièvre intermittente pernicieuse d’emblée sont déterminés par une intoxication paludéenne profonde. Dans la Dobrutcha, on en a observé un certain nombre; ils ont été rares en Crimée.

Le nombre toujours croissant des fiévreux rendit encore insuffisans les établissemens hospitaliers de Constantinople. Le sultan offrit avec une généreuse spontanéité un palais à peine terminé qui portait son nom, et qui devint alors l’hôpital de Péra. L’architecture de ce palais, dans le style oriental, est fort belle et d’une grande solidité; chaque angle est marqué par un pavillon que surélève un nouvel étage. Un minaret central, orné de plusieurs rangées de galeries découpées à jour, s’élance avec vigueur dans un ciel d’azur, et prête à ce monument quelque chose d’aérien sans ôter à l’ensemble son caractère majestueux. Le rez-de-chaussée, élevé de deux mètres au-dessus du sol, et le premier étage présentent d’immenses et larges galeries éclairées du côté de la cour par des travées cintrées dont les arceaux retombent sur de hauts et élégans piliers; ces ouvertures sont fermées par de grandes fenêtres. Les galeries auraient dû servir exclusivement de promenoir pour les jours de mauvais temps. Il est regrettable qu’on ait été dans la nécessité d’y installer des lits, mais il fallut tirer parti de toutes les ressources pour loger 2,000 malades. Nous avons déjà signalé les dangers d’une grande réunion d’hommes atteints de maladies graves, forcés de rester presque toujours couchés; c’est donner trop de prise à l’infection, qui est pour une très grande part dans la mortalité. Les eaux, de bonne qualité et abondantes, étaient amenées de la belle forêt de Belgrade, où les étrangers vont admirer les gigantesques aqueducs de Constantin et les barrages plus merveilleux encore des eaux, qui sont retenues par d’énormes blocs de marbre transportés à grands frais sous le règne du sultan Mahmoud. En face de l’hôpital de Péra s’élevaient les côtes d’Asie, la ville de Scutari et son mamelon profondément raviné, qui descend au Bosphore et domine le grand champ des morts, planté d’arbres toujours verts. Les malades venant de Crimée étaient débarqués à Bachistach, ils n’étaient séparés de l’hôpital que par 2 kilomètres; mais la montée est si raide, que les convalescens eux-mêmes avaient grand’peine à faire le trajet à pied. A la tête de ce grand établissement ont été successivement placés des médecins renommés, MM. Scoutetten, Morgues et Cambay. Tous trois se sont efforcés de réduire le plus possible le chiffre de la population hospitalière, mais les lits ne restaient jamais inoccupés : la Crimée nous envoyait chaque jour de nouveaux malades; chaque navire en apportait de 2 à 300. Après la prise du bastion Malakof, l’hôpital a reçu dans un seul jour jusqu’à 800 malades, dont 595 étaient des prisonniers russes grièvement blessés. La plupart de ces derniers ne consentirent pas d’abord à subir les grandes opérations que leur état exigeait; ce n’est que plus tard, en voyant mourir leurs camarades, qu’ils se décidèrent. Malheureusement ce retard était fatal, et pourtant ils ont survécu en plus grand nombre que nos soldats, parce que leur constitution était moins profondément altérée par les fatigues et les privations. Ils se montraient doux et fort reconnaissans envers les médecins français, qui les traitaient comme nos propres soldats, au milieu desquels ils étaient couchés. Aucun ne chercha à s’évader. Notre ration de pain blanc, d’une digestion plus facile que leur pain de munition russe, ne leur suffisait pas; il fallut l’augmenter. Ces soldats portaient sur eux des images de saints ou des croix en cuivre suspendues au col dans un scapulaire; ils récitaient chaque jour leurs prières dans leur lit sans se préoccuper du public. On donnera une idée de l’importance de l’hôpital de Péra en rappelant qu’il a reçu pendant les vingt-deux mois de son existence 27,500 malades, dont 9,460 sont sortis entièrement guéris, 13,000 ont été évacués sur France ou sur d’autres hôpitaux, et 5,040 sont morts.

Depuis le 21 mai 1853, l’hôtel de l’ambassade russe à Péra était resté fermé. À cette date remonte le brusque départ du prince Menchikof. Tandis que les officiers et les soldats français et russes encombraient nos hôpitaux de Constantinople, les portes de ce palais, assez vaste pour recevoir 400 malades, restaient impitoyablement closes. 30,000 hommes, dont 22,000 de la garde, étaient réunis dans les camps de Maslak pour renforcer l’armée de Crimée, ils subissaient de nombreuses attaques de choléra qui jetaient de nouveaux malades dans nos établissemens. Après les nombreux et sanglans combats du mois d’avril et du 1er mai 1855, après ce grand et terrible duel d’artillerie qui nous avait livré d’importans travaux de défense, on se décida à loger dans l’hôtel de l’ambassade les officiers blessés, français et russes. On transporta soigneusement tout le mobilier dans des bâtimens réservés. M. Lelouis, médecin-major d’un mérite incontestable, soignait les blessés avec un rare dévouement. Cependant cet hôpital ne tarda pas à présenter des traces d’infection. Les plaies se recouvrirent de gangrène et de pourriture d’hôpital. Plus tard, le typhus importé de Crimée s’y propagea d’un lit à l’autre. Quand la paix fut signée, le gouvernement français a dépensé de fortes sommes pour remettre ce palais en bon état; on le rendit beaucoup plus beau qu’on ne l’avait pris, on répara même des dégradations antérieures.

Les sœurs de charité avaient ouvert dès le début de la campagne près du faubourg de Péra un hôpital particulier qui ne tarda pas à être fort recherché par les officiers. Chaque malade recevait dans une chambre où il était seul des soins affectueux et intelligens. Il pouvait s’y faire soigner par un médecin militaire de son choix. Cette tolérance a été fort appréciée; l’hôpital des sœurs ne désemplissait pas.

Parmi les soldats français reçus dans les hôpitaux de Péra, plusieurs avaient été blessés à la suite des rixes si fréquentes dans les rues de ce faubourg, dont la population hétérogène, bien différente de celle du quartier musulman de Stamboul, renferme un grand nombre de repris de justice de tous pays. A Péra, les crimes se commettaient en plein jour et restaient impunis. On assassinait au milieu de la rue, et chacun suivait son chemin comme s’il n’avait rien vu. A la requête du général de division Larchey, commandant supérieur à Constantinople, l’ambassadeur de France, M. Thouvenel, obtint l’autorisation de créer à Péra une police française. Nos gendarmes ont rendu là les services les plus signalés. Ils parvenaient à arrêter les malfaiteurs; mais alors une nouvelle difficulté se présentait : ces misérables étaient réclamés par les chancelleries de leur pays, qui, sous prétexte de les juger, leur rendaient la liberté. On finit toutefois par s’entendre et par arriver à une sécurité relative assez satisfaisante.

A l’époque où l’on convertissait l’hôtel de l’ambassade russe à Péra en hôpital, on touchait aux combats les plus meurtriers de la campagne, et quelques mois plus tard la prise de Sébastopol semblait mettre un terme à la guerre de Crimée ; mais la tâche du corps médical était loin d’être remplie, et si le nombre des blessés était moins considérable, celui des malades augmenta bientôt, sous la double influence du scorbut et du typhus, dans des proportions qui éveillèrent la plus vive sollicitude. Alors, comme au début même de la campagne, le gouvernement turc se montrait heureusement animé des dispositions les plus propres à favoriser les efforts de l’administration française. Contrairement à toutes les traditions, le sultan venait d’assister à un bal somptueux donné par l’ambassadeur de France. Des troupes ottomanes et françaises avaient fraternellement formé la haie sur son passage ; des salves d’artillerie annoncèrent son entrée dans le palais de l’ambassade. Abdul-Medjid fut introduit d’abord dans un élégant salon réservé où j’eus l’honneur de lui être présenté. Il me parla avec un vif intérêt du corps d’armée turc que j’avais visité à Eupatoria, de la santé de ses soldats et des nôtres, et m’engagea à visiter les hôpitaux militaires ottomans de Constantinople, sur le compte desquels il voulait avoir mon opinion. Le sultan comprend le français, il le parle même purement, mais avec une réserve timide ; aussi son ministre des affaires étrangères, Fuad-Pacha, qui a fait des études médicales à Paris, s’empressait-il de traduire sa pensée dès que sa parole hésitait. Sa physionomie, naturellement un peu morne et rêveuse, s’anime pendant la conversation, et prend tout à coup une remarquable expression de finesse et de bienveillance. Il fit son entrée dans le bal au milieu de tous les hauts fonctionnaires de son empire couverts de broderies en or et de croix en brillans. Son costume était d’une riche simplicité : une calotte de feutre rouge sans ornemens, un petit manteau noir, à collet droit, ruisselant de gros diamans, avec la tunique européenne et le grand-cordon de la Légion d’honneur. Le parti des vieux Turcs s’émut vivement à cette occasion ; dans leurs alarmes, ils allaient jusqu’à penser que le sultan, en recevant le grand-cordon de la Légion d’honneur, se convertissait au christianisme. Pour les tranquilliser, il fallut leur démontrer que l’étoile de la Légion d’honneur est composée de cinq branches et non pas de quatre, comme le signe du chrétien.

Le sultan s’avança gravement et à pas comptés dans la salle du bal, promenant à droite et à gauche un regard calme, impassible, presque distrait, quoiqu’il assistât pour la première fois de sa vie à une semblable fête. Il prit place sur un siège réservé, d’où il parut suivre avec quelque intérêt les plaisirs de la danse. Je ne sais quelle impression Abdul-Medjid ressentit de cette exhibition de jolies femmes et de brillantes toilettes; mais je doute que cette impression ait été bien favorable à l’émancipation des femmes en Turquie. Il se retira au bout d’une heure avec le même cérémonial. J’avais remarqué que les assistans s’écartaient respectueusement de sa personne; j’appris que ce n’était pas seulement par déférence, mais à cause de l’éloignement que lui inspire le contact de l’homme, et qui s’expliquerait par le souvenir des désastreuses épidémies si fréquentes en Orient. Le sultan quitte pour ne plus le remettre le vêtement qu’un homme a touché. On sait qu’il est servi exclusivement par les femmes de son harem. Il n’adresse jamais la parole à personne en public; une ou deux fois, au grand étonnement des musulmans, il a dérogé à cette habitude traditionnelle en faveur du général Larchey. Il arrête son regard plus ou moins longtemps sur la personne qu’il rencontre, selon le degré d’estime qu’il veut témoigner. Il y a dans ce langage muet du padishah des nuances de sentimens intimes et de réserve que la parole ne saurait exprimer. J’ai pu les saisir parfaitement pendant le défilé des hauts fonctionnaires de l’empire devant le sultan le jour de la cérémonie du beiram, ou baise-pied. Le défilé dura plus d’une heure; le regard d’Abdul-Medjid ne se porta pas sur plus de vingt personnes. Je remarquai qu’on ne faisait que le simulacre du baise-pied, et chaque fois que par un hommage indiscret on touchait le sultan, un geste léger témoignait de la subite et désagréable impression qui était venue troubler la rêverie du souverain.


III.

Les loisirs qui marquèrent pour nous le commencement de l’hiver de 1856 furent bien courts. L’attention du corps médical dut bientôt, je l’ai dit, se porter sur deux graves épidémies, — le scorbut et le typhus, — qui sévirent avec une cruelle intensité.

En Crimée, comme partout ailleurs, le scorbut a été déterminé par des causes débilitantes : une nourriture trop uniforme, composée souvent de viande salée et d’une quantité insuffisante de légumes frais, la malpropreté du corps, les fatigues, la nostalgie, les émanations putrides, et surtout le froid humide et rigoureux de l’hiver. La première période du scorbut est caractérisée par une altération du sang et de la constitution, mais sans symptômes extérieurs locaux très apparens. Une disposition générale aux hémorrhagies, une grande lassitude musculaire, des douleurs profondes, notamment vers les pieds, douleurs que des médecins ont prises à tort pour une maladie spécifique appelée acrodymie, le ralentissement du pouls, la diminution de l’appétit, une décoloration notable de la peau, une dilatation remarquable des pupilles, tels sont les symptômes de cette première phase de la maladie. Les soldats étaient rarement envoyés aux hôpitaux pendant cette période, mais presque tous les hommes admis pour d’autres maladies avaient en même temps le scorbut à ce premier degré. A la deuxième période, les gencives se gonflent, se ramollissent, s’ulcèrent, répandent une odeur infecte et nuisible : une sœur de charité est morte d’une angine gangreneuse pour avoir respiré l’haleine d’un scorbutique dont elle avait touché, à l’aide d’un pinceau imbibé d’acide chlorhydrique, les gencives ulcérées. Les dents deviennent mobiles, plus saillantes; les extrémités inférieures s’infiltrent, présentent des taches livides, des épanchemens sanguins étendus, surtout à la partie interne, des engorgemens séreux considérables. Les muscles, privés d’élasticité, sont durs et comme ligneux; le patient ne peut plus marcher. Dans la troisième période, les ulcères grisâtres des gencives gagnent les autres parties de la bouche ; parfois ils perforent les joues sous la forme de plaques gangreneuses, dont les glandes parotides sont principalement le siège. Ils rongent entièrement les amygdales et déterminent la carie des os maxillaires. Des hémorrhagies ont lieu par la bouche, le nez, les voies urinaires et intestinales; le pouls devient extrêmement faible, l’amaigrissement et le ramollissement des tissus font des progrès; enfin la cachexie séreuse scorbutique se termine assez souvent par une asphyxie déterminée à la suite d’un œdème de la glotte et de l’épiglotte, qui empêche l’air d’arriver dans les poumons. Souvent aussi des congestions se forment dans les viscères, qu’on trouve après la mort infiltrés d’un sang décoloré et très appauvri.

Le scorbut a régné sous forme épidémique, et s’est rarement présenté sans être compliqué d’une diarrhée ancienne, d’une fièvre intermittente et rémittente, d’une bronchite, d’une pneumonie, etc. Ces complications ont été les causes les plus directes de la mortalité qu’a produite le scorbut. Le traitement à suivre est hygiénique bien plutôt que thérapeutique. En quittant la Crimée, les scorbutiques échappaient aux influences occasionnelles. A Constantinople et surtout en France, le régime des alimens frais, prudemment ingérés, suffisait presque toujours pour opérer la guérison, quand la maladie était simple et sans complication.

Les troupes ottomanes campées à Eupatoria envoyaient chaque mois à Varna un millier de scorbutiques, les plus gravement atteints; un court séjour dans un lieu où abondaient les légumes frais rétablissait leur santé. Pour appliquer ce remède souverain aux scorbutiques de notre armée, il n’eût fallu que découvrir une île propice dans l’Archipel et obtenir l’autorisation de nous y installer. Méteiin semblait réunir les conditions requises, et dès les premiers jours de décembre 1855 je m’y rendis avec MM. de Courville, capitaine du génie, et Quesnoy, médecin-major, sur le bateau à vapeur l’Ajaccio, uniquement affecté au service personnel de l’ambassadeur de France, et que M. Thouvenel voulut bien mettre à ma disposition. M. Laurent, capitaine du navire, nous fit arriver, malgré le mauvais temps, en trente-six heures à l’île de Mételin. Le consul de France, M. Didier, nous procura des chevaux, amenés par des cavas ou coureurs. Ces cavas suivent le cavalier et ne sont jamais distancés par lui, quelle que soit l’allure du cheval. Peiné de voir mon cavas courir à mes côtés par des chemins pierreux, je partis à fond de train, pour le laisser en arrière. Je fus fort surpris de le voir arriver avant moi, tout prêt à me tenir l’étrier pour m’aider à descendre.

Mételin, l’une des plus grandes îles de l’Archipel, est l’ancienne Lesbos, si renommée pour ses vins et ses courtisanes. Elle se trouve à mi-chemin entre Smyrne et les Dardanelles ; elle a la forme d’un triangle ; les angles se terminent par autant de caps : au nord le cap Mativa, à l’ouest le cap Sigri, à l’est le cap Sainte-Marie. La circonférence de l’île est d’environ quarante lieues, la longueur de seize lieues sur douze de largeur. Le sol, très accidenté, est exempt de marécages. Les plus hautes montagnes sont à la partie ouest de l’île : le mont Ordinus, que l’on découvre de quinze ou vingt lieues, et le mont Saint-Hélie, à l’extrémité orientale de la côte sud, forment de hauts plateaux couronnés par le mont Olympe, dont la hauteur est de 3,080 pieds anglais.

Outre divers mouillages, l’île possède trois excellens ports sur le côté sud : le port Langan, le plus grand des trois ; le port Sigri ; enfin le port Olivier, l’un des plus importans de l’Archipel. Le port Olivier n’est qu’à six kilomètres de la ville de Mételin ; il s’avance à six lieues dans les terres sur une largeur de six kilomètres. De hautes montagnes l’encadrent entièrement et l’abritent contre la violence des vents. Les oliviers dont elles sont couvertes forment au-dessus du port une magnifique couronne, et lui ont donné son nom. Le port Olivier pourrait contenir aisément une flotte de cent vaisseaux. On y entre par les vents du sud, on n’en peut sortir que par les vents du nord. Un bateau à vapeur remorqueur ferait disparaître cet inconvénient. Les montagnes situées à l’ouest sont garnies de plus et de sapins de grande dimension, dont le bois alimente des chantiers de construction pour d’assez forts navires de commerce. Une douzaine de beaux villages sont assis sur la croupe adoucie des monts. Au fond du port existe un établissement d’eaux thermales légèrement salines, à 24 degrés Réaumur, appelé Quindros, possédant deux piscines de marbre assez spacieuses pour contenir ensemble une centaine de baigneurs. Ces eaux, qui jouissent dans le pays d’une grande réputation, pouvaient être utilisées pour nos malades; elles auraient été sans doute efficaces contre les indurations et les douleurs de membres que laisse le scorbut.

Le sultan perçoit le dixième de la valeur de tous les produits de l’île. Mételin en 1850 a exporté 300,000 quintaux d’huile d’olive, mais l’hiver rigoureux de 1851 a attaqué les arbres, et la production a été momentanément réduite à 100,000 quintaux. L’île compte de nombreuses plantations de mûriers, et exporte chaque année environ 100,000 kilogrammes de soie. La production du blé est insuffisante pour les besoins des insulaires. Les moutons sont très nombreux; la chair en est excellente et se vend au détail 70 c. Le kilogramme; la laine brute vaut 35 fr. Les 55 kilogr. Les bœufs sont conservés pour le labour : ceux qui servent à la nourriture sont importés d’Asie, dont la côte n’est distante que de 16 kilomètres. Les chevaux sont très petits et semblables aux chevaux corses. Le lait de vache est rare, mais celui de chèvre afflue pendant dix mois de l’année, et on en fait de très bons fromages. Les légumes frais sont en grande quantité et à très bas prix; j’ai vu vendre 5 cent, des choux qui, en Grimée, coûtaient 2 fr. 50 c. Les pommes de terre sont de très bonne qualité. Les oranges, les citrons abondent. Les poissons, dorades, mulets, homards, sont à très bon marché. Le vin est chaud, généreux, aromatisé avec des plantes labiées, ce qui à mon sens en affaiblit les qualités. De riches mines d’antimoine sont, dit-on, en voie d’exploitation; de belles carrières de marbre et même de charbon de terre, découvertes à Policnity, ne sont pas encore exploitées.

Le chiffre de la population, évaluée à 70,000 âmes, comprend 20,000 Turcs, dont 10 ou 12,000 vivent dans la ville; le reste des habitans, presque tous d’origine grecque, est réparti dans 74 villages bien bâtis, où tout respire l’aisance. Le climat de l’île est très salubre, doux et tempéré : l’oranger y croît en pleine terre. Les maladies sont rares; la fièvre intermittente est, pour ainsi dire, inconnue. Les hommes arrivent à un âge fort avancé. Les eaux sont abondantes et d’excellente qualité. Mételin est réputée pour sa grande salubrité; aussi beaucoup de malades des îles de l’Archipel y vont-ils passer leur convalescence.

Un hôpital de convalescens aurait été heureusement placé dans cette contrée privilégiée. La ville de Mételin est dominée par une grande citadelle. Cette citadelle, construite par les Génois en belles pierres de taille, s’avance comme un promontoire, et s’élève sur des étages de batteries superposées à une hauteur de 80 mètres au-dessus du niveau de la mer, d’où elle semble sortir tout d’une pièce. Cette forteresse renferme un grand nombre de magasins, les uns vides, les autres remplis de vieux affûts. Elle n’est plus occupée que par 400 indigènes. Il aurait été facile de disposer pour le service des malades un certain nombre de ces magasins et quelques maisons non habitées que les Turcs construisirent par mesure de sûreté en 1820, à l’époque de la guerre de l’indépendance grecque; on aurait pu loger ainsi 300 convalescens. Il se trouvait encore d’autres bâtimens dont on pouvait tirer parti. A 100 mètres derrière la citadelle, on rencontre, sur un point culminant, une caserne turque dont il aurait suffi de blanchir les murs intérieurs en augmentant le nombre des fenêtres. A l’ouest de la ville, au milieu de beaux jardins potagers, s’élève l’école de la communauté grecque; les salles sont très spacieuses et très propres. Le conak Moharem-Bey et la maison Métaxa étaient deux vastes palais turcs immédiatement disponibles et en parfait état de conservation. Le pacha m’offrit même le palais de l’ancien gouverneur; mais il tombait en ruines et ne pouvait être habité sans danger. Il m’offrit aussi sa maison de campagne, située à 10 kilomètres environ au sud de la ville, sur le bord de la mer, à côté d’un petit débarcadère. Je m’y rendis à cheval en longeant la côte, et je traversai une magnifique forêt d’oliviers, au centre de laquelle s’élèvent une foule de coquettes villas. En somme, ma visite aux divers établissemens de l’île qu’on aurait pu convertir en hôpitaux me laissa cette conviction, qu’il eût été aisé de loger immédiatement à Mételin 785 convalescens dans cinq bâtimens isolés les uns des autres, il est vrai, mais groupés dans un cercle de 5 ou 600 mètres. Sans doute ce morcellement rendait impossible la création d’un hôpital de convalescens tel que l’entendent les traditions classiques; mais ces traditions ne me semblaient pas bien impérieuses dès qu’il s’agissait de convalescens auxquels la liberté, le mouvement, la promenade au grand air étaient nécessaires. Il suffisait de créer des dépôts de convalescens organisés et vivant comme les compagnies d’un régiment. On pouvait en outre installer à peu de frais deux établissemens sous tentes contenant chacun 2,000 scorbutiques, l’un dans la maison de campagne du bey, l’autre près des eaux thermales de Quindros.

Un savant médecin établi dans l’île, M. Bargigli, nous prêta, dans cette exploration, un concours empressé et précieux. Le gouverneur de Mételin, Ismaël-Pacha, me disait : « Dépêchez-vous, car les Anglais ont déjà envoyé une commission pour explorer l’île; sans doute ils ne tarderont pas à venir. » Et il ajoutait gracieusement : « J’aime mieux voir ici les Français que les Anglais. » De son côté, M. Thouvenel avait obtenu du sultan l’autorisation de donner immédiatement suite à nos projets; malheureusement les retards, les difficultés, puis la signature de la paix, empêchèrent d’installer à Mételin un hôpital et des campemens où des milliers de scorbutiques auraient rapidement recouvré la santé, et n’auraient pas fourni plus tard au typhus un contingent trop considérable.

Je viens de nommer la seconde et la plus terrible des épidémies que nous eûmes à combattre en 1856. On avait observé et on connaissait depuis longtemps une maladie qui se développe spécialement parmi des populations agglomérées dans des enceintes fermées et soumises à l’action d’influences miasmatiques. On l’appelait la maladie des camps, des prisons, des vaisseaux, des hôpitaux, la fièvre de Hongrie, de Naples, le typhus contagieux de Mayence. On lui assignait comme principaux caractères la stupeur avec délire, une éruption à la surface du corps, la faculté de se transmettre d’un individu affecté à un individu sain et bien portant. Les apparitions que depuis trente années ce mal a faites dans le duché de Posen, à Reims, à Philadelphie, à Edimbourg, au bagne de Toulon, et en 1854 dans les prisons de Strasbourg, avaient heureusement été trop rapides et trop restreintes pour permettre de bien saisir les différences qui le séparent de la fièvre typhoïde, si attentivement étudiée de nos jours. Le typhus de Crimée a résolu la question d’identité ou de non-identité entre les deux affections; il n’est plus possible de les confondre, bien qu’elles aient plus d’un lien de parenté et une apparente communauté d’origine[4]. On s’accorde généralement à reconnaître que le typhus a pour cause une intoxication miasmatique animale, résultant soit d’une trop grande agglomération d’hommes renfermés, soit de la décomposition putride de détritus animaux. En conséquence, cette maladie se déclare sur les vaisseaux, dans les casernes, les camps, les prisons, les hôpitaux, les ambulances peuplées de blessés, dont les plaies sont la source d’abondantes suppurations. Elle se montre dans les villes assiégées, dans certaines localités infectées par des cadavres d’animaux ou d’hommes laissés sans sépulture. Il y a cette différence entre les deux maladies, que la misère est la cause essentielle du typhus, et qu’elle n’est guère qu’une cause accidentelle de la fièvre typhoïde[5].

La contagion, encore très contestable pour cette dernière affection, ne l’est pas pour l’autre. Nous avons vu, notamment dans le service de M. Le médecin-major Lallemand, le typhus se propager de lit en lit dans les salles, se transmettre par voisinage et donner la mort à des malades qui n’avaient auparavant que de légères affections. D’autres fois, comme dans l’ambulance de la 1re division du 3e corps, le typhus a atteint presque tout le personnel hospitalier : 15 médecins sur 16 ont été attaqués; il n’est pas resté un seul infirmier valide. Le mot contagion, quand on l’emploie à propos de typhus, doit cependant être expliqué. Le typhus, né spontanément sous l’influence de certaines causes, ne se transmet pas par contact d’un malade à un individu sain, mais bien par infection, c’est-à-dire par l’air chargé de l’élément typhique. Le miasme morbifère exhalé de la surface des malades ou des détritus animaux infecte l’homme qui le respire, et une fois absorbé pendant un temps plus ou moins long, appelé période d’incubation, il prépare l’organisme à devenir malade.

Le typhus diffère sur un point de la plupart des maladies épidémiques telles que la variole, la scarlatine, la rougeole, la suette, le choléra, etc. Celles-ci tiennent à des conditions encore mal déterminées de l’atmosphère; le médecin ne possède aucun moyen d’en empêcher l’invasion. Les causes du typhus au contraire sont connues, à tel point qu’on pourrait faire naître et cesser à volonté l’influence typhique. Une autre différence à signaler entre le typhus et les maladies épidémiques ordinaires, c’est que celles-ci n’ont qu’une durée passagère, tandis que le typhus persiste et étend indéfiniment ses ravages tant que, par de sages mesures, on ne s’en est pas rendu maître.

Le typhus éclate plus ou moins vite selon l’intensité de l’infection et la résistance de l’organisme. Chaque malade dégage des émanations dangereuses. Quand les salles sont pleines, quand le nombre des cas de typhus primitif ou contracté augmente, le foyer épidémique acquiert une plus grande énergie, et ses manifestations irradient sur tout le personnel hospitalier. C’est ainsi que les sœurs, les aumôniers, les médecins, les infirmiers, ont été si cruellement frappés pendant la guerre d’Orient. Nous avons vu quelques médecins, moins prédisposés, doués d’une plus grande force de réaction ou d’élimination du miasme absorbé, subir l’influence épidémique d’une façon peu marquée, mais réelle. Chaque fois que le foyer d’infection avait augmenté dans l’hôpital par l’accroissement du chiffre des typhiques, ils étaient pris de céphalalgie, d’insomnie; la langue se desséchait, la physionomie prenait un aspect typhoïde. Ces accidens duraient trois ou quatre jours, puis le voile typhique se déchirait. Ils revenaient à l’état de santé; quelquefois aussi l’état morbide persistait, et presque toujours alors l’issue était fatale.

La marche du typhus de Crimée a été moins uniforme et moins régulière que celle du typhus si bien décrit par Hildenbrand, un des plus célèbres médecins de l’école de Vienne[6]. L’irrégularité du typhus de Crimée tient à diverses complications, principalement au scorbut, à la dyssenterie, aux fièvres intermittentes. C’est à partir du 1er janvier 1856 que le typhus, qui l’année précédente avait commencé à poindre, prit de grands développemens. Dans les derniers jours du siège de Sébastopol, la pourriture d’hôpital, ce typhus des plaies, avait fait de grands ravages. Le scorbut, déjà signalé par Franck comme précurseur du typhus, avait pris d’énormes proportions. Pour éclater, le typhus contagieux n’attendait que la concentration et l’accumulation amenées par la rigueur de l’hiver. Les soldats, entassés dans leurs tentes hermétiquement fermées, dont le sol était humide et imprégné d’impuretés, subirent fatalement l’empoisonnement par le miasme organique. D’autre part, les excitations si énergiques dans lesquelles ils puisaient une grande force de résistance au typhus étaient tombées avec Sébastopol, et ils se voyaient livrés à l’épidémie privés du secours de ces puissantes réactions morales.

Le typhus de Hildenbrand aurait pu se montrer avec le caractère régulier que lui assigne cet auteur, sinon sur des soldats épuisés et déjà en proie à d’autres maladies, au moins sur les médecins, sur les aumôniers et sur tout le personnel hospitalier de Constantinople, dont la constitution n’était pas altérée. Ici encore l’irrégularité a été la règle, et les huit périodes décrites par Hildenbrand n’ont peut- être pas été observées une seule fois. L’état prodromal (lassitude, sommeil non réparateur, douleurs lombaires, horripilations, tension douloureuse de la tête, vertiges), si commun dans la fièvre typhoïde, a souvent manqué. Presque toujours le typhus débute par un frisson et par la période inflammatoire qu’indiquent, — outre un état catharral plus ou moins prononcé des yeux, des fosses nasales et des bronches, — une forte céphalalgie frontale vertigineuse comme dans l’ivresse, la stupeur, une grande prostration des forces, une soif intense, et souvent un état saburral des voies digestives, un délire calme ou furieux. La peau, devenue brûlante, se couvre, après deux ou trois jours, d’une sorte d’éruption qui n’a manqué que chez les sujets trop épuisés, et qui diffère essentiellement de celle de la fièvre typhoïde. Cette éruption se montre au tronc et aux membres par groupes irréguliers de taches arrondies d’un rouge foncé, sans relief, moins grandes qu’une lentille, ne disparaissant point par la pression, et qu’il n’était pas possible de confondre avec les taches de la fièvre typhoïde. La continuité de la fièvre, avec 100 ou 130 pulsations, a été souvent interrompue par un et plus rarement par deux paroxysmes réguliers en 24 heures, paroxysmes assez semblables à des accès de fièvre rémittente, et qui ont donné au typhus de Crimée un cachet particulier. Le ventre était souple, sans douleur, sans météorisme, sans ce gargouillement dans la fosse iliaque droite, qui est le caractère propre de la fièvre typhoïde. La constipation a presque toujours remplacé le flux intestinal de la fièvre typhoïde, quand la dyssenterie n’existait pas déjà avant l’invasion du typhus. Après la période inflammatoire, qui durait cinq ou six jours, survenait la période nerveuse, marquée par les phénomènes ataxiques ou adynamiques et souvent par un mélange des deux sortes de phénomènes. La période nerveuse ne durait que quatre ou cinq jours, elle était peu prononcée quand la convalescence devait être franche.

Le typhus traversait quelquefois ces trois périodes avec une effrayante rapidité. La mort survenait souvent le troisième jour, même le deuxième ou le premier. Le typhus était alors réellement foudroyant. Rarement il persistait au-delà de quinze jours à moins de complications, telles que des congestions organiques de l’une des trois cavités splanchniques (tête, poitrine et abdomen). Le retour à la santé avait presque toujours lieu dans les douze premiers jours. Le malade passait tout à coup de la mort à la vie. Le voile typhique de la face se soulevait et disparaissait; le regard devenait franc et intelligent, l’appétit se prononçait et devenait impérieux; les forces revenaient avec une grande rapidité. Toutefois l’intelligence conservait encore le stigmate du typhus, comme l’attestaient des rêves bruyans pendant la nuit, et, dans le jour, le délire sur quelques points, bien que le raisonnement fût juste sur le reste. Un affaiblissement de l’ouïe et de la vue, une perte plus ou moins complète de la mémoire, persistaient encore assez longtemps; toutefois on ne remarquait pas, comme dans la fièvre typhoïde, la chute des cheveux. Ces heureux changemens étaient souvent précédés de saignemens par le nez, de sueurs, d’urines critiques, et quelquefois d’inflammation des glandes parotides. On le voit, la convalescence, qui est si lente et si difficile à diriger dans la fièvre typhoïde, marche rapidement dans le typhus. Les écarts de régime sont peu redoutables, ce qui s’explique par l’absence de cette lésion des follicules intestinaux et de cet engorgement des glandes mésentériques, dont la constance est l’un des principaux caractères de la fièvre typhoïde, et que l’autopsie pratiquée sur des centaines de cadavres n’a jamais découverts dans nos hôpitaux d’Orient.

Pour guérir le typhus, il faut avant tout de l’air pur, sans cesse renouvelé; il faut soustraire le malade aux causes de l’infection, aérer la chambre, y faire de fréquentes fumigations aromatiques et chlorurées, respecter la période inflammatoire comme un effort suprême de la nature pour chasser au dehors le poison miasmatique par une poussée exanthémateuse ; il faut ne saigner que si le sujet est très fort, s’il y a menace d’apoplexie cérébrale, préférer le plus souvent à une saignée générale, remède dont on doit être fort sobre, quelques sangsues derrière les oreilles ou quelques ventouses entre les épaules, recourir aux mêmes moyens quand la petitesse du pouls trahit l’oppression des forces vitales, lesquelles se relèvent après une déplétion sanguine modérée. Quand dès le début, comme dans le typhus de Crimée, il y a des paroxysmes rémittens, il est bon de les couper par quelques doses de sulfate de quinine. Ainsi est rétablie la continuité de la fièvre, qui tombe alors d’elle-même après quelques jours, quand elle n’est pas entretenue par une congestion organique déterminée par les premiers accès. Cette complication a fréquemment lieu quand on n’a pas soin d’anéantir tout d’abord les paroxysmes, c’est-à-dire les redoublemens de fièvre. Au début du typhus, un éméto-cathartique est bienfaisant, surtout quand il existe quelque embarras gastro-intestinal. On donne des boissons mucilagineuses ou acidulées et même de l’eau vineuse. Dans la période nerveuse, on a recours aux remèdes usités contre l’ataxie et l’adynamie. Dans ce dernier cas, les toniques tels que les vins de Malaga et de Porto hâtent beaucoup la guérison.

Tel est l’exposé rapide du traitement qui a donné les résultats les plus avantageux à l’armée d’Orient, et auquel se sont ralliés les praticiens les plus expérimentés, tels que M. Cazalas, qui a préconisé l’un des premiers le sulfate de quinine pour régulariser la période inflammatoire et la débarrasser de l’élément palustre, dont l’influence sur les malades de Crimée a été très marquée. En résumé, le typhus a révélé sa nature propre par son caractère infectieux, sa transmissibilité facile, la rapidité de sa marche, l’ensemble de ses symptômes et l’absence de lésions anatomiques.

On peut chercher encore des éclaircissemens sur les affections typhiques dans la comparaison du typhus de Crimée avec les épidémies du même genre qui ont affligé les populations et les armées à d’autres époques. Sans doute il n’y a pas ressemblance absolue, car les manifestations épidémiques d’une même maladie varient, comme on sait, suivant les temps, les lieux et les peuples ; mais on a retrouvé dans le typhus de Crimée la putridité et la destruction rapide des forces signalées dans le typhus de Mayence, le délire, la stupeur, l’exanthème rosé décrits par Hildenbrand, etc. Si le typhus de Crimée n’a pas été très grave, comparé aux désastreuses épidémies de Mayence et de Torgau, nous l’expliquons par les conditions dans lesquelles s’est trouvée notre armée : une hygiène meilleure, la rapidité des soins donnés aux malades, la facilité et le grand nombre des moyens de transport, la multiplication des établissemens hospitaliers, enfin un état moral et des ressources matérielles qui n’existaient pas pendant les campagnes de 1812 et 1814.

L’apparition du typhus contagieux fut la plus terrible épreuve qu’eut à subir l’armée d’Orient. A Constantinople, l’accumulation des malades dans l’hôpital de Daoud-Pacha le fit éclater brusquement; les autres hôpitaux furent successivement atteints, et l’influence s’étendit même au dépôt de convalescens de Maslak, épargné pendant les premiers jours. Bientôt les typhiques comptèrent pour un cinquième dans la population hospitalière. Le nombre des morts s’accroissait rapidement. La progression était la même sous Sébastopol. Pendant le mois de février, le chiffre total des malades s’éleva en Crimée à 19,648, dont 2,400 morts, et 8,738 évacués sur Constantinople; pendant le même mois, ce chiffre s’éleva dans les hôpitaux de Constantinople à 20,088, dont 2,527 morts, 640 évacués sur Gallipoli et Nagara, 3,617 évacués sur France. On parle avec effroi de la peste d’Egypte en 1702. « D’après les renseignemens les plus exacts, dit l’illustre Desgenettes dans son Histoire médicale de l’armée d’Orient, l’armée a perdu en Syrie, par l’épidémie, environ 700 hommes. » Notre typhus faisait des ravages bien autrement désastreux.

Il s’agissait de déployer des mesures énergiques, sans quoi la mortalité eût été sans limites. Les principaux remèdes étaient l’isolement et l’aération des malades. J’insistai vivement auprès de l’intendant militaire pour qu’on plaçât les typhiques dans des salles spéciales, où l’on pût distribuer l’air libéralement. C’était en même temps soustraire les autres malades aux dangers de la contagion. Il fallait aussi créer de nouveaux hôpitaux sous baraques pour empêcher l’encombrement[7], trouver 5,000 places et pouvoir loger dans chaque baraque des camps de Maslak quatre typhiques seulement au lieu de huit malades ordinaires. Nos alliés, les Anglais, nous offrirent des ressources de toute nature en personnel et en matériel. Le général Storks nous proposait d’aller installer dans un de nos camps un hôpital complet pour 1,000 malades, de nourrir même et de traiter ces malades, si on le désirait. « Quoi que nous fassions, disait-il, nous ne nous acquitterons jamais de ce que les Français ont fait pour nous l’an dernier. » Heureusement nous étions très abondamment pourvus en matériel, et l’intendant-général apporta immédiatement dans le régime alimentaire des changemens salutaires. Ce qu’il fallait, c’était l’espace, l’air pur. Je pressai l’installation des baraques. Il y avait à ce sujet des conférences sous la présidence du général Larchey, et il était résolu qu’on séparerait les malades, qu’on accroîtrait le nombre et l’étendue des hôpitaux; mais malgré mes instances on n’arrivait pas à créer assez de places pour un nombre de typhiques toujours croissant.

La population de Constantinople fut préservée du typhus et ne témoigna aucune inquiétude; elle s’est ainsi montrée plus sage que nos populations du midi de la France, qui s’alarmèrent outre mesure de l’importation du fléau par les typhiques évacués sur Marseille et Toulon. Cependant les ravages du typhus sur la flotte étaient considérables, et menaçaient d’interrompre forcément le service des transports. Il mourait 200 soldats par jour entre la Crimée et Constantinople. Les matelots tombaient victimes de la contagion, et entraient aux hôpitaux avec ceux qu’ils amenaient. Le mal pouvait croître indéfiniment; nous étions menacés d’un véritable et affreux désastre. Il fallait aviser, agir promptement, sous peine d’être bientôt réduit à l’impuissance; il y allait du salut de l’armée.

Les instructions que m’avait données par écrit le ministre de la guerre avaient prévu ces momens terribles et exceptionnels : « Lorsque vous le reconnaîtrez convenable, me disait-il, ou que les circonstances l’exigeront, vous pourrez prendre la direction momentanée du service médical. » En effet, pendant toute la durée de l’épidémie, je pris la direction officielle du service de santé de l’armée; je pus ainsi imprimer à ce service plus d’ensemble et d’énergie. Je rentrai ensuite dans mes fonctions d’inspecteur, qui me plaçaient dans une sphère plus élevée comme délégué du ministre. Quelques citations des rapports qui furent adressés alors au ministre de la guerre, au général commandant à Constantinople, à l’intendant militaire, montreront dans quelle situation critique l’invasion du typhus plaça l’armée d’Orient.

« Le remède par excellence contre le typhus, le seul en quelque sorte et sans lequel les autres seraient de nul effet, c’est l’isolement, c’est le désencombrement, c’est la substitution d’un air pur et vivifiant à l’air impur et contaminé des hôpitaux, où les émanations de tant de maladies accumulées sont devenues contagieuses. C’est de Crimée que nous vient la contagion, mais elle se développe en même temps dans nos hôpitaux. C’est une vérité qui n’est pas assez reconnue, et dont il faut se bien pénétrer. Or la contagion, nous allons à notre tour la transmettre aux navires chargés des évacuations; elle se développera en route; elle atteindra les marins des équipages, dans quelles proportions, Dieu seul le sait ! Nous la sèmerons dans tous les hôpitaux qui pourront recevoir nos typhiques; nous l’importerons en France. Il faut éviter l’embarquement pour la France de tout homme atteint de typhus... Je désire visiter tous les navires en partance, pour empêcher le transport d’aucun typhique.

« Avant que l’épidémie ait atteint des proportions supérieures à nos ressources, il serait urgent de les utiliser toutes, d’ouvrir 5,000 places sous baraques, de mettre dans chaque baraque, au lieu de huit malades ordinaires, quatre malades atteints de typhus. Pour avoir ces 5,000 places disponibles, que faut-il? Si vous me permettez un conseil d’homme d’action, de médecin d’armée, je dirai : Faire transporter des matelas dans les baraques et quelques objets de literie, envoyer des caissons d’ambulance pourvus de médicamens, de linge, des ustensiles les plus indispensables, installer immédiatement de grandes infirmeries sous baraques; — tout cela exigerait-il plus de deux fois vingt-quatre heures? »

J’écrivais à la date du 28 et du 29 février 1856 : « La marche du typhus continue à être ascendante dans des proportions modérées, mais cependant notables. Il se déclare en moyenne 150 nouveaux cas par jour dans les hôpitaux de Constantinople. A Maslak, sur 420 malades, il y a 180 typhiques; à Ramis-Tchiflik, sur 700 malades, on compte 250 cas de typhus. Il y a donc dans certains hôpitaux une situation grave; il faut y apporter un prompt remède. Le remède est simple : de l’air, toujours de l’air, encore de l’air pur et renouvelé ! Pour cela, il nous faut plus d’espace, il faut bien vite transporter la moitié de notre population hospitalière sous les baraques inoccupées de Maslak, y faire un grand campement, un grand bivouac. Voilà ce que je dis et écris du matin au soir... Nous avons des baraques pour loger 20,000 soldats; elles attendent une population. Hâtons-nous de les occuper. Ouvrir des baraques pour satisfaire à de nouveaux besoins, au fur et à mesure que les malades nous arrivent de la Crimée, ce n’est pas atteindre le but, c’est se laisser envahir tout doucement par les flots de la marée montante. »

Le 3 mars 1856, j’écrivais encore au ministre de la guerre : « La contagion continue ses progrès. Il en sera ainsi tant que nous ne serons pas arrivés à porter dans les baraques des camps inoccupés le tiers, sinon la moitié, de nos malades des hôpitaux. Des 5,000 places que je réclame, j’en ai obtenu 1,000; nous avons pu ainsi opérer un peu le vide dans nos hôpitaux, et immédiatement s’est produite une diminution dans le chiffre des nouveaux cas déclarés. En effet, le 1er mars ce chiffre était tombé à 93. Malheureusement le répit n’a duré qu’un instant. De nouveaux malades évacués de l’armée sous Sébastopol sont venus encombrer nos hôpitaux, au point qu’il a fallu envahir les salles réservées aux malades les plus gravement atteints. Le chiffre des nouveaux cas a été alors le plus élevé que nous ayons encore vu, celui de 257 pendant les vingt-quatre heures. Aération et ventilation continuelles des salles, cinq fumigations par jour, deux chlorurées, trois aromatiques, dépôt sous chaque lit de typhique d’une gamelle contenant du chlorure de chaux, lessivage à fond et blanchiment des salles les unes après les autres, dépôt permanent dans les baquets d’une certaine quantité de sulfate de fer, grandes ouvertures pratiquées dans les cabinets d’aisance à l’air libre, deux lits, quand c’est possible, pour les hommes gravement atteints de typhus, et fumigations de chaque lit abandonné après vingt-quatre heures; linge lessivé à l’eau bouillante, amélioration dans le régime alimentaire, bouillon plus substantiel, vin de Bordeaux pour les plus malades : c’est par l’ensemble de ces mesures, dont je surveille tous les jours l’exécution, que nous résistons au fléau, mais en perdant chaque jour un peu de terrain. Nous en triompherons dès que nous aurons pris possession des nouveaux établissemens hospitaliers qu’on dispose dans les camps de Maslak. J’ai beaucoup de peine à détruire dans l’esprit du commandement et de l’administration une espèce de sécurité grosse de danger : on croit que le typhus, venu de Sébastopol, disparaîtra à Constantinople dès qu’il n’y sera plus importé de Crimée. Il résulterait de là qu’il n’y aurait pas trop à se préoccuper ici de l’épidémie. En attendant, la contagion se propage rapidement dans nos hôpitaux de Constantinople. Le seul moyen de l’empêcher est de transporter dans les baraques vides la moitié des malades. Qu’on le fasse, et je réponds d’arrêter ici la marche et la mortalité du typhus presque immédiatement. Je demande seulement des ambulances. Cette mesure paraît présenter de grandes difficultés d’exécution. On promet plus de places sous baraques à mesure que des besoins nouveaux se produiront. En agissant ainsi, on se laisse pousser par la nécessité, on ne la devance pas, on se trouvera un jour envahi, impuissant. Je voudrais partir avec quelques caissons et mes malades comme pour une étape, et aller établir un grand bivouac dans les camps inoccupés. »

Nuit et jour, les officiers de santé restaient auprès des typhiques: ils ne les quittaient guère que pour aller au cimetière accompagner le convoi de l’un d’eux ; 46 ont péri frappés par le typhus, qu’ils bravaient intrépidement, 82 sont morts pendant la campagne. Jamais aussi les officiers du corps de santé n’avaient trouvé une plus belle occasion de prouver leur dévouement traditionnel à la France, à l’armée qui les a toujours traités en frères, et dans les rangs de laquelle ils ont toujours été si fiers de compter[8]. Le 2 mars, la population de Péra était fort attristée, je me le rappelle, à la vue de trois corbillards emportant en même temps trois médecins tombés ensemble victimes de leur abnégation. Ces lugubres pérégrinations au champ des morts brisaient l’âme; on se comptait, et on pouvait se dire : « Qui de nous recevra demain ce triste et dernier adieu? » C’était au médecin-inspecteur que revenait le plus pénible des devoirs, celui de prononcer les paroles suprêmes sur la tombe de ses malheureux camarades. Les pieuses filles de Saint-Vincent-de-Paul payèrent aussi un large tribut à la mort; 31 périrent près des malades émus et reconnaissans, à qui elles prodiguaient, sans éprouver jamais ni fatigue, ni dégoût, ni inquiétude pour elles-mêmes, des soins d’une délicatesse incomparable; 24 sont mortes du typhus. La première qu’emporta le fléau, la sœur Walbin, disait en expirant : « La seule grâce que je demande, c’est d’être enterrée avec les soldats; ils s’ennuieraient sans moi. »

Cependant, au lieu d’ouvrir de tous côtés des ambulances ou des hôpitaux sous baraques, on continuait à évacuer les malades sur France. Depuis un mois, 6,000 y avaient été transportés. La moitié des vaisseaux, au lieu de retourner en Crimée, étaient dirigés vers Marseille et Toulon, et, faute de bâtimens, la Crimée ne pouvait plus nous envoyer autant de malades. Ainsi le système restait le même : la Crimée se débarrassait sur nous, et nous sur la France. Le mal infectait les navires, se propageait parmi les marins et était porté à Marseille. Il fallait prendre une grande mesure : conserver en Crimée tous les typhiques, à l’exclusion des autres malades, qu’on enverrait à Constantinople. Je partis pour Sébastopol le 9 mars 1856. Au moment de m’embarquer, je reçus la visite du directeur des bateaux-postes des messageries impériales, M. Girette. « Le typhus, me dit-il, exerce tant de ravages sur les navires de la compagnie, infectés par de continuelles évacuations de malades, que le service des courriers va se trouver forcément interrompu dans peu de jours sur toute la ligne de Sébastopol à Marseille. » Beaucoup de matelots, des chauffeurs, des officiers commandant ces navires, étaient morts du typhus; d’autres étaient malades : M. Cirette ne trouvait pas à les remplacer. A peine arrivé en Crimée, je parcourus une partie des camps et des ambulances, et le 15 mars, sans plus attendre, je fis connaître au maréchal Pélissier l’état sanitaire de l’armée. La première question que je m’étais posée est celle-ci : le typhus règne-t-il seulement dans les ambulances, ou sévit-il également dans les régimens? — Je me convainquis que le second cas n’était que trop réel, et je demandai qu’on veillât scrupuleusement à ne laisser sous la tente ni même dans les infirmeries régimentaires aucun homme atteint de typhus; quiconque en offrirait les premiers symptômes devait être envoyé aux ambulances. Le miasme humain ne devenant contagieux qu’après quelques jours de maladie et surtout à la période des sueurs critiques, cette recommandation était de la plus haute importance. Je demandai aussi qu’on changeât l’assiette de tous les camps, dont le sol était profondément imprégné d’impuretés; que, toutes les fois que le temps le permettrait, on déplaçât les tentes, ou au moins qu’on en relevât le rideau circulaire à une hauteur d’environ 80 centimètres. On empêcherait ainsi les soldats de se blottir une grande partie du jour sous des abris qu’ils tenaient hermétiquement fermés, même par le plus beau temps. Le sol des tentes, une fois sec, devait recevoir une couche de lait de chaux renouvelable, qui l’assainirait et le durcirait. Les couvertures et les effets d’habillement devaient être étalés au soleil le plus longtemps possible. Les couvertures ayant servi à des hommes atteints de typhus devaient être soumises à des fumigations chlorurées pendant plusieurs heures avant d’être réemployées. Bon nombre d’infirmeries régimentaires avaient une installation défectueuse : au lieu de deux baraques, plusieurs n’en avaient qu’une seule; le sol n’était pas toujours protégé contre l’humidité par un lit de camp ou au moins par quelques planches. Il fallait faire blanchir intérieurement les baraques à la chaux, soumettre à de fréquentes fumigations sol et parois. Quant à l’alimentation, on devait augmenter d’un sixième la ration de viande conservée et distribuer une ration quotidienne supplémentaire de vin, pour doter l’armée d’une plus grande somme de résistance aux atteintes du mal. Je conseillai encore, comme d’excellens auxiliaires d’une bonne hygiène, les exercices pris dans de sages proportions, quand le temps est beau; rien n’est si pernicieux que le repos absolu, l’oisiveté amollit le corps et l’âme. — Les 6,000 matelas distribués quatre mois auparavant par les soins de l’intendant-général étaient en partie hors de service. Il en restait tout au plus 2,500. Les baraques n’existaient guère que pour une population de 4,500 malades. Les couvertures étaient très nombreuses, mais presque toutes contaminées; les draps et les vêtemens d’hôpital manquaient, ainsi que les moyens d’un bon lessivage. Encore pour obtenir ces ressources, qui s’épuisent vite en campagne, avait-il fallu vaincre d’immenses difficultés dans un pays dénué de tout. La conséquence était qu’il fallait ne conserver que les typhiques en Crimée, et envoyer tous les autres malades à Constantinople. La dernière décade, celle du 20 au 29 février, indiquait 519 malades sortis guéris des ambulances et 873 morts. En ne faisant porter l’examen comparatif que sur les hommes atteints de typhus, on rencontrait un résultat bien plus effrayant encore. Il y avait eu 27 guérisons sur une mortalité de 383, et pourtant le typhus, dans les conditions ordinaires, n’enlève guère plus da sixième des malades. Ainsi à Constantinople, sur 422 infirmiers atteints de typhus dans les hôpitaux, 42 seulement étaient morts. — Enfin je proposai d’évacuer les militaires non atteints de typhus. Ils étaient les plus nombreux; leur départ opérerait un désencombrement immédiat, et permettrait d’affecter toutes les ressources devenues disponibles aux malheureux typhiques. Ceux-ci, étant retenus en Crimée, ne sèmeraient plus la contagion sur les navires et dans les hôpitaux de Constantinople.

Deux heures après l’envoi de ce rapport, le maréchal Pélissier me répondait : « Je donne des ordres pour que toutes vos prescriptions soient immédiatement exécutées dans les régimens et dans les ambulances. » En même temps de puissans encouragemens me venaient de France. Le ministre de la guerre m’écrivait le 15 mars : « J’attends avec bien de l’anxiété des nouvelles de notre état sanitaire. Dites à vos camarades du service de santé que je les remercie; ce mot dit tout. L’empereur connaît les nouvelles preuves de leur zèle, de leur courage, de leur abnégation : il a toujours compté sur les officiers de santé; mais sa foi en leur dévouement s’est accrue depuis qu’il sait toute l’énergie qu’ils montrent en ce moment. Je vous envoie quelques sœurs de charité, 200 infirmiers, 20 aides; voilà du renfort, puisse-t-il ne pas servir! A Marseille, à Toulon, il y a de l’émotion; rien de sérieux encore, mais des craintes. Nous mettons à profit les bonnes et prudentes dispositions que vous avez prises dans votre tournée en Provence. L’empereur m’a écrit ce matin. Me parlant de l’état sanitaire de l’armée, il ajoute : « Ce qui est essentiel, c’est d’établir le plus vite possible les ambulances sous baraques que réclame M. Baudens; donnez des ordres pressans en conséquence. » Je ne puis faire mieux que de vous rapporter les mots mêmes de l’empereur. J’ai écrit par le télégraphe et par lettre au général Larchey; je lui ai prescrit de mettre à Maslak tout ce qu’on pourrait y installer de malades; je lui ai dit de régler avec les médecins et en dehors de toutes les prescriptions écrites et déjà existantes l’alimentation des malades; il a pleins pouvoirs, et j’approuverai tout ce qu’il fera. Les prisonniers russes étaient en parfait état de santé à l’île de Prinkipo. Je me demande si, après qu’ils seront partis pour retourner en Russie, ce qui a peut-être déjà eu lieu, nous ne pourrions pas y installer une belle ambulance... J’ai fait écrire que j’accordais un supplément d’allocation aux docteurs, — supplément de 100 francs par mois[9]. Je termine en renouvelant la recommandation de garder à Constantinople tous les malades dont l’évacuation ne sera pas commandée par le défaut de local ou par le manque de moyens sanitaires. » De son côté, le directeur de l’administration de la guerre, M. Darricau, m’écrivait : « Votre position est navrante; nous ferons tout notre possible pour y remédier. »

Dès le 16 mars, le maréchal Pélissier décida que deux ambulances profondément infectées, et dont j’avais demandé l’abandon, seraient immédiatement fermées. Le génie en construisit aussitôt deux autres dont j’avais choisi l’emplacement sur de hauts plateaux, mettant les baraques à 20 mètres les unes des autres, et le logement des médecins à 200 mètres de l’ambulance. Ces deux établissemens sont restés salubres, et ont été éminemment utiles. Le même jour, le maréchal Pélissier ordonna l’évacuation sur Constantinople de tous les malades de Crimée, à l’exception des typhiques.

Je parcourais les régimens les uns après les autres; je m’entretenais avec les colonels, je leur faisais part de mes observations. Mes conseils étaient partout accueillis avec empressement, s’ils n’étaient pas toujours religieusement suivis. Il résulte d’un état que je pourrais publier que la mortalité et les maladies dans les régimens ont toujours dépendu exactement du degré de sollicitude des colonels pour leurs soldats.

Il fut facile, dès le 28 mars, de constater les bons effets de ces mesures malgré la prolongation d’un rigoureux hiver. Dans la dernière dizaine, le chiffre des entrées aux ambulances présenta une réduction de 500 sur celui de la dizaine précédente, et les affections étaient moins graves. Il y avait une diminution d’un dixième dans la mortalité en Crimée; depuis le 17 mars, il n’avait plus été évacué un seul homme atteint de typhus sur Constantinople. On comptait 283 guérisons pour onze jours, tandis que depuis le 1er janvier chaque dizaine n’en avait offert que 7, 14, 25, 36, 27, 62, 45. C’était sans doute un beau résultat comparatif; mais ce chiffre, mis en regard d’une mortalité de 699, n’en était pas moins encore excessif et fort affligeant. Il démontrait qu’il fallait redoubler d’efforts et obtenir l’exécution rigoureuse de toutes les mesures de prophylaxie. Or je remarquais à chaque instant, en parcourant les bivouacs, que beaucoup de tentes n’étaient pas ventilées, que les vêtemens étaient rarement exposés aux rayons solaires, et que le sol n’avait pas encore reçu le lait de chaux prescrit. Tous les malades non typhiques n’avaient pas encore été évacués sur Constantinople : il en restait environ 2,500. Chaque jour, il se développait en moyenne dans nos ambulances 50 nouveaux cas de typhus sur des hommes entrés pour d’autres maladies. C’était par mois 1,500 malades, dont les deux tiers étaient voués à une mort certaine. Informé par moi de ces regrettables négligences, le maréchal Pélissier rappela à tous les officiers-généraux la stricte nécessité de faire exécuter les mesures prescrites. Des résultats meilleurs se produisirent alors, et le 5 avril le ministre de la guerre m’écrivit : « Je ne vous remercierai plus des soins que vous prenez, du zèle que vous déployez dans l’intérêt de nos pauvres malades; ce serait trop me répéter. »


IV.

La paix vint enfin mettre un terme à nos misères. Les relations entre les armées alliées et les Russes n’avaient pas tardé à s’établir sur le pied d’une entente fort cordiale. De part et d’autre, on fêtait à grand renfort de libations fraternelles la fin des longues souffrances. On voyait bras dessus bras dessous Russes, Français, Anglais, Sardes, chantant, dansant, s’aidant mutuellement à marcher lorsque le verre avait été trop souvent vidé. Quand le vacillement des jambes rendait impossible le départ des visiteurs, on se donnait pour la nuit une mutuelle hospitalité. Le général russe commandant en chef la division campée près de la Belbec me disait à ce propos : « Nous avons dans nos camps depuis plusieurs jours quelques zouaves. Ils s’entendent parfaitement avec nos soldats; à l’aide d’une pantomime fort simple, ils se comprennent à merveille; ils trinquent gaiement. Ces zouaves s’attendent à être punis en rentrant au camp; aussi sont-ils venus me demander une attestation constatant qu’ils ont été si bien reçus, qu’il leur a été impossible de retourner encore à leur régiment. »

Des steeple-chase, des fêtes militaires avaient lieu dans la vallée de la Tchernaia. Le cheval arabe y soutenait sa vieille réputation. En 1856 comme en 1855, il avait mieux résisté aux rigueurs de l’hiver et aux misères des bivouacs que tous les chevaux des autres races. Ainsi se trouvaient justifiées les assertions du général Daumas[10]. Les courses attiraient un nombreux public; les soldats s’y rendaient sans armes, et ces promenades faisaient une heureuse diversion dans les esprits, préoccupés du typhus. D’un autre côté, les artistes dramatiques venus de France donnaient chaque soir sur le théâtre de Kamiesch des représentations très suivies; ils avaient pour rivaux dans les camps d’autres artistes pris parmi les soldats. On comparait la jeune première de Kamiesch à un jeune clairon de zouaves jouant les mêmes rôles, et les avis étaient fort partagés. Si la plupart des premiers sujets lyriques n’avaient été tués à la prise de Malakof, jamais, assurait-on, le théâtre de Kamiesch n’eût pu soutenir la concurrence avec le théâtre des zouaves. Dans les bivouacs établis sur le plateau de Fédouchine, on avait disposé une immense salle de bal où figuraient les grandes dames enrichies des villages de Filouville et de Coquin ville.

Avant de quitter la Crimée, j’allai voir encore une fois avec sir John Hall les hôpitaux de nos alliés, et j’acquis la certitude que le typhus n’y avait plus reparu depuis 1855. Dans le port de Balaclava, je visitai une frégate-hôpital à vapeur anglaise, installée comme une grande salle de malades et contenant 300 lits. Le comfortable était poussé si loin qu’on avait logé à bord, dans une étable, trois ou quatre vaches, afin que le lait ne manquât pas pendant la traversée. Je demandai au commandant combien une frégate de même dimension que la sienne pouvait transporter de troupes : « 700 Anglais, me répondit-il, et 1,500 Français, parce que les Français se logent partout, sur le pont comme dans l’entrepont. » Les soins que prennent les Anglais pour le bien-être de leurs soldats me rappellent ce mot qu’ils répètent souvent : « Le soldat anglais est un capital. » Ceci n’exclut pas en eux, tant s’en faut, les sentimens d’humanité; seulement ils y ajoutent l’idée d’une valeur économique à conserver. Dans une autre occasion, quand on fit prisonnier le commandant russe de Balaclava avec sa famille, un général anglais disait : « C’est une excellente bank-note. » La marine française avait aussi quelques frégates à vapeur transformées en hôpitaux; mais le transport des malades se faisait surtout par des bateaux à vapeur du commerce, ou par des bâtimens à voiles que ceux-ci remorquaient. Les navires des Messageries impériales étaient particulièrement affectés à ce service. Chaque malade avait un petit matelas et une couverture.

Le 10 avril 1856, je m’embarquai pour Constantinople, où ma présence me semblait désormais plus nécessaire qu’en Crimée. M. Scrive, médecin en chef, surveillait avec une sollicitude éclairée la mise en vigueur des mesures hygiéniques que j’avais fait adopter. Deux fois par semaine, il m’adressait le bulletin de l’état sanitaire de l’armée sous Sébastopol.

Le retour du beau temps avait séché le sol de la Crimée, et permettait enfin de porter l’emplacement des camps sur un terrain neuf et non infecté. La guerre, depuis le traité du 30 mars, ne forçait plus d’ailleurs les régimens à conserver leurs positions militaires de la rive gauche de la Tchernaïa, foyer d’émanations marécageuses. Le maréchal Pélissier donna l’ordre d’abandonner les anciens bivouacs et de les transporter à trois lieues au sud sur les hauts plateaux, ventilés par la brise de mer, qui du monastère Saint-George descendent vers Kamiesch. Toutes les baraques et les grandes tentes contaminées par une habitation prolongée furent remplacées par les petites tentes-abris du maréchal Bugeaud. On changeait fréquemment l’assiette des camps, et ces migrations apportaient chaque fois une amélioration dans la santé des troupes. De pareils déplacemens suscitèrent bien quelques réclamations de la part des officiers, sans cesse dérangés dans leur installation; mais le maréchal n’en tint aucun compte : il n’était préoccupé que de la santé du soldat. Il présidait à l’embarquement des troupes, veillant à ce qu’on ne transportât que des régimens qui depuis plusieurs semaines n’avaient présenté aucun cas de typhus, et lui-même ne quitta le sol de la Crimée qu’après le départ du dernier régiment de l’armée.

De retour à Constantinople, je parvins à isoler tous les malades atteints du typhus et à faire renouveler journellement leurs objets de literie; le chiffre des nouveaux cas déclarés dans les vingt-quatre heures tomba immédiatement de plus de moitié. Je portais sur tous les navires nolisés par l’administration une active surveillance pour l’exécution des mesures hygiéniques et de désinfection. Si les mesures prises étaient maintenues, le typhus ne devait pas tarder à disparaître.

Il y avait encore 4,000 scorbutiques dans les hôpitaux de Constantinople. Les prisonniers russes venaient de quitter l’île de Prinkipo; j’allai y installer une vaste ambulance pour 1,800 scorbutiques, et, grâce à l’énergie du général Pariset, qui venait de remplacer le général Larchey dans le commandement de la place de Constantinople, j’achevai cette tâche en deux ou trois jours. Prinkipo remplaçait Mételin. A peine transportés, les malades revinrent à la santé; bientôt ils se promenaient dans l’île, bien portans et joyeux. En allant les visiter, je m’arrêtai à Calchi, îlot voisin où était un hôpital destiné à la marine. En face de l’îlot se tenaient à l’ancre quatre ou cinq gros navires de guerre qui avaient arboré la flamme jaune de la quarantaine. Ces bâtimens avaient eu le typhus pour avoir transporté des malades de Crimée. Une partie de leurs équipages, atteinte par l’épidémie, avait dû débarquer; elle était parfaitement bien installée dans d’immenses chambres converties en hôpital ou sous des tentes doubles.

Pendant le cours de cette terrible épidémie, le gouvernement turc avait mis à notre disposition comme auxiliaires les élèves les plus distingués de son école de médecine. Le concours qu’ils nous apportèrent nous donna une idée très satisfaisante de l’organisation du corps médical ottoman. Le directeur du service de santé de l’armée turque était Thomal-Bey, personnage fort important, grand-juge d’Anatolie. Cette dignité correspond au grade de muchir ou de pacha à trois queues. Les généraux de division sont pachas à deux queues. Ce haut fonctionnaire est aussi directeur de l’école de médecine militaire, dans laquelle on admet des élèves civils. Il préside deux fois la semaine le conseil, composé de professeurs, et travaille directement avec le ministre de la guerre. Le sous-directeur de l’école, Arif-Bey, surveille le service de santé, et adresse chaque jour au directeur un rapport écrit. Les officiers de santé du service ottoman ont, comme les médecins militaires de presque toutes les nations, un rang hiérarchique qui les assimile aux officiers mêmes de l’armée. Dans l’armée ottomane, tous les médecins chefs de grands établissemens hospitaliers ont le rang de colonel, et touchent même une solde plus élevée que ces officiers supérieurs. Les autres médecins ont le rang de lieutenans-colonels, de chefs de bataillon, de capitaines. Ce dernier grade n’est porté que par un petit nombre d’officiers de santé militaires.

Dans les premiers jours de février, à la suite d’une conférence sur le typhus, à laquelle assistait le personnel médical de l’hôpital de l’école militaire, un médecin anglais, M. Pinkoffs, qui se distinguait entre tous par une grande ferveur scientifique, me proposa de convoquer à une prochaine séance les médecins anglais et sardes. L’idée me vint à cette occasion de fonder une société médicale, et d’en assurer même la durée après notre départ, en y faisant entrer les médecins les plus éminens de Constantinople et les professeurs de l’école de médecine ottomane, parmi lesquels figurait notre savant compatriote M. Fauvel, médecin des quarantaines. M. Pinkoffs me seconda de tous ses efforts, lit toutes les démarches nécessaires, et bientôt se trouva fondée une société qui peu après reçut du sultan, avec une dotation annuelle, le titre de Société médicale impériale. C’est pour moi un bon souvenir d’avoir présidé pendant mon séjour à Constantinople cette réunion de savans distingués. Des lectures et des discussions importantes occupèrent les séances de la nouvelle société, et la presse médicale de Paris continue aujourd’hui encore d’en reproduire les comptes-rendus. Déjà en 1830 j’avais eu la bonne fortune de rouvrir à Alger les cours, interrompus depuis des siècles, des Avicenne, des Rhazès, des Albucasis, etc. Ce fut dans la même pensée que je concourus à la fondation de la première société savante de Stamboul.

Rassuré sur l’effet des dispositions adoptées contre l’épidémie, heureusement décroissante, je voulus compléter mes recherches sur les institutions médicales de la Turquie par une visite aux hôpitaux turcs de Constantinople. Sauf quelques objections de détail, je n’eus que des éloges à donner. Les lits me parurent seulement trop rapprochés; les malades n’ont pas un assez grand volume d’air à respirer. On obvie en partie à ce défaut, le seul que j’aie à relever, par un luxe de propreté tout à fait inattendu et par l’habitude de tenir ouvertes les portes et les fenêtres. La douceur du climat écarte les dangers qu’aurait en France l’application d’une mesure semblable. D’ailleurs les chambres sont chauffées en hiver, et la plupart des fenêtres ouvrent sur de grandes galeries fermées, où la température n’est jamais très basse. Les fumigations chlorurées et surtout celles des plantes aromatiques sont très usitées; on les pratique plusieurs fois le jour dans toutes les chambres. Ces parfums entraînent en s’échappant les miasmes nauséabonds dégagés par les malades. Je voudrais voir le même usage s’introduire dans nos hôpitaux de France, comme il avait été introduit dans nos hôpitaux et nos ambulances d’Orient.

L’hôpital de la marine ottomane offre un grand luxe d’installation. Cet établissement modèle n’a rien à envier aux hôpitaux d’Europe. Dans le petit hôpital du palais de Bachistach, tout est princier : riches tapis, lits et rideaux de soie, nourriture recherchée, soins parfaitement entendus. M. Le docteur Z..., l’un des médecins du sultan, qui me conduisait, ne put me montrer la salle des femmes du harem; mais il m’apprit que leur principale maladie était une jalousie effrénée, sans cesse surexcitée par les choses qui nous paraîtraient les plus indifférentes. De temps en temps, elles reçoivent de petits cadeaux, une boîte de dragées par exemple. Il faut alors que les 3 ou 400 boîtes soient absolument pareilles, sans quoi ce sont des scènes dont la violence compromet leur santé. Presque toutes meurent à un âge peu avancé de phthisie pulmonaire. M. Z... envoyait en cachette aux plus malades quelques bouteilles de vin de Bordeaux pour prolonger leur existence.

Désormais la grande, la seule préoccupation était le retour de l’armée en France. Les cas de typhus, déjà importé par nos navires à Marseille, à Toulon, semaient l’alarme parmi les populations, et obligeaient à de grandes précautions. Le ministre de la guerre avait heureusement pris de sages mesures. Nous avions à l’île Sainte-Marguerite un hôpital pour 4 ou 500 malades et un camp sous baraques ou sous tentes pour 4 ou 5,000 hommes. Au Frioul, où il y avait déjà un hôpital, on pouvait aussi établir un camp d’une égale étendue. Enfin, dans les îles d’Hyères et dans la presqu’île de Gyen, on créa un troisième hôpital et un troisième camp pour 10 ou 12,000 hommes. Nos navires devaient débarquer successivement leurs soldats malades ou bien portans dans l’un ou l’autre de ces établissemens. Les hommes valides devaient y rester dix jours et plus, si c’était nécessaire, habitant sous la tente, se promenant, se baignant, bien nourris, regardant les côtes de France. Toutes les conditions de rétablissement étaient, autant que possible, réunies. Après cette espèce de quarantaine, on devait amener à Marseille ou à Toulon tous ceux qui auraient bien supporté cette épreuve et les diriger sur les garnisons définitives. Pour échelonner d’hôpitaux la route suivie par la flotte, on devait créer une ambulance sous tentes au Pirée et une autre à Messine. Des difficultés soulevées par le gouvernement napolitain empêchèrent de placer un dépôt de typhiques en Sicile. Les navires chargés de troupes avaient ordre de laisser les malades infectés à Gallipoli, à Nagara, à Malte et en Corse, avant d’arriver en France. Les débarquer dans toutes ces stations, c’était empêcher la contagion de se propager à bord des bâtimens de transport.

Il aurait fallu deux étapes sanitaires de plus, l’une entre Nagara et Malte, l’autre entre Malte et la Corse. Je me rendis au Pirée, et je m’entendis avec l’amiral Bouet-Willaumez et avec le ministre de France, M. Mercier. Le ministre des affaires étrangères de Grèce, M. Rangabé, nous donna avec empressement l’autorisation d’installer un hôpital de typhiques dans l’île de Milo, que nous allâmes reconnaître. Milo a l’aspect d’un fer à cheval. Dans le fond du port seulement se trouvent quelques basses terres marécageuses et inhabitées. Les habitans, au nombre de 3,000, ont perché leurs villages sur les montagnes. A l’ouest est celui de Castro, qu’habite notre consul, M. Brest, respectable vieillard à qui nous devons la Vénus de Milo. J’avisai un monastère abandonné depuis 1834, époque où les propriétés monacales rentrèrent dans le domaine du gouvernement grec. Sachant par tradition que les moines s’établissaient toujours dans les endroits les plus salubres et les sites les plus agréables, je fis, par un chemin sinueux très praticable pour les mulets, une ascension jusqu’à ce monastère. J’y trouvai des bâtisses considérables, à moitié ruinées, mais dont on pouvait tirer bon parti, — trois ou quatre beaux jardins potagers, de beaux plateaux ombragés et parfaitement disposés pour recevoir des tentes. Un vieillard centenaire habite Là avec sa famille, mais il n’occupe qu’une ou deux chambres. L’eau est abondante et d’excellente qualité. Cependant il était difficile de mettre à Milo 300 malades, et si l’infection était venue à se propager sur la flotte pendant la traversée, cet hôpital eût été bien vite insuffisant. Ce motif nous décida à faire voile pour Candie, où le sultan nous autorisait à créer un établissement hospitalier. Nous trouvâmes dans cette île un beau plateau bien ventilé auquel on arrivait par un chemin de mulet assez facile, et que le pacha promettait de faire immédiatement réparer. Vély-Pacha, ancien ambassadeur à Paris, mit à notre disposition 100 tentes d’officiers pour la création d’un hôpital qui heureusement ne fut pas nécessaire.

Le chiffre des malades décroissait rapidement en Crimée et à Constantinople; les hôpitaux se vidaient et se fermaient. Ma mission était terminée. Je quittai l’Orient avec la conscience d’avoir contribué, dans la mesure de mes forces, au soulagement de tant de maux, et, je puis dire, après avoir assisté au spectacle le plus douloureux qui se soit vu depuis longtemps. Aux instrumens de destruction que le génie de l’homme a rendus si meurtriers, et qui jamais n’avaient été accumulés en plus grand nombre dans un aussi étroit espace, s’étaient ajoutés le choléra, le scorbut, les dyssenteries et le typhus. La constante et vive sollicitude du gouvernement, les efforts persévérans de l’administration militaire, le dévouement du corps de santé, avaient fini, il est vrai, par triompher des épidémies, mais au prix de quels sacrifices! Si nous consultons la statistique médicale des établissemens hospitaliers, qui doit seule nous occuper ici, le chiffre des morts relevés dans les hôpitaux a été en Orient, pour toute la campagne, de 63,000 environ, dont 31,000 en Crimée, 32,000 à Constantinople.

Les armées ont besoin d’excitations morales qui les préservent de la nostalgie et de la prostration. La religion exaltait les troupes de Godefroi de Bouillon; l’esprit chevaleresque animait les officiers français à Fontenoy; la certitude de vaincre, entretenue par la rapide succession des victoires, entraînait les armées de l’empire. — C’est aussi un mobile moral qui soutint nos troupes pendant cette rude guerre de Crimée : ce fut le sentiment du devoir qui anima nos soldats sans faiblir un seul jour dans cette lutte, également glorieuse contre l’ennemi et contre les privations ou les souffrances de toute sorte. Aussi peut-on caractériser d’un mot les hommes dont il m’a été donné de voir et de partager les dernières épreuves. D’autres armées ont pu montrer autant d’héroïque ardeur, autant d’impétueuse bravoure que l’armée d’Orient : aucune n’a porté plus loin le stoïcisme, le courage et le mépris de la mort.


BAUDENS.

  1. Voyez les livraisons du 15 février et du 1er avril.
  2. J’ai dit, en parlant du Val-de-Grâce, qu’un cours approfondi de plaies d’armes à feu n’y était pas professé. Il n’en faudrait pas induire que cette partie de l’enseignement est mise de côté. Je me plais à reconnaître que les professeurs de cette école ont toujours saisi avec empressement les occasions d’initier leurs élèves aux pratiques de la médecine militaire et au traitement des blessures de guerre. Le désir que j’ai voulu exprimer, c’est tout simplement que le traitement des plaies d’armes à feu, au lieu d’être enseigné accessoirement dans plusieurs cours et par des maîtres différens, acquît une plus grande importance, étant confié à un professeur particulier, pour qui on créerait, quand on le pourrait, une chaire spéciale de blessures de guerre. Déjà le ministre, M. Le maréchal Vaillant, pour qui la santé du soldat est un objet de constantes préoccupations, a doté le Val-de-Grâce, au mois de juin 1857, d’une chaire spéciale pour les maladies et les épidémies des armées. MM. Les professeurs, dont j’ai pu apprécier le profond savoir pendant dix années, ne peuvent douter que je ne sois resté avec eux en communauté de vues et de sentimens. Le seul vœu que je forme, c’est qu’on ajoute un nouveau lustre à l’enseignement si renommé du Val-de-Grâce.
  3. Dont 21,000 marins, rendus disponibles par l’échouement des vaisseaux qui avaient servi à barrer la rade.
  4. Voyez le mémoire publié le 2 juin 1856 dans les comptes-rendus de l’Académie des Sciences. Les observations que j’ai réunies dans ce mémoire ont été reproduites depuis par des écrivains qui ont oublié de dire où ils les ont puisées. Je ne m’en plains pas, ils m’ont du moins aidé à propager la vérité.
  5. Les auteurs s’accordent sur la non-récidive de la fièvre typhoïde. Deux médecins, MM. Lardy et Laval, ont succombé au typhus, bien qu’ils eussent eu quatre ou cinq ans auparavant la fièvre typhoïde, dont on a pu retrouver les traces dans la cicatrice d’ulcères intestinaux. C’est encore là une preuve de la non-identité du typhus et de la fièvre typhoïde.
  6. Dans son traité sur le typhus contagieux, publié à Vienne en 1810 et traduit en français l’année suivante par M. Gasc, inspecteur du service de santé des armées.
  7. Les médecins et les administrateurs s’entendent difficilement sur le mot encombrement. Ceux-ci ne voient que l’application des règlemens en vigueur. Tant qu’un hôpital, fixé à 1,500 malades par exemple, ne dépasse pas ce chiffre, et surtout si chaque malade a 20 mètres cubes d’air à respirer, il n’y a pas encombrement. Pour le médecin, l’encombrement existe dès qu’il se révèle par l’aggravation des maladies dans le milieu contaminé d’un hôpital et par une mortalité plus considérable. A partir de ce moment, il a le devoir de conseiller la réduction du nombre des malades et la désinfection des salles. En campagne, dès qu’un soldat est convalescent, il est évacué pour faire place à un autre plus malade. Les lits ne sont jamais vides, ni le jour ni la nuit. Chaque malade est un foyer d’émanations méphitiques; on conçoit que l’encombrement se produit rapidement. En temps de paix, un hôpital de 1,500 malades n’a guère que 1,000 lits toujours occupés en même temps. Il y a un tiers de convalescens qui, allant le jour se promener dans les cours ou dans les jardins, font bénéficier les autres malades des 20 mètres cubes d’air qui leur sont alloués dans les salles.
  8. La France sait apprécier tous les genres d’héroïsme; cependant les veuves des officiers de santé sont privées, par le projet de loi qui a doublé les pensions de retraite des officiers de l’armée, des avantages accordés aux veuves de ceux-ci.
  9. Le décret organique de 1852 ayant supprimé la solde de guerre affectée jusque-là au corps des médecins militaires, il en était résulté des privations compromettantes pour leur santé. Le ministre de la guerre, dont j’avais éveillé l’attention sur ce fâcheux état de choses, voulut bien, sous la forme d’un supplément d’allocation, modifier la situation créée par le décret.
  10. On sait que dans diverses études publiées par la Revue des Deux Mondes (livraisons du 1er décembre 1851 et la mai 1853), M. Le général Daumas a le premier fait ressortir les avantages des chevaux arabes comme chevaux de guerre.