Souvenirs d’une actrice/Tome 1/09

Dumont (Tome 1p. 105-135).

IX

Mon retour en France. — Une fête chez le vicomte de Rouhaut. — La marquise de Chambonas. — M. de Genlis. — M. de Vauquelin. — M. Millin, chanteur et antiquaire. — Mon herbier. — Le langage des fleurs. — Les petites-maîtresses.


Les troubles de la Belgique hâtèrent mon retour en France. Je devais m’arrêter à Amiens où m’attendaient MM. Saint-Georges et Lamothe ; j’avais contracté avec eux un engagement pour les concerts de la semaine-sainte. Mon mari qui était à Paris vint au-devant de moi. Nous nous arrêtâmes à Amiens, où il allait donner des représentations pendant la quinzaine de Pâques. Le vicomte de Rouhaut possédait une belle terre entre Abbeville et Amiens. Il vint me voir et me pria de me charger d’un petit rôle dans une pièce composée pour la fête de la marquise de Chambonas, qui était encore convalescente d’une maladie dangereuse. C’était une beauté brillante de la société d’alors. Elle était bonne et aimable ; aussi tout le monde l’aimait. Comme cette fête était une surprise qu’on lui ménageait, il ne fallait pas qu’elle se doutât de la présence des personnes qui devaient en faire partie. Pour ce motif, on m’avait logée dans un joli pavillon près du jardin où le théâtre était construit. Nous nous rassemblâmes pour la répétition, car tout le monde savait déjà ses rôles, ou à peu près du moins.

MM. de Genlis[1] et de Vauquelin[2], auteur de ce petit vaudeville, avaient placé dans mon rôle tous les airs des romances à la mode, mais le reste était de mauvais Ponts-neufs, chantés dans des ouvrages de Piis et Barré à la naissance du Vaudeville de la rue de Chartres. J’ignorais la plupart des timbres qu’on me demandait, j’entendais répéter à tout le monde : « Ah ! si Millin était là, il nous les dirait lui, car il les sait tous, il faut l’attendre. »

Je ne connaissais pas alors M. Millin ; je crus que c’était un de nos beaux chanteurs de société, le coryphée des amateurs, et j’étais impatiente de le voir arriver, lorsqu’on s’écria : « Ah ! le voici ! » Je vis entrer un petit homme fort laid ; et lorsqu’il voulut indiquer l’air du vaudeville qu’on lui demandait, je crus entendre chanter polichinelle. Il me prit un tel fou rire, que je fus obligée de me sauver dans la pièce voisine : il courut après moi d’un air enchanté.

— Ah ! ne vous gênez pas, me dit-il, madame, riez tout à votre aise ; c’est toujours l’effet que produit ma voix lorsqu’on l’entend pour la première fois.

Je m’excusai de mon mieux et la répétition continua. M. Millin jouait un rôle de bailly et je jugeai promptement qu’il était aussi mauvais acteur que mauvais chanteur.

— Quel est donc cet original ? demandai-je à M. de Vauquelin.

— Comment, me dit-il, mais c’est un savant, un antiquaire, un naturaliste, un botaniste, un homme du plus grand mérite.

— Pourquoi donc chante-t-il si mal ?

— Voilà bien une question de femme ! Parce qu’il est antiquaire, il doit bien chanter !

— Non, mais il ne devrait pas chanter du tout, car il est bien drôle.

— Vous le trouverez bien plus drôle encore, quand vous le connaîtrez mieux. Il est fort gai, nullement pédant, et surtout fort galant avec les dames. Toutes les jolies femmes en raffolent.

— Je suis bien heureuse de ne pas être du nombre des jolies femmes, car je serais bien fâchée d’en raffoler.

Cette fête fut très belle, très bien entendue, et une des dernières données dans cette réunion, car les grands événements approchaient. C’était au moment où les ambassadeurs de Tippoo avaient excité la curiosité générale. Quelques-uns de ces messieurs arrangèrent à ce sujet une petite scène charmante. Ils s’étaient procuré des costumes exacts et d’une grande magnificence. M. de Vauquelin, connu par son savoir dans les langues orientales, dit à madame de Chambonas qu’il avait voulu leur servir d’interprète et d’introducteur. Il ajouta que ces illustres étrangers, ayant vu ce qu’il y avait de plus intéressant en France, n’avaient pas voulu passer aussi près de l’habitation d’une des plus jolies et des plus aimables dames, sans lui être présentés et lui offrir quelques objets rares de leur pays. C’était le jour de la fête de la marquise, et cette galanterie du vicomte de Rouhaut fut trouvée de très bon goût. La scène fut si bien amenée et si bien exécutée, que beaucoup de personnes y furent trompées, et que l’on vint me chercher dans mon pavillon pour que je pusse voir incognito les ambassadeurs ; mais je reconnus bientôt Saint-Georges dans l’ambassadeur cuivré. Ils étaient tous trois d’excellents acteurs de société.

Le soir, M. de Genlis improvisa quelques couplets. C’était le récit de ce qui s’était passé dans la journée, sur l’air de Tarare (Povero Calpigi). La petite paysanne du vaudeville, dont j’avais conservé le costume, racontait tout ce qu’elle avait vu dans la journée, et son refrain était toujours :

Ah ! Je n’en peux pas revenir !

Madame de Chambonas vint me remercier et m’adressa les choses les plus obligeantes.

— Nous avons encore des projets sur vous, me dit-elle. Nous devons jouer le Mariage de Figaro, j’y remplirai le rôle de la comtesse ; M. de Rouhaut, Almaviva : le duc d’Harcourt, Figaro. Il faut que vous soyez notre Suzanne et que vous mettiez la pièce en scène. Vous sentez bien, ajouta-t-elle, que je ne vous laisserai pas dans le pavillon du jardin. M. Millin vous y remplacera et vous cédera son logement qui est près de moi.

— Je vous prierai seulement, madame, me dit M. Millin, de ne pas trop déranger mes petites bêtises que vous verrez sur une grande table, des papillons, des scarabées, des plantes dans un grand livre.

— Oh ! monsieur, j’aurai beaucoup de respect pour votre herbier ; j’herborise quelquefois.

— Comment, madame, vous vous occupez des fleurs ! Nous herboriserons ensemble ; cela me réussira peut-être mieux que le chant.

— Je le crois, lui dis-je en riant ; et c’est alors moi qui vous demanderai des conseils : nous changerons de rôle.

C’est depuis ce temps, en effet, que cette occupation m’a tant intéressée et m’a fait une heureuse distraction dans nos jours de malheur.

Je ne me doutais guère que cet homme, qui m’avait fait une si burlesque impression au premier abord, serait plus tard un de mes amis les plus intimes, et dont le souvenir me sera toujours cher. Je n’attendis pas si long-temps pour apprécier ses qualités aimables et solides. Lorsqu’il fut arrêté en 93, ce fut par un singulier moyen que je pus l’avertir de ce qui l’intéressait.

La marquise de Chambonas était le type des petites maîtresses. Il existait alors parmi les femmes du grand monde, du monde élégant, un instinct de coquetterie, bien autre que celui d’aujourd’hui, les choses étaient moins sérieuses, le siècle plus frivole, on faisait du plaisir sa principale affaire. Les femmes s’occupaient peu de littérature ; tout se concentrait chez elles dans un insatiable désir de plaire, de briller, d’éclipser une rivale par sa beauté, son élégance. On mettait son ambition à faire parler de son bon goût, d’une toilette que personne n’avait encore vue, et que l’on se hâtait de quitter aussitôt qu’elle avait été adoptée par d’autres. On aimait les lettres, la musique par ton, on protégeait les arts sans y attacher d’autre importance que celle de la mode ; on les effleurait pour soi-même. Il entrait dans l’éducation d’une demoiselle du grand monde d’apprendre le piano, la harpe, le dessin ; mais une fois mariée, on ne s’en occupait plus. Une femme jolie pensait, ainsi que la chansonnette de ce bon M. Delrieu, que

Dès l’instant qu’on plaît on sait tout.

L’art de la coquetterie se portait essentiellement sur l’arrangement des draperies, sur le choix des couleurs de l’ameublement qui devait s’harmoniser avec le teint, les cheveux, le plus ou moins de fraîcheur de la petite maîtresse qui en était entourée. Quoi de plus choquant, par exemple, que la couleur jaune pour une blonde, verte pour celle qui a le sang près de la peau ? On calculait la manière d’ouvrir un rideau, d’assombrir ou de masquer une trop vive lumière ; un abat-jour disposé avec art empêchait l’éclat des bougies de porter l’ombre sur la figure, de façon à creuser les traits. Le fauteuil, le canapé se plaçaient dans un jour favorable ; enfin un peintre ne met pas plus de soin à faire valoir son tableau, qu’une jolie femme n’en apportait à prévoir ce qui pouvait lui nuire ou la rendre plus gracieuse.

La chambre à coucher était d’une élégance recherchée, car l’usage permettait d’y recevoir des visites avant son lever. Les ruelles ont été chantées par les poètes du temps, et c’était le temple où se prodiguait le premier encens. Lorsqu’une dame sonnait ses femmes, la première camériste, dont le petit bonnet, le chignon, le toupet et le caraco, ne la mettaient pas en rapport avec la maîtresse, cette femme de chambre, leste et adroite, prenait dans un carton une baigneuse, et remplaçait le bonnet froissé de la belle dormeuse, lui passait un frais manteau de lit ; pendant ce temps ses femmes enlevaient le couvre-pieds de satin piqué, les oreillers, et faisaient succéder des mousselines brodées, ornées de dentelle, et posées sur un taffetas de la couleur des rideaux. Ces arrangements terminés, on jetait des parfums dans l’athénienne, on plaçait des fleurs sur les consoles, des jardinières aux deux côtés du lit ; on entrouvrait les doubles rideaux assez seulement pour pouvoir jeter un coup-d’œil sur le roman envoyé la veille, ou les billets déposés sur le guéridon.

En Angleterre il serait de la plus grande inconvenance de recevoir aucun homme dans la chambre à coucher d’une dame. Le médecin n’y entre que lorsqu’il y a impossibilité qu’elle vienne dans son parloir ; le père y est seul admis, les frères rarement ont ce privilège, les cousins jamais.

Vers deux heures les visites arrivaient ; c’étaient des femmes d’un moins grand monde qui sortaient dans la matinée, et quelques élégants courant les ruelles en négligé de cheval. Le gilet, la cravate et le chapeau rond n’étaient tolérés que le matin chez les dames[3]. On parlait de ce que l’on ferait dans la journée ; on racontait des nouvelles de salon ; on médisait un peu pour égayer la conversation.

Lorsque tout le monde était parti, la belle dame s’habillait d’une redingote du matin, et passait dans son oratoire.

Ce réduit mystique était éclairé d’une lampe d’albâtre en forme de globe, qui projetait une lueur pâle, semblable au crépuscule du soir. Sur un petit autel entouré de fleurs, on voyait un crucifix et une image de la Vierge ; vis-à-vis étaient un prie-Dieu recouvert d’une draperie en velours et le coussin pareil ; un livre d’Heures orné de belles images et fermé par des crochets d’un travail précieux ; sur une tablette se trouvaient réunis les sermons de Bossuet, de Massillon, de Fléchier ; des méditations et autres livres saints : des cassolettes où brûlaient des parfums, embaumaient ce lieu consacré à la piété.

C’est là que l’on venait se recueillir dans les jours de bonheur, se consoler dans les jours de tristesse.

Les dimanches et fêtes, les dames assistaient à la grand’messe ; dans le carême, au sermon du prédicateur en renom ; un laquais portait devant elles le coussin et le livre d’Heures ; car alors, les femmes de tous les rangs ne négligeaient jamais les devoirs de la religion : elles auraient pu y apporter moins d’ostentation, mais l’église et ses pasteurs étaient entourés d’un si grand luxe, que celui des femmes pouvait s’excuser.

Lorsqu’une dame quittait son oratoire, elle mettait un léger peignoir et passait dans son cabinet de toilette. Ce joli boudoir avait ses ornements particuliers ; les parois étaient garnies de gravures des modes qui s’étaient succédé et qui paraissent toujours ridicules lorsqu’elles sont passées. On se dit ah ! bon Dieu ! comment, j’ai porté cela, moi ? — Oui, Madame, et vous étiez charmante avec cette coiffure. — Cela n’est pas possible. Une toilette à la duchesse était couverte d’essences, de poudres, de boîtes en laque ou en vermeil, de coffrets d’ivoire merveilleusement travaillés, de flacons en verre de Bohême ; enfin de tout ce que l’art peut inventer de plus élégant et de plus riche. Des sachets parfumés, un sultan, des bouquets artificiels s’offraient de tous côtés. Des glaces entourées de petits tableaux de Boucher ; au plafond des Amours et des Grâces, des bergers et des guirlandes et une petite cheminée à colonnettes. Tel était l’arrangement de cet asile éclairé d’une manière savante. Alors on livrait sa tête à son coiffeur, qui attendait depuis une heure ; c’était un élève de Léonard[4]. Ce professeur en lançait dans tout le grand monde. (Il a fait la fortune de plus d’un.) On le faisait jaser, car son babil était amusant ; il apportait quelque nouvelle ou trahissait quelques secrets de toilette confiés à sa discrétion. On en riait sans penser qu’il en allait révéler autant en sortant ; mais on lui passait tout, et il en abusait : c’était le fou des reines de la mode.

Lorsque l’approche du printemps ramenait l’époque de Longchamps, c’est alors que le luxe étalait toutes ses merveilles. Cette réunion, bien plus brillante qu’aujourd’hui, était une affaire sérieuse pour les femmes du monde élégant. La noblesse, la robe et la finance formaient trois classes bien distinctes, et les costumes, en voulant même s’imiter, ne se ressemblaient pas.

On faisait une demi toilette pour aller à la promenade. C’était une redingote large et croisée de taffetas, garnie en blonde, la calèche baleinée et le demi-voile pour atténuer le grand jour. L’hiver, la douillette de satin et le capuchon blanc, le manchon ou l’éventail.

On allait au boulevard en voiture, ou s’asseoir aux Tuileries ; on y était bientôt environné de tous les élégants, cette faction d’ennuyés que l’on rencontre partout. On rentrait pour dîner ; si c’était chez soi, on restait en négligé, à moins cependant qu’il n’y eût un bal ou des visites. Alors les coiffures, les robes étaient telles qu’on les voit souvent dans nos comédies, à l’exception des chapeaux à la Henri IV qu’on n’y a point encore adoptés. Ces petits chapeaux en velours, relevés sur le devant avec une ganse en diamant ou en perle, et surmontés de plumes blanches, étaient de fort bon goût.

On trouve dans nos vieilles chroniques que l’abbaye de Longchamps fut fondée par Isabelle, sœur de saint Louis. C’est là que l’on entendit les premiers concerts spirituels ; ils s’y donnaient les mercredi, jeudi et vendredi saints. C’était la nuit. Les voix les plus mélodieuses chantaient les cantiques. Les jeunes filles qui célébraient les louanges de Dieu étaient cachées par un rideau ; ces hymnes célestes semblaient le concert des anges. Ces concerts furent supprimés par l’archevêque, mais non la promenade. Bientôt ce ne fut plus une mode, mais une frénésie. Les concerts se donnaient à l’Opéra ; il n’y avait pas d’autre spectacle dans la semaine sainte.

On peut penser d’après le goût des dames pour le luxe, que c’était surtout à Longchamps qu’il étalait toutes ses merveilles. Longtemps à l’avance, on ne songeait qu’à inventer quelques modes, dont personne n’eût encore eu l’idée ; on se cachait de son coiffeur comme d’un traître capable de livrer les plans de la tactique féminine qu’il ne devait connaître qu’au moment de les exécuter. La marchande de modes, la tailleuse, étaient achetées à prix d’or, et venaient passer des heures à concerter l’attaque ; elles se réunissaient en conseil de guerre. On était sûr de la victoire.

Il arrivait cependant (ainsi que dans toutes les combinaisons qui obligent à confier son secret à la fidélité des autres), qu’il était vendu à celle qui doublait le prix ; alors ce n’était pas seulement une défaite, mais une déroute complète, un véritable désespoir. Quelle honte d’arriver à Longchamps, ou au retour dans un salon, et d’y apercevoir cette coiffure, cette robe, qu’on avait rêvées, composées avec autant de soin qu’une déclaration de guerre ou un traité de paix ! On rentrait chez soi humiliée, le cœur froissé d’avoir été précédée ou suivie, après tant de temps employé à cette œuvre mystérieuse ! N’avoir été vue que la seconde, c’était un véritable guet-apens, surtout si la comparaison avait pu être un moment douteuse. Oh ! alors c’était un chagrin si réel, que les amis se croyaient obligés de venir le lendemain consoler la désolée, la distraire, car cet événement avait eu du retentissement, on savait qu’elle n’avait point paru au souper, ces soupers qui s’animaient toujours par son esprit et ses mots piquants. La migraine avait été horrible. Ses adorateurs n’avaient pu parvenir à lui faire oublier cet affront sanglant, qui la rendait la fable des salons. Quant au mari, on n’en parle pas ; il paraissait à peine, un moment dans le salon de Madame, et il eût été du plus mauvais ton de souper avec elle. Il allait faire le Sigisbé chez une autre, la consoler peut-être d’un semblable échec, dont il avait plaisanté sa femme : ce qui avait prodigieusement augmenté son humeur. Elle ne reparaissait qu’au bout de quelques jours dans un négligé de malade. Car c’était encore là un des grands ressorts de cette coquetterie perdue à tout jamais.

Ce négligé n’était pas celui du matin, ni des jours ordinaires ; il était calculé de manière à annoncer une indisposition, ou une convalescence, à inspirer enfin un grand intérêt. Lorsqu’on voyait une beauté du jour avec un long peignoir de mousseline garni de dentelle et tombant sur des petits pieds chaussés de pantoufles piquées ou fourrées ; une grande baigneuse sous laquelle les cheveux relevés avec un peigne et couverts d’une demi poudre laissaient échapper quelques boucles de côté ; de longues manches fermées au poignet par un ruban ; un fichu noué de même ; un petit mantelet blanc ouaté ; un capuchon ou une calèche : tout cet arrangement qui avait un cachet particulier, ne pouvait désigner qu’une jolie femme indisposée. Aussi ne s’y trompait-on pas : on accourait près de la charmante malade, qui oubliait bientôt son air dolent au récit de mille folies dont on cherchait à la distraire. Elle était toujours accompagnée d’une amie, ou d’une dame de compagnie qui n’était jamais trop jolie. On ne la quittait qu’après l’avoir remise dans sa voiture et lui avoir fait promettre de venir le soir dans sa loge grillée, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, dans ce charmant négligé de malade qui lui allait à ravir, et auquel elle ne manquait pas cependant de substituer une redingote de taffetas et une baigneuse en blonde sur laquelle on posait une légère coiffe en gaze de laine claire qui se nouait sous le cou. On a perdu le secret de ces gazes qui allaient si bien, et qui ne ressemblaient nullement à celles que l’on nomme ainsi maintenant ; elles étaient d’un blanc un peu roux, et les fils en étaient tissés comme ceux d’une toile d’araignée. Le moyen de reconnaître à présent un costume de malade ou de bain, quand toutes les femmes, le matin comme le soir, sont vêtues de même, à peu de chose près (excepté dans les salons ou à l’Opéra-Italien) et encore, les modes s’y ressemblent-elles.

À cette époque les filles étaient les seules qui imitassent les grandes dames, et plus d’une Laïs ou d’une Phryné aurait pu soutenir la comparaison avec les beautés de l’antique Grèce. Leur luxe surpassait souvent celui des femmes de qualité, dont les maris blâmaient la dépense tout en prodiguant l’or à leurs maîtresses.

C’est au milieu de cette vie frivole et inoccupée que la Révolution vint fondre tout-à-coup sur cette société si futile, et s’abattre sur la tête de ces faibles femmes comme un vautour sur de pauvres colombes.

Elles furent bientôt dispersées dans des contrées différentes ; elles y montrèrent, pendant long-temps encore, ce goût du luxe indolent de la brillante société parisienne. Mais l’émigration qui les avait ruinées les força bientôt à réfléchir plus mûrement. Le malheur donne expérience et courage à ceux qui savent le supporter noblement ; elles se retrempèrent à son école. Parmi les dames émigrées, celles qui avaient profité tant bien que mal de l’éducation qu’elles avaient reçue, des talents d’agrément qu’elles n’avaient fait qu’effleurer, cherchèrent à les perfectionner pour les transmettre à des élèves. Accueillies avec bonté dans les pays étrangers, elles y portèrent cette fleur de bon goût, d’urbanité, de politesse, qui a toujours distingué les Françaises. Forcées de recourir au travail ou aux arts, elles s’en firent un honorable moyen d’existence pour elles et pour leur famille. On les vit maîtresses de langue, de piano, de chant, de harpe, de guitare, Madame de la Tour-du-Pin, femme jeune, jolie et riche, habituée à tout le luxe du grand monde, à toutes les aisances de la vie élégante, était fermière aux États-Unis ; elle allait, couverte d’un grand chapeau de paille, et montée sur son âne, vendre ses fruits, son beurre et ses fromages à la crème qui avaient une grande renommée ; c’est ainsi qu’elle apparut à M. de Talleyrand. Et l’on n’a pas oublié le charmant épisode que lui a consacré l’abbé Delille dans son poëme de la Pitié. La plupart des femmes ont supporté noblement et sans se plaindre ce temps d’infortune. Quelques-unes ont montré, dans la Vendée, un courage au-dessus de leur sexe, et cela depuis madame de la Rochejacquelin, jusqu’à l’héroïne de Mitié ; cette mère qui ayant placé un baril de poudre au milieu de sa chaumière, s’entoura de ses enfants, et, armée d’un pistolet, fit reculer les soldats qui voulaient pénétrer dans son asile.

La frivolité peut être dans l’esprit sans attaquer le cœur ni détruire l’énergie. Nos brillants colonels parfumés, qui s’établissaient devant un métier de tapisserie et découpaient des oiseaux et des clochers avec une adresse qui faisait l’admiration des belles, n’en avaient pas moins de valeur au jour du danger, et le jeune d’Assas, ce Décius français, qui sous le feu et les baïonnettes, cria : « À moi Auvergne, voilà l’ennemi ! » était probablement un charmant élégant de salon.

Je revis M. Millin chez Julie Talma, à laquelle il n’avait pas manqué de raconter son peu de succès auprès de moi dans le genre lyrique, à la fête de la marquise de Chambonas. M. Millin était un homme d’un commerce agréable, savant sans pédanterie, d’une activité inconcevable, faisant marcher ensemble des habitudes de société et son travail d’antiquaire du cabinet des médailles à la Bibliothèque-Royale, dont il était conservateur ; ses cours de botanique, d’antiquités, d’histoire naturelle, ses recherches sur les manuscrits et son Magasin encyclopédique. Son aimable caractère, sa gaîté inépuisable, le faisaient rechercher des jeunes femmes, parce qu’il les amusait[5]. Tout au travail le matin, tout au plaisir le soir, il en jouissait comme un homme qui a besoin de distraire son esprit d’une application fatigante ; mais aussi il ne fallait pas s’aviser de venir l’interrompre dans ses graves occupations, pour lui demander un ouvrage, pour mener quelques dames au cabinet des antiques, à une heure inaccoutumée.

Il me fit un matin cette réponse laconique : « L’on voit le cabinet des antiques à jour fixe ; quant à moi, l’on peut me voir tous les jours, mais il faut prendre mieux son temps. »

M. Millin était un ami dévoué et d’excellent conseil ; je lui dois beaucoup, car il m’a donné l’amour de l’étude. Ce plaisir survit à la jeunesse, il empêche de s’apercevoir de la marche du temps, fait supporter la mauvaise fortune et rend philosophe sans qu’on s’en doute. Lorsqu’on vit dans le souvenir du passé en s’occupant du présent, on rêve un avenir meilleur, qu’on ne verra peut-être pas, mais il semble qu’un génie bienfaisant vous le montre dans le lointain ; la vie se termine en rêvant ainsi.

En 1790, la littérature, les arts, les modes, tout portait l’empreinte de ce premier enthousiasme qui faisait croire à ces jeunes gens que la grandeur romaine allait renaître. On ne jouait au Théâtre-Français-Richelieu que les tragédies de Brutus, la Mort de César, Virginie, ou d’autres ouvrages nouveaux dans le même genre, Caïus Gracchus, Epicharis et Néron ; à l’Opéra, Miltiade à Marathon, Horatius Coclès. Il fallait bien s’instruire pour comprendre ce qui se passait autour de soi. Les femmes s’occupaient de l’histoire, dont beaucoup parmi elles, moi la première, se souvenaient à peine d’avoir fait quelques extraits dans leurs études premières. Mais quand les proscriptions de Brutus et de Sylla, n’eurent que trop d’imitateurs, nous apprîmes ce siècle par un triste parallèle. Les années 1792, 93, 94 surtout, par les malheurs qu’elles traînaient à leur suite, portaient notre esprit vers l’histoire romaine. M. Millin dirigeait mes lectures, mais j’avoue que je préférais l’histoire grecque. Ce siècle de Périclès m’enchantait. Anacharsis, l’ouvrage du docteur Paw, les comédies de Plaute, de Ménandre, étaient mes lectures favorites.

Lorsque M. Denon revint d’Égypte, je lus chez M. Millin, son ouvrage, avant qu’il parût dans le monde. Je fis alors une connaissance plus intime avec Isis et Osiris, et il me reprit aussi une grande passion pour la botanique que j’avais un peu négligée ; d’ailleurs c’était la mode. Toutes les femmes élégantes herborisaient, allaient au Jardin des Plantes au cours de M. Millin et à celui de Van-Spandonck pour dessiner les fleurs. Ceci me ramène à une circonstance singulière. M. Millin, comme je l’ai dit, me guidait dans mes études, mais les choses trop sérieuses ne pouvaient longtemps m’occuper, Le hasard me fit rencontrer une dame qui herborisait ainsi que moi ; elle avait habité longtemps les Indes où son mari était attaché à une ambassade. Elle y avait appris des choses fort amusantes, relatives aux fleurs et aux plantes ; elle m’en communiqua plusieurs. Je formai un herbier symbolique que j’intitulai : Rêveries d’une Femme.

Je faisais chaque jour de nouvelles découvertes. C’était une manière d’écrire en chiffres d’une espèce bizarre. Quand j’eus bien classé toutes mes richesses, je fus, toute fière de mon savoir, m’en vanter à M. Millin qui se moqua de moi, comme on peut le penser.

— Mais enfin, lui disais-je, les anciens ne prêtaient-ils pas des symboles aux fleurs ? En Allemagne, on attache encore une idée de sentiment à l’arbre planté le jour de la naissance d’un enfant ; il croit avec lui et on s’attriste s’il dépérit ; on se réjouit s’il prospère : il semble qu’une sorte de magnétisme agisse sur ces deux plantes d’une si différente espèce. Combien de fleurs dont les noms nous expriment une pensée ! Un souci, un cyprès, un saule pleureur, ne sont-ils pas l’expression muette de la mélancolie ? Une pâquerette, cette marguerite des champs, est un présage pour les jeunes filles. Le chèvre-feuille peint la persévérance ; une petite Ne m’oubliez pas, se nomme ainsi dans toutes les langues.

— Vous êtes folle, me disait M. Millin, vous vous occupez de niaiseries, plutôt que de choses utiles.

Je me trouvai fort désappointée, et me promis bien à l’avenir de ne plus faire part de mes découvertes à ce sévère professeur.

Cependant, il était un peu comme ces maris qui se moquent de leurs femmes, en les voyant tirer les cartes, et qui regardent de côté.

« Eh bien, me disait-il, la science des symboles fait-elle des progrès ? il faut publier cette nouvelle Flore des Dames, je vous réponds du succès. »

Notre sorcellerie était bien innocente. Hélas ! il ne prévoyait pas alors que cette folie dont il se moquait, deviendrait plus tard un moyen de communication pour donner des avis précieux à des amis renfermés dans les prisons, dans celle surtout du Luxembourg, dont la position permettait de s’apercevoir de loin.

Tous les jours cette allée du milieu, qui fait face au palais, était remplie de femmes, d’enfants, de vieillards ; on se voyait à peine à travers des carreaux grillés, mais le cœur devinait ce que les yeux n’apercevaient qu’avec difficulté. On errait le soir comme des ombres silencieuses. Une corde tendue empêchait d’avancer, et des sentinelles placées de distance en distance épiaient le coup-d’œil ou le mouvement furtif de ces malheureux.

Cependant on trouvait moyen de tromper leur vigilance. C’est d’une de ces fenêtres que M. M. de C. guettait un regard d’une jeune et belle femme qui donnait la main à un joli enfant, et en portait un autre près de devenir orphelin. Elle m’inspirait un vif intérêt ; elle s’en aperçut et chercha les moyens de venir causer avec moi. Le malheur rend communicatif. Ayant remarqué que j’avais toujours des fleurs à la main, elle m’en demanda le motif, et je lui racontai ce que j’ai dit plus haut. On peut penser combien elle fut charmée de cette découverte. De ce moment, nous ne nous occupâmes plus que des moyens de faire parvenir un alphabet de fleurs. Ce n’était pas chose facile, car tout paraissait suspect. Cependant, avec de l’argent, nous parvînmes à persuader un des hommes employés au service des prisons.

— Cela ne peut en rien vous compromettre, lui dis-je, il n’y aura aucun papier caché. S’il y en avait, il vous serait bien facile de vous en apercevoir. Des fleurs, cela fait tant de plaisir à un pauvre prisonnier ! seulement à les voir, à les respirer ! C’est un souvenir de sa femme et de ses enfants.

Enfin, à force de pérorer, il finit par y consentir. Nous parvînmes au moins à nous distraire par cette occupation, et nous consultions nos oracles. Je ne suis pas superstitieuse, mais le hasard produit quelquefois des rapprochements si bizarres, que, lorsqu’ils se rapportent à notre pensée, on est entraîné sans même s’en apercevoir. Si l’on n’y croit pas, au moins cela charme un moment nos ennuis, surtout si nous y trouvons du rapport avec ce qui nous intéresse. Mais, lorsqu’on est accablé sous le poids de l’adversité, c’est alors que l’âme est plus entraînée à la faiblesse ; on croit découvrir une inspiration céleste dans chacune des idées qui frappent notre pauvre imagination malade. Casanova n’a-t-il pas cru voir le jour et l’heure de sa délivrance dans l’arrangement et le nombre de lettres d’un vers italien ? Si les plus grands hommes même se sont souvent laissés bercer par ces illusions, on peut bien nous les pardonner à nous, faibles femmes, toujours séduites par un sentiment.

Ce fut, hélas ! par une scabieuse, symbole de veuvage, et un souci, que l’on m’apprit la mort de M. M. de C. Je la cachai le plus longtemps que je pus à cette pauvre jeune mère, qui était dans son lit en ce moment, et fort heureusement incapable d’en sortir. Elle ne le sut que lorsque le char funèbre emporta un si grand nombre de victimes, qu’il n’était plus possible de rien ignorer ni de tromper personne.

On n’a vraiment pas rendu assez de justice aux femmes de cette époque. J’en ai connu, vivant mal avec leurs maris, s’étant même séparées d’eux pour différence d’opinion. Et bien ! lorsque ces mêmes maris se trouvèrent compromis, ou coururent des dangers, on les vit s’employer pour eux avec un zèle admirable, rester aux portes de ceux dont elles espéraient la plus faible grâce, Par tous les temps, par toutes les saisons, cette malheureuse madame Dubuisson[6], si petite maîtresse, si élégante, courait dans la boue, par la pluie ; par la neige, supportait toutes les intempéries des saisons, toutes les humiliations, pour porter quelque adoucissement au sort de son mari. Cela n’aurait eu rien d’étonnant s’ils eussent bien vécu ensemble, mais depuis longtemps ils étaient séparés ; elle habitait Bruxelles, et n’avait aucune relation avec lui. Elle accourut, lorsqu’elle le sut en péril ; elle ne put le sauver, et mourut de douleur quelques temps après lui. L’amitié se réveille, les torts s’oublient dans de pareils moments.

  1. Frère du marquis de Sillery.
  2. Officier distingué et homme de lettres.
  3. Dans une comédie (L’école des Pères de M. Peyre), un père reproche à son fils de se présenter avec cet indécent gilet et cette bigarrure.
  4. Coiffeur de la reine dans le genre gracieux.
  5. J’ai vu cet étonnement que madame la duchesse d’Abrantès qui cite M. Millin comme un homme de sa société intime, ne lui fasse jamais dire que des choses insignifiantes.
  6. La femme de l’auteur de Tamas Kouli-Kan, et de plusieurs traductions d’opéras italiens.