Souvenirs d’une actrice/Tome 2/03

Dumont, éditeur (Tome 2p. 49-63).


III


La terreur. — Visites domiciliaires. — La romance du Pauvre Jacques. — On joue au tribunal révolutionnaire. — Le président Bonhomme. — Réunion des proscrits chez Talma. — Marchenna. — Un mot de Riouffe. — La fête de l’Être-Suprême. — Dîner patriotique devant les portes. — Épicharis et Néron, tragédie de Legouvé. — Allusions à Robespierre. — Après le 9 thermidor. — Talma amoureux.


Le temps qui précéda la fête de l’Être-Suprême fut celui des plus monstrueuses extravagances. On serait tenté de croire qu’un esprit de vertige s’empare quelquefois des hommes ; privés de religion, ils furent sur le point de diviniser Lepelletier et Marat. L’hymne des Marseillais était devenue la prière du soir ; à la dernière strophe, Amour sacré de la patrie, on criait : « A genoux ! » et il eût été dangereux de ne pas se conformer à cet ordre. Les chants peignent les époques. Je me rappelle un couplet chanté dans une pièce du Vaudeville où l’on inaugurait les bustes de Marat et de Lepelletier. Le voici :

Ces martyrs de la Liberté,
Patriotes sincères,
Chez l’ami de l’égalité,
Sont des dieux qu’on révère.
Mais les modérés doucereux,
Les aristocrates peureux,
Sans les aimer, les ont chez eux,
Comme un paratonnerre.

C’est dans ce même temps qu’on faisait des visites domiciliaires. Un détachement du comité révolutionnaire de la section, se trouvant de service pour une de ces visites, chez mademoiselle Arnould, aperçut le buste de Marat coiffé d’un turban.

« Tiens, t’as Marat, t’es donc une bonne patriote, toi ? »

Ces visites se faisaient la nuit, et l’on peut penser que l’on avait grand soin de brûler tous les papiers qui pouvaient paraître le moins du monde suspects.

J’avais quelques couplets faits dans un temps où l’on ne prévoyait pas qu’ils deviendraient un arrêt de mort. Ils m’avaient été donnés pendant que j’étais à Tournay ; ils étaient conformes aux idées d’alors. Je croyais les avoir brûlés depuis longtemps, mais comme toute ma vie j’ai été distraite et brouillonne, ils m’avaient échappé jusqu’alors.

J’étais couchée lorsque ces messieurs vinrent me faire leur visite ; je me levai, et j’ouvris mon secrétaire. Ils lurent des lettres de mon mari, qui était alors à l’armée ; ils regardèrent ensuite minutieusement chaque papier, introduisirent de petites pointes de fer dans les fauteuils et jusque dans les matelas. Ne trouvant rien de suspect, ils me souhaitèrent une bonne nuit.

Le lendemain matin, voulant remettre en ordre tous ces papiers épars, la première chose qui me tomba sous la main fut une parodie de la romance de Pauvre Jacques, romance fort en vogue trois ans auparavant, mais dont les strophes parodiées pouvaient m’envoyer au tribunal révolutionnaire. Voici les paroles de la véritable romance :

Pauvre Jacques, quand j’étais près de toi,
Je ne sentais pas la misère ;
Mais à présent que je vis loin de toi,
Je manque de tout sur la terre.

El voici la parodie :

Pauvre peuple, quand tu n’avais qu’un roi,
Tu ne sentais pas la misère ;
Mais à présent, sans monarque et sans loi,
Tu manques de tout sur la terre.

J’ignore par quel miracle cette feuille leur était échappée, car j’étais à mille lieues de croire qu’elle se trouvât dans ces chiffons de papier. Quant à la romance du Pauvre Jacques, on sait qu’elle devait son origine à une jeune laitière suisse, que madame Élisabeth avait fait venir pour la mettre à la tête de sa laiterie, et qui regrettait toujours son amoureux.

Cependant, malgré cet état d’anxiété continuelle, les amis, les connaissances intimes aimaient à se réunir; l’on éprouvait un besoin de se communiquer les craintes qui vous poursuivaient et qui n’étaient, hélas ! que trop souvent réalisées. Les amis qui s’étaient séparés la veille étaient-ils sûrs de se revoir le lendemain ? Il semblait qu’en se tenant serrés les uns près des autres, l’on attendait avec plus de courage le coup qui devait vous frapper. On prenait son parti sur le peu de temps qui restait à vivre : c’était une abnégation complète de soi-même. L’on ne se disait point en se séparant : À bientôt, au revoir ; mais : A peut-être jamais, ou dans un meilleur monde.

Dans cet état si nouveau pour la société entière, on retrouvait encore des moments de gaieté, et cet esprit français qui ne nous abandonne jamais se montrait parfois, lorsqu’on était réunis entre amis qui couraient les mêmes dangers. On jouait au tribunal révolutionnaire, pour s’accoutumer à le voir sans trembler. Chez Talma l’on distribuait les rôles pour la répétition. C’était Bonhomme (un grand chien de Terre-Neuve) qui faisait le président ; grande injustice que l’on commettait en donnant un tel rôle à ce pauvre animal, car c’était bien la meilleure bête que j’aie jamais connue : enfin il s’en acquittait convenablement. Quand il fallait juger en dernier ressort, on lui pinçait l’oreille ou la queue pour le faire aboyer, ce qui voulait dire : « À la mort. » Marchenna se chargeait de ce soin. Marchenna était un Espagnol passionné pour la liberté : il avait eu la singulière idée de venir la chercher en France, où il n’avait pas tardé à être proscrit comme ami des Girondins. Il était intimement lié avec Souque[1], et Riouffe dont la gaieté ne s’est jamais démentie, quoiqu’il fût certain du sort qui l’attendait, car il pouvait être envoyé à l’échafaud d’un moment à l’autre. C’était lui qui nous disait : « Je suis venu par les rues détournées, parce que la guillotine court après le monde. »

Ils avaient obtenu tous les deux de rester libres, sous la surveillance d’un gendarme qui ne les quittait jamais ; l’on accordait assez facilement cette faveur, car l’on savait toujours où vous prendre en cas de besoin, et d’ailleurs il était impossible de s’enfuir ni de se cacher.

Riouffe faisait la cour à toutes les femmes ; il prétendait qu’un homme à moitié condamné ne devait point trouver de cruelles, car ça le rendait intéressant, et qu’une conversation d’amour, un tête-à-tête accompagné d’un gendarme, avait quelque chose de pittoresque. Le fait est que, s’il trouvait des cruelles, comme il s’en plaignait, il trouvait aussi toutes les femmes disposées à s’intéresser à son sort, et moi la première. J’éprouvais pour ce pauvre garçon un intérêt bien pur ; sa gaieté me faisait mal, quoique je ne pusse m’empêcher de rire de toutes ses folies.

Un jour qu’il m’avait tourmentée pour venir à un théâtre qui se trouvait au Palais-Royal, et où l’on ne jouait que des pantomimes, nous entrâmes, toujours accompagnés de son garde.

« Madame, dit-il, à l’ouvreuse de loges, nous sommes des jeunes gens qui échappons à nos parents pour venir au spectacle : ainsi, placez-nous bien, pas trop en vue. »

Il fut peu de temps après conduit à la Conciergerie ; fort heureusement c’était quelque temps avant le 9 thermidor. C’est là qu’il a écrit ses Mémoires d’un détenu.

Ce fut au mois de mai que l’on rendit ce fameux décret par lequel le peuple français reconnaissait l’Être-Suprême et l’immortalité de l’âme.

On ne pouvait être attaché avec avantage à aucune administration théâtrale, sans faire partie de l’institut de musique, Conservatoire d’alors, payé par le gouvernement, et qui, par conséquent, était toujours de service pour les fêtes nationales. Je n’ai échappé qu’à celle de Marat, parce qu’heureusement j’étais malade.

Chénier, David, Méhul, Lesueur, Gossec, des artistes et des gens de lettres, étaient à la tête de cette administration. David composait le plan, indiquait les costumes et les programmes, désignait la marche des fêtes. Lesueur, et Méhul particulièrement, composaient les hymnes que nous y chantions, le chant du Départ, la ronde de Grandpré, et les hymnes de la fête de l’Être-Suprême.

Cette fête fut sans contredit la plus belle de cette époque. On avait pratiqué sur la terrasse du château des Tuileries une rotonde qui s’avançait en amphithéâtre. De chaque côté on descendait par un escalier ayant une rampe pour soutenir les femmes, qui étaient échelonnées deux à deux du haut en bas, et chantaient les hymnes. Elles étaient vêtues d’une tunique blanche, portaient une écharpe transversale sur la poitrine, une couronne de roses sur la tête, et une corbeille remplie de feuilles de roses, dans les mains.

Cette conformité de costumes formait un coup d’œil ravissant. Un orchestre nombreux, composé de tout ce que la capitale possédait de célébrités musicales, et présidé par Lesueur, remplissait le devant de la rotonde. Les députés de la Convention, en grand costume, étaient sur le balcon. Près des carrés, en face, on voyait la statue de l’Athéisme. Ce fut celle à laquelle Robespierre, un flambeau à la main, vint mettre le feu et dont il partit une espèce d’artifice. Cette effigie fut remplacée par une statue de la Raison, qui se découvrit toute noircie des flammes de l’Athéisme et du Fanatisme. Le changement de décoration eut peu de succès.

Cette cérémonie accomplie, le cortège se mit en marche, et Dieu sait la fatigue et la chaleur que nous éprouvâmes jusqu’au Champ-de-Mars. Ce fut sous l’arbre qui était au sommet de la Montagne que nous chantâmes :

Père de l’univers, suprême intelligence,
Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels,
Tu révélas ton être à la reconnaissance, etc.

Cette cérémonie finit fort tard. Nous mourions de soif et de faim ; Talma et David eurent grand’peine à nous trouver quelque chose à manger ; encore fûmes-nous obligées de nous cacher, car cela aurait pu paraître trop prosaïque à Robespierre, qui, placé au sommet de la Montagne, croyait sans doute que cette nourriture d’encens devait nous suffire. Ce fut là, a-t-on rapporté depuis, que Bourdon (de l’Oise) lui dit :

« Robespierre, la roche Tarpéïenne est-près du Capitole ![2] »

C’est la première fois que je vis de près ce député qui faisait trembler tout le monde. Je le vis encore le jour où l’on mangea devant les portes. Des tables étaient placées rue Richelieu, devant le théâtre de la République. Il s’arrêta pour parler, je ne sais plus à qui. Il avait l’air de fort mauvaise humeur, et ne semblait pas approuver ce burlesque festin, commandé par la commune de Paris. Aussi nous permit-on de quitter la table de bonne heure, à notre grand contentement.

Je n’ai jamais vu Robespierre dans les coulisses du Théâtre de la République, quoique j’aie lu quelque part qu’il y venait tous les jours.

Le comité de salut public, devant qui tout tremblait, finit enfin par inspirer des craintes sérieuses aux plus chauds démocrates, surtout lorsqu’ils se virent attaqués directement. Plusieurs d’entre eux avaient été envoyés à l’échafaud ; les autres en étaient menacés. Une telle violence ne pouvait plus avoir une longue durée ; on commençait donc à entrevoir quelque faible espoir. Le 8 thermidor, jour où Robespierre fut attaqué par ses collègues, Talma jouait au Théâtre de la République la tragédie d'Épicharis et Néron, de Legouvé. Une foule de vers portaient à faire des applications sur la circonstance, tels que ceux-ci, par exemple :

Eh ! pourquoi voulez-vous, Romains, qu’on se sépare !
Quelle indigne terreur de votre pame s’empare ?
Voilà donc ces grands cœurs qui devaient tout souffrir !

Ils osent conspirer et craignent de mourir.

. . . . . . . . . . . . . . .

Croyez-vous du péril par là vous délivrer ?

Non, si Néron sait tout, votre impuissante fuite

Ne dérobera pas vos jours à sa poursuite…

. . . . . . . . . . . . . . .

Courez tous au Forum ; moi, d’un zèle aussi prompt,

Je monte à la tribune et j’accuse Néron.
Je harangue le peuple et lui peins sa misère ;
J’enflamme tous les cours de haine et de colère.

À ce vers, les applaudissements, long-temps comprimés, éclatèrent tumultueusement ; puis il se fit tout à coup un grand silence, et l’on semblait frappé de terreur. On laissa continuer la pièce ; mais le lendemain, 9 thermidor, on donna de nouveau l’ouvrage, et les applications furent saisies avec fureur.

. . . . . . . . . . . . . . .

La force ! eh ! qui t’a dit que tu l’aurais toujours ?

. . . . . . . . . . . . . . .

C’est demander la mort que m’inspirer la crainte.

. . . . . . . . . . . . . . .

J’assieds sur l’échafaud mon trône ensanglanté,

Et je veux que toujours le monde épouvanté
Redoute, en me voyant, le signal du supplice,

Et que l’avenir même à mon nom seul pâlisse.

. . . . . . . . . . . . . . .

Quand ils le verront mort, ils oseront s’armer ;
Mais, tant qu’il régnera, n’ayez pas l’espérance

Que d’un maître implacable ils bravent la puissance.

. . . . . . . . . . . . . . .

Dans le fond de leur âme ils cadrant leur fureur,
Et n’attendent qu’un chef pour montrer tout leur cœur.

. . . . . . . . . . . . . . .

Une voix même crie en mon cœur oppressés ;
Tremble, tremble, Néron : ton empire est passé.

. . . . . . . . . . . . . . .

Me voilà seul partant ma haine universelle.

. . . . . . . . . . . . . . .

Tous les morts aujourd’hui sortent-ils du tombeau ?

Meurs ! meurs ! criez-vous tous………

. . . . . . . . . . . . . . .


...Décret du sénat qui condamne Néron.

Il éclata un applaudissement de rage à ce vers, de même qu’aux vers suivants :

Quoi ! tout souillé du sang des malheureux humains,

Ton sang, lâche Néron, épouvante tes mains.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je n’aurai pas su vivre et ne sais pas mourir.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et mourant dans la fange, on ne le plaindra pas.

Le spectacle dura jusqu’à une heure du matin, car chaque vers fut interrompu et redemandé. Après une si longue terreur, cette horrible position finit enfin ; les prisons s’ouvrirent, et l’on reprit l’espoir d’un meilleur avenir.

Bientôt on éprouva le besoin de revoir sa famille, ses amis éloignés, de compter ceux qui avaient échappé à la mort. On voulut voyager, changer de lieux. L’Italie, dont nos armées occupaient les principales villes, avait attiré une grande partie des proscrits ; ils y avaient pris du service militaire ou administratif. Les intimes connaissances s’étaient éparpillées peu à peu, et il n’était resté que ceux que leur état ou leurs affaires empêchaient de quitter Paris.

C’est de cette époque que Talma commença à négliger sa femme : il rentrait tard les jours qu’il n’était pas occupé au théâtre. Lorsqu’ils avaient du monde à dîner, on l’attendait souvent en vain. Sa Julie trouvait toujours quelques motifs pour l’excuser : Il était bien naturel, disait-elle, que son mari éprouvât, comme les autres, le besoin de se distraire après les chagrins et les dangers de toute espèce auxquels on venait d’échapper. Cette pauvre femme, sans prévoir le sort qui la menaçait, était confiante et paisible ; mais moi, qui voyais Talma très assidu auprès d’une jolie petite personne qu’il avait enlevée à son ami Michot, et dont il paraissait fort épris, je ne partageais pas sa confiance ; nous en parlions souvent avec Souque, qui s’en apercevait aussi, mais nous avions grand soin de ne pas montrer nos craintes à madame Talma. Je savais que cette seule idée empoisonnerait sa vie, et qu’il fallait la tromper pour ne pas détruire son bonheur et lui ravir sa tranquillité : ce qu’on ignore n’existe pas. Je pensai d’ailleurs que cela ne pouvait avoir une longue durée, ce grand artiste étant trop occupé de son art, pour faire de l’amour une affaire sérieuse ; il nous en avait déjà donné la preuve avec mademoiselle Desgarçins, sa touchante Desdemone. Son amour s’était évanoui avec la nouveauté de la pièce d’Othello.

  1. L’auteur du Chevalier de Canole.
  2. Cela se répétait le lendemain.